Face à la haine antisémite ; Syrie : les casse-tête de l’après Daech (#77)

Syrie : les casse-tête de l’après Daech

Introduction

Samedi 16 février, l’alliance arabo-kurde qui mène les combats dans l’est de la Syrie avec le soutien des États-Unis a annoncé sa victoire « dans quelques jours » sur le groupe djihadiste Daech. Cette annonce, corroborée par les propos de Donald Trump, a cependant été nuancée par le Pentagone pour qui il reste des groupes insurgés actifs aussi bien en Syrie dans le désert de la Badia que dans la région irakienne d’al-Anbar. Mercredi, la voix française de DAECH, Fabien Clain a été tué dans un bombardement. Dans l’Est de la Syrie, le hameau de Baghouz est devenu le théâtre d’une bataille décisive : celle qui doit permettre aux forces démocratiques syriennes et à la coalition internationale menée par Washington de mettre un terme au projet territorial de l’État Islamique. Le califat proclamé en juin 2014 à Mossoul, devrait donc disparaître. Privé de territoire à administrer, l’État islamique n’en est pour autant pas complètement désossé. Il faut encore compter avec ses membres dispersés par-delà les frontières syriennes et avec un certain nombre de combattants infiltrés parmi la population civile souvent utilisée comme bouclier humain. Depuis 2014, au moins 40.000 étrangers dont 1.500 Français auraient rejoint l’État Islamique. 800 hommes 700 femmes et 1.500 enfants sont retenus dans des camps par les Forces démocratiques syriennes (FDS), à dominante kurde, Se pose désormais la question de leur retour au pays. Au Royaume-Uni, la demande de retour de Shamina Begum, une jeune femme partie rejoindre l’État Islamique en 2015 alors qu’elle n’avait que 15 ans, divise le pays. Elle personnifie le dilemme auquel font face les États européens à propos du retour des djihadistes et de leurs familles. Les États-Unis exhortent l’Europe à rapatrier ses ressortissants détenus en Syrie. Lundi dernier, à l’issue du conseil européen des affaires étrangères à Bruxelles, la cheffe de la diplomatie européenne, Federica Mogherini, a annoncé qu’il n’y « aura pas de décision au niveau de l’Union ». Un semblant de consensus semble toutefois se dessiner sur la nécessité de rapatrier les enfants en bas âge. D’autres aspects du problème doivent être désormais pris en compte et négociés dans le cadre d’une gestion des risques : l’attitude de pays tiers pour le cas des binationaux, le cas des femmes ou encore des kurdes. D’abord réticente, la France se dit prête à accueillir environ 130 ressortissants, dont une quarantaine d'ex- combattants.

Kontildondit ?

