Introduction
Pierre Sellal, vous êtes Ambassadeur de France et actuellement le président de la Fondation de France. Vous avez auparavant été représentant de la France auprès de l’Union européenne à Bruxelles, l’occasion de nous pencher aujourd’hui l’actuelle politique de concurrence de l’UE.
Le 6 février dernier, la Commission européenne a annoncé qu'elle bloquait le projet de fusion Siemens-Alstom ; deux constructeurs ferroviaires l’un allemand et l’autre français. Une décision assumée par Margrethe Vestager, la commissaire chargée de la Concurrence européenne selon qui : " cette concentration aurait entraîné une hausse des prix pour les systèmes de signalisation qui assurent la sécurité des passagers et pour les futures générations de trains à très grande vitesse". Cette dernière décision a fait l'objet de nombreuses contestations et relancé le débat sur la politique de concurrence européenne. La Commission est essentiellement critiquée pour avoir empêché la création d'un "champion européen", apte à déstabiliser la concurrence chinoise. La direction générale de la concurrence européenne (DG) est souvent accusée d'être trop tournée vers le marché intérieur et d'appliquer strictement le droit concurrentiel au détriment de l'émergence d'entreprises prêtes à faire face aux nouvelles concurrences dans certains secteurs stratégiques.
Margrethe Vestager a néanmoins placé son mandat sous le signe des sanctions spectaculaires. A l’inverse de son prédécesseur, l’espagnol Joaquim Almunia qui avait opté pour des négociations avec Google, Madame Vestager a, en juillet 2018, infligé à Google une amende record de 4,34 milliards d’euros en raison de « pratiques illégales » favorisant, sur son système d’exploitation Android, son moteur de recherche et son navigateur. L’importance du thème de la régulation des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) dans la campagne des européennes et le résultat des élections donneront des indications sur la suite.
Pierre Sellal, comment caractériseriez-vous l’évolution de la politique européenne dans le domaine de la régulation de la concurrence et quelles données du problème vous semblent-elles mériter un traitement prioritaire ?
Kontildondit ?
Pierre Sellal (PS) :
Les nombreuses décisions citées en introduction ont été prises dans le cadre de la politique de concurrence. Cela montre deux choses : d’abord, que cette politique est très active, ensuite que cette politique sert plusieurs objectifs. Peut-être sont-ils mal servis, mais cette politique est très plastique : elle doit à la fois veiller à ce que la concurrence soit équitable au sein de l’Union, mais peut aussi être utilisée comme instrument de régulation des GAFA.
Le problème auquel elle fait face est donc le suivant : comment peut-elle à la fois poursuivre son objectif primitif et être adaptée aux nouveaux enjeux (par exemple la concurrence avec les pays extérieurs à l’Union ou la politique industrielle) ?
Le propre de cette politique de concurrence est d’être très forte. C’est d’ailleurs une des politiques originelles de l’Union. Lors de son dernier rapport annuel, Mme Vestager observait que l’on fêtait son 60ème anniversaire. Elle a été conçue dans l’espace du marché commun à six, elle est plus difficile à mettre en œuvre dans une zone à 27 ou 28, plus hétérogène. Mais surtout les enjeux de la concurrence aujourd’hui sont mondiaux, et on est en droit de se demander si les paramètres et les procédures de cette politique y sont adaptés.
Michaela Wiegel (MW) :
La connaissance de la longue histoire de cette politique est en effet nécessaire à sa compréhension. Les Allemands, qui ont toujours fait figure de gardiens du temple la concernant, ont beaucoup évolué, notamment depuis le refus de la fusion Alstom-Siemens, et le ministre de l’économie Peter Altmaier se fait désormais le champion d’une révision de celle-ci. C’est inhabituel puisque jusqu’ici il s’agissait de défendre les fondamentaux de cette politique. Avez-vous l’impression que quelque chose est en train de changer ?
Pierre Sellal :
Oui, pour autant que les propositions conjointement présentées par M. Altmaier et Bruno Le Maire soient vraiment représentatives d’une évolution de la position du gouvernement allemand, ce qui n’est pas certain.
