L’état du commerce international / La Turquie à l’heure des régimes autoritaires / n°398 / 13 avril 2025

Téléchargez le pdf du podcast.

L’ÉTAT DU COMMERCE INTERNATIONAL

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
Donald Trump a lancé le 2 avril une charge commerciale massive sous la forme d’une augmentation des droits de douane si lourde qu’elle sonne comme une déclaration de guerre commerciale contre des concurrents, mais aussi contre des alliés traditionnels de Washington. Le président américain a annoncé 46% de hausse pour le Vietnam, 34% pour la Chine, 24% pour le Japon, 20% pour l’Union européenne, mais aussi 50% pour le Lesotho, 47% pour Madagascar, 37% pour le Botswana et rien pour la Russie, la Corée du Nord, la Biélorussie … Tandis que l’Union européenne se préparait à négocier, Pékin a riposté vite et fort, les tarifs douaniers sur les importations américaines passantde 34% à 84%.  Bloomberg décrivait alors l’escalade en cours entre la Chine et les Etats-Unis - qui représentent 40% de l'économie mondiale à eux deux - comme une « guerre nucléaire commerciale ».
Coup de théâtre mercredi soir : Donald Trump a annoncé la suspension des droits de douane pour 90 jours, laissant cependant un taux minimum uniforme de 10%. Une pause qui ne s’applique pas à la Chine taxée à 125%, ennemie principale des Etats-Unis qui a osé répliquer à Washington. Donald Trump justifie la pause « par la volonté de plus de 75 pays de négocier. »Concrètement, durant cette période, qui a pris effet « immédiatement » après son annonce, l'ensemble des pays du globe sont désormais soumis à des droits de douane ajustés à 10%.
Selon l’Insee, le commerce mondial devrait reculer de 4 points. En Europe, l’Allemagne ou l’Italie, dont 10% des exportations vont vers les États-Unis (respectivement 3,3 et 4,2% de leur PIB), devraient être plus touchées que la France et l’Espagne (moins de 7,5% de leurs exportations et moins de 2% du PIB). Mais, rappelle l’ancien commissaire européen au Commerce et ex-directeur général de l'Organisation Mondiale du Commerce - OMC, Pascal Lamy « les Etats-Unis représentent 13% des importations mondiales, donc 87% du commerce international n'a aucune raison de se laisser contaminer par cette folie ».
Visée depuis mi-mars par des droits de douane américains de 25% sur l'acier et l'aluminium, l'Union européenne, après que le président américain a fait machine arrière, a suspendu pour 90 jours les mesures de rétorsion approuvées par les États membre et qui prévoient une hausse de 25% sur l'acier et l'aluminium, les amandes, le jus d'orange, la volaille, le soja, le tabac et les yachts… Le gouverneur de la Banque de France François Villeroy de Galhau asalué un « début de retour à la raison économique », alors que la Bourse de New York s'est envolée à l'annonce de cette pause. Toutefois, l'incertitude et la confusion se répandent dans les cercles industriels et chez les distributeurs américains comme européens, tandis que les marchés ne savent plus à quel saint se vouer.

Kontildondit ?

Matthias Fekl :
Il faut faire preuve de prudence et de modestie, car entre le moment où une idée traverse l’esprit du président américain et celui où elle est exprimée, il a eu le temps de changer d’avis trois fois ... Et cette instabilité crée une incertitude terrible pour tous ceux qui participent à la vie économique. Malgré cela, il me semble qu’une chose est sûre : le monde tel que nous l’avons connu après 1945 est terminé. Tous les grands repères que nous avions appris en matière de relations internationales ne sont plus valables, qu’il s’agisse de défense ou de commerce. Depuis le GATT puis l’OMC, un système, certes imparfait, mais fondé sur un minimum de règles et d’institutions pour les faire respecter, s’était édifié. Aujourd’hui, ces organes sont paralysés, notamment l’organe de règlement des différends de l’OMC. Avec l’offensive massive lancée par le président américain, c’est tout l’édifice qui s’effondre.
Il y a bien sûr la violence inédite avec laquelle les choses se passent aujourd’hui, mais il y a aussi un long cheminement,tout cela ne date pas d’hier. Les États-Unis défendent leurs intérêts avec constance, détermination et efficacité. Quand j’étais chargé du commerce extérieur, je suivais les négociations du traité transatlantique d’un côté, et celles de l’accord avec le Canada de l’autre. Et je voyais deux approches radicalement différentes : l’une imposait un maximum de conditions, refusait toute intégration de l’accord de Paris, toute réforme de l’arbitrage d’investissement en faveur de la puissance publique ; l’autre proposait une écoute, une approche coopérative, des idées neuves et modernes. Je laisse nos auditeurs deviner à quel pays correspond chaque attitude ... Cette nouvelle donne va durer. Quelle que soit l’alternance politique aux États-Unis — et on espère qu’il y aura encore des alternances — la mise de la diplomatie au service d’une politique favorable (même si c’est maladroitement) aux classes moyennes est une tendance durable. La confrontation avec la Chine aussi.
Reste la question des réponses à apporter à cette nouvelle donne. Chacun doit désormais devenir adulte et assumer ses responsabilités. On peut déplorer à l’envi ce qui se passe outre-Atlantique, mais ensuite il faut agir. Et l’Europe doit sortir de sa naïveté. J’avais parlé, à l’époque, de « servitude volontaire » pour qualifier notre posture. Lors de la première élection de Donald Trump, la première réaction de la Commission européenne avait été de dire : « nous félicitons le président. » La diplomatie classique, déclaration normale. Et d’ajouter aussitôt qu’elle était « prête à reprendre les négociations sur l’accord transatlantique ». Ce n’est évidemment pas la bonne voie. Il faut s’affirmer, avoir une approche lucide de nos intérêts, établir des diagnostics solides : quelles filières industrielles veut-on défendre ? Quelles valeurs voulons-nous protéger — droits de l’homme, démocratie, écologie … Ensuite, il faut se doter des bons outils : la réciprocité — pas d’accord sans donnant-donnant — les stratégies de défense commerciale, les clauses de sauvegarde, les régimes de sanctions que nous avons enfin commencé à construire.
Il faut aussi regarder du côté de nos autres partenaires. Comment ouvrir des négociations avec les 87 % du commerce mondial évoqués par Pascal Lamy ? Que peut-on faire, y compris avec la Chine ? Elle est très éloignée de nous en matière de démocratie, mais sur la transformation écologique des modèles de production, elle est fortement engagée. Il y a des pistes à explorer. Avec de vastes pans du monde, nous devons réfléchir aux types d’accords modernes et équilibrés que nous pouvons envisager, sans naïveté. Et s’agissant de la Chine en particulier, toute naïveté serait coupable. On l’a laissée entrer dans l’OMC au début des années 2000, malgré de nombreuses ambiguïtés dans le protocole d’accession. Il faut impérativement éviter de reproduire ce genre d’erreurs.

