Entre grand débat et dérive violente des gilets jaunes : quelle sortie de crise ? ; Les 40 ans de la République islamique d’Iran (#76)

Entre grand débat et dérive violente des gilets jaunes : quelle sortie de crise ? :

Introduction

Samedi 9 février, la 13e journée de mobilisation des Gilets jaunes, a une nouvelle fois été marquée par des violences et des heurts entre forces de l'ordre et manifestants. Ils étaient 51.000 mobilisés en France dont 4.000 à Paris où 39 personnes ont été interpelées. Le ministre de l’intérieur, Christophe Castaner, a dit son dégoût lorsqu’un véhicule de l’opération Sentinelle a été incendié tandis qu’un collectif d’avocats dénonçait l’utilisation de grenades de dispersion qui ont encore fait un blessé et en demandaient l’interdiction. Depuis trois mois, malgré une mobilisation en baisse, le mouvement des gilets jaunes, infiltré par les casseurs, draine son lot d’images choquantes agrémentées de vitrines cassées, de blessés et de voitures brulées. Les préjudices subis par les commerçants et l’espace public s’accumulent alors que l’association France urbaine, qui réunit les élus des grandes villes et métropoles françaises, hausse désormais le ton. Elle a demandé dimanche dernier l’organisation “d’une réunion d’urgence avec le gouvernement pour évoquer des aides et des indemnisations pour compenser les pertes”. Pour ajouter à ce climat de tension, la maison du président de l’Assemblée nationale, Richard Ferrand, a fait l’objet d’une tentative d’incendie. Des proclamations et des symboles antisémites ont resurgis : deux portraits de Simone Veil ont notamment été recouverts de croix gammées à Paris. Malgré cette escalade de violence, les débats organisés en France suscitent un engouement de la part des Français. Le gouvernement recense près de 6.000 réunions locales depuis le lancement du grand débat national le 15 janvier dernier. La première « synthèse intermédiaire » des contributions devrait être achevée mi-mars. Avant de laisser l’Assemblée nationale et le Sénat se pencher sur les propositions des Français, le gouvernement a imaginé cette semaine une étape intermédiaire. Des conférences régionales de citoyens tirés au sort chargés de hiérarchiser les contributions et de réfléchir à des propositions seront organisées. Elles se tiendront les week-ends du 15-16 et du 22-23 mars, du vendredi soir au samedi soir, et seront au nombre de 18 (une par région métropolitaine, cinq pour l’Outre-mer et une dédiée aux jeunes). Chez les gilets jaunes, des listes de candidats aux européennes se préparent, se multiplient, se scindent et s’apostrophent tandis que les contacts entre le vice-Premier ministre et dirigeant du mouvement Cinq Étoiles Luigi Di Maio et des gilets jaunes ont provoqué le rappel de l’ambassadeur de France à Rome.

Kontildondit ?

Michaela Wiegel (MW) :
La France vit actuellement une sorte de parenthèse démocratique depuis le 15 janvier et l’ouverture du grand débat. MW s’intéresse aux effets extérieurs de cette crise des Gilets Jaunes (GJ) : il y a des tentatives d’utiliser cette crise (comme le fait ouvertement le gouvernement Italien), pour affaiblir M. Macron mais aussi pour imposer un autre modèle en Europe, et affaiblir davantage la construction européenne. C’est un aspect peu discuté dans le grand débat. Quelles sont les conséquences du cahier de doléances géant qu’est devenue la France. Les gens ne parlent pratiquement que de ce qui ne va pas, mais très peu de ce qu’ils veulent.
L’autre aspect, encore plus inquiétant, est le soutien de la Russie au mouvement des GJ, visible dans les réseaux sociaux. On sait que le média préféré des GJ est Russia Today, qui ne se prive pas d’exacerber les tensions, et de répandre l’idée que la violence paye. C’est probablement l’une des raisons pour lesquelles, alors que plus de 50% des Français souhaitent que le mouvement des samedis s’arrête, il y a toujours une minorité qui considère qu’ils arriveront à leurs fins par la violence. Et malheureusement, la réaction du gouvernement a été ambiguë après ce qui s’est passé à l’arc de triomphe, en cédant aux revendications de cette première étape.
On a l’impression que le pays est en ce moment dans une bulle, où le monde extérieur n’existe pas, et où tout ce qui importe est de parler de ce qui ne va pas. Il est curieux qu’une telle chose se produise si peu après une élection présidentielle dont le vainqueur avait pour programme d’ouvrir les fenêtres vers le monde, et notamment vers l’Europe. Quelle pourrait être la sortie de crise ? Le grand débat se termine le 15 mars, les premières conclusions sont attendues en avril ; un référendum couplé aux élections européennes est toujours évoqué. Il est à craindre que la campagne pour les Européennes ne soit occultée par le mécontentement que suscitera nécessairement la fin du grand débat.