L’Allemagne a en effet été attachée à cette politique depuis ses premiers jours : un respect strict des règles et une application très orthodoxe de celles-ci, aussi objective que possible. Et pendant très longtemps, les Allemands soutenaient qu’il fallait créer l’équivalent européen du Bundeskartellamt (office fédéral de lutte contre les cartels), c’est à dire une agence totalement autonome, qui ne cèderait pas à des pressions politiques. Ils considéraient que la direction de la concurrence se devait d’être aussi protégée que possible des interférences du Conseil ou de la Commission Européenne. C’est d’ailleurs l’une des raisons du désaccord entre MM. Schäuble et Juncker : Juncker voulait que la Commission fasse de la politique, ce qui était hors de question pour Schäuble.
Ce qui est surprenant dans l’affaire Alstom-Siemens, c’est d’avoir entendu le gouvernement allemand exprimer la même ligne que les Français, en appelant Mme Vestager à la responsabilité politique, ou en parlant de faute politique. Dernier avatar de cet évolution : M. Altmaier souscrivant à une vieille proposition française selon laquelle il fallait permettre aux états de contester une décision de la Commission en matière de concurrence. C’est de toute évidence un revirement, mais encore une fois, il n’est pas certain qu’il soit représentatif de la position du gouvernement allemand.
Nicole Gnesotto (NG) revient sur deux points évoqué par PS : le caractère « primitif » (dans les deux sens du mot) de cette politique, et son obsolescence par rapport aux défis concurrentiels du monde d’aujourd’hui. Le problème de son adaptation est donc posé, mais NG ne voit pas qui pourrait le résoudre. Car soit c’est la Commission elle-même qui fait évoluer se propres critères, soit on politise les règles de la concurrence et le Conseil a alors son mot à dire.
Des questions se posent immédiatement : est-ce que le critère doit être le marché intérieur (concurrence libre, loyale et non faussée) ou est-ce désormais au marché mondial qu’il faut faire face ? Ensuite, la libre concurrence est-elle l’objectif absolu ? N’y a-t-il pas des objectifs plus importants que le respect de la règle de la libre concurrence, comme par exemple la protection de l’environnement, ou la Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE) ? Et enfin, un dernier critère est à considérer : la souveraineté stratégique de l’Union Européenne. NG n’a jamais compris pourquoi la notion de préférence européenne était si difficile à admettre par la Commission : n’y a-t-il pas des entreprises européennes qui valent d’être préférées face aux géants chinois et américain ? Qui peut changer cela ?
Pierre Sellal :
Tout d’abord, à propos de la concurrence érigée en objectif primordial (voire absolu). Ce débat a eu lieu en France en 2005 avant le référendum. Une des critiques des opposants au projet de constitution était la suivante : la concurrence libre et non faussée ne saurait figurer parmi les objectifs constitutionnels de l’Union, pour des raisons éthiques, de valeurs. La France s’est battue en ce sens et a obtenu une victoire symbolique (mais sans aucune application concrète) : la concurrence libre et non faussée a disparu de l’article 3. En réalité aucun changement n’a été apporté aux dispositions du traité qui définissent la politique de concurrence. L’épisode a donc été assez typique : la France a engagé un crédit politique considérable pour n’obtenir qu’une victoire symbolique, qui ne change strictement rien à la façon dont les choses se font.
A propos du caractère originel de ces dispositions en matière de concurrence, il faut rappeler que le traité CECA (Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier) de 1951 est fondé sur un principe de concurrence. La solidarité de fait évoquée par Robert Schuman devait reposer sur un accès non discriminatoire des six états fondateurs aux ressources essentielles de l’époque, à savoir le charbon et l’acier. Lorsqu’il s’est agi de rédiger le traité de Rome ensuite, le contexte était celui de la guerre froide, et on a voulu montrer la valeur de l’économie de marché par rapport à l’économie centralisée soviétique. C’est ce qui explique la force de ces propositions d’origine, qui n’existaient pas auparavant dans le droit continental.