Nicole Gnesotto :
Donald Trump avait d’abord entrepris de détruire la géopolitique européenne classique, dans l’espoir d’obtenir le prix Nobel de la paix pour l’Ukraine. Il est en train d’échouer — et il s’est alors tourné vers le bouleversement de la scène économique mondiale. Il semble que ses chances d’obtenir le prix Nobel d’économie soient tout aussi minces.
Mais l’intérêt de la séquence d’évènements des derniers jours, c’est qu’elle a mis en évidence l’essence même de la confrontation — non seulement stratégique, mais aussi commerciale et technologique — entre les États-Unis et la Chine (le seul pays taxé à 125% de droits de douane). Cela nous oblige à poser deux questions. D’abord, l’analyse de Trump, selon laquelle la Chine profite davantage de la mondialisation que les États-Unis, est-elle fausse ? Ensuite : le protectionnisme est-il la meilleure arme pour contrer la montée en puissance de la Chine ?
La Chine est-elle la grande gagnante de la mondialisation « contre » les États-Unis ? La réponse est oui. Il y a eu une première phase, entre 1985 et 2000, où l’Amérique a clairement tiré profit de la mondialisation — c’était l’époque des textes de Fukuyama sur la « fin de l’histoire ». Mais depuis, les États-Unis découvrent que la montée en puissance de la Chine marginalise leur omnipotence. Elle en effet est devenue la deuxième puissance économique mondiale en 2016. Elle a d’abord été l’atelier du monde, ce qui a provoqué une désindustrialisation massive aux États-Unis — une réalité qui alimente en partie l’électorat de Trump. Mais depuis une dizaine d’années, la Chine a massivement investi dans les hautes technologies, notamment l’intelligence artificielle, le spatial, etc. Elle est désormais en concurrence directe avec le high-tech américain.
C’est pourquoi, pour Trump, la Chine est l’ennemi à abattre. Et il n’a pas tout à fait tort, si l’on observe l’évolution de la puissance chinoise. En revanche, croire que le protectionnisme est la meilleure réponse est une erreur. De Donald Trump, mais aussi de ses conseillers économiques. Prenez Peter Navarro et Stephen Miran : tous deux diplômés de Harvard en 1965, à une époque où la Chine n’existait pas économiquement, où elle était considérée comme un pays du tiers-monde. Je ne sais pas s’ils ont suivi une quelconque formation continue depuis, mais leur vision de l’économie mondiale est manifestement datée. Pourquoi cette stratégie est-elle vouée à l’échec ? D’abord, parce que la part des importations dans les exportations américaines est devenue énorme : environ 30 à 40 % des produits exportés sont constitués de pièces ou de composants importés. C’est le cas pour Apple, pour tous les avions construits par Boeing, etc. : pour exporter, il faut d’abord énormément importer. Ensuite, on ne peut pas réindustrialiser les États-Unis avec des produits du XIXème siècle : les habits, les cravates, toutes ces choses que l’on importe massivement de Chine. Il n’y a aucun sens à vouloir réindustrialiser l’Amérique sur cette base. Enfin — et c’est peut-être le plus important — la Chine a d’autres objectifs. Xi Jinping l’a dit clairement : d’ici 2035, il vise la souveraineté économique et technologique de son pays. Et ce n’est pas par le protectionnisme, mais par la réduction de l’interdépendance avec les marchés américain et européen. La République populaire veut augmenter sa consommation intérieure, investir massivement dans les hautes technologies et l’intelligence artificielle. Et en réagissant par le protectionnisme, Trump ne fait que l’encourager à accélérer encore. La politique économique de Trump est vouée à l’échec, et d’ailleurs certains de ses proches le lui ont fait comprendre, ce qui explique en partie cette pause de neuf mois qu’il a annoncée.

