Macron, l’humiliation à Strasbourg ; Les Kurdes à l’abandon / n°110

Macron, l’humiliation à Strasbourg

Introduction

Le 28 août dernier, Emmanuel Macron proposait Sylvie Goulard au poste de commissaire européen. Ursula von der Leyen, qui doit devenir présidente de la Commission européenne en novembre, lui attribuait le portefeuille du Marché unique, dont l'objet est de faire fonctionner le marché intérieur et de développer une politique industrielle.
Cette candidature s’est trouvée fragilisée par une enquête du parquet de Paris et du Parlement européen visant le Modem dont Sylvie Goulard était membre pour de potentiels emplois fictifs de collaborateurs au Parlement européen. Contrainte pour cette raison à démissionner, en juin 2017, de son poste de ministre des Armées, elle doit en outre répondre d’un possible conflit d'intérêts, car d'octobre 2013 à janvier 2016, parallèlement à sa fonction de députée européenne, elle a travaillé pour un think tank américain, l'Institut Berggruen, pour plus de 10.000 euros par mois.
Soumise à l’accord du Parlement européen, la candidate française a fait face au scepticisme de nombre de députés quant à son éthique et elle a peiné à expliquer son versement de 45.000 euros visant à mettre un terme au contentieux avec le Parlement européen dans l'affaire des emplois présumés fictifs. Elle ne convainc pas les euros-députés qui décident de lui imposer une session de rattrapage sous la forme d'un questionnaire écrit, à renvoyer pour le 8 octobre.
Dans ses réponses, Sylvie Goulard refuse de s’engager à démissionner en cas de mise en examen dans le cadre de l’enquête toujours en cours d'instruction à Paris, sur les emplois présumés fictifs, alors même que cette affaire a provoqué sa démission du gouvernement français en 2017. Les eurodéputés ont demandé à Sylvie Goulard de passer une nouvelle audition : le 10 octobre, fait inédit pour la France, sa candidature est rejetée par 82 voix contre 29 et une abstention. Après la Roumanie et la Hongrie, la France est ainsi le troisième pays à voir son candidat recalé.
Emmanuel Macron, qui avait réussi à écarter la candidature de Manfred Weber à la tête de la Commission et à imposer celle d’Ursula von der Leyden a estimé que la décision des parlementaires de Strasbourg relevait du « ressentiment » et déclaré que l’Europe connaît "une crise politique que nous ne devons pas laisser s'installer".

Kontildondit ?

Pour Michaela Wiegel (MW), il ne s’agit pas de la crise institutionnelle majeure que certains ont pu décrire. On observe cependant plusieurs dysfonctionnements importants, et nous sommes avec cette affaire au coeur du malentendu franco-allemand.
Un premier dysfonctionnement concerne le système judiciaire français, et ses lenteurs. Cette affaire des supposés emplois fictifs a été rendue publique avant le changement de pouvoir en France ; après la démission de Sylvie Goulard on n’en a plus entendu parler pendant deux ans, et voilà que des interrogatoires se produisent de nouveau, au moment précis où Mme Goulard brigue ce poste européen. Cette incertitude judiciaire pèse sur la vie politique en France, et c’est assez grave. Rappelons que le candidat espagnol, Josep Borrell, futur représentant des affaires étrangères de l’Union, a été condamné (pour avoir oublié de déclarer 300 000 euros de revenus) sans que cela ne crée un obstacle à son audition.
S’il y a dans cette affaire davantage de décisionnaires que les seuls Allemands, les votes de ceux-ci ont cependant été déterminants. Ce vote « contre » assez écrasant (82 voix contre 29) est révélateur d’une compréhension très divergente du système parlementaire. Emmanuel Macron, dans sa réaction colérique au rejet de la candidature de Mme Goulard, en a montré l’ampleur. Le président français a déclaré ne pas comprendre ce qui s’était passé, puisque le dialogue entre les chefs de groupe parlementaires était positif. Côté allemand, la « lecture » de ce rejet est toute autre : le parlement est une force en soi, et il ne suffit pas de s’assurer des chefs de groupe pour remporter un vote. Il faut également un travail de conviction, qui n’a pas été accompli ici.
Il y a eu ici une façon très verticale de signifier que le principe des Spitzenkandidat était mauvais. La façon très personnalisée dont le président Macron a disqualifié Manfred Weber a fortement déplu. Il aurait dû se comporter plus modestement, et on se serait aperçu que de toutes façons, M. Weber ne disposait pas d’une majorité suffisante.
Enfin, il est très important d’observer que ce parlement européen, plus divisé que jamais, a vraiment à cœur de montrer son pouvoir, ce qui contredit largement le message assez prégnant en France pendant la campagne des européennes (qui consistait à minimiser le pouvoir de ce parlement).