Peut-on élargir ces paramètres ? Dans l’affaire Alstom-Siemens, Mme Vestager s’est défendue en arguant qu’elle n’avait fait qu’appliquer les textes. Elle était chargée d’apprécier l’impact d’une telle fusion sur le marché intérieur. Y ajouter une dimension externe aurait supposé une révision du règlement qui encadre sa compétence. Pour ce faire, il faut une proposition de la Commission, mais il faut aussi l’unanimité du Conseil. Or elle est quasiment impossible à obtenir aujourd’hui sur cette question.
Une révision de cette politique est donc possible, mais elle suppose qu’on révise les textes, et ce ne sera pas une mince affaire.
Ce dernier point conforte Jean-Louis Bourlanges (JLB) dans sa conviction : le problème institutionnel fondamental de l’Union Européenne est celui de l’opposition entre unanimité ou majorité qualifiée. Tant qu’il faudra l’unanimité, on n’arrivera à rien.
Dans les problématiques qui ont été évoquées, il y a d’abord le problème de la nature institutionnelle de ce contrôle. Les Allemands voulaient une entité indépendante, tandis que les Français aiment touiller politiquement les décisions juridictionnelles. La direction générale de la concurrence ne fonctionne pas comme les autres. Elle s’apparente à ce qu’on appellerait en France une autorité administrative indépendante (avec un peu de contrôle politique, mais très peu). Les gens de cette direction instruisent de façon relativement indépendante.
La proposition de M. Altmaier est très française, elle en a en tous cas tous les défauts. Elle casse complètement un mécanisme juridictionnel (qui a sa cohérence, comportant une jurisprudence, etc.), ce serait introduire un caractère arbitraire dans le processus, ce qui n’est pas souhaitable. Faut-il casser la filière juridictionnelle ?
Pour JLB, le vrai problème, c’est la lenteur. Les décisions mises en cause par la cour de justice à l’époque de M. Monti sont arrivées des années après les faits, n’étant donc d’aucun effet. Ce qui manque, c’est une exigence de délai dans les décisions.
Une deuxième question de fond. PS a opposé sur les affaires de concurrence la compétence interne à la compétence au niveau mondial. La Commission s’est toujours fondée sur la notion d’espace pertinent. Quel est l’espace pertinent sur lequel doivent jouer les règles de la concurrence ? On aurait pu spontanément penser que cet espace était le territoire de l’Union, mais il n’en est rien. Parfois, c’est un seul état membre, parfois ce n’en est même qu’un morceau. Cette notion est problématique, et une modification du règlement pourrait la concerner : définir la notion d’espace pertinent dans un cadre mondial. Y introduire par exemple des éléments prospectifs (que sera le marché dans dix ans ?) et des éléments géographiques (où est, ou où sera le marché ?). Il y a là deux voies à creuser.
On a entendu dans le débat autour d’Alstom-Siemens les éléments les plus simplistes, Mme Vestager est quelqu’un de très qualifié, elle n’a pas agi comme elle l’a fait juste pour embêter des entreprises, elle a respecté des textes extrêmement contraignants. Ce n’est pas un problème de personnes, mais de doctrine qui est posé ici.
Pierre Sellal souhaite commenter quatre des points soulevés par JLB.
Sur la nature des décisions, d’abord : sont-elles juridiques, ou politiques ? La très grande majorité des entreprises françaises ou européennes ne réclament pas un examen politique des situations, ce dont elles ont besoin c’est de stabilité et de prévisibilité, c’est-à-dire que les règles soient claires, et appliquées strictement. Si chaque décision de fusion ou même de partenariat dépendait d’un jugement politique, elles seraient très inquiètes.
JLB a évoqué les décisions de Mario Monti, censurées par la Cour de Justice. Cette affaire a effectivement laissé un souvenir cuisant à la Commission et c’est l’une des raisons pour lesquelles celle-ci se montre désormais si intransigeante dans l’application des règles.