François Bujon de l’Estang :
Il faut regarder l’histoire, car elle est toujours riche d’enseignements. Le président des États-Unis que Donald Trump admire le plus, c’est évidemment William McKinley, qui fut président de 1897 à 1901, et le grand promoteur des tarifs douaniers. Ce même McKinley, peu de temps avant la fin de son mandat, avait déclaré : « au fond, le protectionnisme n’est pas une solution ». Il est intéressant que le pape du protectionnisme en soit arrivé à cette conclusion ... Manifestement, M. Trump n’en est pas encore là. Lui est fasciné, comme le sont 300 millions d’Américains, par la Chine. J’ai toujours été moi-même fasciné par cette fascination américaine pour la Chine. J’étais en poste aux États-Unis à l’époque où Kissinger a rencontré Zhou Enlai au Pakistan, prélude à la visite de Nixon. Le degré de fascination des Américains, qui semblaient découvrir l’existence de la Chine, était inouï. Et ces dernières années, cette fascination s’est transformée en obsession — et l’obsession est une très mauvaise conseillère. Mais il n’y a pas que la Chine. M. Trump en veut à la planète entière. Il a affirmé à plusieurs reprises que l’Union européenne avait été créée « to screw the United States », c’est-à-dire pour arnaquer les États-Unis. Même la Suisse n’est pas épargnée : 31 % de droits de douane.
Mais ce que je trouve le plus extraordinaire, c’est la volte-face de Trump en seulement 48 heures. D’abord, il annonce des droits de douane gigantesques, qui ébranlent les marchés, plongés dans une véritable folie. Puis, 48 heures plus tard, il explique qu’il appuie sur le bouton « pause » : tout est suspendu pour 90 jours … En attendant les prochains rebondissements. On peut interpréter cela de deux façons. Les trumpiens vous diront : « c’est The Art of the Deal ». On commence par un énorme coup de poing dans la figure de l’adversaire, qui titube, et pendant qu’il voit 36 chandelles, on énonce ses buts de guerre, avant d’obtenir un compromis. C’est la méthode : « il est génial ». Voilà ce que répètent ses partisans, avec des accents qui rappellent ceux de la presse nord-coréenne à l’égard de Kim Jong-un. Mais il y a une autre explication : Trump est en train de perdre le soutien d’une partie du patronat américain. J’ai trouvé très significatif que Jamie Dimon, le président de JPMorgan Chase, ait exprimé publiquement de vives critiques à l’égard du président sur ce sujet. En plus de perdre le soutien du patronat, il inquiète sérieusement les marchés. Que les marchés d’actions, comme Wall Street, aient connu une envolée ou un coup d’accordéon, cela pouvait profiter à certains — comme on le découvre aujourd’hui —, mais c’était à peu près inévitable. Ce qui est plus préoccupant, ce sont les marchés obligataires. Ce sont eux qui traitent du refinancement de la dette américaine. Et soudain, les bons du Trésor à 10 ans, à 30 ans, ont vu leur taux grimper, ce qui menaçait directement la soutenabilité de la dette. Il a donc fallu que le secrétaire au Trésor se précipite à Mar-a-Lago pour expliquer à M. Trump que ce n’était pas tenable, qu’il fallait faire demi-tour. Et Trump s’est exécuté, car au fond, il n’en est pas à un détail près. Nous sommes indiscutablement entrés dans un système nouveau, que l’on pourrait appeler le « chaos trumpien » : incertitude généralisée, inquiétude universelle, climat permanent de menace. Ce sont là les pires conditions pour les décideurs économiques. Matthias l’a très bien décrit : c’est la fin du monde multilatéral que nous avons connu, conçu par les États-Unis eux-mêmes à partir de 1945, et qui leur a tant profité. Nous nous en écartons désormais, et nous dirigeons vers un monde plus empirique, plus difficile, fondé sur d’innombrables négociations bilatérales et une réorientation des flux commerciaux, dont l’Europe risque de faire les frais — notamment face à la Chine.

Richard Werly :
Faire demi-tour à Mar-a-Lago n’est pas un choix : c’est une nécessité géographique. Mar-a-Lago est situé sur une petite île qui longe la côte de Floride, et une fois qu’on y est, il faut bien revenir sur le continent. C’est assez symbolique : Donald Trump est peut-être condamné par sa propre géographie. Il y va tous les week-ends, c’est réglé comme une horloge suisse : il part généralement le vendredi vers 16 heures et arrive à 17 h 50 pile à Mar-a-Lago. Et ensuite, pour revenir à la Maison-Blanche, il est obligé de faire demi-tour. À propos de la Suisse : on prend les consolations qu’on peut : nous avons été frappés à 31% de taxes. Mais le Washington Post a affirmé que c’est en partie grâce à l’appel de la présidente de la Confédération suisse, Mme Keller-Sutter — qui est aussi ministre des Finances — que Donald Trump aurait revu sa position. On peut toujours rêver, mais si c’est le Washington Post qui le dit …
Plus sérieusement : quels seront les facteurs qui, dans les jours à venir, vont structurer le nouveau paysage commercial international ? Je reviens d’Asie du Sud-Est, où j’ai passé une semaine entre la Birmanie et la Thaïlande. Ce qui m’a frappé, c’est la récurrence d’un thème : le temps. Le calendrier. L’Asie — et la Chine en particulier — a le temps. Trump, lui, ne l’a pas. Il lui reste, à moins d’une remise en cause des institutions, environ trois ans. Les Asiatiques, et notamment les Chinois, savent utiliser le temps, leur histoire en témoigne. Et ils sauront cadencer leur riposte de manière à forcer Trump à s’épuiser. Car le président américain n’a pas tant de munitions que cela. Il ne peut pas mécontenter ses alliés les plus proches, ni les milliardaires qui le soutiennent. Il y a, bien sûr, la question de la dette, mais aussi un entourage de « pistoleteros », qui ont dégainé avec lui mais qui ne sont pas prêts à aller jusqu’au bout si cela devait mettre en danger leur fortune. Il est donc coincé, et je pense que le facteur temps jouera un rôle décisif.
Deuxième facteur : la Chine. On ne l’a pas encore assez souligné, mais elle s’est préparée à tout cela. Xi Jinping s’y attendait. On anticipait ce genre de « coup de boule » de Trump, même si la forme a surpris — aligner le Lesotho et la Chine (et même inclure Saint-Pierre-et-Miquelon, oubliant que c’est un territoire français). Mais le fond, lui, n’a surpris personne. Et la Chine avait un plan. On le voit dans la manière dont elle dose ses réponses, notamment sur les obligations du Trésor américain. Et ce plan, lui, n’est pas à 90 jours.
Troisième élément, évoqué par Nicole : une césure va s’installer entre les pays producteurs industriels et ceux qui ne le sont pas. Les pays qui vont vraiment encaisser le choc Trump sont ceux qui ont encore une base industrielle. En Europe, ce n’est pas un hasard si l’Allemagne et l’Italie sont les plus touchés. Et je ne sais pas si la moindre exposition de la France doit nous réjouir : cela signifie simplement qu’elle ne produit plus grand-chose. À ce stade, on murmure que M. Arnault a obtenu une exemption sur le champagne en échange du bourbon. Bref, entre alcools, on parvient toujours à une forme de « paix alcoolisée ».
Dernier facteur : la dette américaine. Le surendettement américain a été rendu possible par le statut du dollar comme monnaie mondiale, ce qui confère une grande latitude, mais est aussi une faiblesse majeure. Car les bailleurs de fonds traditionnels — la Chine aujourd’hui, mais peut-être le Japon ou la Corée du Sud demain — commencent à douter. Ce sont certes des alliés, mais des alliés d’un pays qui laisse entendre qu’en cas de conflit, son intervention n’est plus garantie. Là, on peut assister à un basculement. Pour ces alliés traditionnels des USA, acheter de la dette américaine revenait à acheter une assurance-vie. Si cette assurance ne fonctionne plus, si l’assureur paraît au bord de la faillite, il faudra bien changer de compagnie. Et à ce moment-là, l’Amérique se retrouvera dans une position bien plus fragile que ne le pense Donald Trump.