Nicole Gnesotto (NG) :
La Syrie est dans une logique de guerre sans fin : une guerre en cache ou en annonce toujours une autre. Déjà huit années de guerre, 350 000 morts, 4 millions de réfugiés (la moitié de la population Syrienne est réfugiée), et ce n’est pas fini. La chute territoriale de Daesh ne sera pas la fin de la guerre en Syrie. Cette guerre sans fin s’explique d’abord par le fait qu’il y a quatre guerres superposées. Tout d’abord, la guerre civile « classique » entre le régime autoritaire Syrien et (au départ en 2011) une revendication démocratique d’une partie de la population. Cette guerre-ci est terminée, elle s’est achevée par la victoire incontestable de Bachar el-Assad, l’opposition démocratique a été balayée. L’armée Syrienne a aujourd’hui récupéré 65% du territoire syrien.
La deuxième guerre est celle des occidentaux contre le terrorisme. Celle-ci commence en 2013, quand Daesh devient une menace territoriale, et elle s’achève aujourd’hui, au moins en partie, par la victoire des occidentaux : le territoire détenu par Daesh n’est plus qu’un demi-kilomètre carré (il a été à un moment l’équivalent de la Grande-Bretagne). Cette étape territoriale de l’Etat Islamique touche donc à sa fin, cela ne signifie pas pour autant la fin du terrorisme : il reste environ 18 000 combattants qui se revendiquent de Daesh aujourd’hui, sans compter les autres organisations : Al-Nosra, Al-Qaïda, etc.
La troisième guerre est plus classique elle aussi, c’est une guerre d’influence entre la Russie et les Etats-Unis, dans la logique de la guerre froide. Celle-ci a commencé en 2015 quand les Russes ont apporté un appui aérien au régime de Bachar el-Assad. Il s’agit d’une victoire totale de l’armée et de la diplomatie russes. Ils ont maintenu Bachar au pouvoir, et détiennent les clés diplomatiques de cette crise syrienne. Cette guerre semble sur le point de se finir avec l’annonce par Donald Trump du retrait des troupes américaines.
La quatrième et dernière guerre est la guerre régionale, comprenant deux axes : Israël-Arabie Saoudite-Emirats Arabes Unis d’un côté, Iran-Turquie-Syrie de l’autre. Il s’agit d’un conflit classique entre chiites et sunnites.
Le bilan de ces guerres est de trois vainqueurs : l’Iran, la Russie et Bachar el-Assad, et trois vaincus : la démocratie, le terrorisme et les Kurdes.
Il y a donc ces quatre guerres en Syrie, elles peuvent en cacher d’autres. La première concerne la situation des Kurdes : ils ont été armés par les Américains pour lutter contre Daesh, ils se sont battus, l’ont payé cher, et sont à présent abandonnés par les USA (ce qui a provoqué la démission en décembre dernier du Secrétaire d’Etat à la défense). Les Kurdes se tournent donc vers l’Europe et lui présentent grosso modo cet ultimatum : « aidez-nous, sinon nous relâchons les 800 djihadistes que nous retenons prisonniers ». L’Europe se voit donc obligée de rapatrier ces gens, ce qui pose une vraie menace, faute de quoi les Kurdes se rallieront probablement à Moscou, ou peut-être même à Damas. Une prochaine guerre se prépare donc, dans laquelle les Kurdes seront des acteurs majeurs.
Une deuxième guerre s’annonce (depuis longtemps) contre l’Iran. Donald Trump veut faire oublier l’intervention américaine de 2003 en Irak, dont provient l’actuelle puissance iranienne. Il s’est donc retiré du traité, a imposé des sanctions à l’Iran et aux entreprises qui négocient avec l’Iran, monté un sommet à Varsovie dans le but de rallier les européens contre l’Iran (sans succès). Pour NG, 2019 sera clairement l’année d’un conflit entre les USA et l’Iran.

François Bujon de l’Estang (FBE) :
La situation en Syrie semble inextricable. C’est effectivement le point de convergence de toutes les guerres de la région, comme l’a analysé NG. Les deux conflits majeurs s’achèvent : Bachar a gagné la guerre civile, et les territoires occupés par Daesh ont été reconquis par la coalition occidentale. Mais tout ceci laisse autant de problèmes que cela en résout.
Tout d’abord, personne ne sait ce que sera l’évolution de la Syrie avec un Bachar el-Assad renforcé, non reconnu par une grande partie de la communauté internationale. Il a incontestablement démontré sa résilience, mais aussi qu’il n’est pas manipulable, y compris par ses protecteurs russes et iraniens. Comment évoluera la relation entre la Syrie et ses alliés ? D’autre part, on ne sait pas s’il y aura une issue diplomatique à la crise syrienne, plusieurs processus ont été lancés (Genève, Astana) mais ne donnent rien pour le moment. Se pose aussi le problème de la reconstruction : la Syrie est en ruine, et qui paiera la reconstruction ? Les Russes sont persuadés que ce sera l’Occident, pas FBE. Quant à la guerre contre Daesh, on a certes repris des territoires, mais il reste beaucoup de combattants de Daesh, qui se disséminent un peu partout au Moyen-Orient. D’autre part, il existe des dialectiques très complexes entre les différentes organisations terroristes : qui émergera comme leader ? Al-Qaïda revient sur le devant de la scène tandis que Daesh décline. Le retour des prisonniers est un autre problème sérieux, face auquel les Européens ont des attitudes assez différentes : les Britanniques pratiquent la déchéance de nationalité, les Français envisagent la « judiciarisation », les Allemands sont très hésitants ... Et enfin le problème des Kurdes. Il existe depuis la première guerre mondiale : c’est un peuple sans état, réparti sur quatre pays, et qui dans les quatre est en conflit avec le pouvoir local. Mais aujourd’hui les Kurdes se retrouvent abandonnés par les USA, à propos desquels il faut s’interroger. FBE ne voit pour sa part aucune stratégie chez Trump, qu’il compare à un boutiquier : c’est simplement par souci d’économie qu’il veut quitter la Syrie. Il est en effet obsédé par l’Iran, ce qui entraîne une contradiction flagrante (dénoncée par Jean-Yves Le Drian) : se retirer de la Syrie, c’est y laisser le champ libre aux Pasdaran Iraniens. Le vice-président Mike Pence a participé à la conférence de Munich (où son intervention a été très médiocre), au cours de laquelle il a invité tous les participants à redoubler les sanctions et les pressions sur l’Iran. On voit que l’attitude Américaine à l’égard de l’Iran se calque sur celle de Netanyahou et du Likoud. La vieille tactique du « regime change » : il s’agit d’étrangler l’économie iranienne pour provoquer des mouvements populaires qui renverseront, espère-t-on, le gouvernement des mollahs. L’efficacité de cette tactique est très douteuse, l’Iran aussi sait se montrer très résilient. D’autre part, l’Iran est soutenu par la Chine, la Russie, et même les Européens qui se cramponnent encore à ce qui reste de l’accord sur le nucléaire de 2015.

