Thématique : Emmaüs, avec Tarek Daher / n°353 / 9 juin 2023

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EMMAÜS

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
Tarek Daher, vous êtes délégué général d’Emmaüs France. Diplômé de Sciences Po et des universités Paris I et Dauphine, vous débutez votre carrière dans le domaine du conseil, notamment sur les politiques publiques d’emploi et de formation professionnelle et sur les questions d’aménagement du territoire. Vous dirigez ensuite le Mouvement des Régies sept ans durant : il rassemble 130 associations, 10 000 salariés et 2 500 bénévoles intervenant principalement dans les quartiers populaires et le monde rural. Vous êtes un familier de l’économie sociale et solidaire et c’est en tant que tel qu’en 2023, vous êtes recruté par Emmaüs pour y diriger l'activité française.
Le Mouvement Emmaüs, fondé par l’abbé Pierre en 1949, compte aujourd’hui 300 structures indépendantes en France. Les communautés Emmaüs, longtemps des espaces de non droit, sont aujourd’hui très nombreuses et les compagnons au nombre de 5 000. Emmaüs fonctionne en autonomie et ne reçoit pas de subvention : aussi porte-t-elle toujours son projet originel, celui de l’accueil inconditionnel. Dans l’association, une valeur prime, celle du travail.
Parmi les activités du mouvement, des fermes pour réinsérer les détenus en leur offrant, pour la dernière année de leur peine, une période de travail salarié et responsable. L’action sociale de la Fondation Abbé Pierre, pour aider au logement des défavorisés, les SOS Familles Emmaüs qui luttent contre le malendettement des ménages en situation de précarité. Enfin, Emmaüs Solidarité coordonne à la fois accueils de jour et hébergements généralistes et spécialisés : centres d’hébergement d’urgence et de stabilisation, maisons relais, pensions de famille, centres d’hébergement et de réinsertion sociale et centre d’accueil pour demandeurs d’asile.
Depuis l’Abbé Pierre, Emmaüs n’a pas cessé d’évoluer. Quels sont à vos yeux les points principaux de cette évolution et comment Emmaüs s’inscrit-il dans cette économie sociale et solidaire qui représente 10% du PIB ? Et qu’est-ce que cette économie sociale et solidaire, dont on ne connaît généralement que le nom ?

Kontildondit ?

Tarek Daher :
Plus qu’un « secteur » économique, ce qui est intéressant dans l’économie sociale et solidaire (ESS) c’est qu’il s’agit d’un projet politique. Ce qui rassemble des différents acteurs de l’ESS, c’est le fait de porter un projet co-construit dans une logique de démocratie, d’inclusion, de participation des personnes qui le portent, avec une finalité qui n’est pas la lucrativité. Qu’y trouve-t-on exactement ? L’ensemble des associations, déjà, ce qui représente plusieurs centaines de milliers de structures. Quand on dit « association », on pense tout de suite à « bénévolat ». Il y en a évidemment énormément, mais n’oublions pas qu’il y a beaucoup de salariat aussi. Et puis, il y a beaucoup de « grosses »  associations : certains hôpitaux, clubs sportifs, etc. C’est aussi tout le champ des mutuelles, du secteur coopératif (des banques coopératives par exemple) …
Une des difficultés de l’ESS est qu’elle est incroyablement variée. On y trouvera aussi bien des petites structures de terrain militantes que des très grosses banques comme le Crédit coopératif. Mais il est important d’avoir en tête qu’il s’agit d’un contre-modèle politique, économique et social, dont la non-lucrativité et la gouvernance démocratique sont deux fondamentaux incontournables. L’ESS est effectivement assez méconnue, sans outre parce qu’on ne lui a pas donné suffisamment de visibilité. Nos concitoyens sont-ils capables d’en citer quelques grands noms en France aujourd’hui ? Ce n’est pas sûr. Le dernier ministère pleinement assumé date du gouvernement Hollande. Benoît Hamon était le ministre délégué à l’ESS, et il avait fait une loi qui visait à reconnaître ce qu’était ce secteur, sa spécificité, sa force et le fait que les pouvoirs publics avaient un rôle à y jouer. Depuis, on est bien en mal de nommer des personnes ayant une responsabilité politique relative à ce champ, qui est pourtant passionnant.
L’un des objectifs de la loi de 2014 était de donner de la visibilité à ce secteur, notamment en lui attribuant une reconnaissance formelle par un agrément :« Si vous répondez à certains critères, vous pouvez être une structure agréée ESUS (Entreprise Solidaire d’Utilité Sociale) ». Aujourd’hui, qui se souvient des structures ESUS ? On parle bien davantage des « entreprises à mission », qui sont pourtant politiquement bien moins ambitieuses, et s’inscrivent moins dans une logique de contre-modèle. Pour autant, ces entreprises ont une visibilité médiatique bien plus grande.