Nicole Gnesotto :
Oui, je voudrais revenir un instant sur les relations entre l’Europe et les États-Unis, et peut-être débattre un peu avec Matthias de la critique à l’encontre de la Commission européenne, qu’il juge trop portée à négocier au lieu d’être ferme d’emblée. Je crois qu’en matière commerciale, Donald Trump n’a pas compris que l’Union européenne était parfaitement dans son élément. Autant elle est faible sur le plan géopolitique — naïve, mal préparée, souvent incohérente — autant le commerce constitue le cœur, le véritable moteur de son intégration. Et comme la Chine, la Commission européenne s’était préparée dès l’année dernière. Il existait à Bruxelles, autour de Mme von der Leyen, un plan prévoyant une riposte graduée en fonction des actions de Donald Trump. L’Union Européenne sait gérer les guerres commerciales.
Deuxièmement, c’est un terrain sur lequel Trump ne peut pas la diviser. Depuis l’union douanière, les tarifs appliqués sont les mêmes pour tous. Mme Meloni ne peut donc pas négocier seule des accords bilatéraux, pas plus que le chancelier allemand : les droits de douane sont harmonisés. C’est une force considérable.
Troisièmement, les Européens disposent d’un avantage que Trump semble avoir oublié : si l’Union européenne est excédentaire dans le commerce des biens, elle est déficitaire dans celui des services. Et sur les services — bancaires, financiers, technologiques — ce sont les Américains qui tiennent les rênes. Face à cela, l’UE a deux options. Soit la négociation, avec notamment l’option zéro : une zone de libre-échange entre les États-Unis et l’Union européenne (vieux rêve des Allemands). Soit ce qu’à Bruxelles on appelle le « bazooka » : la taxation des produits financiers.

Matthias Fekl :
Ma critique portait sur un moment précis. Je ne fais pas partie de ceux qui imputent systématiquement tous les dysfonctionnements aux institutions européennes. C’est une spécialité assez française : on va défendre une position à Bruxelles, puis on critique cette même position une fois de retour à Paris. Ceci dit, il y a eu une évolution des mentalités au sein de la Commission européenne. J’étais en charge du commerce extérieur il y a une dizaine d’années. À l’époque, on baignait encore dans une logique où il fallait conclure des accords de libre-échange à tout prix, sans aucune hiérarchisation stratégique, avec l’idée de couvrir l’ensemble du globe d’accords, souvent dépassés, désuets, truffés de clauses qui n’avaient plus lieu d’être ... Et si l’on osait critiquer cette logique, on passait pour un hurluberlu. L’histoire a donné tort à cette approche, et je pense que la Commission a depuis évolué. Aujourd’hui, on comprend mieux que mener une politique économique, ce n’est pas appliquer mécaniquement des doctrines issues de telle ou telle école de pensée. Il faut une approche offensive. Cela vaut pour les sanctions, bien sûr, mais cela doit valoir aussi pour l’affirmation de l’euro comme monnaie de référence dans les échanges internationaux. Si l’on veut sortir de la dépendance au dollar, c’est un chantier fondamental. Cela suppose une intégration beaucoup plus poussée de nos marchés financiers, ce qu’on appelle l’union pour l’épargne et l’investissement. Le rapport Letta, comme le rapport Draghi, vont dans ce sens. Il y a là un vaste ensemble de mesures de politique économique intérieure et extérieure à articuler si nous voulons préserver notre souveraineté et rester maîtres de nos destinées.

Richard Werly :
Nous faisons face à deux embuscades et à un piège tragique. La première embuscade, c’est l’Asie du Sud-Est, l’autre poumon économique de la planète, avec ses 600 millions d’habitants. Si ce marché venait à s’agréger à la Chine, Donald Trump serait confronté à une situation extrêmement difficile, précisément parce que c’est un marché, alors que la Chine, elle, n’en est pas encore un. Ce basculement potentiel pourrait tout changer.
Le deuxième point dangereux, concerne le plan financier. Certes, l’Europe a encore beaucoup de réformes à mener, mais elle doit surtout, dès à présent, offrir une perspective de rémunération aux capitaux internationaux. On ne transformera pas le marché européen sans capitaux. Il faut donc saisir ce moment pour dire à tous ces milliardaires qui n’ont d’autre religion que leurs dollars et leurs profits : « venez chez nous, vous pouvez aussi y faire de l’argent ». C’est d’ailleurs une critique que j’avais déjà formulée à propos du rapport Letta.
Enfin, il y a le piège. Quand on est président de la première puissance mondiale et qu’on se retrouve face à un mur, quelle est la diversion ultime ? Une guerre. C’est ma crainte. Est-ce qu’on ne va pas, pour masquer les échecs de Donald Trump, voir une Amérique créer volontairement un foyer de tension, un conflit, pour détourner l’attention de ses déconvenues commerciales ?