Nicolas Baverez (NB) :
La France, pays fondateur de l’UE, avait vocation à peser sur sa refondation à un moment historique, il s’agit donc ici d’un camouflet sans précédent. Le président français a déclaré que la décision du parlement européen était incompréhensible. Loin de là. Elle est au contraire parfaitement logique, et découle des erreurs qui ont été commises.
La première d’entre elles concerne le choix de la candidate. Au-delà de l’affaire des emplois supposés fictifs, Mme Goulard a dû démissionner de ses fonctions de ministre des armées en France à cause de ses liens avec l’institut Berggruen, qui a paru lié à certaines agences de renseignement américaines. Il a dès lors paru difficile de justifier pourquoi on serait qualifiée pour diriger la défense européenne alors qu’on ne l’est pas pour la défense française.
La deuxième erreur était le portefeuille en question, tout à fait démesuré. Le marché intérieur, l’industrie, le numérique, la défense, la culture et l’espace. Cela signifie ministre de l’économie, de l’industrie, du numérique et de la défense pour 500 millions d’habitants.
La troisième erreur fut institutionnelle. Le parlement a été méprisé, tout a été centré sur l’Allemagne au détriment de tous les autres pays.
La dernière erreur fut politique : le conflit ouvert avec le PPE, pris pour cible par Emmanuel Macron depuis les européennes.
Nous n’avons donc pas assisté à un règlement de comptes, mais à la réaction normale d’une assemblée qui était attaquée politiquement.
Les conséquences sont graves, puisque la conjoncture est très difficile. A cause du Brexit bien sûr, mais aussi parce que les monstres sont de la partie, à savoir Trump, Xi Jinping, Poutine et Erdogan. Face à cette situation critique, dans laquelle le risque de désintégration de l’Union est réel, le leadership de Macron est totalement décrédibilisé. La Commission qu’il avait inspiré est très affaiblie. Il a lui-même déstabilisé Ursula von der Leyen, dont il avait favorisé la mise en place. Enfin, la stratégie de refondation est complètement à l’arrêt, le budget de la zone euro n’est qu’un masque derrière lequel il n’y a rien, la relance, la sécurité, le numérique ... tout est figé.
Que faire ? Il faut d’abord trouver un bon candidat, qui soit acceptable pour les deux grands partis : le PPE et les socialistes d’Europe. Il faut ensuite un portefeuille plus raisonnable. Il faut également une stratégie européenne qui ne passe pas seulement par l’Allemagne, mais qui doit inclure l’Italie ou les pays du nord.
Enfin, il faut une stratégie. Celle du président Macron est contradictoire : il explique vouloir lutter contre les populismes, mais il s’aliène en Europe toutes les forces politiques modérées. On ne peut lutter contre le populisme en Europe qu’en favorisant les forces de gouvernement, notamment celles de droite, qui sont celles qui obtiennent les meilleurs résultats face aux populistes. Le nouveau monde a donc encore beaucoup à apprendre de l’ancien.

Richard Werly (RW) commence par un mea culpa. Il reconnaît s’être trompé récemment, se montrant optimiste dans un article quant à la candidature de Sylvie Goulard. Il lui semblait que les députés européens finiraient par choisir l’option apparemment la plus raisonnable, puisque les compétences de Mme Goulard sont incontestées.
Ceci étant dit, l’affaire laisse un goût amer à RW. Quand le parlement européen montrera-t-il qu’il est capable d’autre chose que de sanctionner ? La candidature de Mme Goulard aurait-elle été rejetée sans la querelle qui oppose Macron au PPE ? Il est permis d’en douter. La situation politique crépusculaire en Allemagne paraît elle aussi avoir pesé lourd dans le rejet de la candidate française. Mme Merkel n’a visiblement plus la capacité de levier que Macron attendait d’elle.
Ne mettons donc pas tout sur le compte du souci de transparence et d’éthique ; il y a dans cette affaire de nombreux facteurs politiques, voire politiciens.
« La pire chose qui puisse arriver à une candidate pour la Commission européenne est d’être défendue par un Suisse. » Cette boutade résume assez bien la gravité de la situation. De quoi l’UE a-t-elle besoin pour remédier aux situations délicates qui se posent aujourd’hui (au premier rang desquelles, le Brexit) ? De compétences ; de gens qui connaissent la machine européenne et ses rouages. Ainsi que des gens qui connaissent bien les Etats-Unis, et qui y ont des réseaux. On a beaucoup entendu que les sommes perçues par Mme Goulard étaient un problème. Il convient tout de même de rappeler qu’elle les a déclarées.
Ce coup d’arrêt de la suprématie macronienne en Europe réjouit beaucoup de gens, mais que va-t-il se passer ensuite ?