Nicole Gnesotto (NG) :
Il y a chez les GJ deux aspirations contradictoires. D’une part, la volonté d’en découdre, donc la violence, qui n’est pas seulement le fait des extrémistes (black blocs, etc.), et d’autre part, la volonté de parler et surtout d’être entendus. On a au début pensé que le succès du grand débat allait calmer la violence, il n’en a rien été.
A la surprise générale, le grand débat est un grand succès. En termes d’organisation et de participation : 6000 réunions, 850 000 contributions, 10 000 cahiers de doléances dans les mairies, 1,7 millions de visiteurs. C’est un succès populaire, et aussi un succès pour le président de la République, dont la popularité ne cesse de remonter. Mais c’est un succès à risque, puisqu’il est à craindre qu’on débouche sur une grande frustration nationale, si les propositions qui en sortent ne sont pas à la mesure de l’investissement fourni dans ce débat. Il y a déjà aujourd’hui une victime collatérale de ce grand débat, c’est le débat sur l’Europe, qui est inexistant.
Quelle sortie de crise ? Il y a deux solutions :
soit on considère que les GJ sont un problème franco-français, qu’on doit au style de gouvernance de M. Macron, en ce cas la sortie de crise dépendra des mesures proposées.
soit on considère que ce mouvement est l’expression d’une crise plus large et plus vague, à l’échelle de l’Europe, voire du monde occidental, et alors il n’y a pas de sortie de crise. Il y aura des améliorations ponctuelles, mais le retour au statu quo précédent n’arrivera pas.
NG penche pour la deuxième hypothèse. Mais pour en revenir à la France, il y a là aussi une alternative : ou bien le gouvernement considère qu’il doit donner des réponses en termes de contenu (plus de justice fiscale, plus de social, etc.) pour reprendre ensuite sa politique et « garder le cap », ou alors le grand débat doit déboucher sur une nouvelle façon de faire de la politique. Peut-être en couplant l’expertise technocratique à de l’écoute citoyenne, en tous cas en nuançant grandement la verticalité du pouvoir.
NG voit deux chemins nécessaires de sortie de crise : une démocratie plus participative, et davantage de décentralisation politique.
Pour ce qui est de la démocratie participative, Pierre Rosanvallon distingue la démocratie participative qui associe les citoyens à la consultation politique (référendums, etc.), de celle qui associe les citoyens à la décision politique (par exemple les référendums locaux, le vote à 16 ans dans les élections locales, etc.). Il faut tout un arsenal pour passer d’une gouvernance représentative à une gouvernance multi-représentative, comprenant par exemple les ONG ou les associations de consommateurs.
Quant à la décentralisation politique, on a commencé à le faire (tout le monde admet que le passage à 80km/h aurait dû être décidé localement), on pourrait s’inspirer un peu du modèle allemand, aller vers plus de subsidiarité.

Nicolas Baverez (NB) :
La figure de cette crise est le rond-point et de fait, on a l’impression que la France tourne en rond. Côté GJ, le mouvement s’est progressivement vidé des gens raisonnables, il est aujourd’hui dans une logique de radicalisation. Les actes de violence sont de plus en plus nombreux, et l’empreinte des extrêmes, gauche ou droite, est de plus en plus claire. On ne peut certes pas confondre le renouveau de l’antisémitisme et les GJ, mais il y a cependant clairement des interactions entre les deux.
Deux choses. D’abord, cette radicalisation, et l’idée que la violence paie, idée lancée par la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Ensuite, le succès du grand débat. Il est ambigu, puisqu’organisé autour de la surexposition permanente du président de la République. Du côté des GJ, on n’a pas de leader, pas de mouvement politique : chaque tentative est récusée par les GJ eux-mêmes. De l’autre côté, un président qui se surexpose, l’Elysée qui se vide, et une majorité parlementaire de plus en plus écartelée. On se retrouve donc avec un paradoxe : ce mouvement, parti d’une jacquerie fiscale, demande le retour de l’ISF, et d’augmenter l’impôt sur le revenu et celui sur les successions. Cerise sur le gâteau : pour redistribuer, des députés de la majorité veulent à présent accélérer la taxe carbone, l’étincelle même qui a mis le feu aux poudres. Deuxième paradoxe : c’est un mouvement pour le pouvoir d’achat, de la France des petites villes et des PME, et on est en train d’abîmer ces villes et ces commerces. Quant aux revendications à propos de la démocratie, elles occultent totalement l’enjeu démocratique pourtant important des Européennes. Ce mouvement a pour le moment renforcé tous les maux structurels de la France.
NB est frappé que le grand débat n’aborde pas plusieurs problèmes de fond de notre pays, comme le chômage structurel ou les finances publiques. Quant à la forme, il y a ce problème du référendum, sur lequel on rétropédale désormais, tout le monde s’étant aperçu que c’était une mauvaise idée. La dissolution est impossible, on risque donc d’aboutir à un remaniement, alors que le problème ne vient de toute évidence pas du Premier ministre.

