LE CAUCASE
Introduction
ISSN 2608-984X
Thorniké Gordadzé est chercheur et universitaire. Franco-géorgien, il a dirigé le centre de recherche et d’études de l’Institut des hautes études de défense nationale ; il a également joué un rôle politique, comme ministre d’État pour l’intégration européenne et euro-atlantique de la République de Géorgie. Il enseigne actuellement à l’Institut d’études politiques de Paris et est chargé de programme pour le voisinage oriental et la mer Noire à l’Institut Jacques Delors.
Philippe Meyer :
Le Caucase a toujours fait partie des zones d’influence russes puis soviétiques. L’intégration dans l’URSS des Républiques soviétiques de Géorgie, d’Arménie et d’Azerbaïdjan a ensuite permis à la Russie de contrôler entièrement cette région, gagnant ainsi un précieux accès à la mer Noire. Depuis la chute de l’Union soviétique, l’influence russe est partout remise en cause, en particulier sous la pression de révolutions populaires : révolution des roses en Géorgie, révolution orange puis de Maïdan en Ukraine. Le pays maintient néanmoins des liens forts avec ses anciens protecteurs, notamment par le biais de l’Organisation du traité de sécurité collective.
Face à une population supportant de plus en plus mal le joug de Moscou, de nombreux pays ont fait le choix d’un tournant autoritaire pro-russe. Dans un entretien accordé en octobre 2024 au journal Libération, l’ex-présidente de la Géorgie, Salomé Zourabichvili, déclarait que le pays « [faisait] face au vol manifeste des élections », après la victoire contestée du parti pro-russe au pouvoir Rêve géorgien lors des élections législatives d’octobre 2024. Depuis, Mme Zourabichvili mène la contestation face au pouvoir en place. Depuis plus de deux mois, de nombreux Géorgiens manifestent tous les soirs à Tbilissi, la capitale, pour protester contre un scrutin entaché d’irrégularités. Alors que la Russie occupe toujours militairement environ 20% de l’ancienne République soviétique, le Rêve géorgien, dirigé par le milliardaire Bidzina Ivanichvili, continue de promulguer des lois de plus en plus restrictives, éloignant un peu plus la perspective d’une adhésion à l’Union européenne.
La Géorgie n’est pas le seul pays caucasien où l’influence de la Russie décline. La conquête du plateau du Haut-Karabakh par l’Azerbaïdjan en 2020, au cours d’une guerre brève mais sanglante, a révélé la faiblesse de Moscou qui n’a pas su protéger son traditionnel allié arménien. Le grand vainqueur de cette guerre a été l’Azerbaïdjan, qui a profité de son partenariat avec la Turquie pour prendre le dessus sur son voisin. Les relations entre Moscou et Bakou se sont encore dégradées avec la destruction en vol, par un tir russe, d’un avion de la compagnie Azerbaijan Airlines. Cet incident a été l’occasion pour Bakou de réaffirmer son rôle de puissance régionale, le pays étant riche de ses ressources pétrolières et gazières qu’elle exporte notamment vers l’Union européenne.
Kontildondit ?
Béatrice Giblin :
Je suis impressionnée par la détermination de la population géorgienne ; à l’heure où nous enregistrons (Ndlr : 7 février 2025), cela fait 68 ou 69 jours de manifestations, et pas seulement à Tbilissi. On se rend compte que cela se passe aussi dans des villes moyennes. La Géorgie est un petit pays, et montrer autant de détermination face à un gouvernement peut-être manipulé par un oligarque, mais qui devient néanmoins de plus en plus répressif, force le respect. Il y a maintenant des centaines de personnes en prison, et malgré cela, les manifestations continuent.
J’aimerais vous demander quelles sont leurs chances de remettre en question ces élections ? Cela a pu se faire en Roumanie, mais la Géorgie n’est pas dans la même situation. Cette opposition avait déjà montré sa force avant même les élections, lesquelles étaient annoncées comme devant être un succès pour l’opposition, selon tous les sondages. Certes, la fraude n’a surpris personne, mais il ne s’agit pas seulement d’un bourrage des urnes classique : le système de fraude est beaucoup plus en amont, beaucoup plus sophistiqué. Cela montre, à mon avis, la puissance de l’influence russe sur la Géorgie d’aujourd’hui. Il est important de le souligner, parce que l’enjeu est crucial, que l’opposition gagne ou non. Et puis, il y a une autre question : que fait l’Union européenne, et que peut-elle faire pour soutenir cette opposition ?
Thorniké Gordadzé :
Merci pour ces questions et pour votre solidarité. Je suis moi aussi impressionné par cette mobilisation. Il y a plus de monde dans les rues de Tbilissi aujourd’hui que pendant la révolution des roses en 2003. Et surtout, cela dépasse la capitale. Un ami historien me disait que des manifestations ont eu lieu dans des bourgades, dans de petites villes où il n’y avait rien eu depuis 1905, c’est-à-dire depuis l’époque des tsars ! Ce qui est intéressant pour nos auditeurs européens et français, c’est que le point de ralliement, c’est l’Europe. Les gens manifestent avec des drapeaux européens. Ils s’opposent à la fois à la dérive autoritaire du régime et, en même temps, au rapprochement forcé avec la Russie, qui occupe 20 % du territoire géorgien.
