Thématique : L’Allemagne vue de France et la France vue d’Allemagne, avec Matthias Fekl / n°98

Introduction

Matthias Fekl, vous êtes normalien et énarque, vous avez été haut fonctionnaire, député, secrétaire d’État chargé du commerce extérieur, de la Promotion du tourisme et des Français de l’étranger et ministre de l’intérieur. Vous êtes aujourd’hui avocat. Si c’était notre sujet, je rappellerai que vous aviez proposé à François Hollande une réforme audacieuse de nos institutions, mais je vais me contenter de rappeler que vous êtes né en Allemagne d'un père allemand et d'une mère française tous deux professeur et chacun d’eux enseignant la langue de l’autre. Vous possédez les deux nationalités française et allemande, vous avez fréquenté les établissements d’enseignement des deux pays et vous êtes bilingue. Nous souhaitons aujourd’hui nous pencher avec vous sur la question des relations franco-allemandes et de leur évolution récente. Le 2 mai, Paris et Berlin annonçaient « 5 à 6 milliards d’euros » d’investissements pour leur projet de consortium européen de batteries de voitures électriques surnommé l'« Airbus des batteries ». Bruxelles a alors donné son accord de principe, jugeant urgent de combler le retard de l’Europe face à la Chine. Plus tôt dans l’année, le 25 mars, l'assemblée parlementaire franco-allemande, composée de 50 députés de chacun des deux pays, tenait sa session inaugurale à Paris au Palais Bourbon. Sur les plans économique et politique, l’unité franco-allemande s’affiche des deux côtés du Rhin renforcée par des images fortes comme celle prises lors de la signature du traité d’Aix-la-Chapelle le 22 janvier dernier. Malgré cela, le couple Macron-Merkel bat de l’aile sur le Brexit, l’ouverture de négociations commerciales entre les États-Unis et l’Europe et sur la question sensible d’un éventuel échange de territoires entre le Kosovo et la Serbie pour laquelle ils se sont rencontrés ce 29 avril lors d’un sommet à Berlin. La réaction d’Annegret Kramp‐ Karrenbauer dite AKK, nouvelle dirigeante de la CDU, à la lettre d’Emmanuel Macron « pour une Renaissance européenne » a fortement attisé les tensions alors qu’Angela Merkel a d’ores et déjà annoncé qu’elle quitterait la vie politique en 2021. ​​Matthias Fekl, au-delà de ces événements particuliers, comment décririez-vous la perception des uns par les autres et sa récente évolution ?

Kontildondit ?

Matthias Fekl (MF):
Malgré des décennies de rapprochement, clichés et ces a priori restent vivaces. Ce qui est frappant d’un point de vue politique aujourd’hui, c’est qu’au delà des grandes célébrations qui rappellent que l’Europe a apporté la paix, on constate surtout un manque de compréhension et de confiance entre les deux pays. Côté français, on se dit que les Allemands ne répondent pas à nos propositions ambitieuses : Mme Merkel met des mois répondre, quant à son probable successeur, AKK, elle ferme tout simplement la porte. Et du côté allemand, une partie de l’opinion s’agace de voir la France lui faire la leçon, seule dans son coin et incapable de régler sa crise interne.
Voilà pour le constat. Les plus belles pages de la relation franco-allemande ont été écrites lorsque la confiance a pu être instaurée avant les propositions. Quand on a pris le temps de se parler au plus haut niveau, et tranquillement, comme ont pu le faire Giscard et Schmidt par exemple, ou Kohl et Mitterrand, afin de savoir jusqu’où on pouvait proposer sans mettre son partenaire en difficulté. Aujourd’hui, avec la question du siège au conseil de sécurité des Nations-Unies par exemple, personne en Allemagne ne pense sérieusement qu’il va y avoir une mutualisation. C’est simplement une façon pour les Allemands de faire passer le message suivant : « chers Français, vous nous proposez des choses dont vous savez pertinemment qu’elles sont inacceptables pour nous, nous vous rendons la pareille ». Cette situation déplorable nuit beaucoup à l’Europe, qui a plus que jamais besoin d’un couple franco-allemand uni.