Jean-Louis Bourlanges (JLB) se sent, en tant que citoyen et en tant que parlementaire, profondément en marge depuis trois mois de ce qui se fait et se dit dans le pays. Son jugement est plus désenchanté que critique, ce qui se passe est à ses yeux profondément décevant. Ce dont le pays a besoin, c’est d’une direction politique qui soit intelligente, qui ait du courage, et qui soit généreuse. Les GJ ne présentent aucune de ces qualités.
Sur l’intelligence d’abord. Les articles mis en circulation depuis le début du mouvement ne sont pas pertinents, que ce soit en termes de diagnostic, de documentation, d’analyse du réel, de réalisme de la mise en œuvre. JLB, quand il entend les GJ, se rappelle la phrase de Chirac, se moquant de lui-même : « je me lève le matin, j’ouvre la bouche, et j’entends une connerie qui sort ».
Sur le courage ensuite. Le courage, ce ne sont pas des bravades. Le courage, c’est assumer ses responsabilités. Aucune prise de responsabilité ici. La violence commise par certains GJ n’est pas clairement condamnée par les autres, on se contente de retourner l’accusation contre la police. Un caricaturiste représentait dernièrement un GJ disant : « je n’accepterais pas d’être représenté par quelqu’un qui accepte d’être élu ». L’attitude est celle de la fuite, de la dérobade.
Sur la générosité enfin. Quand vous intervenez dans le débat public, il est normal de défendre des intérêts ou des catégories, a fortiori quand ceux-ci sont légitimes et fragiles. Mais ici il n’y a rien au-delà de ces défenses catégorielles et de ce ressentiment. Aucun discours sur le bien public. Pourquoi l’Europe est-elle la cinquième roue du carrosse ? Parce qu’elle demande une petite réflexion, et qu’elle n’intéresse pas directement telle ou telle catégorie. Cela nous concerne pourtant tous. Quel type d’Europe voulons-nous ? Ambitieuse ? Légère ? Politique ? Économique ? Il s’agit d’y réfléchir. Et rien. Ni sur la défense, la politique économique, sur les solutions réelles en matière d’aménagement du territoire. Même pas de réflexion sur la nature des inégalités contre lesquelles on proteste. On râle certes, mais on ne se pose pas la question de ce que doit être une société en termes de répartitions des revenus ou de solidarité.
Pour JLB, on pourrait par exemple établir en principe qu’il y a suffisamment d’impôts. On pourrait les réorganiser au lieu d’en créer davantage. Le mécanisme de redistribution est extrêmement poussé, il y a en revanche une réflexion à mener sur la permanence des inégalités culturelles. L’enfermement dans des parcours ou des statuts. Il y a aussi selon lui une réflexion très intéressante et plus complexe à avoir sur les responsabilités de l’aménagement du territoire. En tant qu’élu de région parisienne, JLB voit à quel point la situation est difficile pour les banlieusards : longs temps incompressibles de transports, coût de la vie élevé (du logement notamment), etc. Or ils paient les mêmes impôts que les autres. Ce sont des problèmes qu’il faut poser froidement, et qui n’apparaissent pas dans ce grand débat. Aucune perspective dans le temps, aucune réflexion sur les avantages et les inconvénients collatéraux des mesures proposées. Le seul courage que JLB voit et salue est celui du président de la République qui a décidé de relever le gant, et de confronter son ego à celui de 65 millions de Français. Il se retrouve ainsi dans la situation du type qui chute de 50 étages et qui au 35ème se dit : « jusque là, ça va ».