Le glissement autoritaire du parti Rêve géorgien ne date pas d’hier. Dans les débuts, nous étions peu nombreux en Europe à nous en rendre compte et à alerter. Pendant longtemps, l’Union européenne est restée assez passive. Elle se disait que, finalement, la Géorgie continuait par inertie à se rapprocher d’elle, que cela restait une priorité officielle. Mais en réalité, la situation était déjà inquiétante. Ce milliardaire, Bidzina Ivanichvili, a organisé, au fil de presque 12 ans de pouvoir, une véritable capture d’État. Les résultats falsifiés des dernières élections n’en sont qu’une conséquence directe. Toute l’administration, tout l’appareil d’État est désormais totalement contrôlé par le Rêve géorgien , dont l’objectif principal est de servir les intérêts de ce milliardaire. Pour donner une idée de sa puissance financière : selon Forbes, sa fortune s’élève à environ 7 milliards de dollars, soit 35 % du PIB annuel de la Géorgie. Son influence sur la politique et l’économie du pays est donc immense. En 12 ans, son parti, qui n’était pas anti-européen à l’origine, a complètement changé de visage. En 2012, il avait même remporté les élections de façon tout à fait démocratique, avec dans sa coalition quelques petits partis pro-européens. Ivanichvili répondait aux accusations de proximité avec la Russie en mettant en avant ces alliances : « On m’accuse d’être pro-russe parce que j’ai fait fortune en Russie, mais regardez, je suis allié à ces petits partis pro-européens. » Pendant quelques années, cela a fonctionné, par inertie. Mais à partir de 2016, il a systématiquement purgé son parti de tous ceux qui étaient un peu différents, de tous les pro-européens, pro-atlantistes. Il a structuré son parti comme une armée, avec une discipline de fer.
Par exemple, en 2023, ils ont adopté la « loi russe » sur les agents de l’étranger. Les 86 députés du Rêve géorgien ont tous voté pour. Après un mois et demi de manifestations violentes, ils ont dû faire marche arrière. Ils ont donc fait revoter la même loi, et cette fois, les mêmes 86 députés ont voté contre. Cela montre bien qu’Ivanichvili est le seul maître à bord : en gros, c’est lui qui décide tout, au point que les députés reçoivent par SMS des consignes sur quel bouton appuyer à chaque vote. Le gouvernement est constitué d’anciens employés d’Ivanichvili. Un premier ministre était quasiment le baby-sitter de ses enfants. Le ministre de l’Intérieur, c’était l’ancien chef de sa sécurité. La ministre de la Santé était la dentiste de son épouse, etc. Ivanichvili achète la loyauté par l’argent. Les députés et alliés reçoivent, en plus de leur salaire officiel, des paiements directs de l’oligarque. Il contrôle aussi ses proches par des kompromat (documents compromettants). Il y a une discipline de fer : aujourd’hui, après ces élections falsifiées, il y a 88 ou 89 députés à ses ordres, et il n’y a aucun espoir qu’ils se rebellent un jour, pas plus que les ministres.
Ces élections ont été manipulées. Il n’y a pas eu de bourrage des urnes classique, car c’était un vote électronique. L’opposition ne savait pas trop comment réagir au début. La méthode de falsification la plus utilisée a consisté à imprimer des cartes d’identité en masse, au nom de personnes existant réellement mais vivant à l’étranger, donc incapables de voter. Les militants du Rêve géorgien se déplaçaient d’un bureau de vote à l’autre avec ces numéros de cartes d’identité : les noms correspondaient à des personnes réelles, mais pas les photos. Ils pouvaient ainsi voter plusieurs fois. Il y a des témoignages de personnes ayant voté 20 ou 30 fois. On parle de quelque 300.000 votes apparus de nulle part. Ils ont aussi soigneusement empêché les Géorgiens de l’étranger de voter en ouvrant très peu de bureaux de vote. En France, où vivent environ 70.000 à 80.000 Géorgiens, il n’y avait qu’un seul bureau de vote, à Paris, où seulement 1.400 personnes ont pu voter. Or, la diaspora vote à 90 % pour les partis pro-européens …
Cette capture d’État, préparée de longue date, leur a permis de contrôler tous les aspects du processus électoral. Dans les villages, les militants du Rêve géorgien allaient voir les habitants pour marchander leur vote : « Nous savons que vous avez un malade du cancer dans votre famille. Vous voulez bénéficier du programme d’aide au cancer ? Alors apportez-nous 10 ou 15 voix. » Ou encore : « Votre mari a des problèmes judiciaires ? On peut arranger ça avec la prochaine amnistie. Donnez-nous 15 ou 20 voix. » Les gens, surtout en milieu rural, ne votaient pas pour un programme politique, ni pour l’avenir européen du pays, mais pour des bénéfices concrets : un accès aux soins, une aide sociale. L’État dispensait ses services au nom d’un parti, ce qui créait une confusion totale. C’est ainsi que le vote a été faussé. Il y aurait encore beaucoup à dire sur leur politique étrangère, leur attitude envers l’Europe — un enjeu central de la campagne — et sur la guerre en Ukraine, qui a également été un thème majeur de cette élection.