François Bujon de l’Estang :
Envahir le Groenland, faire la guerre au Lesotho… Voilà des tentations qui doivent sans doute chatouiller M. Trump. C’est malheureusement un risque réel. Ce qu’il faut surtout garder en tête, c’est que cette affaire commerciale ne doit pas être examinée isolément. Elle n’est qu’un arbre dans une forêt bien plus vaste : celle de la remise en cause généralisée du système international multilatéral. Aujourd’hui, il n’y a plus d’amis, plus d’alliés, plus d’ONU, plus de mécanismes de sanctions. Ce conflit commercial est simplement un aspect — un symptôme — du conflit plus large que Donald Trump mène contre le reste du monde.

LA TURQUIE À L’HEURE DES RÉGIMES AUTORITAIRES

Introduction

Philippe Meyer :
Au pouvoir depuis 22 ans, le président turc, Recep Tayyip Erdoğan, a fait incarcérer le 23 mars, une des rares personnes qui étaient en mesure de le battre dans les urnes : le social-démocrate et atatürkiste revendiqué Ekrem İmamoğlu, maire d’Istanbul depuis 2019, qui devait être, le même jour, désigné comme candidat à la prochaine présidentielle du Parti républicain du peuple. En l’attaquant avec l’arme la plus redoutable dont il dispose − la justice −, sous couvert de multiples accusations, dont celle de « corruption », et en réprimant les imposantes manifestations de protestation organisées dans tout le pays, l’homme fort de la Turquie achève ce qu’il a commencé il y a une bonne dizaine d’années : le détricotage systématique de l’État de droit et des contre-pouvoirs. Cette régression de la démocratie a été marquée dès 2013 par la répression des manifestations anti-Erdoğan du parc de Taksim Gezi, suivie d’une dérive autoritaire. Puis, deux ans plus tard, par la fin brutale et sanglante des négociations de paix avec les Kurdes et l’incarcération d’élus et de figures politiques comme le populaire Selahattin Demirtaş. S’y sont ajoutées aussi les répercussions du coup d’état raté de 2016 et les purges gigantesques au sein des institutions publiques des membres de la confrérie du prédicateur Fethullah Gülen ; avec qui le président s’était pourtant allié pendant des décennies. Il y a eu ensuite l’adoption de lois liberticides, la destitution de maires et les arrestations de plus en plus nombreuses d’intellectuels, d’artistes, de journalistes de gauche ou proches de l’opposition libérale. De tout temps, le chef de l’État est apparu prêt à faire un pas de plus pour garder le pouvoir. Jamais, toutefois, il n’était allé aussi loin qu’aujourd’hui.
Dans la foulée de l'arrestation du maire d'Istanbul, la livre turque a plongé à son niveau le plus bas face au billet vert et l’indice de la Bourse d'Istanbul a chuté de près de 7%, déclenchant une suspension temporaire. Le Quai d'Orsay a fait part de sa « profonde préoccupation » tandis que Berlin a dénoncé « un grave revers pour la démocratie ». L'autoritarisme croissant d'Erdoğan embarrasse particulièrement les Européens au moment où la Turquie, par sa puissance militaire, se pose en alliée incontournable pour renforcer le pilier européen de l'OTAN, face au rapprochement entre Donald Trump et Vladimir Poutine. Située à la croisée de l'Europe, de l'Asie et du Moyen-Orient, et point de passage stratégique vers la mer Noire (via le détroit du Bosphore), elle se sait indispensable sur de nombreux dossiers : la guerre en Ukraine, où Ankara a su dès le début ménager à la fois Kyiv, en lui livrant des drones, et Moscou, en contournant les sanctions ; la Syrie de l'après-Bachar, où elle entend user de son influence auprès des nouvelles autorités. Sans oublier son industrie d'armement en plein boom, à laquelle s'intéressent déjà certaines capitales européennes pour contrer l'expansionnisme de Poutine. De quoi faire dire au secrétaire général de l'OTAN qu'il serait temps que Bruxelles et Ankara coopèrent plus étroitement sur la question sécuritaire.

Kontildondit ?

François Bujon de l’Estang :
Le rappel historique est très utile, car la tentation autocratique de M. Erdoğan ne date pas d’hier. Il est au pouvoir depuis vingt-deux ans, et cela fait plus de dix ans qu’il est engagé dans une dérive autoritaire. Au début, il avançait prudemment. On parlait alors d’« islamisme modéré », une formule curieuse qui, en réalité, désignait un islamiste tenu en lisière par les militaires kémalistes. Il s’est ensuite débarrassé de ces derniers grâce aux purges que vous avez évoquées, en particulier après le coup d’État manqué de 2016. La dérive autocratique est donc ancienne, mais en emprisonnant non seulement Ekrem İmamoğlu, le maire d’Istanbul, mais aussi 106 autres personnes — parmi lesquelles plusieurs maires d’arrondissement, tout l’état-major d’İmamoğlu et presque tous les cadres du CHP, principal parti d’opposition kémaliste — Erdogan a porté un coup colossal. C’est un basculement décisif. Jusqu’ici, la Turquie était un compromis étrange : une démocratie illibérale. Les institutions étaient affaiblies, mais les élections restaient libres. Ainsi en 2019, İmamoğlu remporte la mairie d’Istanbul. Le pouvoir fait annuler le scrutin pour cause de fraude. Une seconde élection est organisée — et İmamoğlu fait un score encore plus élevé. Ce fut un affront énorme pour Erdoğan.
Le président turc connaît parfaitement Istanbul : il en a été maire. Il sait qu’au-delà d’être la plus grande ville du pays, elle représente 30 % du PIB national et 50 % des recettes fiscales. Celui qui détient Istanbul ne détient pas seulement un levier politique majeur, mais aussi la clef du coffre-fort. Le coup porté marque sans doute la fin de la démocratie libérale, et celle des élections véritablement libres en Turquie. Erdoğan pourrait même avancer l’élection présidentielle, prévue en 2028. Il a fait le vide autour de lui, emprisonnant pratiquement tous ses opposants. Il y a une formule qui résume bien la situation : « en Turquie, les coffres sont vides, mais les prisons sont pleines ». C’est une donnée structurante du régime actuel.
Erdoğan a par ailleurs choisi son moment avec une redoutable habileté. Il a frappé alors que tous les regards sont tournés ailleurs : vers Trump, vers la guerre à Gaza, vers la guerre en Ukraine. Le monde est absorbé par d’autres crises, et il en profite pour agir dans une relative impunité. Jusqu’ici, il a su naviguer habilement, notamment dans le cadre du conflit russo-ukrainien, en gardant un pied dans chaque camp. Grâce au contrôle des détroits, il a montré que la Turquie est un acteur incontournable en cas de conflit à l’Est. Il bénéficie aussi, en ce moment, de l’effacement de l’Iran au Proche-Orient et de la disparition — temporaire ou non — du Hezbollah. Il se voit comme une pièce maîtresse dans l’architecture de sécurité, aussi bien pour l’Alliance atlantique que pour un éventuel pilier européen de cette alliance. Le président turc joue donc une partie qu’il a soigneusement choisie, à un moment qui lui est favorable.