Quand la Commission est attaquée à propos de décisions du type Alstom-Siemens, elle fait valoir que ces décisions négatives sont rarissimes. Il y a cependant deux limites à cette défense ; la première est que beaucoup d’entreprises renoncent à une opération de concentration précisément à cause de la perspective d’une procédure longue, difficile et possiblement négative ; la seconde est que beaucoup des décisions positives de la Commission s’accompagnent d’obligations pour les entreprises de réduire le champ de leurs concentrations (par des désinvestissements), et il arrive qu’a posteriori, l’opération ne soit finalement pas rentable pour l’entreprise.
A propos de la majorité qualifiée et de l’unanimité, ensuite. Il faut être attentif à l’une des leçons de l’affaire Alstom-Siemens : la très grande majorité des états membres ont appuyé la décision de la Commission. Même l’autorité nationale de la concurrence allemande était d’accord avec la Commission. Cela montre que dans une affaire comme celle-là, une majorité qualifiée n’aurait peut-être pas suffi. Et ce pour une raison assez simple : l’idée que le consommateur Européen puisse consommer au meilleur prix possible est partagée par la plupart des états membres. En revanche l’idée que l’Allemagne et la France devraient se doter d’un champion européen provoque bien moins d’enthousiasme.
Jean-Louis Bourlanges précise son propos : il n’évoquait pas la majorité qualifiée à propos de décisions au coup par coup, mais pour la modification du règlement. La réflexion sur l’espace pertinent a ce caractère de généralité qui peut éviter ce procès contre les « mastodontes » franco-allemands.
Pierre Sellal :
Par rapport à l’espace pertinent. Quel était le débat dans l’affaire Alstom-Siemens ?
La Commission dit : « j’applique le texte, et ce faisant, j’accomplis ma mission : m’assurer que les conditions d’une concurrence loyale sur le marché de la signalisation ferroviaire et des TGV au sein de l’espace européen soient respectées. » Mme Vestager constatait que si la fusion avait lieu, Alstom-Siemens se serait accaparé 95% de ce marché, pénalisant ainsi le consommateur européen.
Qu’avons-nous répondu à cela ? A peu près la chose suivante : « l’enjeu de cette fusion est de permettre à l’industrie européenne de résister à la pression chinoise sur des marchés extra-européens. La compétition sur le marché des trains à grande vitesse est désormais mondiale, et les Chinois ont des capacités de production qui dépassent les nôtres de manière écrasante. Notre meilleure chance est un champion européen. »
Le problème est qu’aucun des textes actuels ne permet à la Commission de s’exprimer sur la légitimité d’un tel raisonnement. Peut-on mettre en balance une position européenne sur les marchés tiers et la situation sur le marché intérieur ? In fine, un équilibre devra toujours être trouvé. L’un des arguments marquants de Mme Vestager était le suivant : « nous n’aurons d’entreprise européenne compétitive sur le marché mondial que si la concurrence et la compétition sont assurées sur le marché européen. » Autrement dit, c’est parce qu’il y a concurrence sur le marché européen que l’innovation et le souci de compétitivité permettent aux entreprises de se mesurer au reste du monde.
On peut certainement arriver à une négociation, qui réviserait le règlement sur la concentration pour obtenir une référence au marché mondial, mais l’application des textes nécessitera toujours un équilibre à trouver, car les intérêts des états membres s’opposent souvent.
Michaela Wiegel confirme qu’en Allemagne, le discours de Peter Altmaier est très attaqué.
Pour la première fois, l’Union Européenne a désigné la Chine comme un concurrent systémique. Cela pose une nouvelle fois la question de l’adaptation de nos règles de concurrence, qui datent d’un contexte de guerre froide. A l’époque, nos concurrents étrangers appliquaient la même économie de marché que nous. Aujourd’hui, la Chine est capitaliste, mais son économie est étatique, ce qui la dote de moyens colossaux. Dans le projet de Nouvelle route de la soie par exemple, beaucoup de pays de l’Union sont engagés. Et le plus souvent, ce sont ces pays qui contestent les idées franco-allemandes. Comment l’Union Européenne va-t-elle répondre à ces nouveaux défis ? Le peut-elle ?