Jean-Louis Bourlanges (JLB) :
Ce qui s’est passé est très mauvais, pour ne pas dire catastrophique. Pour Mme Goulard, pour Emmanuel Macron, et pour l’Union Européenne.
La question de la compétence ne paraît pas la bonne à JLB. Aucun candidat proposé n’a jamais été incompétent, la question qui se posait était celle de la direction politique. Même Goulard était très compétente techniquement, très avertie linguistiquement, mais manquant sans doute du liant et de la capacité politique nécessaires.
Ce qui est très irritant est que Mme Goulard n’a pas quitté son poste au ministère de la défense à cause des emplois supposés fictifs. C’est le prétexte qu’elle a donné (et qui a au passage provoqué la démission de François Bayrou et Marielle de Sarnez) mais chacun sait qu’elle avait en réalité des relations très mauvaises avec l’institution militaire, et notamment avec l’armement (un secteur particulièrement méfiant à l’égard des USA et de l’Allemagne), qui a vu d’un mauvais œil son travail avec la fondation Berggruen. C’est cela qui a été crucial pour le milieu parlementaire européen (où les réactions sont à fleur de peau). Cette institution, traditionnellement déconsidérée, n’a pas supporté que quelqu’un ne pouvant pas être ministre en France soit proposé à un poste aussi important au sein de l’Union.
Sur le fond, JLB ne comprend pas pourquoi le problème de la rémunération est aussi sous-estimé. Récemment M. de Rugy a dû quitter son poste pour avoir servi des homards. Ici, nous avons quelqu’un qui a touché 330 000€ en deux ans et demi, 13 000€ par mois (à titre de comparatif, un parlementaire européen touche environ 8500€ par mois). C’est certes parfaitement légal et déclaré, mais des enquêtes bien documentées ont établi sans l’ombre d’un doute qu’il n’y avait aucune contrepartie visible à ces rémunérations. C’est tout de même très problématique. Qui va croire que des sommes pareilles ne sont liées à aucune contrepartie ? C’est sur ce point qu’on aurait voulu des éclaircissements.
Le problème d’Emmanuel Macron enfin. Sa crise de nerfs était un moment étrange. Il aurait dû se contenter de prendre acte de la décision et de la regretter, mais pas s’emporter ainsi : il a diabolisé le parlement. En tant qu’inventeur de la procédure qui a permis de retoquer Mme Goulard, à savoir les auditions et le vote de la commission, JLB trouve tout à fait anormal d’entendre que la commission n’est pas contrôlée démocratiquement. On approuve la nomination du président de celle-ci, on auditionne et on vote pour ou contre chaque commissaire. En réalité les modalités démocratiques qui régissent cette commission sont très similaires à la démocratie américaine. JLB recommande à ce propos de voir le film d’Otto Preminger, « Tempête à Washington », très éclairant sur le cas débattu ici.
Les présidents français, et plus largement tous les Français, ne comprennent rien au pouvoir d’un parlement. Celui-ci n’est pas fait pour prendre des initiatives, c’est le gouvernement qui fait cela. En revanche, il exerce un pouvoir de contrôle très précis, et ce contrôle est absolument légitime. Dans le cas de Macron, c’est là que le bât blesse : son discours de la Sorbonne ne comportait pas de volet institutionnel, par exemple. Or si on veut avancer en Europe, on ne le fera qu’avec l’appui du parlement européen. Cela n’a pas été le cas, et voici qu’à présent le président s’étonne que les parlementaires (qui ont voté à bulletin secret) n’aient pas été aux ordres de leurs chefs.