Nicole Gnesotto :
En 2018, Bidzina Ivanichvili était déjà tout-puissant. Il avait soutenu la candidature — réussie — de Salomé Zourabichvili, l’ex-présidente de Géorgie, qui aujourd’hui le combat. C’est lui qui l’a lâchée avant les élections d’octobre dernier. Alors, qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi, alors que cet homme avait un pouvoir absolu, n’a-t-il pas poursuivi sa politique relativement équilibrée, ou en tout cas apparemment équilibrée, entre le rêve européen et le Rêve géorgien, c’est-à-dire le rêve russe ? Qu’est-ce qui a changé ? Est-ce que la guerre en Ukraine a été un déclencheur ? Est-ce qu’il a subi des pressions russes plus importantes ? Et si oui, lesquelles ? Est-ce que l’évolution de la situation en Iran a aussi joué un rôle ? L’Iran n’est pas un pays du Caucase, mais on voit bien l’importance qu’il a sur l’évolution de cette région. Autrement dit, qu’est-ce qui s’est passé entre 2018 et 2024 pour qu’Ivanichvili change à ce point de politique ?
Thorniké Gordadzé :
En 2018, Bidzina Ivanichvili avait soutenu Salomé Zourabichvili, mais avec une idée bien précise en tête. Selon la Constitution, la présidence de la République dispose de très peu de pouvoirs et de prérogatives. À l’époque, Ivanichvili était déjà accusé par l’opposition d’être pro-russe, de servir les intérêts de Moscou, etc. Salomé Zourabichvili représentait donc un alibi parfait : « Regardez, je soutiens la candidature de cette Franco-Géorgienne, descendante des immigrés géorgiens ayant fui le communisme, diplomate française de surcroît. Vous ne pouvez pas dire que je suis pro-russe ! ». Et c’est bien grâce à l’aide d’Ivanichvili qu’elle est devenue présidente.
La rupture est survenue avec la guerre en Ukraine. Hier encore, quelqu’un me disait que, pendant longtemps, même les adhérents du Rêve géorgien ne croyaient pas en une vraie rupture avec l’Europe. Ils pensaient : « C’est un deal, il veut obtenir davantage, on finira par y revenir ». Mais, à la différence de la majorité des Géorgiens qui ont rompu avec la Russie il y a plus de 30 ans, ceux qui ont moins de 50 ans ne connaissent pas la Russie. Ils ont grandi en Géorgie, et les trois dernières décennies ont été tournées vers l’Europe. Peu de gens de ma génération connaissent la Russie. Sauf Ivanichvili. Lui a vécu 20 ans en Russie, il y a fait fortune et par sa mentalité, il est un oligarque russe. Ses gestes en faveur de l’Europe n’avaient pour but que de renforcer son pouvoir en Géorgie, et de semer l’ambiguïté auprès d’une opinion publique encore aujourd’hui pro-européenne à 80 %. Même maintenant, Ivanichvili affirme : « Je ne suis pas contre l’Europe, mais contre l’Europe actuelle, dégénérée, où l’on vend du lait masculin dans les magasins ». Il récupère ainsi les thèmes poutiniens : une Europe dominée par les LGBT, où le modèle de la famille traditionnelle s’effondre, etc.
Et puis, Ivanichvili vit dans une bulle russe : il ne lit que le russe, ses conseillers sont russes, et tout ce qu’il entend ce sont les théories en vogue en Russie. En 2022, Poutine ne voulait pas seulement reprendre l’Ukraine. Son ambition allait bien au-delà : reconstruire l’architecture de la sécurité européenne, revenir à la situation de la guerre froide. La Géorgie, pour lui, n’était qu’un détail. Il a sans doute fait pression sur Ivanichvili, qui n’avait jamais rompu avec la Russie, en lui disant : « c’est fini, j’ai besoin que la Géorgie rompe avec l’Union européenne, les États-Unis, l’OTAN ». Autrement dit, il a sifflé la fin de la récréation. Je peux imaginer le type de discussions qu’Ivanichvili a eues avec Poutine ou ses émissaires. C’était sans doute très direct. En 2013, par exemple, Serge Sarkissian, président arménien, après quatre ans de négociations pour un accord d’association avec l’Union européenne, avait changé d’avis en une heure, juste après une rencontre avec Poutine. Ce genre de menace a probablement pesé sur Ivanichvili, qui s’est alors désolidarisé de l’Ukraine. Or, l’alliance avec l’Ukraine était une constante de la politique géorgienne depuis l’indépendance : même ennemi, même situation avec 20 % du territoire occupé par la Russie, mêmes mouvements séparatistes soutenus par Moscou. Aujourd’hui, 3.000 volontaires géorgiens combattent en Ukraine, principalement des anciens militaires écartés par le Rêve géorgien.