A ce propos, Nicole Gnesotto remarque une naïveté dans les positions de la Commission. S’il y a bien un marché où la concurrence est faussée et n’est pas libre, c’est le marché mondial. L’exemple de Huawei est édifiant : une entreprise d’état, financée par des budgets faramineux, qui devient leader sur le marché mondial de la 5G. Mais il n’y a pas que du côté chinois que le marché est faussé. Les Etats-Unis de Trump remettent profondément en cause le libéralisme économique. Dès lors, comment l’argument de la Commission peut-il consister à dire que la voie de la compétitivité sur le marché mondial est simplement l’excellence ?
Pour Pierre Sellal, c’est en effet l’une des principales faiblesses de la politique actuelle, et il ne s’agit pas d’exonérer la Commission. Le point le plus faible de la décision Alstom-Siemens, c’est le troublant décalage entre ce que la Commission avait dit quelques semaines auparavant, en qualifiant la Chine de concurrent systémique, et l’argument étrange qui figure dans la décision Alstom-Siemens, à savoir : « il n’y aura pas de concurrent chinois sur le marché européen du TGV avant 10 ou 15 ans ». La Commission ne semble pas très douée en ce qui concerne l’anticipation.
C’est toute la difficulté du contrôle des concentrations d’entreprises, par rapport au contrôle des ententes (autre grand chapitre de la politique de concurrence). Quand on examine une entente entre entreprises, on apprécie une situation de fait. Pour ce qui est des concentrations, il s’agit d’anticiper un impact sur le marché, et il y a dans une telle prévision une part beaucoup plus subjective.
Il y a indéniablement de la naïveté de la part de l’Union Européenne à s’imposer des règles dont s’exonèrent ses concurrents. Mais cette naïveté concerne peut-être encore davantage un autre chapitre de la politique de concurrence : le contrôle des interventions publiques. Nous nous imposons des règles en matière d’aides et de subventions d’état à l’industrie que, là encore, les USA et la Chine n’appliquent pas.
Notre vertu est unilatérale, et nous met en position de faiblesse. La seule solution est d’imposer un cadre multilatéral qui permette d’imposer des conditions de concurrence. Étant donné le peu d’attrait pour le multilatéralisme dont font preuve la Chine et les Etats-Unis aujourd’hui, c’est illusoire. A cela, la Commission répond toujours que ce n’est pas en affaiblissant la concurrence sur le marché intérieur qu’on renforce la compétitivité extérieure. L’argument selon lequel la concurrence est le meilleur moteur de l’innovation était sans doute vrai dans un monde statique et borné, il l’est beaucoup moins dans un contexte mondialisé.
Jean-Louis Bourlanges évoque un souvenir datant de la campagne référendaire de 2005. Il avait alors eu un débat avec Henri Emmanuelli, au cours duquel JLB lui avait dit : « si vous êtes contre la concurrence non faussée, alors vous êtes pour la concurrence faussée ». M. Emmanuelli lui avait reproché de jouer sur les mots, mais ce n’était pas le cas. Il en va de même ici.
Par rapport à la réflexion de NG, il faut avoir à l’esprit le décalage historique entre la signature du traité de Rome et la situation actuelle. A l’époque, le grand problème était européen. Le marché mondial se limitait grosso modo aux Etats-Unis, seul le marché intérieur était visé. Les perspectives d’alors étaient largement « cartelisatrices », et le traité de Paris qui a institué la CECA a prôné l’inverse, en faisant jouer la concurrence. Le changement que nous vivons aujourd’hui a tout d’une révolution copernicienne : il faut cesser de se regarder soi et se tourner vers l’extérieur.