Michaela Wiegel (MW) partage cet avis : le manque de confiance est flagrant entre les deux pays. La lettre d’AKK sonnait vraiment comme une provocation, elle n’a absolument pas fait mention de son expérience de dirigeante de la Sarre, où elle a beaucoup travaillé avec la France, et même imposé l’apprentissage du français, ce qui a été très contesté.
Au sein de la CDU, l’agacement envers le président Français est visible. Ce dernier est toujours en train de proposer, de suggérer, d’exprimer son impatience ... Il y avait une volonté de le remettre un peu durement en place. MW constate le même phénomène au sein de la SPD : Olaf Scholz ne s’identifie absolument pas avec le traité de grande coalition de son prédécesseur Martin Schulz, et ne fait rien pour sa mise en œuvre. L’agacement envers Macron est palpable là aussi.
Ne vivons-nous pas la fin de la relation franco-allemande traditionnelle, c’est à dire celle qui fonctionnait quand l’Union Européenne consistait en des membres homogènes, où les opposants étaient faciles à singulariser (comme le Royaume-Uni souvent), et où le couple germano-français pouvait être moteur ? Il semble que ce système soit aujourd’hui complètement dysfonctionnel.

Matthias Fekl approuve et prolonge le constat de MW : il y a une divergence quant aux intérêts de court terme, alors qu’à long terme, ils se rejoignent. A court terme, quand vous regardez l’évolution des économies des deux pays, l’Allemagne est tournée vers l’est : l’Europe de l’Est, mais aussi l’Asie. Sur les 200 milliards d’Euros d’excédent commercial du pays depuis 15 ans, les parts européennes et françaises n’ont cessé de se réduire. Cela conduit l’Allemagne à être timorée sur les propositions françaises d’affirmation de la souveraineté, de défense et de réciprocité commerciale. L’Allemagne se dit qu’elle a davantage à y perdre qu’à y gagner.
Sur les grands défis de demain en revanche, comment préserver nos grandes libertés avec les extrêmes qui progressent et les GAFAM dont l’influence ne cesse de croître ? Comment s’affirmer face à la montée en puissance de la Chine, et à des Etats-Unis de plus en plus lointains en termes de valeurs ? Sur ces sujets, France et Allemagne devraient être alignés. C’est d’ailleurs sur ces sujets qu’on attend les politiciens : ils se doivent de trouver des accords sur ces questions, et des agendas de moyen et long terme. Quel doit être le projet européen et comment voulons-nous le porter dans le monde ? C’est là-dessus que le débat achoppe aujourd’hui.

Nicole Gnesotto (NG) :
MF a évoqué de la méfiance entre les deux pays, MW a parlé d’agacement, pour NG cela va plus loin : il y a depuis plus de six mois une agressivité de l’Allemagne envers la France. Dès novembre, le vice-chancelier ministre des finances Olaf Schulz a demandé un siège européen au conseil de sécurité des Nations-Unies (avant AKK), puis Mme Merkel s’est montrée très ambiguë sur cette question, ensuite AKK a répondu de façon très aggressive à la lettre du président Français, a réclamé un porte-avions européen, qu’on ôte le Parlement Européen de Strasbourg ... NG y voit une indéniable agressivité contre les symboles de la puissance française (plus que contre la France elle-même). C’est une façon de contester la légitimité de la puissance française. Et bien évidemment, la réponse française est agressive elle aussi. Emmanuel Macron a déclaré il y a peu que le modèle allemand était à bout de souffle, ce qui est étonnant venant d’un président.
Pourquoi cette agressivité allemande ? Et comment en sortir ? Si le couple moteur devient un couple ennemi, comment construire l’Europe ? Et avons-nous encore l’Europe en commun ? Il est clair que la France a un projet pour l’Europe, le président ne cesse de l’évoquer ; mais les Allemands ne semblent pas en avoir, en tous cas pas la CDU. Il semble même que les Allemands deviennent les nouveaux Britanniques : ils veulent un marché qui fonctionne, et pas davantage. C’en est fini des ambitions politiques.