Les Kurdes à l’abandon

Introduction

Le 6 octobre au soir, un communiqué de la Maison blanche a informé du retrait des troupes américaines stationnées en Syrie aux abords de la frontière turque. Trois jours plus tard, la Turquie lançait une opération militaire destinée à chasser des secteurs frontaliers la milice kurde syrienne des Unités de protection du peuple (YPG), qu’elle qualifie de « terroriste ». Ankara déclare vouloir instaurer une « zone de sécurité » de 32 kms de profondeur en territoire syrien pour séparer sa frontière des zones contrôlées par les YPG. Plusieurs villes ont été bombardées, entraînant la mort des dizaines de civils et d'importants déplacements de populations, et provoquant de nombreuses condamnations de la communauté internationales. Le désengagement américain a été vivement critiqué outre-Atlantique, et notamment par des membres influents du parti Républicain et par d’anciens militaires en poste dans la zone.
La milice kurde visée par l'offensive turque est au premier rang de la lutte contre l’État Islamique en Syrie. Son effectif était estimé en 2015 entre 35 000 et 65 000 combattants. Elle représente un allié important dans la lutte contre l’État Islamique. Elle vise à terme la création d'un État Kurde regroupant des populations aujourd'hui à cheval sur plusieurs pays, solution rejetée au premier chef par la Turquie, mais aussi par l'ensemble des acteurs internationaux au Proche-Orient.
Le Président Erdogan, récemment malmené aux dernières élections locales, pourrait être tenté de se relégitimer par cette opération.
Cité par Courrier international, Brett McGurk, ancien envoyé de Trump chargé de la coalition internationale contre l’État islamique, considère que “ Moscou devrait être un grand bénéficiaire” de la décision américaine car “le retrait complet des forces américaines fait disparaître du paysage la seule puissance militaire capable de rivaliser avec la Russie et d’influer sur l’avenir de la Syrie »
Ruslan Mamedov, spécialiste russe du Moyen-Orient cité par Bloomberg estime que « L’offensive de la Turquie contre les Kurdes pourrait avoir un effet positif pour la Russie, car cela va obliger les Kurdes à se rendre compte qu’ils doivent conclure un accord avec Damas, ce qui correspond à l’objectif principal de Poutine : un règlement politique qui place la Syrie tout entière sous le contrôle du président Bachar El-Assad. »

Kontildondit ?

Nicolas Baverez :
Cette guerre de Syrie est un peu le laboratoire des guerres du XXIème siècle. On l’a souvent comparée à la guerre d’Espagne, qui fut elle-même le laboratoire de la deuxième guerre mondiale. Durant l’été 1936, les démocraties avaient conclu un pacte de non-intervention, mettant sur le même plan républicains espagnols et franquistes. Pacte que bien évidemment, ni l’Allemagne hitlérienne ni l’Italie mussolinienne n’ont respecté. De fait, la République espagnole fut écrasée.
Nous assistons aujourd’hui à un nouvel épisode de cette guerre sans fin en Syrie. L’intervention turque était prévue depuis longtemps, mais l’enchaînement des évènements a été spectaculaire. Le 6 octobre, Donald Trump accorde un blanc-seing à Erdogan, et l’offensive a lieu dès le 9 octobre, elle est très significative, puisqu’elle se déroule sur un front de 800 kilomètres par 32.
Les motivations d’Erdogan sont parfaitement connues. Il veut d’abord une zone tampon. Ensuite, il veut détruire l’infrastructure militaire kurde. Troisièmement, il souhaite réinstaller sur cette bande deux à trois millions des réfugiés syriens qui se trouvent actuellement en Turquie. Il avait lui-même souhaité les accueillir sur son sol pour des raisons politiques, mais à cause de la crise économique que traverse la Turquie, ces réfugiés le gênent désormais. Enfin, cette opération s’inscrit dans sa logique impériale de reconstitution de l’empire ottoman.
Les conséquences sont tout à fait sérieuses. La Turquie opère avec 18 000 supplétifs, ainsi que des milices, dont certaines, arabes, sont proches d’Al Qaïda, et surtout la bande de terrain sur laquelle a lieu l’opération actuelle compte 90 000 prisonniers, dont 10 000 combattants djihadistes (parmi lesquels 2000 Européens, dont environ 500 Français). On sait que la Turquie avait considérablement facilité le passage de combattants étrangers souhaitant rejoindre l’état islamique en Syrie. Elle pourrait réitérer le phénomène en sens inverse, ce qui pose d’énormes problèmes sécuritaires à la France et aux autres européens.
Cela bouleverse aussi le rapport entre les USA et la Turquie, puisque cette dernière est membre de l’OTAN. Le Moyen-Orient est le théâtre de la débâcle américaine. En Afghanistan, on négocie afin de rendre le pouvoir aux talibans, en Irak et en Syrie, les vainqueurs se nomment Bachar El-Assad, la Russie et l’Iran. Les Etats-Unis ont laissé tomber l’Egypte, puis l’Arabie Saoudite face à l’Iran. C’est à présent au tour des Kurdes. En toute logique, les prochains sur la liste devraient être Taïwan, Israël, et surtout l’Europe. Il n’y a plus aujourd’hui de Pax Americana, pas plus que de garantie de sécurité américaine ou de dissuasion. Et il ne s’agit pas seulement d’un problème lié à Trump, cela avait commencé pendant l’administration Obama. Il faut que les Européens méditent attentivement cette situation. Ils sont pour le moment totalement impuissants. NB termine en citant Machiavel : « le parti de la neutralité qu'embrassent le plus souvent les princes irrésolus, qu'effraient les dangers présents, le plus souvent aussi les conduit à leur ruine. »