Lucile Schmid (LS) :
La Syrie est à la fois le lieu où s’affrontent les puissances et un imbroglio pour les populations locales. Les Kurdes bien sûr, mais aussi les Yézidi, dont l’ONU rappelle que ce que Daesh leur a fait subir s’apparente à un génocide. On mesure mal ce qu’ont vécu ces populations locales, prises entre le marteau et l’enclume, avec Bachar d’un coté et Daesh de l’autre. Il y a sans doute eu bien davantage que les 360 000 morts annoncés, mais aussi un traumatisme puissant ; les récits des personnes sortant de ce demi-kilomètre carré décrivent l’enfer.
Un colonel Français vient d’écrire dans la revue de défense nationale un article très critique à l’égard de la stratégie des USA et leurs alliés, qui s’est concentrée presque exclusivement sur l’attaque aérienne, ce qui a à ses yeux a prolongé la guerre et les souffrances du peuple Syrien.
Sur la question du terrorisme, Daesh et Al-Qaïda ont eu des stratégies différentes. Daesh a choisi de territorialiser et de faire un état. Ca n’a pas été le cas d’autres groupes, qui reprennent à présent l’ascendant. Une étude américaine évalue le nombre de combattants terroristes dans le monde aujourd’hui à 270 000. Si le combat contre le terrorisme est aujourd’hui dé-territorialisé, la menace est moins visible, mais elle ne disparaît pas pour autant.
Le débat sur le retour des djihadistes Français, Britanniques, Suédois, etc. entraîne une cacophonie européenne. En Allemagne par exemple, une partie d’entre eux ne pourrait pas être jugée, ce qui place le pays face à une situation très délicate. En France, on a les outils juridiques pour faire les procès, mais le débat est au moins autant sociétal qu’il est judiciaire : sommes-nous capables de mener ces procès, et quelles conséquences auraient-ils sur la société Française ? LS, contrairement à NG, est pour cette judiciarisation, tout en reconnaissant que nous sommes très démunis pour la mener à bien. L’Union Européenne est elle aussi démunie et désunie, subissant les tweets navrants de Trump (« vous allez les avoir, vos djihadistes »), et mise en position de devoir payer la reconstruction Syrienne. Sommes-nous capables d’imaginer une transition un peu plus démocratique en Syrie ?