Depuis 2022, la rupture avec l’Europe et les États-Unis est radicale. Pour justifier cela, Ivanichvili a inventé une théorie : un « parti global de la guerre », qui contrôlerait Washington et Bruxelles, cherchant à pousser la Géorgie à attaquer la Russie. Cette théorie s’appuie sur son litige personnel avec le Crédit Suisse (500 millions de dollars de ses avoirs sont gelés). Il affirme que ce gel serait orchestré par les Américains pour faire pression sur lui afin qu’il déclare la guerre à la Russie, et qu’il agit ainsi pour « sauver le peuple géorgien ». Sa propagande repose sur des chaînes de télévision diffusant ces récits russes en langue géorgienne, ce qui les rend encore plus efficaces. Pendant ce temps, les médias critiques sont peu à peu étouffés, leurs actionnaires arrêtés ou poussés à se retirer. Ivanichvili, surnommé « l’anaconda », étouffe progressivement les libertés dans le pays. Et l’accélération du processus est frappante : en dix jours, des lois liberticides ont été adoptées, rendant toute manifestation quasiment impossible. De simples graffitis peuvent mener en prison. Des jeunes ont été condamnés à quatre ou cinq ans de prison pour avoir endommagé une barrière métallique de 150 euros ou lancé une pierre sur des policiers … La Géorgie devient la Biélorussie en quelques semaines. Ivanichvili a choisi Mikheïl Kavelachvili, un footballeur, comme futur président en remplacement de Salomé Zourabichvili. C’est un choix symbolique : Kavelachvili n’avait même pas pu devenir président de la Fédération géorgienne de football faute de diplôme, mais il est propulsé à la présidence du pays. Ce choix est délibéré : Ivanichvili veut montrer qu’il fait ce qu’il veut, sans craindre la dissidence. Kavelachvili, à peine capable d’aligner deux phrases, signe dès son arrivée 16 décrets en un jour, sans probablement les comprendre. Ivanichvili semble vouloir briser toute opposition en montrant qu’il est prêt à tout pour asseoir son pouvoir : « Je fais ce que je veux, et si vous n’êtes pas contents, la police s’en chargera. Vous finirez en prison ou vous quitterez le pays. »
Lionel Zinsou :
Merci pour cette description extraordinaire. Est-ce qu’on peut se projeter dans l’avenir ? Vous décrivez une situation où 80 % de la population géorgienne est pro-européenne. On assiste donc à une profonde frustration des convictions et des valeurs du peuple. Vers quoi se dirige-t-on ? Est-ce qu’on s’approche d’une guerre civile ou d’une forme de grève civique des populations ? Peut-on craindre une reprise du conflit avec la Russie ? Y a-t-il un risque de rouvrir la guerre de 2008 ? La situation en Abkhazie, en Ossétie, et dans les trois enclaves russes pourrait-elle, à l’image de ce qui se passe en Ukraine, raviver un conflit et renforcer la présence russe en Géorgie ? Comment un Géorgien envisage-t-il l’avenir aujourd’hui ?
Thorniké Gordadzé :
80 % des Géorgiens sont certes pro-européens, mais il y a des nuances importantes quant aux raisons de cet engouement. Environ la moitié de cette population pro-européenne aspire sincèrement à vivre dans un pays où règne l’État de droit, sans corruption corruption et doté d’une justice indépendante, non contrôlée par un oligarque. Une justice qui n’imposerait pas des peines de prison démesurées à de jeunes manifestants, dans le but de dissuader toute opposition.
D’autres voient en l’Europe surtout un mode de vie plus confortable, avec un meilleur système de santé et une meilleure protection sociale. L’adhésion à l’Europe, pour eux, est plus pragmatique que véritablement idéologique. Le discours de Bidzina Ivanichvili exploite cette diversité. Même auprès de ses propres électeurs, qui sont partiellement pro-européens, il affirme : « Je ne suis pas contre l’Europe, mais pas cette Europe-là. Moi, je veux l’Europe de Viktor Orbán. » Orbán est aujourd’hui l’allié principal de la Géorgie en Europe. C’est d’ailleurs le seul dirigeant européen qui, après les élections controversées en Géorgie, s’est rendu à Tbilissi pour féliciter le parti au pouvoir, le Rêve géorgien. Et le Premier ministre hongrois poursuit un agenda précis : il veut une Europe élargie, mais uniquement avec des pays partageant sa vision illibérale. Contrairement aux autres partis d’extrêmeldroite européens qui sont opposés à l’élargissement de l’Union européenne, Orbán souhaite intégrer davantage de pays comme la Serbie de Vučić ou la Géorgie, pour créer une majorité lui permettant de peser sur les décisions européennes, notamment à propos des sanctions contre la Russie, qu’il parvient souvent à bloquer.
Ivanichvili adopte un discours d’attente : « Je suis pour l’Europe, mais il faut patienter, car l’Europe actuelle ne nous convient pas. » Il mise aussi sur un basculement mondial : avec Trump au pouvoir aux États-Unis, le monde va changer, et l’Europe avec.
Quant à l’avenir … Les manifestations actuelles en Géorgie sont pacifiques. L’idée de « guerre civile » fait très peur, car le pays a déjà connu une guerre civile dans les années 1990, ainsi qu’une guerre contre la Russie en 2008, en Ossétie et en Abkhazie. Le régime exploite cette peur en martelant que toute victoire de l’opposition entraînerait automatiquement une guerre avec la Russie. Pendant la campagne électorale, les affiches du Rêve géorgien étaient partagées en deux ; elles montraient d’un côté des villes ukrainiennes en ruines et de l’autre des villes géorgiennes propres et construites, suggérant que l’opposition mènerait la Géorgie vers la destruction. Le terme « Maïdan » est largement utilisé par le gouvernement pour effrayer la population : « L’opposition a gagné en Ukraine lors de Maïdan, mais à quel prix ? C’est ça que vous voulez ? »
Les manifestations géorgiennes ne sont pas dirigées par des partis politiques traditionnels. Elles émergent de la société civile, souvent via des groupes sur Facebook ou les réseaux sociaux. L’un de ces groupes compte 300.000 membres. Les autorités exercent une forte pression sur ces groupes, et a même arrêté ses modérateurs à plusieurs reprises. Pour l’instant, le scénario reste pacifique. Les manifestants misent sur des grèves, des actions citoyennes et espèrent que la communauté internationale finira par adopter des sanctions contre le régime géorgien. D’autre part, il y a des signes de fatigue au sein du régime : six ambassadeurs, deux ministres adjoints et quelques responsables locaux ont démissionné. Mais cela reste insuffisant. En revanche, les sanctions font peur. Si l’Union européenne ne peut pas agir collectivement à cause de l’unanimité requise, certains pays prennent des initiatives individuelles : les pays baltes, la Pologne, la République tchèque et même l’Allemagne ont déjà imposé des sanctions ciblées. Les États-Unis vont encore plus loin, avec près de 100 personnes sanctionnées, dont Ivanichvili lui-même, qualifié « d’agent d’influence russe ». Le ministre de l’Intérieur est également visé par la loi Magnitski pour des violations graves des droits de l’Homme. Les manifestants espèrent créer un cercle vertueux : plus il y a de sanctions, plus les manifestations s’intensifient ; plus il y a de monde dans la rue, plus l’Occident sera poussé à prendre des mesures.