Matthias Fekl reconnaît que l’agressivité est là. Elle existe aussi du côté français. Après le traité d’Aix-la-Chapelle, l’importance des délires complotistes était tout à fait édifiante. Et ils venaient de personnalités de poids de la vie politique française. On jouait alors sur les pires fantasmes germanophobes, ce moment a été vraiment pénible.
Il y a un problème de méthode. Le discours de la Sorbonne comportait de nombreux points intéressants sur le fond, (d’ailleurs plus en continuité avec la ligne française historique que ce qu’on a pu entendre à son propos) mais il n’aurait pas pu tomber à un pire moment pour les Allemands : ils étaient alors en plein calendrier électoral et n’étaient pas en mesure de répondre. On s’agacerait à moins. Les Allemands aussi proposent des choses que nous serions bien avisés d’écouter : le ministre de l’économie Peter Altmaier a une stratégie nationale et européenne pour l’industrie, fait des propositions qui auraient été impensables en Allemagne il y quelques mois. Le ministre allemand des affaires étrangères, Heiko Maas, fait quant à lui des propositions sur l’extraterritorialité du droit américain par exemple, qui sont assez proches de ce que la France envisage depuis des années. Il faut donc pouvoir s’appuyer sur ces acteurs là, mais aussi recréer la confiance. C’est à dire se parler continuellement, y compris hors caméra, évaluer les complémentarités : l’Allemagne serait par exemple totalement démunie en matière de lutte antiterroriste sans le renseignement français et l’armée française. Il faut faire le diagnostic de ce qui a échoué et de ce qui fonctionne. Ce n’est que là-dessus qu’on pourra bâtir. Pas en n’ayant que des stratégies et des calendriers qui restent à chaque fois nationaux, et se réfèrent sur chacun des grands sujets aux vies politiques internes de chaque pays.

François Bujon de l’Estang (FBE) :
On a tendance à toujours personnaliser la relation franco-allemande, et c’est vrai que des facteurs personnels jouent un rôle. Ici, nous avons un président de République Française qui a fait campagne sur l’Europe, et avait aux yeux des Allemands le profil du gendre idéal, mais qui aujourd’hui fait des déclarations dans lesquelles il dénonce les surplus allemands faits aux dépens des autres.
Ce facteur personnel n’est pas à sous-estimer. Jacques Julliard dans une interview récente se réjouissait que l’Europe allait prochainement se voir débarrassée de deux boulets : le Royaume-Uni, et Mme Merkel. Elle est selon lui, de tous les chanceliers allemands depuis les débuts de la République fédérale, celle qui a été le moins à l’initiative sur l’Europe. Une chancelière de l’unité allemande, et non de l’unité européenne. Il ne parvient pas à citer une avancée européenne venant d’elle. Pour être tout à fait rigoureux, M. Julliard aurait aussi dû citer la France comme troisième boulet, incapable d’effectuer les réformes structurelles dont elle a besoin. FBE se demande comment MF réagit à de tels jugements sur Mme Merkel. Certes, les propositions d’Emmanuel Macron sont tombées à de mauvais moments, mais elles se sont aussi heurtées à une chancelière qui n’a pas très envie d’avancer.

Matthias Fekl n’est pas pro-Merkel, mais il trouve un peu facile de faire porter à la chancelière le chapeau de tous les échecs. Elle incarne ce qu’est l’Allemagne aujourd’hui : une génération au pouvoir qui n’a pas connu la guerre, et pour qui l’Europe comme réponse à la barbarie nazie est quelque chose de moins présent. Elle est issue d’Allemagne de l’est, pour qui l’Union Européenne a longtemps été au mieux quelque chose d’abstrait, au pire une entité qui les a laissés tomber, oubliés derrière le rideau de fer.
Il est cependant vrai qu’elle a en permanence promu le plus petit possible dénominateur commun de l’Union Européenne, et que ce n’est pas comme ça que les choses avanceront. L’Allemagne le paiera sans doute à long terme, car elle a intérêt à avoir un ancrage européen, que ce soit économiquement, ou en termes de valeurs ou de stabilité.
La décision la plus forte devant l’Histoire que la chancelière a prise a été l’accueil des réfugiés. Elle a sauvé l’honneur de l’Union Européenne par ce geste. Mais elle l’a fait seule, sans se concerter avec personne. Alors que typiquement les effets s’en ressentent aujourd’hui dans toute l’Union. Il y a incontestablement une difficulté à ce que Mme Merkel ancre ses décisions dans l’espace européen.
Il y en cependant aussi une autre : la France fait exactement la même chose. Quand nous faisons notre transition énergétique par exemple, nous n’y associons pas les Allemands. Aucune grande décision n’est prise en commun, même à propos de problèmes transfrontaliers.