Jean-Louis Bourlanges (JLB) :
A l’écoute des trois analyses précédentes, on ne peut qu’avoir envie de pleurer. Personne ne voit l’ombre d’une solution en Syrie. On peut situer deux points de vue. Le point de vue du Moyen-Orient lui-même (les acteurs), et le point de vue des forces extérieures (les « régulateurs »). Tous les combats, fractures, dissensions, qui se déroulent au Moyen-Orient sont enracinés dans une histoire longue. Le conflit entre la Turquie et l’Egypte a dominé l’histoire diplomatique du XIXème siècle ; la querelle entre les deux types de sunnisme vient du XVIIIème siècle ; sur le conflit entre chiites et sunnites, il faut carrément remonter au VIIème siècle ; le conflit entre Turcs et Kurdes est lui aussi très ancien. La lutte entre libéraux et intégristes aussi : la violence de la répression lors du printemps arabe a été à la mesure du choc provoqué par les revendications libérales de la jeunesse dans ces pays. La mise en place de l’état d’Israël dans cette région n’a pas non plus été sans heurts.
Tous ces conflits sont là, et les régulateurs sont totalement inexistants. Il y a eu la Turquie jusqu’en 1918, ensuite ce furent les Français et les Britanniques, jusqu’à la seconde guerre mondiale, puis la Russie qui, si elle a habilement manœuvré récemment, ne s’est guère montrée brillante dans cette région pendant la période soviétique (l’Afghanistan n’a pas été pour rien dans la dissolution du bloc de l’Est). Et enfin les USA, qui sont dans la contradiction dénoncée par FBE. Les Américains sont entraînés pour des questions d’orgueil dans des situations pour le moins gênantes. C’est le cas avec l’Iran.

Nicole Gnesotto n’est pas d’accord pour qualifier Trump de boutiquier, ce qui est une façon de ne pas prendre sa politique au sérieux. L’hostilité à l’égard de l’Iran est bipartisane au Etats-Unis, elle est ancrée profondément. Trump est à propos de l’Iran d’une cohérence et d’une lisibilité extraordinaires : refus du traité, sanctions, tentative de monter une coalition internationale.
D’autre part, NG ne voit pas de contradiction dans le fait de retirer ses troupes de la Syrie. Les troupes américaines qui s’y trouvent n’ont pas pour but de contenir l’Iran, et quand elles seront parties, elles laisseront le champ libre à Israël. L’action est très cohérente et très inquiétante.

François Bujon de l’Estang :
La diplomatie des Européens a totalement disparu de cette zone. Les Français y ont encore quelques troupes, mais sans appui américain elles n’y resteront pas longtemps. Nous n’avons ni stratégie ni politique vis-à-vis de la Syrie, nous n’avons même pas d’ambassade à Damas. Les Britanniques, puissance régulatrice traditionnelle dans cette région, sont entièrement happés par le Brexit et ont disparu de tous les théâtres diplomatiques mondiaux. Il n’y a presque plus d’occident au Moyen-Orient, le champ libre est laissé au chaos, aux Russes et aux Chinois.

Face à la haine antisémite

Introduction

Face à la haine antisémite : Mardi matin, la préfecture du Bas-Rhin a annoncé la découverte de 96 tombes profanées dans le cimetière juif de Quatzenheim, au nord-ouest de Strasbourg. Un acte qui vient s’ajouter à la longue liste des agissements antisémites : qu’il s’agisse du meurtre de Mireille Knoll, de la dégradation du mémorial d’Ilan Halimi, des croix gammées sur des portraits de Simone Veil, de l’inscription Juden sur la vitrine d’un Bagelstein ou des insultes envers Alain Finkielkraut lors de l’acte XIV des Gilets jaunes. Les actes antisémites recensés en France par le ministère de l’intérieur avaient diminué en 2016 et 2017 mais sont de nouveaux en hausse en 2018, passant de 311 à 541 soit une hausse de 74%. Une quinzaine de partis politiques ont appelé les Français à se réunir mardi soir dernier partout dans le pays pour dire « Non à l'antisémitisme ». À Paris, ont défilé, aux côtés du Premier ministre, Édouard Philippe, plus de la moitié du gouvernement et deux anciens présidents de la République : François Hollande et Nicolas Sarkozy auxquels se sont ajoutés des représentants du monde syndical, ainsi que des citoyens anonymes autour du mot d’ordre « ça suffit ! ». D’abord absente des mouvements organisateurs, la France Insoumise a rejoint la liste des participants, contrairement au Rassemblement national qui a organisé son propre hommage aux victimes des actes antisémites. Mercredi soir, lors du diner du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), Emmanuel Macron a dénoncé une résurgence de l’antisémitisme « inédite depuis la seconde guerre mondiale » après s’être rendu en Alsace dans le cimetière juif profané la veille. Il a annoncé la mise en œuvre prochaine de la définition de l’antisémitisme, la dissolution de trois associations d’extrême droite ainsi que le dépôt en mai d’une proposition de loi contre les propos racistes sur internet. Loin d’être un phénomène isolé en France, l’antisémitisme n‘épargne pas le reste de l’Europe. Le 11 février dernier, en Hongrie, des centaines de néo-nazis se sont rassemblés à Budapest. L’Allemagne qui compte la troisième plus importante communauté juive d’Europe, doit faire face à une montée de l’antisémitisme. En Grande Bretagne, c’est en dénonçant l’antisémitisme de leur leader Jeremy Corbyn que 10 députés ont quitté le parti travailliste.