Si la situation stagne, la Géorgie pourrait bientôt ressembler à l’Azerbaïdjan, où l’Union européenne maintient des relations pragmatiques, sans exiger de réelles avancées démocratiques. Dans un tel scénario, la Géorgie ne rejoindrait jamais l’Union européenne mais pourrait entretenir des relations transactionnelles avec elle. Sauf que la société géorgienne refuse ce modèle. Tant que le gouvernement géorgien agit dans l’intérêt de la Russie, une guerre semble improbable : chaque décision de Tbilissi qui va à l’encontre de l’intégration européenne est applaudie par Moscou. Le 28 novembre dernier, le gouvernement géorgien a suspendu le processus d’intégration européenne, un véritable sabotage alors que la Géorgie venait juste d’obtenir le statut de candidat à l’Union européenne, aux côtés de la Moldavie et de l’Ukraine. Au lieu de saisir cette opportunité, le gouvernement géorgien prend des décisions qui isolent le pays. La sortie de la Géorgie de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe en est un autre exemple, une mesure saluée par la Russie (qui avait elle-même été expulsée du Conseil après l’invasion de l’Ukraine). Le gouvernement géorgien fait tout pour plaire à Moscou. Tant que cette ligne est maintenue, il n’y aura pas de guerre directe avec la Russie. Les provinces sécessionnistes d’Abkhazie et d’Ossétie resteront sous contrôle russe, un levier de pression qui permet à Moscou de garder la Géorgie sous influence. L.espoir de récupérer l’intégrité territoriale en étant conciliant avec la Russie n’est qu’une illusion : jamais Moscou ne fera ce cadeau à Tbilissi, préférant conserver cet outil de chantage sur la Géorgie.
Philippe Meyer :
Quel est le rôle de l’Église dans cette situation ?
Thorniké Gordadzé :
Il est très intéressant. Il y a quelques années, j’avais écrit un article où je disais que l’Église géorgienne était l’une des rares institutions qui n’avait jamais été réformée, qui est restée soviétique. Évidemment, s’ils entendaient cela, ils crieraient au scandale. Mais à l’époque de Mikheil Saakachvili, qui a absolument tout réformé dans le pays — nouvelle administration, nouvelle police, nouvelle armée, nouvelle bureaucratie — il ne pouvait pas toucher à l’Église. Il s’agit d’une Église autocéphale, donc théoriquement indépendante de l’Église russe. Pourtant, elle est totalement alignée idéologiquement sur celle-ci, en raison des liens très forts tissés à l’époque soviétique. À cette époque, toutes les Églises étaient contrôlées par le même organisme : le KGB. Les principaux hiérarques de l’Église géorgienne ont tous été promus durant cette période, et même après, puisque le KGB a continué d’exister sous un autre nom. Et aujourd’hui encore, l’Église géorgienne reste très pro-russe dans son idéologie. Elle traduit les textes venant des théologiens russes, lesquels servent le discours de l’Église orthodoxe russe, véritable bras spirituel du régime de Poutine. Bien sûr, il existe des exceptions, certains membres de l’Église qui dénoncent cette situation, mais ils restent minoritaires.
Pour autant, l’Église géorgienne ne cherche pas à jouer un rôle politique direct. Elle n’a jamais créé de parti politique, alors qu’elle aurait très bien pu en piloter un. Son objectif est plutôt d’exercer une influence en coulisses, notamment sur le Rêve géorgien. Elle monnaye son soutien en échange de privilèges. À chaque nouvelle négociation, l’Église obtient des avantages : des terres, des forêts, des autorisations pour construire des hôtels, des exonérations fiscales sur la production de biens alimentaires ou sur les importations … C’est une alliance profitable pour l’Église, qui s’enrichit énormément tout en restant idéologiquement proche du gouvernement. Le gouvernement, en retour, lui accorde des gestes symboliques. Par exemple, il a inscrit dans la Constitution que la famille est l’union d’une femme avec un homme. Juste avant les dernières élections, pendant la campagne, les principaux thèmes du Rêve géorgien étaient la guerre — « nous, on vous protège de la guerre » —, la lutte contre « l’influence LGBT » et la « dislocation des familles ». Ils ont même proposé de proclamer l’Église orthodoxe comme Église officielle dans la Constitution. Mais, fait intéressant, c’est l’Église elle-même qui a refusé cette proposition. Elle a estimé qu’un statut officiel signifierait un contrôle accru de l’État sur elle. Or, elle préfère de loin la situation actuelle, où elle conserve une influence considérable sans avoir de comptes à rendre. C’est une relation de troc permanent, et tout se fait au coup par coup ; à chaque fois qu’elle négocie son soutien, elle obtient quelque chose en retour.