Michaela Wiegel a directement posé la question de la relation franco-allemande au président Macron lors de la conférence de presse qu’ont évoqué NG et FBE. Il a répondu de manière surprenante, en critiquant le modèle de croissance allemand. MW s’interroge : ne sommes-nous pas entrés dans une nouvelle phase, où le président Français va vers une confrontation des idées ? On l’a vu au sommet de Sibiu en Roumanie, pendant lequel M. Macron s’est associé à 7 autres états membres pour prendre l’initiative sur la politique climatique, en singularisant Mme Merkel, qui y a perdu sa réputation de « chancelière du climat ». N’est-on pas passé à une forme de name and shame ?

Matthias Fekl :
Il y a eu une erreur d’analyse après que Macron a été élu en 2017. Elle a consisté à dire : « on va faire des réformes internes qui rassureront les Allemands, et forts de cette nouvelle confiance, on avancera sur les dossiers européens ». Cela n’a pas fonctionné. La situation interne française, comme tout le monde a pu le constater, est très compliquée, elle suscite d’ailleurs beaucoup d’interrogations en Europe. Et le passage à l’intégration européenne est un échec sur absolument toutes les propositions pour le moment. La France est isolée sur à peu près tous les grands sujets. En ce qui concerne les élections européennes, il faut analyser les discours en fonction des politiques électorales internes évidemment.
MF est convaincu qu’un des grands enjeux du moteur franco-allemand est de faire de l’Europe le premier continent écologique au monde. En faisant de l’impératif écologique quelque chose de transverse à toutes les politiques. En 2016, MF avait déjà préconisé que l’Europe ferme toute négociation commerciale avec les états ne respectant pas les accords de Paris. Cela a été repris depuis, et c’est comme ça qu’on agit, qu’on établit des priorités. Voilà une ambition pour l’Europe, d’opérer avec un nouveau modèle de croissance et de développement. Il n’est pas certain que la France et l’Allemagne y réussissent ; ce qui est certain en revanche, c’est que ce n’est pas en se stigmatisant, en se montrant du doigt, et en mettant l’autre en difficulté à chaque sommet qu’on va avancer, c’est la paralysie assurée de l’Union.

Philippe Meyer (PM) est de la génération qui a vu se créer l’Office Franco-Allemand pour la Jeunesse (l’OFAJ), celle où beaucoup de parents tenaient à ce que leurs enfants apprennent l’allemand, afin que les deux pays se connaissent et se rapprochent. Aujourd’hui, moins de Français apprennent l’allemand, et moins d’Allemands apprennent le français. Beaucoup de touristes Allemands visitent la France, l’inverse est moins vraie. Au delà des traités et de la partie institutionnelle, et au delà de la vision globale que vos postes vous ont conféré, comment voyez-vous cette relation franco-allemande à une échelle plus modeste et personnelle ?

Matthias Fekl :
Le franco-allemand, c’est d’abord un mariage de raison. Avec l’idée que si on ne se rapproche pas, on va finir par se combattre à nouveau, ce qui est impensable après 1945. C’était l’idée d’origine, qui a été complétée par un volontarisme très fort, car les deux pays ne sont pas spontanément tournés l’un vers l’autre. Culturellement, la France regarde davantage vers le sud (Espagne, Italie et Maghreb) tandis que l’Allemagne est tournée vers le nord et l’est. L’OFAJ est l’exemple type de ce volontarisme.
D’une certaine façon, tout ce travail est à refaire. Ce qui manque cruellement aujourd’hui, c’est la relation entre les « sociétés civiles » française et allemande. Les économies sont relativement intégrées, mais du côté des échanges culturels, on n’en est pas là. Le jeune cinéma allemand par exemple produit des films remarquables, et largement ignorés ici. Il faut renforcer tous ces échanges, en étendant par exemple Erasmus, bien au-delà des étudiants : aux apprentis, à ceux qui sortent tôt du système scolaire. Les jeunes de toute l’Europe doivent avoir des « preuves » d’Europe. Là aussi, la France et l’Allemagne pourraient être à l’initiative d’un tel projet, en le commençant entre les deux pays, avant de l’étendre au reste de l’Union. L’Union Européenne pourrait être un vecteur concret d’émancipation pour les jeunes, qui pourraient par exemple passer plusieurs mois dans le pays de l’autre. Si on reste dans une perspective budgétaire, on ne risque pas d’intéresser grand monde à l’Europe.