Nicole Gnesotto :
Pourquoi une telle évolution chez Erdoğan ? Lui qui était l’homme du dialogue avec l’Union européenne, celui qui a aboli la peine de mort, celui qui a remplacé une dictature militaire par un pouvoir civil… Pourquoi un tel tournant, en trente ans (puisqu’il est devenu maire d’Istanbul en 1995) ? Il y a plusieurs explications.
La première, c’est son idéologie politique : le national-islamisme. Erdogan nourrit l’ambition de restaurer la grandeur de l’Empire ottoman, de la même manière que Poutine cherche à restaurer celle de la Russie. Il veut affranchir son pays de toute dépendance envers l’Occident. Il s’est attaqué à tout l’héritage d’Atatürk. Le retour de Sainte-Sophie au culte musulman, alors qu’elle était devenue un musée, en 2020, en est un symbole frappant. Il a aussi en tête l’échéance de 2071, qui marquera le millénaire de la victoire des Turcs sur l’empereur byzantin Diogène. Cela s’inscrit dans une vision idéologique forte : celle d’une Turquie comptant parmi les grandes puissances mondiales.
La deuxième raison, c’est une revanche contre les États-Unis. Erdoğan garde un profond ressentiment, en particulier à cause de la question kurde et de la guerre en Syrie. Il n’a jamais accepté que les Américains prennent les Kurdes pour alliés dans la lutte contre Daesh. Il leur en veut d’avoir permis aux Kurdes de gagner du terrain, en Irak avec la reconnaissance du Kurdistan irakien, mais aussi en Syrie. Il leur reproche d’avoir ainsi conforté une question kurde qui menace, selon lui, l’intégrité de son propre pays. C’est l’une des raisons pour lesquelles il est intervenu militairement en Syrie, sans l’aval des États-Unis, pour frapper les forces kurdes alliées de Washington.
Troisième facteur : sa fascination pour Poutine. On assiste à une véritable poutinisation du régime turc. Cela s’inscrit dans un mouvement plus large, que certains ont qualifié de « retour des hommes forts » ou de « nouveaux prédateurs ». Trump lui-même manifeste la même fascination à l’égard du président russe.
Enfin, son obsession de la question kurde. Depuis toujours, il considère les Kurdes comme des terroristes. Et la population turque, habituée à cette rhétorique, accepte sans difficulté les mesures d’exception prises en leur nom. Cela a facilité, voire justifié, la dérive autoritaire.
Depuis l’arrestation du maire d’Istanbul, on observe un courage remarquable de la part de la société civile turque : des démocrates, des jeunes, qui descendent dans la rue sans craindre l’arrestation (il y en a déjà eu 2 000). On retrouve le même courage en Géorgie, face au pouvoir prorusse. Et que faisons-nous ? Rien. Il est évident que l’Amérique de Trump ne défendra pas les démocrates. Mais l’Union européenne non plus ne fait pas ce qu’elle devrait faire.