Michaela Wiegel souhaite revenir sur la question soulevée par NG : s’agit-il d’une crise franco-française ou plus large ? Pour MW, il s’agit bien d’une crise qui traverse d’autres sociétés. En revanche, il lui semble que certains facteurs rendent l’expression de cette crise particulièrement violente en France. Ils expliquent aussi ce sentiment de « tourner en rond » : de ne pas poser les bonnes questions et de proposer des réponses qui ne vont nulle part. Selon MW, la France a accumulé des faiblesses structurelles, qui étaient des atouts dans l’après-guerre, mais qui aujourd’hui, dans la gestion d’un pays au sein d’une économie mondialisée, posent problème. En Allemagne, par exemple, le système des Länder facilite des processus économiques aux niveaux locaux. Certes, de tels systèmes ne peuvent pas être créés ad hoc, et il y a un début de réformes territoriales visant à rapprocher la France d’autres systèmes (comme celui de l’Allemagne, mais aussi de l’Espagne, par exemple). Mais ça ne marche pas, parce qu’encore une fois, c’est fait d’en haut. Si le choc est si grand, c’est aussi parce que M. Macron avait donné durant sa campagne l’impression de vouloir gouverner dans une tradition girondine, mais qu’il se révèle finalement plus centralisateur que tous ses prédécesseurs.

Nicolas Baverez :
Il y a effectivement les deux dimensions : la dimension générale d’une crise propre à toutes les démocraties, l’impact sur les classes moyennes de la mondialisation, la révolution numérique, les peurs identitaires face à l’immigration, à l’Islam, que l’occident ne maîtrise plus l’histoire du monde. Et de l’autre, une dimension vraiment spécifiquement française. Tournée vers l’état. Lors des crises précédentes (juin 1936 ou mai 1968), on avait des occupations d’entreprise, et les rapports sociaux dans le secteur privé étaient au cœur de la crise et de la sortie de crise. Ici, les entreprises sont très peu concernées. Il n’y a pas d’occupation, ce qu’on brûle ce ne sont pas les entreprises mais les bâtiments publics ou le mobilier urbain. On manifeste sur les rond-points (c’est l’espace public), on met un gilet jaune (c’est la présence de l’état dans chaque voiture), et on regarde vers l’état. Pour le coup, les GJ ont raison : la particularité française est la manière dont l’état a déstructuré l’économie et la société. La perte de repères, la fascination pour la violence, bref la déstructuration profonde de la société, sont directement liés à l’effondrement du système éducatif français. Il y a une responsabilité immense des politiques éducatives qui ont été menées. C’est ce problème qui est au cœur des inégalités, et c’est aussi celui qui devrait être au cœur de la sortie de crise.

Nicole Gnesotto :
Si l’on est d’accord pour dire que c’est l’expression française d’une crise plus générale, alors il faudrait une réponse, peut-être pas à l’échelle de l’occident, mais au moins de l’Europe. L’idée de redistribuer à l’échelle européenne une partie de la richesse produite au sein de l’Europe (qui est encore aujourd’hui la première puissance économique mondiale), serait peut-être une façon de relancer une adhésion citoyenne à ce projet européen.

Jean-Louis Bourlanges :
L’Europe pèse en effet de deux manières contradictoires sur cette affaire. D’abord, les menaces sur nos valeurs, la laïcité, la démocratie, la représentation, sont à présent à nos portes. Nous somme en face d’une altérité hostile. Cela pousse à une Union Européenne. Cette altérité a pénétré nos frontières : en Europe centrale, en Italie, en Autriche, au Royaume-Uni et même chez nous. Ce débat est aujourd’hui au cœur même de l’Europe. Or, l’Europe a toujours été adaptée à la gestion d’un consensus émergent, elle n’a pas été conçue pour surmonter un dissensus croissant. Nous sommes divisés entre deux sensibilités différentes, et mal armés pour régler ce conflit. Ces élections Européennes seront donc placées sous le double signe d’une Europe qui n’a jamais été plus nécessaire, et jamais été plus difficile.

L’évocation par NB des rond-points rappelle à Philippe Meyer le sketch de Raymond Devos, où il s’engage sur un rond-point et ne peut jamais en sortir, car toutes les routes y sont en sens interdit.