Mme Vestager a été portée aux nues avec l’affaire Google, avant d’être très critiquée sur Alstom-Siemens. Comme il y a un blocage au sein de l’Union sur le passage à l’Europe politique, on s’aperçoit que bon nombre d’institutions prévues pour autre chose permettent à la politique de passer un pied dans la porte. Ainsi la Banque Centrale, à propos de laquelle les Allemands ont bataillé bec et ongles pendant 20 ans pour qu’elle ne fasse pas un travail de Banque Centrale (en prêtant en dernière instance par exemple). Elle a fini par le faire, et on s’est aperçu ces dix dernières années qu’elle menait la politique des états, se posant en grande régulatrice de la croissance et de la relance. Par les fluctuations de ses taux d’intérêts, elle s’est substituée à bon nombre de politiques budgétaires nationales.
C’est ce qu’on a retrouvé avec Mme Vestager et l’affaire irlandaise : fiscalement, on ne peut rien contre Google, à cause de la règle d’unanimité. Mais on rattrape l’entreprise par le biais des lois sur la concurrence.
Pierre Sellal :
On peut en effet faire de la politique avec des instruments qui n’ont pas été conçus pour cela, à condition de ne pas le proclamer.
A propos du concept de « champion européen », PS se remémore une conversation avec Mario Monti, quand celui-ci était Commissaire à la concurrence, juste après la décision sur Microsoft. Pour rappel, Microsoft abusait de sa position dominante en imposant ses logiciels aux ordinateurs, et l’amende imposée était un record à l’époque (497,5 millions d’euros en 2004).
PS disait alors à Mario Monti : « vous savez, la France a changé, on ne parle plus de champion national, l’objectif est désormais de faire des champions européens, et nous souhaitons votre participation dans la réalisation de cette ambition. » Ce à quoi M. Monti avait répondu : « jamais. Ne comptez pas sur moi. Voici pourquoi. Si j’ai pu prendre cette décision à propos de Microsoft, et si les Américains l’ont accepté, c’est parce qu’ils ne peuvent pas me soupçonner de chercher à bâtir des champions européens. Je défends les règles de concurrence, qu’elles s’appliquent à des sociétés européennes ou non ».
Cette conversation est très révélatrice de l’état d’esprit de cette Commission et de cette politique. Mario Monti, bien que très brillant (c’est d’ailleurs le cas de tous les Commissaires), est néanmoins quelqu’un d’assez dogmatique.
Michaela Wiegel souhaite revenir au débat politique ouvert par JLB, et y ajouter quelques critiques sur l’Allemagne. Un des facteurs majeurs de blocage aujourd’hui est que l’Allemagne se satisfait parfaitement du système actuel, qui lui est extrêmement profitable. Mais les limites de ce système se font fortement sentir, on le voit par exemple avec la reprise par les Chinois de l’entreprise Kuka (qui fabrique des robots). Le terme de souveraineté économique a ainsi fait une entrée spectaculaire dans le débat public en Allemagne. Comment considérez-vous le rôle de l’Allemagne dans cette politique de concurrence en Europe ?
Pierre Sellal :
On connaît le fond un peu dogmatique de l’Allemagne sur ces sujets. Il s’accompagne tout de même d’un grand pragmatisme au cas par cas.
Par exemple, dans le secteur de l’énergie. En Allemagne, celui-ci était assez vulnérable aux remontrances de la Commission en matière de concurrence, avec le renoncement au nucléaire. Quel est le coeur de la stratégie allemande en ce qui concerne la sortie du nucléaire ? Gagner les élections, certes, mais il s’agissait aussi de faire en sorte que l’industrie allemande n’en souffre pas. Depuis plusieurs années, c’est le consommateur Allemand qui supporte le coût du renoncement au nucléaire. Pour permettre à cette industrie Allemande d’être compétitive, le consommateur Allemand paie son électricité deux fois plus cher que le consommateur Français. Cette situation aurait pu donner lieu à une critique de la part de la Commission. Cela n’a pas été le cas, et les Allemands se sont montrés très actifs dans l’Union pour qu’il en soit ainsi.
Jean-Louis Bourlanges remarque une différence de mentalité notable entre le peuple Allemand et les Français. Le renoncement au nucléaire a coûté très cher aux Allemands, ils l’ont accepté sans broncher. En France, on a eu les Gilets Jaunes pour moins que ça.