Michaela Wiegel :
La situation politique crépusculaire de l’Allemagne a été évoquée lors du sujet précédent, à propos de la fin du mandat d’Angela Merkel. C’est tout l’héritage de la chancelière qui est en jeu avec cette affaire turque, et notamment l’accord sur les réfugiés entre la Turquie et L’UE. Celui-ci est de plus en plus intenable, puisque nous finançons le fait qu’Erdogan s’occupe des réfugiés syriens. Et voilà que le président turc décide d’un repeuplement forcé, en chassant les Kurdes de leurs terres.
L’UE doit-elle continuer de prendre part à une telle situation ? La seule réaction pour le moment a été de suspendre les ventes d’armes à la Turquie. Cela montre à quel point Berlin est tétanisé. Au delà de l’aspect sécuritaire analysé par NB, se pose aussi une question de mouvements d’immigrations massifs si la Turquie décide de « punir » l’Europe en ouvrant ses frontières.
On n’a pas beaucoup avancé depuis la précédente vague d’immigration syrienne de 2015, pour garantir un accueil digne aux réfugiés, pas plus qu’on ne sait comment empêcher que ces réfugiés soient utilisés comme une arme politique contre l’Europe.

Richard Werly :
Il faut se demander ce qui va se passer à présent. Rappelons d’abord que Trump est cohérent dans sa prise de position, il avait annoncé depuis longtemps vouloir se désengager. C’est une nouvelle preuve du fait que les USA ne peuvent être considérés comme un allié fiable tant que les opérations dans lesquelles ils sont engagés ne menacent pas directement leur sécurité. C’était vrai au Vietnam, ce le fut en Irak et en Afghanistan, cela se vérifie une nouvelle fois à propos des Kurdes.
Cette non-fiabilité des Etats-Unis est aussi riche d’enseignements pour un pays comme la France, qui a toujours pris soin de ne pas être entièrement dépendant du mastodonte américain en matière de défense.
Il y a depuis longtemps un agenda kurde très clair : constituer petit à petit un état indépendant. C’est évidemment inacceptable pour la Turquie, et cette zone du Kurdistan sera de toutes façons un enjeu stratégique important et une zone de convoitises diverses (de la part de la Turquie, de l’Iran, ou d’un futur régime syrien) pour les années à venir.
La stratégie d’Erdogan rappelle celle d’Israël avec le sud-Liban. L’état hébreu avait instauré une zone-tampon au sud du Liban, gardée par une milice. C’est exactement ce que fait Erdogan, il n’y a donc pas de quoi s’étonner de ce type de stratégie, logique de la part d’un pouvoir fort comme l’est celui d’Erdogan.
Il y a une urgence à aider et à sécuriser la Grèce. Celle-ci est devenue le point de passage de très nombreux migrants, si Erdogan laisse tous « ses » réfugiés prendre la mer, il faut impérativement aider la Grèce. Où sont aujourd’hui les efforts en ce sens ?
A propos du retour de combattants djihadistes, ensuite. Il faut absolument mettre en place un système nous permettant de juger ces gens. Ils vont finir par revenir un jour, c’est inéluctable, des dispositions doivent donc être prises. Il y a là un état d’urgence judiciaire, pour le moment tout le monde espère de façon irréaliste que ces djihadistes resteront indéfiniment au Moyen-Orient.

