UN AUTRE EN TROP

Rubrique proposée par Philippe Meyer.

UN AUTRE EN TROP

Philippe Meyer

" C’est si peu de choses que je ne sais même pas pourquoi je vous en parle. Je l’observe chaque fois que je me rends dans cette rue piétonne, commerçante et achalandée, pas très longue et plutôt mince : 400 mètres de long, 15 mètres de large. La densité de fringants courtiers, de sémillants avocats d’affaires, de perspicaces publicitaires et de membres éclairés du clergé culturel y est considérable. Disons que cette artère est à la nouvelle bourgeoisie ce que la rue de Passy est à l’ancienne. Aussi ne sera-t-on pas étonné que le piéton n’y manque pas de superbe. Lorsqu’il descend ou monte à pied sa rue favorite, il n’entend pas être dévié de sa trajectoire. Cependant la chaussée est très fréquentée. Comme elle est assez étroite, les intentions du nouveau bourgeois entrent souvent en concurrence avec celles d’autres de ses semblables. C’est alors que reprend tout son sens la notion de haut du pavé, qui permettait au bourgeois du Moyen-âge de ne pas crotter ses chausses. Mais si le bourgeois moyenâgeux obtenait sans difficultés des membres des basses classes qu’ils lui laissent le meilleur morceau de la rue, la concurrence entre piétons de même rang social n’est pas sans poser des problèmes. Chaque conflit de trajectoire mériterait d’être observé par des spécialistes de l’éthologie. L’empirique que je suis a constaté que la pratique la plus répandue consiste à ne rien céder à son concurrent et à ne rompre qu’au bord de la collision. Pour exprimer pleinement le sentiment d’importance et la fermeté de caractère du bourgeois orgueilleux de sa condition et sûr de sa prééminence, cette attitude s’accompagne d’un genre de regard que les éthologues invoqués plus haut pourront comparer à celui d’autres animaux placés dans des situations de rivalité. L’empirique que je suis manque en effet d’outils et de vocabulaire pour décrire cette manière regarder quelqu’un qui lui signifie qu’on ne le voit pas. Les observations des savants pourront se poursuivre et s’enrichir dans les différents magasins de la rue. Le nouveau bourgeois ressent un vif désagrément à l’idée de devoir faire la queue. Lorsqu’il y est contraint, il a recours à différentes formes de langage non-verbal pour exprimer ce qui fait le fond de sa pensée : « comment peut-on me faire ça à moi ? ». Piétinement sur place, soupirs montant en puissance, battements de semelle allant crescendo, bref, tout ce qui, exprimé en mots, serait contraire aux règles élémentaires de la civilité et se retournerait contre celui qui les proférerait mais dont l’expression non-verbale permet de se dédouaner. Posture réprobatrice, corps tendu, respiration marquée, expiration par le nez, tout est bon pour marquer un courroux teinté d’accablement devant la lenteur avec laquelle tel ou tel prédécesseur s’attarde à des familiarités avec le commerçant, comme s’il voulait que chacun enregistre les titres qu’il a à un traitement particulier et l’inaliénabilité de son droit à prendre son temps. C’est d’ailleurs exactement comme cela que se comportera le néo-bourgeois lorsque son tour sera venu d’être servi. Je vous l’ai dit, c’est si peu de choses que je ne sais pas pourquoi je vous en parle. Pas de mots dissonants, pas d’injures, pas de horions, juste ces façons de signifier à autrui qu’on se passerait volontiers de son existence. Flaubert devait penser à ça quand il évoquait l’âge du muflisme."