Nicole Gnesotto ne comprend pas pourquoi on est réticent à parler de crise dans le couple franco-allemand : rien de plus normal qu’une crise dans un couple, après tout. Quand on regarde l’histoire de la relation franco-allemande, on ne voit qu’un seul moment où les deux intérêts nationaux ont coïncidé avec la nécessité de renforcer l’Europe : la période 1989-1991 de réunification de l’Allemagne. Ce fut la lune de miel franco-allemande, et l’Europe a alors beaucoup avancé : le traité de Maastricht, etc. Avant cela, la relation était totalement déséquilibrée au bénéfice de la France, et depuis le déséquilibre est revenu, mais il s’est inversé : c’est à présent la France qui est demandeuse. La France a indéniablement besoin de l’Allemagne pour faire avancer ses projets européens, mais l’Allemagne donne l’impression que la réciproque n’est pas vraie. L’Allemagne a besoin du marché européen, mais pas de l’Europe. La position que Mme Merkel a prise à propos du Brexit, en acceptant éventuellement d’accorder un an de sursis aux Britanniques, est symptomatique : elle n’aurait pas fait cela si elle avait une once d’ambition politique pour l’Europe.

Matthias Fekl :
On entre là dans la distinction entre court terme et long terme. L’analyse de NG est tout à fait vraie à court terme, mais à moyen et long terme, l’Allemagne a absolument besoin que les valeurs européennes persistent. MF se rappelle avoir déjà dit à Wolfgang Schaüble en 2014, la chose suivante : il y a un intérêt absolu pour nos deux pays à combattre ensemble les extrêmes. Le cas de l’extrême-droite est très préoccupant. Il y a quelques années encore, il était complètement inimaginable qu’un parti à moitié néo-nazi entre au parlement (une des personnalités de ce parti s’est fait récemment photographier devant des posters d’Hitler, sans se faire exclure). Ce n’est plus le cas. La montée des actes antisémites dans nos deux pays et le reste de l’Europe est elle aussi effarante. Il s’agit là de défis communs et essentiels. C’est sur ces valeurs supérieures qu’il nous faut axer l’Europe, et non sur tel ou tel détail économique.

François Bujon de l’Estang :
D’autres éléments politiques jouent. L’évolution de la relation avec les USA notamment, qui se détournent ostensiblement de l’Europe sur un plan stratégique. Or dans le projet européen conçu par l’Allemagne, la protection américaine est essentielle. Le projet européen a évolué. La relation franco-allemande s’est d’abord bâtie dans l’idée de rendre impossible une nouvelle guerre entre ces deux pays. Mais ensuite, n’y a-t-il pas eu un gigantesque malentendu, une fois créé le marché commun ? Il semble que France et Allemagne aient chacune développé un projet particulier, n’ayant rien à voir avec celui de sa voisine. Côté français, on était sur une perspective gaullienne : une Europe puissante, en mesure de s’affranchir des Etats-Unis. Pour l’Allemagne au contraire, il s’est agi de développer un marché dont, comme nous l’a dit NG, Angela Merkel se satisfait aujourd’hui. L’Allemagne est en train de transformer l’Union Européenne en une grande Suisse : pacifiste, prospère, libérale, tandis que la France continue à nourrir son fantasme d’une Europe-puissance.
Et voilà qu’aujourd’hui M. Trump nous dit qu’il se fiche de l’Europe, et qu’elle n’a qu’à se débrouiller toute seule. La parapluie américain, sous lequel l’Allemagne a pu s’endormir confortablement, est en train de se fermer. En quoi ceci change-t-il la donne ?