Béatrice Giblin :
Quel est le poids de l’Église sur la population ? Celle-ci est-elle en voie de sécularisation ? Si oui, même si l’Église est au mieux avec le pouvoir, a-t-elle vraiment un impact sur la population ?
Thorniké Gordadzé :
Oui, l’Église a de l’influence. Encore une fois, je fais un parallèle avec le Parti communiste (et encore une fois, je vais me faire taper dessus si des Géorgiens écoutent ça). Mais le vide idéologique qui est apparu avec l’effondrement du Parti communiste a été rempli par l’Église. Le Parti communiste et l’Union soviétique, avaient finalement peu de choses à voir avec le marxisme, avec la gauche, avec l’émancipation ou avec un rêve humaniste. Il s’agissait davantage d’un mode de fonctionnement : on vous dit ce que vous devez faire. Donc, le Parti communiste s’effondre. Les gens sont habitués à ce qu’on leur dise ce qu’ils doivent faire. Et l’Église remplit ce rôle, et les gens sont soulagés, surtout les gens de la génération de mes parents, ceux qui ont toujours vécu sous le communisme. Il y a eu cette transformation où des personnes officiellement athées (même des fonctionnaires du parti ) se sont mises à aller à l’église, à se signer, à se faire baptiser, et elles y trouvaient un certain confort.
Quand on fait des sondages, aujourd’hui, 90 % de la population se dit membre de l’Église géorgienne. En réalité, il y a très peu de pratiquants, peut-être un peu plus qu’en France, mais ça reste dans la moyenne européenne. Beaucoup de gens considèrent l’Église positivement par conformisme. Ce chiffre est beaucoup plus bas chez les nouvelles générations. Un jour (et probablement pas très lointain), la Géorgie va connaître le même processus qu’il y a eu dans les pays d’Europe du Sud ou en Irlande, où, en une génération, une Église qui réunissait 80 % de la population a vu son influence chuter à 20 %. On va dans cette direction, d’autant plus qu’il y a une très grande déception en ce moment. Avec les manifestations, les arrestations, les violences, les tortures, et l’Église qui ne dit rien (à part quelques rares exceptions). Il y a 47 évêques dans un pays de 3 millions d’habitants. Sur ces 47 évêques, peut-être deux ou trois ont pris la défense des manifestants. Quelques prêtres, individuellement, ont même manifesté. Mais c’est vraiment une minorité, et cela contribue à décrédibiliser l’Église aux yeux de la population.
Nicole Gnesotto :
J’ai deux questions. D’abord, si jamais il y a un processus de paix cette année entre l’Ukraine et la Russie, est-ce que ça ne va pas réduire à néant le narratif qu’a inventé Ivanichvili pour justifier sa politique de protection des Géorgiens face à la guerre ?< br> Ma seconde question est plus large : il me semble qu’on voit dans les trois pays du Caucase un clivage de plus en plus fort entre des gouvernements de plus en plus pro-russes et des populations de plus en plus anti-russes. Je ne dis pas qu’elles sont pro-européennes (en Azerbaïdjan, par exemple) mais elles sont anti-russes. L’accident de l’avion abattu n’a pas changé le gouvernement, mais a vraiment choqué la population. En Arménie aussi : la Russie était censée être le protecteur contre les Turcs et les Azéris, et elle n’a rien fait. Est-ce qu’il y a ce clivage entre des gouvernements pro-russes et des citoyens anti-russes ? Et si oui, pour reprendre la question de Lionel Zinzou, est-ce que ça n’ouvre pas des perspectives d’avenir vraiment déstabilisatrices pour ces trois gouvernements ?
Thorniké Gordadzé :
Ivanichvili a réfléchi, ou plutôt, des gens ont réfléchi pour lui. Il s’est dit : « s’il y a la paix, ça sera grâce à Trump. » Selon lui, Trump a toujours été contre la guerre. Il considère que c’est l’administration Biden qui incarne le « parti global de la guerre ».