Les 40 ans de la République islamique d’Iran

Introduction

Le 11 janvier dernier, il y a eu en Iran 40 ans que l'ayatollah Khomeiny et les siens installaient le premier régime islamique de l'ère moderne, dont la doctrine était résumée par la formule en
persan Velâyat-e faqih, suprématie du théologique sur le politique. Le pays fait aujourd’hui face à un bilan économique médiocre dû notamment à la subordination de l'économique au politique, lui-même subordonné au religieux et à une gestion étatiste désastreuse entre népotisme, double marché des changes, contrôle des prix et nationalisations de nombreuses industries. Les sanctions américaines ont achevé de déstabiliser une économie malade de longue date. Dans une population dont 75% n’étaient pas né en 1979, cette situation a provoqué un exil des cerveaux et des entrepreneurs. Le pays est régulièrement secoué par des grèves et des manifestations contre le chômage, la médiocrité des services publics ou encore les coupures d'eau. Elles peuvent basculer dans la dénonciation d'un régime arc-bouté sur la primauté du religieux qui autorise le guide spirituel, gardien de la pureté islamique et révolutionnaire du régime, à trancher de tout et d’abord de la sécurité. Le régime des mollahs, les docteurs de la loi coranique, est éminemment répressif, y compris sous la présidence de Hassan Rohani, réélu en 2017 et présenté à l'Ouest comme modéré. Néanmoins, dans ce pays gangrené par la corruption jusqu’au plus haut niveau institutionnel, les dénonciations publiques de profiteurs du « système » se multiplient sur les réseaux sociaux et n’épargnent pas le clergé. Dans un discours prononcé place Azadi -liberté en persan-, le président Hassan Rohani a affirmé qu'en dépit de tous leurs efforts, les États-Unis ne parviendraient pas à détruire la République islamique. Il a promis la poursuite du développement des missiles balistiques malgré des mises en garde américaines. La rupture diplomatique irano-américaine, officielle depuis avril 1980, s’est installée dans les esprits. La prise d’otages à l’ambassade des États-Unis de Téhéran, entre novembre 1979 et janvier 1981, a traumatisé les Américains et plongé l’Iran dans un isolement international qui dure encore. Fin janvier, pour tenter de rompre cette quarantaine, la France, l’Allemagne et le Royaume‐Uni ont officialisé la mise en place d’un mécanisme baptisé « Instex » devant permettre à certaines entreprises européennes de commercer avec l’Iran en dépit des sanctions américaines alors même que la Maison Blanche cherche à diviser les Européens. C’est l’enjeu à peine voilé du sommet qui s’est tenu les 13 et 14 février à Varsovie, en présence du chef de la diplomatie américaine, Mike Pompeo, et du vice‐président, Mike Pence. Sur Twitter, le ministre des Affaires étrangères iranien, Mohammad Javad Zarif, a dénoncé cette conférence comme étant « un cirque anti-iranien désespéré ».

Kontildondit ?

Nicolas Baverez :
La révolution iranienne a été très importante, elle a ramené la religion et l’Islam au premier plan de la politique et de la géopolitique, ainsi qu’une forme de régime politique, qu’on croyait disparue : la théocratie. 40 ans après, la république islamique a résisté ; à une terrible guerre contre l’Irak et aux sanctions des USA. D’un point de vue géopolitique, l’Iran s’est même étendu. La république islamique n’a pas été exportée, mais un empire chiite s’est constitué, comprenant l’Irak, la Syrie, le Yémen, le Liban et une partie de l’Afghanistan. Cette expansion territoriale est incontestable, elle s’est faite au prix d’un isolement diplomatique ; les seuls soutiens sont la Chine et la Russie.
Au-delà de cet isolement diplomatique, le prix à payer a été grand. L’Iran se présente comme le pays émergeant typique : il a beaucoup de ressources naturelles, une population éduquée, une classe d’entrepreneurs dynamique. Et il n’en a rien fait, sinon une économie de rente, très profondément corrompue, contrôlée par les Pasdaran (les Gardiens de la Révolution). Aujourd’hui, en raison des sanctions américaines, la croissance y est négative, l’inflation de 100% par an, et la monnaie s’effondre. Ceci participe de la coupure actuelle entre les Iraniens et le régime. Ce régime est à double commande : la structure est quasiment celle d’une république à l’occidentale, mais le pouvoir religieux a le dernier mot quel que soit le domaine concerné. Les Pasdaran ont mis en place un état parallèle, qui contrôle à la fois les services de sécurité et l’économie. La situation y est un peu étrange, et l’équilibre est précaire : le contrôle idéologique se relâche, notamment grâce au numérique qui offre des espaces de liberté, la population est de plus en plus rétive, les grèves et manifestations sont fréquentes, et sont chaque fois violemment réprimées.
Au total, on compte trois contradictions que l’Iran n’arrive pas à régler. D’abord, la contradiction entre république et théocratie. Ensuite, entre le pouvoir au clergé corrompu et la volonté du peuple. Enfin, la contradiction entre l’expansion impérialiste d’un côté et le développement économique de l’autre.
Sur la stratégie de l’occident : celle de Barack Obama était similaire à celle utilisée avec l’URSS à Helsinki en 1975 : isoler l’Iran et en encourager la société civile, pour que le régime théocratique finisse par céder.