Kontildondit ?

Kontildondit ?

Lucile Schmid :
LS commence en citant Péguy, cité par le grand rabbin Haïm Korsia : « pires que les âmes perverses sont les âmes habituées ». La difficulté avec l’antisémitisme, c’est qu’il y a des pics, et qu’on ne trouve pas de réponse adaptée. Les motivations de l’antisémitisme sont aujourd’hui profondément discutées. La politologue Nonna Mayer rappelle que les pics se situent classiquement au moment d’affrontements entre Israéliens et Palestiniens. Ce qui s’est passé avec Alain Finkielkraut pose la question d’un antisémitisme français, dont les motivations sont profondes et « culturelles » (cf les travaux de Zeev Sternhell). L’antisémitisme est associé à un antisionisme dans les banlieues, la signification de ce terme a donné lieu a de nombreux articles récemment, le président de la République n’a pas facilité les choses à ce sujet, en refusant d’abord un projet de loi visant à pénaliser l’antisionisme, puis en ramenant cette idée peu après lors du dîner du Crif. Il y a annoncé que la France prendrait en compte l’antisionisme dans la définition de l’antisémitisme.
Tout cela finit par ressembler à un débat de spécialistes, largement incompris par l’ensemble de la société française. Quant à la communauté juive, elle se sent particulièrement menacée aujourd’hui, avec les assassinats d’Ilan Halimi, de Sarah Halimi ou de Mireille Knoll. Le débat paraît juridique, judiciaire, voire politicien. Des voix discordantes se sont élevées avant et après la manifestation pour accuser Emmanuel Macron d’instrumentaliser l’antisémitisme. Il est essentiel que l’ensemble de la société française se sente concerné, il ne s’agit pas seulement d’un combat judiciaire ou politique, il s’agit de savoir comment nous faisons société ensemble, musulmans et juifs. LS rappelle que c’est la France qui a la première communauté musulmane d’Europe, et la première communauté juive.

Nicole Gnesotto :
Ce qui frappe NG, c’est à quel point cette remontée spectaculaire de l’antisémitisme est récente. Tous les rapports montraient une accalmie jusqu’en 2017 inclus, et tout d’un coup, c’est l’explosion. Pourquoi maintenant ? Pourquoi les gens se lâchent-ils ainsi, sans honte, ni peur de la répression ? Cette nouveauté se vérifie pour les trois sortes d’antisémitisme que nous connaissons en France. L’antisémitisme historique d’abord, fondé sur les stéréotypes liés à l’argent (dont Macron est aussi un peu victime quand on lit des slogans tels que « Macron = Rotschild »). Il a toujours existé et on pourrait qualifier cet antisémitisme de populaire. Il y en a un deuxième, plus politique, dont parle Nonna Mayer, lié aux évènements du Moyen-Orient et à la politique d’Israël, celui-là est plutôt repris par ce qu’on appelle l’islamo-gauchisme (la défense des musulmans contre la politique d’Israël). Il y en a enfin un troisième, un antisémitisme identitaire, fondé sur l’illusion d’une pureté de la nation. Celui-là appartient plutôt à l’extrême-droite, c’est celui qui s’est manifesté contre Alain Finkielkraut quand on a entendu des choses comme « on est chez nous ici, rentre chez toi ».
Ces trois mouvements reviennent de manière spectaculaire, et pas seulement en France, mais dans l’Europe entière. Pourquoi maintenant : si l’on a l’impression que les gens dépassent les bornes, c’est parce que nous sommes dans une société où les bornes ont disparu. Il n’y a plus de borne scientifique entre la vérité et le mensonge : n’importe quel mensonge complotiste a droit de cité. Il n’y a plus de borne morale entre bien et mal : l’antisémitisme ou le racisme sont désormais considérés comme des opinions comme les autres. Il n’y a plus de borne sociale entre la négociation et la violence : la violence des Gilets Jaunes contre les symboles républicains est tout à fait symptomatique. Tout se passe comme si tous les cadres qui faisaient la vie en société avaient disparu, et que nous étions dans une espèce d’anarchie du savoir, de la morale, de la politique ...
NG y voit deux explications : l’individualisme absolu tout d’abord, et le relativisme absolu ensuite. Ce n’est plus la société qui pose les valeurs, mais chaque individu, qui pense ce qu’il veut, comme il veut. Le relativisme absolu ensuite, où l’éducation nationale a sa part de responsabilité, en particulier sous François Hollande : Chopin égale le rap, ou le macramé égale Van Gogh. On est face à un égalitarisme culturel par le bas, contre lequel Finkielkraut s’était d’ailleurs insurgé à une certaine époque (ce qui lui avait valu d’être taxé de « vieux facho » ...). Une société où chaque individu est sa propre bulle morale est une société qui n’a plus le moindre repère.