En mai dernier, James O’Brien était allé en Géorgie, mais Ivanichvili ne l’a pas reçu. C’est son Premier ministre qui a accueilli O’Brien en lui expliquant que lui-même et Joe Biden étaient contrôlés par ce fameux « parti global de la guerre » (expression qu’ils n’utilisent plus depuis l’élection de Trump, et remplacée par « Deep State ». Ils cherchent à plaire à Trump en disant qu’il partage leur vision du monde : un rejet de l’Europe, une adhésion aux valeurs conservatrices, y compris sur les questions de genre. Mais je ne sais pas s’ils y arriveront. Déjà, la Géorgie n’est pas une priorité pour les États-Unis. Et au Congrès, même parmi les Républicains, certains sont à l’origine des sanctions contre Ivanichvili. Par exemple, au comité d’Helsinki, des Républicains comme Marco Rubio sont clairement anti-Ivanichvili. Le fait qu’Ivanichvili ait joué avec les Iraniens, avec les Chinois … il y a l’exemple du port en eau profonde à Anaklia : un grand projet initialement confié à un consortium américain, qu’Ivanichvili a bloqué pour finalement le donner aux Chinois. A priori, Trump ne devrait pas apprécier cela. Malgré tout, Ivanichvili engage des lobbyistes aux États-Unis. Il tente de plaire autrement. S’il y a la paix et que Trump en est le faiseur, il dira : « évidemment, nous aussi. » Il espère même que, si un accord est conclu avec la Russie, Trump pourrait dire à Poutine : « la Géorgie ? Prenez-la, je n’en ai rien à faire. » S’il faut s’aligner sur Trump, Ivanichvili trouvera un moyen. Si Trump choisit de défendre la Géorgie, Ivanichvili saura aussi s’adapter …
Concernant les trois pays du Caucase et leur rapport à la Russie, je commencerai par l’Azerbaïdjan. L’Azerbaïdjan suit son propre agenda. Lors de la guerre avec l’Arménie sur le Haut-Karabakh, la Russie n’a rien pu faire. Ce n’est pas seulement parce qu’elle a lâché l’Arménie, mais aussi parce que l’alliance militaire entre l’Azerbaïdjan et la Turquie a créé un rapport de force défavorable à Moscou. Les Russes n’allaient pas intervenir militairement contre la Turquie et l’Azerbaïdjan (dont l’armée est aujourd’hui la plus puissante de la région). L’Azerbaïdjan ménage ses relations avec la Russie pour éviter des représailles, mais en coulisses, il y a une vision turco-azerbaïdjanaise à long terme pour évincer la Russie du Caucase. Cette approche se fait en douceur, sans provocation. Erdogan et Poutine ne sont pas de vrais alliés. Ils partagent un intérêt commun : limiter l’influence occidentale dans la région. Mais sur tout le reste, leurs intérêts divergent, notamment en Syrie, dans les Balkans et dans le Caucase.
En Arménie, l’arrivée de Pachinian au pouvoir s’inscrit dans une dégradation progressive des relations avec la Russie. Moscou traitait l’Arménie comme une colonie, transformant même le pays en une sorte de « Kaliningrad du Sud ». La Russie a hésité lors de la révolution de couleur en Arménie : intervenir ou laisser faire ? Finalement, elle a préféré attendre, pensant que Pachinian finirait par échouer. Manque de chance pour eux, Pachinian est très habile : il a remporté deux fois les élections, y compris après la défaite militaire au Haut-Karabakh. Cela montre bien le rejet de la Russie par la population arménienne. Les Arméniens ne veulent pas revenir à l’ancien régime totalement inféodé à Moscou. Pachinian essaie maintenant de diversifier la politique étrangère du pays, en se rapprochant de l’Union européenne, et en ne participant plus aux réunions de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC) dirigée par la Russie.
En Géorgie, la situation est différente. La population est largement hostile à la Russie, notamment à cause des guerres passées, de la perte de 20 % du territoire, des 300.000 réfugiés victimes de nettoyage ethnique. Mais le gouvernement tente d’inverser cette tendance. Les médias pro-gouvernementaux s’efforcent de ternir l’image de l’Union européenne et de l’Occident. Ils présentent l’Europe comme en déclin, en proie aux grèves et aux crises sociales. Pour illustrer cette stratégie, après les élections, les politiciens français invités à s’exprimer en Géorgie étaient Thierry Mariani et Florian Philippot, présentés comme de grandes figures politiques européennes … Ils n’ont bien sûr pas précisé leurs scores électoraux réels, mais c’est cette Europe-là qu’Ivanichvili veut montrer aux Géorgiens.
Lionel Zinsou :
L’Europe a l’air d’être une aspiration des populations, mais est-ce qu’elle compte véritablement ? Car il y a tout de même trois empires autour du Caucase. Est-ce que cette région a une chance de devenir un peu plus insérée dans l’Europe, alors qu’elle se trouve à la frontière entre l’Europe et l’Asie ? D’un côté, il y a un empire russe avec un regard encore largement colonial sur le Caucase. Non loin, il y a l’Iran, qui est peut-être légèrement affaibli, créant ainsi une petite distance. Mais il y a aussi un troisième empire qui se porte très bien d’un point de vue géopolitique et qui est extrêmement habile à gérer des contradictions géopolitiques incroyables : la Turquie. Dans ces conditions, est-ce que l’Union européenne n’est pas perçue par les pro-européens, notamment géorgiens, mais aussi caucasiens, comme extrêmement faible par rapport aux empires russe et turc ?
Thorniké Gordadzé :
Oui, la géographie est contre nous. C’est pour cela qu’il fallait faire dix fois plus que certains pays d’Europe centrale, qui sont devenus membres de l’Union européenne simplement grâce à la continuité géographique. Même la Moldavie, qui n’a pas une opinion publique aussi pro-européenne que la Géorgie, bénéficie de cette proximité. Alors qu’au niveau du fonctionnement de l’État, la Géorgie, jusqu’à récemment, fonctionnait beaucoup mieux. Il y a eu des réformes dans les années 2000, et le pays avait rempli bien plus de conditions que la Moldavie pour se rapprocher de l’Europe. Mais la géographie n’est pas favorable : il n’y a même pas de frontière avec un pays membre de l’Union européenne, tandis que la Moldavie a au moins la Roumanie, et l’Ukraine a encore plus de voisins européens : la Slovaquie, la Hongrie — même si ce ne sont pas les meilleures alliées aujourd’hui —, mais aussi la Pologne et la Roumanie.