Michaela Wiegel poursuit sur les stratégies de l’occident face à l’Iran. La division est assez flagrante, depuis la fin de la période Obama, entre l’Europe et les USA sur la question de l’Iran. C’est la première fois que les trois grands pays européens que sont la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni font en sorte que l’Europe ne s’aligne pas automatiquement sur la position des USA. Ce mécanisme (par le biais de cette agence de financement) est encore timide, il n’a pas encore suffisamment d’ampleur pour rassurer les gros investisseurs, mais c’est tout de même une tentative notable de sortir de cette extraterritorialité imposée par les Etats-Unis, qui est un véritable problème pour les grandes banques européennes, dont les intérêts aux USA sont menacés si elles s’engagent avec l’Iran. Cette initiative fracture l’Europe, on l’a vu au sommet de Varsovie, qui était clairement anti-Iran (même si on prétendait officiellement qu’il s’agissait d’avoir une stratégie commune pour le Moyen-Orient). Les pays de l’est de l’europe (ceux du Visegrád) considèrent qu’il n’y a pas de meilleure protection que l’OTAN, et qu’il faut à tout prix suivre les USA. L’Iran pose la question de la cohésion européenne, et au lieu d’attaquer cette question de front, la responsable de la politique étrangère européenne, Federica Mogherini, n’est tout simplement pas allée au sommet de Varsovie.

Nicole Gnesotto :
L’incroyable longévité de ce régime dictatorial est frappante. Son échec l’est tout autant. Cet échec est économique, social, et politique ; et il aurait logiquement dû mener à un changement de régime, ou tout au moins à des transformations. Il y a certes eu quelques petites ouvertures depuis 2013, mais le régime reste extrêmement répressif. Et l’échec se poursuit : un jeune sur trois est au chômage, les jeunes diplômés quittent le pays dès qu’ils le peuvent, l’inflation explose. Sur le plan social, il y a des manifestations toutes les semaines, d’ouvriers métallurgistes le plus souvent, c’est à dire la base idéologique du régime. Dans ces conditions, la longévité du régime est étonnante. Celui-ci fait du sur place : les mollahs échouent mais demeurent, la rue manifeste mais s’incline (d’autant que la société iranienne ne veut pas de l’aide des USA).
D’autre part, on ne peut pas comprendre l’évolution de l’Iran si on ne prend pas en compte la politique Américaine. La puissance iranienne d’aujourd’hui est le produit de l’intervention Américaine en Irak. L’iran est aujourd’hui la grande puissance de cette région, au détriment des sunnites, notamment des Saoudiens. Et cet Iran n’existerait pas si les Etats-Unis n’avaient pas détruit l’Irak. La responsabilité des Etats-Unis dans le poids de l’Iran est immense, et leur angoisse l’est tout autant. Les Américains maintiennent depuis 40 ans à l’égard de l’Iran le même immobilisme diplomatique que le régime Iranien sur la politique intérieure. Seul Obama avait signé un accord en 2015, grâce aux efforts Européens. A part ça, les USA font preuve d’une véritable fixation stratégique sur l’Iran, qu’ils considèrent comme « le » grand danger. Pour les USA, détruire l’Iran est une façon de détruire l’erreur que représente leur intervention en Irak.
Pour NG, cet immobilisme de la diplomatie américaine sera rompu par Trump. Il veut obliger l’Iran à la guerre, il veut soutenir un axe Israëlo-américano-saoudien, contre un axe Irano-turco-russe. Israël a commencé à attaquer l’Iran en Syrie, Trump a essayé de monter ce sommet à Varsovie, qui fut un fiasco total grâce aux Européens. Le futur de l’Iran pourrait bien ne pas se présenter comme une lente évolution vers davantage d’ouverture, mais comme un scénario de guerre, qui n’est pas à exclure selon NG.