François Bujon de l’Estang :
On est face à ce que certains appellent « l’effondrement culturel français », qui doit être mis en relation avec la remontée de l’antisémitisme, qui est indéniable, et récente. C’est aussi lié aux Gilets Jaunes, qui ont tout mis sur la table en « libérant la parole ». Quand on libère la parole, qu’on le veuille ou non, on libère aussi les choses détestables, même si ce n’était pas intentionnel. Si aujourd’hui le mouvement des Gilets Jaunes est en reflux, il y a dans ceux qui restent des gens d’extrême gauche, des gens d’extrême droite, dont les idéologies, même différentes, véhiculent chacune une dose d’antisémitisme.
Le constat est là, nous le faisons tous. L’analyse est beaucoup plus difficile. Il y a effectivement plusieurs sortes d’antisémitisme en France : le traditionnel, qu’on peut placer dans la lignée de l’affaire Dreyfus ; il y a aussi celui qu’on peut qualifier d’antisionisme, qui augmente avec la population musulmane, et qui assimile la conduite des Israéliens dans les territoires occupés au colonialisme. Celui-là peut être appelé néo-antisémitisme, et il se mélange au traditionnel, ainsi qu’à l’islamo-gauchisme.
L’effondrement culturel se traduit dans les sondages : environ 20% des 18-34 ans n’ont jamais entendu parler de la Shoah en France. Ces problèmes sont plus évidents en France car, comme l’a rappelé LS, nous avons les plus grandes communautés musulmanes et juives d’Europe.
Il est également vrai que les Français sont solidaires dans leur condamnation de l’antisémitisme, la manifestation de mardi dernier l’a montré. Mais il reste la question la plus difficile : que faire ? M. Macron au dîner du Crif a parfaitement exprimé l’indignation, mais quand il s’agit de savoir ce qu’on va faire, c’est un peu court, hélas. On peut faire un parallèle avec une discussion précédente sur le projet de loi anti-casseurs : nous disposons déjà d’un arsenal législatif et pénal, que nous n’utilisons pas ou mal. Et là aussi, nous sommes en face d’une tentation de légiférer, ce qui ne donnerait qu’une loi de circonstance. Plutôt que de légiférer dans un domaine où nous disposons déjà du nécessaire, on ferait mieux de s’intéresser aux zones qui manquent de loi ; il y aurait par exemple beaucoup à faire pour contenir la propagation de la haine sur les réseaux sociaux, même si c’est un chantier extrêmement difficile à mener à bien.

Philippe Meyer (PM) doute de l’efficacité d’une « prohibition » de la haine. Coauteur avec Frédéric Rossif du documentaire « De Nuremberg à Nuremberg », PM est allé parler de ce film dans énormément de lycées, et particulièrement dans des lycées professionnels, avec beaucoup d’étudiants issus de l’immigration. Ce qui l’a frappé à cette occasion, ce n’est pas l’ignorance, mais plutôt les concurrences mémorielles. L’argument était à peu près le suivant : « D’accord, Français et Allemands se sont mal conduits avec les Juifs. Mais nous, Algériens, Marocains, Noirs de l’Afrique subsaharienne, on s’est mal conduit avec nous aussi. Donc pourquoi eux plutôt que nous ? » La difficulté était là, et le travail dans les écoles, même long et difficile, paraît autrement plus nécessaire à PM que des lois de « prohibition ».