Il y a donc cette difficulté : ce sentiment que l’Europe est loin. Pourtant, au niveau des perceptions, et je parle ici des Géorgiens, l’Europe est, à tout point de vue, beaucoup plus proche que la Turquie, qui est juste à côté. Tous les Géorgiens sont allés plusieurs fois en Turquie, mais ils considèrent que l’avenir du pays est en Europe. C’est pourquoi je ne comprends pas pourquoi l’Europe ne fait pas plus. J’avais écrit une tribune dans Le Monde avant les élections en disant : « il faut faire quelque chose maintenant, car il y a un risque que les forces prorusses gagnent par manipulation, par l’argent, par la falsification. » Il faut empêcher cela, ne serait-ce que pour des raisons économiques, car depuis des années, l’Europe a investi des milliards dans ce pays, ce serait un énorme gâchis que d’abandonner tout cela maintenant. En plus, il y a une opinion publique totalement acquise à l’Europe. Même en laissant de côté les valeurs, regardez la carte : la Russie est sous sanctions à cause de la guerre en Ukraine ; l’Iran aussi est un pays sanctionné. Il reste un couloir, ce fameux « middle corridor » comme disent les Chinois. Il ne faut pas le laisser aux Chinois ou aux Russes. Ce serait intéressant que l’Europe, ou plus largement l’Occident, s’intéresse à cette région, pour des raisons géopolitiques. Quand je parcours les capitales européennes pour demander plus de soutien, l’excuse qu’on me donne, c’est : « on est divisés », à cause d’Orbán, ou de Fico. Le Premier ministre slovaque est allé jusqu’à dire que la Légion géorgienne, ces militaires géorgiens qui combattent en Ukraine, sont derrière les manifestations contre lui à Bratislava, et qu’il y aurait un complot d’assassinat. Il reprend cette même mythologie complotiste qu’Ivanichvili, sur ce « parti global de la guerre » qui veut l’assassiner. Mais en dehors de la Hongrie et de la Slovaquie, on pourrait faire avancer les choses. Et même faire pression sur Orbán : à la fin, il finit toujours par céder. Ç’a été le cas sur l’Ukraine. Il essaie d’obtenir le maximum, mais il ne va pas mourir pour la Géorgie ...
L’Europe peut faire beaucoup plus, notamment en adoptant des sanctions. Nous essayons de faire en sorte que les fonds gelés pour la Géorgie aillent maintenant à la société civile, aux médias. Mais le gouvernement géorgien adopte des lois pour bloquer tout cela, en qualifiant d’« agents de l’étranger » ceux qui reçoivent de l’argent venu de l’étranger. D’ailleurs, désormais, lorsqu’ils parlent de l’opposition ou des organisations de la société civile, ils disent « les agents », et même « les espions « L’espion Gordadzé a dit ça », par exemple. Je peux entendre des choses comme ça …
Nicole Gnesotto :
Est-ce qu’il y a un risque de passage à la dictature en Géorgie ?
Thorniké Gordadzé :
Oui, clairement. Ces derniers jours, il y a eu plusieurs salves de lois qui compromettent largement la liberté de réunion, ainsi que la liberté d’expression. On prend le chemin de la dictature. On ne sait pas s’ils y arriveront, car, à la différence des pays d’Asie centrale ou de la Biélorussie, la Géorgie a connu un régime démocratique pendant 30 ans. Il y a donc des gens qui sont habitués à ne pas vivre sous la dictature, ce qui crée une résistance au sein de la société.
En Biélorussie, il n’y a jamais eu de régime démocratique. Dès le début, deux ans après l’indépendance, Loukachenko était au pouvoir. Je ne parle même pas des pays d’Asie centrale, ni de la Russie, où ce n’est pas mieux.
En Géorgie, il y aura de la résistance. Le régime va essayer d’imposer cette dérive autoritaire, mais il y a un grand espoir que les pressions des pays occidentaux, notamment via des sanctions ciblées, fassent la différence. On ne veut pas de sanctions globales contre le pays, car on sait que cela ne fonctionne pas. Cela n’a pas marché en Iran, ni au Venezuela. Au contraire, cela pourrait même être utilisé par le régime pour renforcer son contrôle sur la société. En revanche, des sanctions ciblées pourraient créer une brèche au sein du régime. Il y a déjà des hommes d’affaires pro-Rêve géorgien qui ne sont pas contents, parce que c’est l’argent qui parle, et ils voient qu’il y a moins d’investissements. Tout leur business est aujourd’hui en Europe. Ils essaient de se tourner vers la Chine, les pays du Golfe, etc., mais cela ne se fait pas vite. Et surtout, ils n’en ont pas vraiment envie. Leurs enfants ne veulent pas vivre à Dubaï. Même si la vie y est agréable, ils préfèrent vivre en France, en Allemagne, en Angleterre ou aux États-Unis. Surtout pas en Chine, qu’ils perçoivent comme un pays complètement différent. On a donc des moyens de pression sur ces gens-là, et on peut favoriser l’érosion de ce régime. Avec Ivanichvili, par contre, il n’y a rien à faire. Mentalement, il est russe. Et il finira sans doute en Russie, comme Bachar el-Assad.