Matthias Fekl :
Dans l’histoire européenne et franco-allemande, il y a sans doute quelques malentendus fondateurs. Certains sont si radicaux qu’ils consistent presque en des imaginaires différents entre les deux pays. Ils conduisent aujourd’hui à des blocages. En France, il y a presque une nostalgie impériale. Comment remplacer l’empire perdu par une nouvelle entité, pour rayonner dans le monde ? En Allemagne c’est tout le contraire : il s’agit de porter au niveau européen l’idée de patriotisme constitutionnel chère à Habermas. On retrouve dans les textes, discours, déclarations, etc. une forme de fierté et de dignité, comme pour corriger la barbarie nazie. C’est l’un de ces malentendus fondateurs, et il a longtemps permis de progresser, adossé sur l’imbrication de nos économies.
Il y en a un autre, qui se révèle dans l’anecdote suivante. Elle est racontée par le petit-fils d’Adenauer, prénommé lui aussi Konrad. C’est l’histoire de la première fois où son grand-père vient à la Boisserie (la propriété de De Gaulle à Colombey-les-Deux-Eglises) pour déjeuner avec le général. Et apparemment, Mme De Gaulle n’était pas ravie de recevoir des invités ce dimanche-là. Pour manifester cette mauvaise humeur, elle ne fait pas servir le déjeuner dans la vaisselle d’apparat, mais dans un service plus simple. La chancelier Adenauer a conclu du service ordinaire qu’il était reçu non en chef de gouvernement, mais en ami de la famille, et ce fut le début d’une relation fructueuse.

Philippe Meyer remarque qu’en dehors du charme de l’anecdote, on peut mesurer dans cette petite histoire la distance des rapports personnels entre chefs d’état. Si on essayait de transposer cette anecdote aujourd’hui, on serait bien en peine d’imaginer Emmanuel Macron recevant la chancelière chez lui, pas plus qu’on n’imagine Angela Merkel dans un cadre aussi informel, vaisselle ordinaire ou pas.

Michaela Wiegel :
Cela nous ramène à cette question, qui va bien au-delà du politique : que fait-on pour s’entendre mieux ? L’apprentissage des langues est à ce titre très important. MW a l’espoir que ce fonds citoyen mis en place par ce traité d’Aix-la-Chapelle va amener de plus en plus de gens à échanger dans des domaines que l’OFAJ ne couvrait pas jusqu’à présent. Ne faut-il pas aussi une initiative concomitante au niveau de l’école ? Cette idée que l’allemand était la langue enseignée seulement aux meilleurs élèves a fait beaucoup de mal, il y a désormais un déficit de l’offre : il vaut mieux habiter en Alsace qu’à Montpellier si on souhaite apprendre cette langue aujourd’hui. En Allemagne la situation n’est guère plus satisfaisante, on n’y enseigne plus du tout le français dans certains territoires.

Philippe Meyer :
Il y a aussi une chaîne franco-allemande, Arte. Son premier président, un Français, est resté dix ans à sa tête sans apprendre un mot d’allemand. Le premier président Allemand, qui ne parlait pas français quand il a été nommé, a de son côté appris le français. N’est-ce pas révélateur ? Un article publié dans la revue le débat expliquait que les chaînes allemandes achetaient des lots d’émission, et que dans ces lots se trouvaient quelques programmes très prisés, mais aussi des émissions qui ne faisaient pas envie. Les chaînes des Länder achetaient ces lots, se gardaient les films à succès, et refilaient à Arte les documentaires ennuyeux. Cet article est ancien, il n’est pas sûr que cela se se passe toujours ainsi aujourd’hui, mais là aussi, c’est révélateur.

Matthias Fekl confesse qu’il regarde peu la télévision, mais remarque tout de même que l’audience d’Arte a beaucoup progressé, et qu’elle est passée d’une chaîne de niche à la réputation élitiste à une audience plus populaire.
Sur les deux questions précédentes ; pour apporter des preuves d’Europe, il faut partir à la fois du terrain, et du plan géopolitique. C’est en articulant ces deux plans qu’on avancera. Sur le terrain, il faut ancrer l’Europe et le franco-allemand dans les cœurs, et cela suppose l’apprentissage de langues, les échanges, etc. Mais c’est faisable. Et si on ne le fait pas, l’Europe restera quelque chose d’au mieux, lointain, au pire, menaçant.
Le plan géostratégique et géopolitique est fondamental lui aussi, que ce soit le problème des écoutes (jusqu’au téléphone portable de la chancelière) ou tout simplement l’attitude générale de Donald Trump. La léthargie allemande a été secouée de force ces derniers temps sur ces sujets. MF déplore par exemple que Mme Merkel et M. Macron aient tous deux fait des visites officielles aux USA à quelques jours d’intervalle, alors qu’ils auraient pu y aller ensemble. Cela n’avait jamais été fait, aurait envoyé un signal très fort et très clair politiquement, psychologiquement. On aurait pu avoir là cette image de l’Europe qui protège. C’est navrant de manquer des occasions pareilles.