Jean-Louis Bourlanges :
A propos du projet turc, d’abord. Un documentaire qui sera diffusé sur Arte mardi 15 octobre, et intitulé « Turquie, nation impossible » souligne la parenté fondamentale entre le projet politique d’Erdogan et celui d’Atatürk. On voit bien qu’en réalité la nation turque ne supporte absolument pas la diversité (au contraire de l’empire ottoman). Le génocide arménien, les massacres de Grecs, et à présent l’assaut contre les Kurdes en attestent.
Sur Trump, ensuite. JLB ne l’estime pas « cohérent ». Ce n’est pas à la guerre d’Espagne que JLB aurait comparée la situation kurde, mais à celle de la Pologne pendant la deuxième guerre mondiale. Ici, nous avons Trump / Staline donnant un permis d’envahir à la grande puissance Turquie / Allemagne. Il s’agit ici d’un acte délibéré de cynisme, absolument indéfendable d’un point de vue moral. Les Kurdes ont été utilisés dans une lutte contre Daech qui nous mobilisait tous. C’est eux qui ont accompli le travail pour nous, et on les laisse tomber d’une façon absolument navrante. Les troupes américaines étaient peu nombreuses sur place, un désengagement était possible sans qu’il soit nécessaire d’accorder un tel « permis d’envahir ».
Nos alliés ne sont pas nos amis, c’est un fait nouveau et très difficile à appréhender pour nous. Une telle crise éclaire le problème européen de façon dramatique. Nous ne sommes capables ni de maintenir des troupes assez nombreuses pour empêcher la décimation des Kurdes, ni de solidarité avec la Grèce ou la Bulgarie, à la merci complète d’Erdogan.
Nous, Européens, sommes aussi prisonniers de cette situation que nous le sommes du chantage américain sur l’Iran. C’est d’ailleurs moins le fait de la France que celui de l’Allemagne, entêtée à ne jamais pactiser avec la violence (c’est-à-dire avec la puissance). Quant aux Britanniques, des partenaires habituellement fiables, ils ne font tout simplement rien, empêtrés dans le Brexit.
La situation actuelle donne à voir la faillite de l’Europe. Nous sommes en train de nous mettre aux abonnés absents du XXIème siècle. Si nous ne réagissons pas maintenant, nous serons des otages, et nos générations futures en Europe ne seront rien dans le siècle qui vient. C’est une heure de vérité pour nous.

Les brèves

« Neger », « Fidschis » und die Heuchelei der Linken

Michaela Wiegel

"A près cette attaque à Halle en Allemagne, beaucoup s’interrogent. J’ai retrouvé un texte de Freya Klier, publié dans Die Welt en 2011, détaillant comment l’antisémitisme a été toléré en RDA. A entendre la mère de ce terroriste d’extrême-droite, qui déclare que son fils n’est pas antisémite, mais « seulement contre tous ceux qui dirigent la finance internationale ». Ce texte mériterait d’être publié en Français"

La fin de l’individu -Voyage d’un philosophe au pays de l’intelligence artificielle

Nicolas Baverez

"Plutôt que de discuter la disparition des emplois au profit des robots, il centre le problème de l’IA sur la vraie question : celle de la liberté politique. Comme principal antidote, il propose d’établir le droit de propriété des individus sur leurs données personnelles. Je pense que c’est une bonne solution, et pour répondre à Thomas Piketty, cela rappelle que la propriété privée n’est pas seulement une condition du développement économique, mais aussi de la liberté politique."

Toutes fenêtres ouvertes

Jean-Louis Bourlanges

"Je voudrais évoquer la disparition d’une amie, fidèle de cette émission, Georgette Elgey. Je voudrais saluer en elle plusieurs choses. Une mémoire exceptionnelle tout d’abord, qu’elle mit au service de son travail de journaliste et d’historienne. Sa monumentale histoire de la IVème République est fantastique, et formidablement éclairante. Sa bienveillance et sa tendresse méritent également d’être saluées, ainsi qu’un exploit, qu’elle raconte dans ses mémoires : quand elle fut menacée de ne pas pouvoir franchir la ligne de démarcation, avec toute sa famille, elle réussit, d’une façon qu’il serait trop long de raconter ici, à ne pas être déportée, mais aussi à déporter tout le régiment qui aurait dû la déporter. "