Jean-Louis Bourlanges :
La difficulté du problème à résoudre est terrifiante. Il y a une première question qui se pose : l’antisémitisme d’aujourd’hui est-il de même nature que l’antisémitisme classique ? Et question annexe : la France en avait-elle la palme ? C’est grosso modo la thèse de Zeev Sternhell : la France comme creuset européen historique de l’antisémitisme et du fascisme. Tous les historiens sérieux trouvent cette position exagérée, Sternhell procède à des amalgames injustifiés. S’il y a un antisémitisme indiscutable et historique en France, il n’est pas particulièrement pire ou plus grand que les autres.
De quoi est originellement fait l’antisémitisme ?
Il est d’abord social, donc de gauche. C’est celui de Proudhon au XIXème siècle. Il est associé à la ploutocratie, ce qui s’explique aisément puisque, les Juifs n’étant pas autorisés à cultiver, ils exerçaient des métiers de commerce ou d’argent. Cet antisémitisme dure très longtemps. Un homme comme le philosophe Alain, quand il parle très honnêment de son propre antisémitisme, contre lequel il lutte, le décrit comme une espèce d’instinct. Ce qui paraît totalement incompréhensible pour une génération d’après-guerre.
Il y a ensuite un antisémitisme religieux. Il est fondamental, il caractérise toute l’Europe chrétienne, et est symbolisé par cette phrase si paradoxale de Bernanos « Hitler a déshonoré l’antisémitisme ». Phrase qui implique qu’il existerait pour lui un antisémitisme honorable ; ce qui nous paraît là aussi totalement incompréhensible.
Il y en a un troisième : l’antisémitisme scientiste. Qui a fait rage au XIXème siècle, surtout en Europe du Nord, notamment en Suède. Il a mené aux thèses eugénistes.
L’antisémitisme nazi a été une sorte de précipité chimique de ces trois antisémitismes. Le social, car le parti nazi était un parti ouvrier, le religieux, thème particulièrement porteur en Allemagne du sud et en Autriche, et le pseudo-scientifique, à la base d’une extrême-droite païenne. Il faut ajouter à cela la particularité du protestantisme allemand, qui est un protestantisme d’expiation face au pouvoir politique.
JLB rappelle aussi que lors de l’affaire Dreyfus, ce n’est pas l’antisémitisme qui a fini par gagner. Ce grand combat républicain a été gagné par les adversaires de l’antisémitisme.
L’antisémitisme d’aujourd’hui est-il d’origine islamiste et banlieusarde ? JLB ne le croit pas. Selon lui, la mondialisation réactive la thèse de Poliakov sur la causalité diabolique : comme on ne comprend rien à ce qui nous arrive, qu’on ne voit pas de responsables, on prend un bouc émissaire. Et les Juifs, à cause du fantasme sur l’argent expliqué plus haut, du caractère transnational lié à la diaspora, font un bouc émissaire idéal. C’est là que se trouve un lien entre l’antisémitisme traditionnel, qu’on croyait éteint, et quelque chose de plus diffus dont l’extrémisme est l’antisémitisme de l’ultra-islamisme.

Les brèves

Les Faux-semblants du Front national / Les inaudibles : Nonna Mayer

Lucile Schmid

"Je voulais revenir sur les travaux de Nonna Mayer parce que je trouve que dans les entretiens qui ont été réalisé sur l’antisémitisme c’est l’une des plus remarquables. Je souhaiterais donc recommander deux de ses livres parus en 2015 - qui par ailleurs ne portent pas spécialement sur l’antisémitisme mais qui peuvent aider à comprendre comment il se nourrit. D’une part, Les Faux-semblants du Front national paru aux Presses de Sciences Po qui est très intéressant pour analyser objectivement comment ce mouvement peut se nourrir. Par ailleurs, encore plus important en ces temps de Gilets Jaunes, les Inaudibles qui est un livre écrit avec Céline Braconnier sur la question des précaires avec l’idée que ces inaudibles ne sont pas désafilliés politiquement cependant ils sont hors d’un système. Je pense que les gilets jaunes sont les inaudibles qui veulent se faire entendre. "