Richard Werly :
Erdoğan a, en effet, une capacité remarquable à tirer parti des circonstances — qu’elles soient internationales, comme l’évoquait François, ou nationales, notamment autour de la question kurde. Il a ainsi obtenu qu’Abdullah Öcalan, le leader kurde emprisonné, appelle aujourd’hui à la paix civile. De ce point de vue, il a marqué un point politique majeur, en tout cas sur la dimension historique du mouvement kurde.
Mais il y a un autre aspect d’Erdoğan que je trouve très frappant : le mépris de l’économie. Depuis trente ans, nous pensions tous — notamment dans la presse — que l’économie dirigeait le monde, que la mondialisation et les marchés financiers étaient les maîtres du jeu. Or, avec Erdogan — comme avec Poutine, et dans une certaine mesure Trump (même si c’est plus complexe aux États-Unis, pays structuré par des intérêts financiers puissants), on a affaire à des dirigeants qui méprisent l’économie. Erdoğan agit contre les intérêts économiques de son propre pays. Il suffit de regarder l’état de la livre turque, qui a beaucoup dévissé, ou celui de la Bourse d’Istanbul. Le président turc nie des réalités économiques que nous, en Occident, considérons comme des piliers de gouvernance. Et c’est précisément ce rejet qui lui permet de se maintenir au pouvoir.
Que peut-il se passer désormais ? Il y a trois facteurs à observer de près. Le premier, c’est la société civile, et cela nous ramène à Istanbul. Si la population d’Istanbul persiste dans ses manifestations de masse, est-ce politiquement tenable pour Erdoğan ? Peut-il durablement gouverner un pays dont le « coffre fort » lui est profondément hostile ? Et si cette tension devait déboucher sur autre chose que des arrestations — sur des affrontements violents entre la population et la police —, alors, je pense que cela pourrait sérieusement ébranler son pouvoir.
Deuxième facteur : son environnement régional, en particulier au sud et au sud-est, c’est-à-dire le Moyen-Orient, la Syrie, etc. Pour l’instant, il s’en sort, mais il n’est pas dit que cela dure. Il va devoir rendre des comptes à ses partenaires régionaux, notamment les puissances du Golfe comme l’Arabie saoudite, qui sont ses bailleurs de fonds. Sur ce terrain-là, sa marge de manœuvre est limitée.
Troisièmement, l’Union européenne. On peut considérer qu’elle est affaiblie, contrainte d’accepter des compromis avec Erdoğan — sur les flux migratoires, sur la guerre en Ukraine, entre autres. Mais on peut aussi imaginer un autre scénario. Si la recomposition actuelle du commerce mondial venait à renforcer le marché européen, si les Européens parvenaient à affirmer leur souveraineté économique et commerciale, alors cela pourrait placer la Turquie dans une position beaucoup plus difficile. Il y a sans doute un seuil de difficultés économiques qu’Erdoğan ne pourra pas franchir impunément.
En résumé : Erdogan peut tolérer un certain niveau de douleur économique : une Bourse en crise et des marchés sous tension. Mais pourra-t-il assumer de mettre au chômage des millions de Turcs, si l’économie réelle, les usines (car la Turquie reste un atelier pour l’Europe) commencent à ralentir ? Je n’en suis pas certain. Son pouvoir reste verrouillé avec brutalité, mais il n’est pas sans fragilités. Dont l’âge du président (71 ans).

Matthias Fekl :
Deux remarques préliminaires avant d’entrer dans le vif du sujet. D’abord, la démocratie, ce n’est pas simplement des élections. François a eu raison de rappeler que les élections en Turquie sont, en tant que telles, libres. Les urnes ne sont ni bourrées ni retirées, les observateurs internationaux en conviennent. Mais la démocratie, c’est bien plus que cela. Ce sont des médias indépendants, ce sont des contre-pouvoirs effectifs, une société civile qui peut s’exprimer librement, et c’est aussi le respect de l’esprit des lois et des institutions.
Cela m’amène à ma deuxième remarque : le contexte international actuel est très éloigné de cet idéal démocratique. Et cela vaut même pour les plus grandes démocraties, à commencer par la plus grande. Dans ce climat, les partisans et les détenteurs d’un pouvoir fort se sentent désinhibés, voire encouragés. C’est ce que Giuliano da Empoli décrit dans son essai « L’heure des prédateurs », où il compare notre époque à l’Italie des Borgia.
En ce qui concerne la Turquie elle-même, l’Union européenne a un rôle décisif à jouer. Elle l’a toujours eu, mais elle ne l’a pas toujours bien assumé. Pendant des années, l’Europe a entretenu une forme d’ambiguïté vis-à-vis des élites progressistes turques, en leur faisant miroiter une adhésion que tout le monde savait irréaliste. Cela a fait beaucoup de mal, en fragilisant durablement cette frange du spectre politique. Aujourd’hui, il ne s’agit évidemment pas de relancer les discussions d’adhésion. Ce ne serait ni réaliste, ni souhaitable. En revanche, il est crucial de maintenir un dialogue avec la société turque dans son ensemble, y compris avec la société civile, mais aussi, malgré tout, avec le pouvoir en place. Il y a trop d’enjeux stratégiques sur lesquels l’Europe ne peut pas se permettre de se passer d’un dialogue avec Ankara. Au premier rang desquels : l’immigration. Si la Turquie décidait d’ouvrir les vannes, des flux de réfugiés massifs afflueraient vers les frontières européennes sans aucun contrôle. Il est donc indispensable d’avoir une coopération qui, tout en respectant les droits humains, prenne aussi en compte la régulation migratoire. Le second enjeu, c’est la défense. La Turquie est, sauf erreur de ma part, la deuxième armée de l’OTAN, juste derrière celle des États-Unis, et la première sur le continent européen, au sens large. Si l’on veut bâtir une politique de défense européenne crédible, dans un contexte où l’ordre international de sécurité est lui aussi fragilisé, notamment du fait de l’attitude des États-Unis de Trump, la Turquie, d’une manière ou d’une autre, fera partie de l’équation. Voilà pourquoi la position européenne est aujourd’hui extrêmement complexe. Et c’est ce qui explique aussi le ton très mesuré du communiqué du Quai d’Orsay ...

Nicole Gnesotto :
Je ne suis pas sûre qu’il faille encourager les Turcs à se croire indispensables en matière de défense. D’abord parce qu’elle joue un jeu trouble à l’intérieur de l’OTAN, et à l’égard de la Russie. À l’intérieur de l’OTAN, elle a bloqué autant qu’elle a pu, jusqu’au dernier moment, l’adhésion de la Finlande et de la Suède, en avançant l’argument que ces pays soutiendraient les communautés kurdes. C’est une instrumentalisation manifeste du processus d’élargissement. Et à l’égard de la Russie, Erdoğan est tout de même le seul chef d’État d’un pays membre de l’OTAN à avoir acheté des missiles antiaériens russes. Alors, qu’il s’en serve ou pas est une autre question. Mais il les a achetés pour adresser un message aux Américains : « si vous ne me vendez pas vos Patriot à un prix acceptable, j’irai voir ailleurs. » Troisièmement, il faut mentionner la base aérienne américaine d’İncirlik, essentielle pour les États-Unis pour leurs opérations au Moyen-Orient. Et ce seul fait donne à la Turquie un levier considérable vis-à-vis de l’OTAN.
Par conséquent, intégrer la Turquie dans une architecture de défense européenne, c’est avoir à nos côtés un pays certes très armé, avec une armée efficace, mais dont la position stratégique reste ambivalente, en particulier vis-à-vis de l’agresseur potentiel qu’est la Russie. Cela me semble demander, au minimum, une sérieuse réflexion.