Jean-Louis Bourlanges :
Pour illustrer la distinction entre un régime théocratique et la façon dont nous-mêmes vivons la politique, JLB cite une anecdote :
Du temps qu’il était président, Ahmadinejad était allé voir le guide suprême pour lui dire : « je dois vous entretenir d’un problème d’une extrême importance. Il faut élargir sans tarder toutes les avenues de Téhéran. Parce que l’imam caché va revenir, et alors l’afflux de population sera tel que nos rues seront trop étroites. Rien n’est plus urgent ».
Cette anecdote montre à quel point nous raisonnons différemment. Il faut tout de même se rappeler qu’au fil des années, l’Iran, ou la Perse, a connu des situations assez comparables à celles de la Turquie (il a été question un moment que la Turquie entre dans l’Union Européenne, et cette idée n’est pas officiellement abandonnée). Dans les années 1930, la politique menée par Reza Pahlavi et celle menée par Atatürk sont jumelles. L’état d’esprit est le même, l’adversaire aussi : le clergé (chiite en Iran, sunnite en Turquie). Il y a donc toujours eu un partage entre deux Irans. Les Américains font aujourd’hui le pari que l’échec des mollahs permettrait à une bourgeoisie libérale, occidentale et pro-Américaine de prendre le pouvoir. JLB partage cependant l’avis de NG : une telle bourgeoisie n’existe tout simplement pas en Iran. La bourgeoisie, et l’ensemble du pays était, déjà du temps du shah, acquis à une nucléarisation. JLB se demande vraiment ce qu’envisagent les Américains. La douloureuse démonstration a été faite par les Français en Libye avec Kadhafi : détruire un régime déplaisant ne mène à rien dès lors qu’on n’a pas de solution alternative. Or dans le cas de l’Iran, il n’y a pas l’ombre d’une solution alternative.
L’histoire de la guerre froide montre que ce n’est pas principalement avec des embargos qu’on fait évoluer les régimes (l’exemple de Cuba le montre) ; c’est plutôt en « corrompant » (au sens de Raymond Aron) les régimes sociaux de ces pays qu’on les change, comme dans le cas de l’URSS. Il semble à JLB que les Européens ont plus de bon sens que les Américains vis-à-vis de l’Iran. Cependant l’absence de Mme Mogherini au sommet de Varsovie est tragique. Elle est censée représenter la politique étrangère de l’Europe, et on ne la voit ni ne l’entend lors d’un sommet ayant lieu en Europe, sur un enjeu géopolitique majeur. L’Union Européenne ferait un grand progrès en confiant sa diplomatie non pas à une belle âme, mais à quelqu’un qui se fait de la politique internationale une idée réaliste. L’Europe aurait l’air moins sotte avec quelqu’un comme Hubert Védrine par exemple.

Les brèves

Cet étrange nazi qui sauva mon père

Michaela Wiegel

"Je voudrais recommander le livre de François Heisbroug, le spécialiste des relations internationales des questions de sécurité qui est un livre très personnel. Il s’intitule cet étrange nazi qui sauva mon père. Il traite de Franz von Hoiningen qui, je vous rassure, n’est pas très connu en Allemagne non plus. Il a sauvé des centaines de juifs et de résistants et, parmi eux, le père de François Heisbourg, Georges Heisbourg. C’est une étude très intéressante sur ce qu’appelle François Heisbourg, la banalité du bien, c’est à dire malgré tout des gens qui, dans un régime dictatorial, ont essayé, même en affichant en quelque sorte leur adhésion à ce régime, à faire quelque chose pour les autres. Ça se lit d’une traite. "

Misbehaving. The Making of behavioral economics

Nicolas Baverez

"Depuis 2008, on sait que les hypothèses d’efficience des marchés ou de rationalité des agents économique sont évidemment plus contestées. Il y a une école économique qui s’appelle : « l’économie comportementale ». Richard H. Taler est un des deux grands auteurs qui a réfléchi à cela. Le Seuil a publié en 2018, ce qui est un peu le traité de l’économie comportementale : Misbehaving et ça montre comment au-delà de la rationalité les passions jouent un rôle extrêmement important dans l’économie avec ce qui est le génie des anglo-saxons : des exemples concrets extrêmement drôles sur les jeux télévisés, sur le football américain. C’est de la bonne économie théorique et on ne s’ennuie pas. "