Berlioz, Les Troyens ( Erato – Warner Classics France) avec J. DiDonato, M. Spyres, Choeur et Orchestre philharmonique de Strasbourg. Direction : John Nelson

François Bujon de L’Estang

"Un mot de musique si vous permettez puisqu’elle adoucit, parait-il, les moeurs. Vous permettrez au vieux fan inconditionnel d’Hector Berlioz que je suis de se réjouir très vivement du fait que les victoires de la musique de 2019 ont couronné un enregistrement magnifique d’une version de concert des troyens qui a été donné par l’orchestre national de Strasbourg et les choeurs de l’opéra du Rhin, sous la direction de John Nelson avec de splendides interprètes comme Joyce DiDonato et Michael Sypres. C’est une première raison pour laquelle je me réjouis puisque ça couronne une magnifique oeuvre. La seconde, c’est que ça nous venge de la désolante version des troyens que nous offre l’opéra Bastille pour l’instant et qui est absolument consternante; d’abord sur le plan musical car il y a des coupes sombres, ensuite parce que la mise en scène d’un prétendu metteur en scène transgressiste aboutit à des situations qu’on dirait niaiseuses au Québec (notamment le fait que l’un des plus beaux duos d’opéra français : le fameux « Nuit d’ivresse et d’extase » est donné par Didon et Enée dans un tropique de bazar. Ceci appelait vengeance et les victoires de la musique s’en sont chargées. "

Corentine

Philippe Meyer

"Je voudrais recommander le dernier livre de Roselyne Bachelot, Corentine, qui est le portrait d’une femme sortie de la Bretagne la plus misérable. L’intérêt du livre provient de la précision des différentes situations, décors, ainsi que des différents personnages. Corentine sort de la Bretagne arriérée pour vivre à Paris la vie d’une domestique la plus esclavagisée pour avoir la chance de rencontrer quelqu’un qui la sortira de sa condition. Elle même devient ouvrière durant la guerre de 14 et ce livre nous offre alors une description de la condition des ouvrières. Il y a là quelque chose qui donne un portrait absolument remarquable et très admirable. "

Sérotonine

Nicole Gnesotto

"J’ai finalement acheté le dernier roman de Michel Houellebecq, Sérotonine et je vais en faire une critique ambivalente. Je crois que le roman est très ennuyeux. Il est vrai que l’histoire d’un homme qui veut disparaitre alors qu’il est relativement riche, jeune, intelligent et qu’il n’a donc pas de problème particulier dans la vie est profondément ennuyeux. La métaphore de l’impuissance physique de cet homme par rapport à l’impuissance de l’Occident est assez banale. Mais les 80 dernières pages qui sont, non pas sur le désespoir mais la désespérance, c’est à dire la lente plongée vers le désespoir sont sublimissimes. "

David Lloyd George

Jean-Louis Bourlanges

"Je voudrais recommander le livre de James McCearney - professeur à Sciences Po - sur David Lloyd George qui est, je crois, un grand inconnu des Français et de l’historiographie britannique. C’est pourtant le Premier ministre qui a conduit le Royaume-Uni à la victoire en 1918. C’est un personnage très intéressant d’abord parce que c’est un Gallois des classes moyennes. Haig qui dirigeait l’armée britannique et qui était apparenté à la famille royale ne comprenait pas que l’on puisse avoir quelqu’un de si basse extraction au 10. Downing Street. Mais il a mené le combat des Britanniques à la victoire et il a, en 1910, instauré le grand budget du peuple qui est le grand budget réformiste, social dans le gouvernement auquel Churchill était associé avec un rôle essentiel dans le développement de l’Etat-Providence. Il était d’une banalité pas très attachante, relativement corrompu; il avait plus ou moins les vices des classes inférieures comme dirait Oscar Wilde. Concernant Mccearney, je dirais que c’est quelqu’un qui a publié récemment trois bibliographies : celle Disraeli, celle de Gladstone et finalement celle de Lloyd George. Ce sont les trois bibliographies qui nous manquaient, si je puis dire, aux côtés de celles de Churchill. Il faut les lire pour comprendre un petit peu mieux ce qu’est le Royaume-Uni. "