Pierre Sellal :
JLB évoquait certaines décisions récentes de Mme Vestager en matière de fiscalité. Il faut bien comprendre de quoi il s’agit techniquement. La Commission a considéré que la situation était anormale : une entreprise multinationale ne payait pas l’impôt qu’elle devait normalement payer dans le pays où elle avait son siège.
Dans la première affaire du genre (qui concernait Amazon au Luxembourg), le Luxembourg avait accordé un traitement de faveur à l’entreprise, qui ne payait que le quart de ce qu’elle aurait dû. On pouvait donc considérer qu’Amazon recevait une aide d’état. C’est la même chose pour Apple en Irlande : la Commission a considéré que l’Irlande a fait bénéficier Apple d’un avantage fiscal cumulé de 13 milliards d’euros. La Commission a donc demandé à Apple de payer cette somme au gouvernement irlandais (même si le gouvernement irlandais n’avait quant à lui aucune intention de recouvrer cette créance).
Comme le faisait remarquer JLB, c’est intéressant d’un point de vue institutionnel. Faute de parvenir à des harmonisations fiscales au niveau politique, on utilise ce biais de la concurrence pour rattraper ces entreprises par la bande. Pour ce qui est de Google, au titre de la concurrence pure, trois décisions très spectaculaires ont été prises récemment. 2017 : 2, 4 milliards d’euros d’amende ; 2018 : 4,3 millards ; et en 2019 : 1,5 milliard.
Nicole Gnesotto :
Ces 13 milliards réclamés à Apple montrent malgré tout la schizophrénie de l’Union Européenne quant aux règles de concurrence. D’un côté nous avons la rigueur et l’extrême précision de la Commissaire pour faire respecter les règles, et de l’autre, nous avons la débandade la plus complète des états membres à propos du dumping fiscal qu’ils organisent vis-à-vis des entreprises étrangères.
Cela détruit la légitimité du travail de la Commission, Mme Vestager devrait faire état de cette situation. Si, comme le dit JLB, la Commission est un outil politique, la Commissaire devrait faire de grands discours incitant les états membres à se mettre d’accord sur un régime fiscal commun.
NG souhaite aborder un autre domaine, tout nouveau pour la Commission, et peut-être prometteur : l’armement. Il n’y a ici pas de consommateurs, ou dumoins il n’y en a que 27, à savoir les états. La Commission a pris l’initiative de la création d’un fonds européen de défense, pour aider l’industrie européenne de l’armement à exister face à la concurrence mondiale ; 13 milliards d’euros ont été prévus. Ce qui est très inquiétant, c’est si la Commission (qui veut gérer ce fonds elle-même et ne pas le laisser aux états) impose des règles de concurrence dans ce marché qui n’en connaît pas. Comment peut-on « contrôler le contrôle » de la Commission en matière d’armement ?
Pierre Sellal remarque que, dans sa première remarque, NG a touché du doigt une des faiblesses de la politique de concurrence : elle n’embrasse pas tous les paramètres. A quoi bon avoir des procédures extraordinairement précises, voire tatillonnes, pour assurer la concurrence entre états membres, si l’on fait l’impasse sur la fiscalité, les conditions de rémunération ou les inégalités (géographiques ou autres) ?
Sur la défense et l’armement, pour finir. Ce sont effectivement des marchés totalement spécifiques : un client unique, avec des produits conçus sur mesure. L’application des règles classiques n’a donc pas de sens. Il y a cependant une schizophrénie française, et plus généralement des milieux de la défense, qui souhaiteraient que l’Europe s’intéresse davantage à ces sujets, y consacre plus de moyens, mais que d’un autre côté on n’y applique aucune règle de l’Union. Il faut choisir. Si nous voulons vraiment que l’Union Européenne s’occupe de l’industrie de l’armement, il va falloir accepter l’application d’au moins une partie des règles de concurrence et de non discrimination. Si ce n’est pas ce que nous voulons, alors il faut laisser l’armement en dehors du traité.