La ligue du LOL

Philippe Meyer

"Je voudrais ouvrir la séquence des brèves avec un fait d’actualité. Les participants à la ligue du LOL; ceux qui à la naissance des réseaux sociaux les ont utilisés pour harceler hommes et femmes, s’en prendre à leur physique, ridiculiser leur travail en substituant l’injure à l’argument. Ceux qui les calomniaient, ceux qui arrivaient à truquer des photos pour les mettre dans des situations qui n’étaient pas extrêmement sexuellement flatteuses et tout autre chose du même genre que cela ont été à leur tour dénoncé, mis à pieds, licenciés et vilipendés sur Twitter et sur Facebook. Celui qui blessera par le réseau social sera blessé par le réseau social. Je crois qu’il n’y a rien à dire là-dessus et que peu de comportements sont aussi antipathiques que ceux de ces meutes. Les uns après les autres, les harceleurs se frappent la poitrine mais leurs employeurs - et je pense notamment à ces deux confrères que sont Libé et les Inrocks - ont été très rapides, très prompts à les licencier mais je me demande aussi si ces derniers n’auraient pas à réfléchir eux-mêmes à ce qui dans leur propre comportement institutionnel d’entreprise ne relevait pas de l’arrogance et de l’absence de respect d’autrui. J’ai en mémoire quelques articles : un article sur une actrice italienne, Ornella Muti qui était traitée de loukoum, un article sur Alain Resnais qui était traité de crétin… C’est peut être en se remémorant et parcourant leurs propres archives que, à leur tour, les employeurs de ces harceleurs pourraient peut être se rendre compte de ce qu’a été et de ce qu’est encore leur comportement. "

Comment gouverner un peuple-roi ? Traité nouveau d’art politique.

Jean-Louis Bourlanges

"Je voudrais recommander le livre de ce philosophe qui s’appelle Pierre-Henri Tavoillot et a écrit un ouvrage au titre oxymorique : Comment gouverner un peuple-roi ? Traité nouveau d’art politique. Ce livre est très utile, bien documenté, bien écrit très élégant. D’autre part, après ces torrents d’irresponsabilité que nous avons évoqué tout à l’heure c’est un livre qui aborde la politique telle qu’elle est. Monsieur Tavoillot est le Racine et non pas le Corneille de la politique. Il nous présente la politique telle qu’elle est et non telle qu’elle devrait être. Ce qui nous montre, à travers une réflexion intéressante sur le peuple, c’est que la politique est un art de gérer l’imparfait. Imparfait évidemment car c’est la gestion des choses floues, c’est la gestion de l’écart entre nos désirs et la réalité, entre le temps présent et le temps lointain de l’espérance. Monsieur Tavoillot, rappelle que c’est un art et non pas un science : l’art de gouverner, l’art de se faire élire, l’art de prendre une bonne décision, l’art d’être controlé. Alors en ces temps de pataphysique générale sur le plan politique, saluons l’artiste. "

La Capitale

Nicole Gnesotto

"Je voudrais recommander un roman que je n’ai pas encore totalement fini mais que pour l’instant je trouve très réjouissant. C’est un roman de Robert Menasse qui est un écrivain viennois et non pas autrichien sorti en 2017 aux éditions verdier et qui a eu le prix du livre allemand cette même année. Ce roman s’appelle La Capitale et je crois que c’est le premier roman européen car la capitale c’est Bruxelles, capitale des institutions européennes. C’est un roman à la fois cocasse et un peu « thriller » parfois complètement déjanté sur la vie d’un haut fonctionnaire européen qui s’appelle Florian ( ça ne s’invente pas). C’est un roman à la fois très critique sur bon nombre de fonctionnement de l’Union. Mais c’est un roman très pro-européen sur une République européenne etc. Ça commence de façon très drôle : un cochon fou qui court dans toutes les rues de Bruxelles, qui renverse un Turc, lequel est sauvé par un Bruxellois et continue dans un échalas et quelqu’un se fait tuer dans un revolver. Le haut fonctionnaire qui est à sa fenêtre se met à réfléchir au rôle de l’union européenne dans le monde. "