MOTS ET MAUX

Rubrique proposée par Philippe Meyer.

MOTS ET MAUX

Philippe Meyer

" Voltaire reçut un jour un billet signé de Sophie Arnould, comédienne et cantatrice, créatrice de l’Iphigénie et de l’Eurydice de Gluck. Cette jeune femme lui écrivait : « Monsieur, Je serais heureuse que vous vinssiez déjeuner chez moi. Vous ne vous amuserez pas beaucoup car je n’ai pas d’esprit. Mais votre visite me permettra d’en avoir le lendemain, car j’ai bonne mémoire ». On appelle cela « faire un mot ». Le contraire de « faire un mot », il me semble que ce doit être « se payer de mots », croire que les mots ne vous engagent à rien, que leur son a la même valeur que leur sens. On peut jouer avec les mots, mâcher ou ne pas mâcher ses mots. On connaît des gens qui mangent les leurs. Il y a des mots savoureux, des mots magiques (que l’on apprend aux enfants), des gros mots (que l’évolution des mœurs fait quelquefois maigrir). Le « grand mot » a souvent grandi trop vite. Il existe des mots couverts, des demi-mots, des mots de passe, des mots d’ordre, des mots qui s’attardent sur le bout de la langue et d’autres que l’on nous enlève de la bouche. Il y a les derniers mots, les mots de la fin, de fins mots, des mots d’excuse, des mots d’enfants que les parents répètent avec tant de fierté que l’on finit par les soupçonner de les avoir inventés ou de les avoir piochés dans un livre. Il y a des mots pour rire, que l’on n’arrive pas toujours à placer. Des sujets dont on ne connaît pas le premier mot, à moins que ce ne soit un traître mot que l’on n’ignore. Des mots d’amour que l’on doit peser bien exactement pour qu’ils ne déclenchent pas l’un de ces malentendus dont laissent les maux d’amour. On lâche le mot, on le passe, on le donne. On en a peur et du coup on n’en dit pas un plus haut que l’autre. On tranche le mot, surtout le mot à double sens. On emploie un mot pour un autre. On a son mot à dire, à moins que l’on n’ait qu’un mot à dire ou que l’on ait deux mots à dire à quelqu’un que l’on a pris au mot. Il y a des mots historiques, dont Sainte-Beuve disait qu’ils voyagent, jusqu’à ce qu’ils aient trouvé pour les endosser le nom auquel ils conviennent le mieux. Il y a le mot, il y a la chose et il y a « Le Mot et la Chose », que composa le Chanoine de Lattaignant, l’auteur de « J’ai du bon tabac » : « J’avouerai que j’aime le mot/J’avouerai que j’aime la chose/ Mais c’est la chose avec le mot/ Mais c’est le mot avec la chose/ Autrement la chose et le mot/ A mes yeux, seraient peu de chose »… Péguy croit qu’un mot n’est jamais le même dans un écrivain et dans un autre : l’un se l’arrache du ventre , l’autre le tire de la poche de son pardessus. Les fabricants d’éléments de langage et de bruits de bouche pensent que les mots n’engagent que ceux qui les écoutent. Ils ne profèrent que des mots altérés. Contre eux, nous savons, avec Francis Ponge, que l’amour des mots est en quelque façon nécessaire à la jouissance des choses… "