François Bujon de l’Estang :
Cela n’a effectivement jamais été fait, et d’une manière générale, les initiatives franco-allemandes lorsqu’elles sont prises aux Etats-Unis laissent toujours les Américains stupéfaits. Lorsqu’il était ambassadeur, FBE et son homologue Allemand faisaient des visites ensemble au gouverneur de Californie qui laissaient ce dernier pantois. Ou à la commission des forces armées ou des affaires étrangères du Sénat, pour faire des dépositions franco-allemandes. Cette idée du tandem franco-allemand n’a pas traversé l’Atlantique. Ils se font là-bas une idée très générale de l’Europe, dans laquelle il y a la France et l’Allemagne mais pas un tandem. Il ne faut pas oublier que peu avant de quitter ses fonctions, le président Obama a passé le relais de la défense du lien transatlantique à Mme Merkel, et non au couple franco-allemand.
Sur la défense européenne, c’est un vieux cheval de bataille qui n’a jamais vraiment donné grand chose, mais il revient à l’ordre du jour. C’est pourquoi FBE aimerait entendre MF sur les conséquences du Brexit sur les malentendus franco-allemands, car notre partenaire traditionnel en matière de défense a toujours été le Royaume-Uni. Au conseil européen de mai dernier, Mme Merkel a cajolé Mme May de façon presque surjouée, tandis que M. Macron exprimait son impatience à en finir avec ce Brexit. Veut-on (et va-t-on) continuer avec ces délais côté germanique ? Quelles conséquences cela va-t-il avoir sur les projets franco-allemands en matière de défense ?

Matthias Fekl :
La position franco-allemande a tenu très longtemps sur le Brexit, quasiment jusqu’au bout. La France craignait que les Britanniques, négociateurs redoutables, ne réussisse à diviser les Européens, et ça n’a pas été le cas jusqu’à très récemment. Il est vrai cependant que la position qui consiste à vouloir garder le Royaume-Uni plus longtemps est intenable. Il faut cependant veiller à garder de bons rapports avec le Royaume-Uni, qui est l’un de nos rares excédents commerciaux. Nous n’avons pas intérêt à soudain traiter le Royaume-Uni comme s’il était un nouvel adversaire, mais il faut qu’il sorte.
Quant aux sujets de défense, ils ne sont pas communautaires, mais classiquement bilatéraux et nous travaillons de près avec les services de renseignement britanniques sur les question de défense et de contre-terrorisme. Sans les Britanniques, notre sécurité et celle de l’Europe ne saurait être assurée de manière satisfaisante.

Nicole Gnesotto remarque que MF confirme sans complètement l’admettre que sur le Brexit, Mme Merkel s’est complètement dissociée de la position française. A propos des Américains, FBE disait précédemment que Trump est un président anti-européen. NG va plus loin : pour elle, Trump est le premier président des Etats-Unis anti-Allemands. Il fait montre d’une agressivité à peine voilée envers l’Allemagne, et jusqu’à très récemment, l’Allemagne lui tenait tête avec la France. Depuis peu, Mme Merkel est dans une attitude de compromission et de conciliation : elle veut hâter les négociations transatlantiques et elle refuse de taxer les GAFAM pour ne pas faire subir à l’industrie automobile allemande le protectionnisme américain. On a le sentiment que sur le Brexit et sur les Américains, les Allemands « jouent perso ».

Pour Michaela Wiegel, la chancelière est davantage l’otage de l’industrie automobile allemande que désireuse de compromis avec Donald Trump.

Matthias Fekl corrige un malentendu : il est d’accord avec NG. Et il regrette la situation qu’elle a décrite. Les intérêts de court terme (les exportations automobiles, le machinisme) l’emportent sur les intérêts à long terme : une Europe forte, capable de résister et de s’affirmer ; capable d’être face aux USA et à l’Asie à la hauteur de ce qu’elle est, c’est à dire la première entité économique au monde, et un continent doté d’une civilisation, d’une histoire et d’un modèle social uniques au monde. C’est le rôle de nos deux pays, et des considérations de court terme, si légitimes et pressantes soient-elles, ne devraient jamais pouvoir effacer cela.

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