François Bujon de l’Estang :
Tout ce que dit Nicole est exact, mais n’oublions pas que rien n’est figé, que la situations évolue. L’histoire des missiles russes achetés par la Turquie a été profondément déstabilisante et totalement contraire au comportement attendu d’un membre de l’OTAN. Mais voilà que désormais, les Américains semblent prêts à livrer à la Turquie des F-35, à condition qu’elle neutralise ses S-400 russes et qu’elle les installe dans des zones placées sous contrôle américain. Donc, les lignes bougent.
Erdoğan dispose de 400.000 hommes sous les armes, auxquels s’ajoutent les réservistes. Cela fait une armée d’environ un million d’hommes. Mais, plus encore, il a développé depuis plusieurs années une industrie de défense turque domestique, solide et dynamique. On sait, par exemple, que les drones ukrainiens utilisés avec efficacité contre la Russie sont fabriqués en Turquie — contrairement aux drones russes, produits en Iran.
M. Erdoğan ne manque pas d’atouts, et il sait les utiliser très habilement. C’est pourquoi l’Europe danse au son de sa musique. Matthias rappelait l’exemple des réfugiés : les réfugiés syriens présents en Turquie sont en réalité pris en charge financièrement par l’Union européenne. Rien que cette année, cette dernière a encore débloqué un milliard d’euros pour leur entretien. En dix ans, cela représente dix milliards d’euros. Un racket parfaitement maîtrisé.

Les brèves

Pour en finir avec les divagations de Libération à propos de Jean-François Revel

Philippe Meyer

"Après que Le Figaro n'avait fait voler en éclats les accusations de Libération contre Jean-François Revel, ce journal se serait grandi en reconnaissant ses erreurs et ses manquements aux règles élémentaires du journalisme. Il a choisi ce que j'appellerais « la méthode Watergate », qui consiste à prétendre réparer une faute en en commettant une plus grande et en s’obstinant dans l'utilisation de méthodes indécentes et d'assertions ridicules. Les enfants de Jean-François Revel, dans une tribune publiée par Le Figaro, dont vous trouverez en lien avec cette brève, ont une nouvelle fois réduit à néant cette pitoyable récidive et ont annonçait qu'ils traduisaient Libération en justice."

Lawless world

Matthias Fekl

"Je vous conseille ce livre paru il y a une vingtaine d’années déjà, mais encore très actuel. C’est Lawless World — donc Un monde sans loi ou sans droit — de Philippe Sands, l’auteur du magnifique Retour à Lemberg. C’est publié dans une collection de droit international, je crains qu’il ne soit pas traduit en français. Du droit pénal international au droit de l’environnement international, au droit commercial international, en passant par une histoire du droit international, vous y trouverez matière à réflexion pour les temps actuels."

Revue B2

Nicole Gnesotto

"Je continue mon tour d’horizon des revues qui peuvent nous aider à comprendre le monde, puisque les livres se périment plutôt vite, vu l’accélération des choses. La revue B2 est une revue numérique, fondée par un ancien journaliste des Échos qui s’appelle Nicolas Gros-Verheyde, dont le sous-titre est : « Le quotidien de l’Europe géopolitique ». Tous les jours, elle donne toutes les informations que vous pourriez souhaiter sur l’état de la défense, de la sécurité, de l’OTAN, bref tout ce qui concerne la défense européenne. C’est essentiellement des informations, mais parfois il y a des analyses. Cette semaine, B2 a publié le verbatim de l’audition du général Christopher Cavoli. Christopher Cavoli, chef d’état-major de toutes les forces de l’OTAN en Europe, auditionné par le Sénat américain sur l’état de la menace russe. Et le général conclut que la guerre en Ukraine a permis à la Russie de moderniser largement son armée ... Passionnant, et très utile. "

Le Grand Continent - Le pouvoir de dire non

Nicole Gnesotto

"J’aimerais également recommander un autre article, très long — plus de 60 pages — paru dans Le Grand Continent, de Dominique de Villepin. Il s’agit d’une réflexion absolument globale sur l’évolution — ou la fin — de notre système occidental. J’en retiens trois choses. Premièrement, il montre que Trump moins un problème qu’un symptôme d’une fracture beaucoup plus grande. Deuxièmement, il invente un concept que je trouve assez utile, qui est l’hypercratie, c’est-à-dire le pouvoir à la fois globalisé, médiatique, algorithmique et surtout déresponsabilisé. Je trouve que c’est une façon moderne de penser le fascisme qui fait réfléchir. Et enfin, il parle de la période qui vient comme d’un âge de fer, avec une analyse de la guerre en Ukraine comme la première guerre hybride mondialisée. Un papier qui fait réfléchir."

Il nous fallait des mythes : la Révolution et ses imaginaires de 1789 à nos jours

François Bujon de L’Estang

"Je vous conseille la lecture dernier livre d’Emmanuel de Waresquiel, qui est une réflexion sur l’imaginaire politique en France tiré de la Révolution française. C’est extrêmement intéressant de partir de l’histoire brute pour voir ce qu’elle est devenue dans l’imaginaire : comment des faits se sont transformés en mythes. Comme toujours avec Waresquiel, l’ouvrage est très documenté, et écrit avec une très bonne plume et beaucoup d’alacrité. Il analyse plusieurs moments marquants : le Serment du Jeu de Paume, la prise de la Bastille, qui n’a jamais été prise, comme chacun sait, mais qui s’est rendue toute seule ; la victoire de Valmy, qui n’a même pas été une bataille et qui n’a fait que 45 morts par accident … Et tout ceci est très important, puisqu’il y a des échos dans la politique d’aujourd’hui."