Nicole Gnesotto :
J’imagine qu’Emmaüs est un excellent observatoire de la pauvreté et des exclusions en France. Dans la presse, on lit souvent qu’il y a de plus en plus de pauvres, de familles monoparentales, de précarité et d’exclusion dans le monde rural … L’Insee nous dit qu’en 2021, il y avait 9 millions de gens vivant sous le seuil de pauvreté en France (1100€ par mois), c’est-à-dire 15% de la population française. Pourriez-vous nous dire quelles ont été les principales évolutions qu’a constatées Emmaüs pendant ses 70 ans d’histoire ?

Tarek Daher :
C’est difficile d’être exhaustif, mais quelques éléments sont frappants.
D’abord, et j’ai pu l’observer aussi dans mon poste précédent, c’est qu’il y a e plus en plus de nouvelles précarités. C’est observable de chez nous, puisque nous sommes en première ligne, étant donné que nous accueillons inconditionnellement, et que nos structures sont ancrées dans l’hyper-proximité. Chaque fois qu’on observe de nouvelles précarités, notre rôle consiste à imaginer des réponses nouvelles pour chacune d’entre elles. A mesure que les services publics se retirent, que la précarité et les exclusions augmentent et que le monde évolue, nous avons à traiter de nouveaux sujets, encore totalement inconnus il y a quelques temps. Cela peut paraître un peu anecdotique, mais le numérique est par exemple un sujet qui est venu nous percuter. Emmaüs est l’un des premiers acteurs du champ social à s’être positionné sur cette question, avec « Emmaüs Connect », d’abord sur la question des équipements, puis sur celle des usages. Toutes ces problématiques sont nouvelles, et retombent sur l’acteur social de proximité en bout de chaîne, en l’occurrence Emmaüs.
On pourrait aussi citer l’accès au droit, la mobilité … autant de conséquences de l’évolution de la gestion des territoires, et de l’arbitrage des politiques publiques. Il y a de plus en plus de choses à faire. Cela se traduit par le malaise de plus en plus grand des travailleurs sociaux, ceux qui sont en première ligne de l’accompagnement social, qui sont débordés. Et ils le sont non seulement quantitativement, car il y a de plus en plus de pauvres et d’exclus, mais aussi qualitativement, car les problèmes à traiter sont de plus en plus variés. On n’a non seulement pas le temps, mais de plus en plus souvent, on n’a pas non plus nécessairement les compétences.
A cette superposition des précarités s’ajoutent des phénomènes conjoncturels, parfois internationaux, comme la question des exilés, dont les conséquences sont très fortes. L’une des phrases de notre fondateur, qui reste très présente à l’esprit de nombreux emmaüssiens, est « servir en premier le plus souffrant ». Il ne s’agit pas de faire de la concurrence des douleurs, mais n’est-il pas évident qu’aujourd’hui, les plus souffrants sont ces exilés, qui n’ont absolument aucun droit, aucune structure en capacité de les accueillir (ne serait-ce que d’un point de vue légal), aucune perspective, etc. ? Et comme dans d’autres pays européens, cet afflux est constant, il nous dépasse, et aucune solution en termes de politiques publiques n’est proposée pour ces personnes. Donc de fait, il faut en trouver pour une population nouvelle et nombreuse, qui ne sera pas du tout la même que pour nos publics habituels.
Et puis, il y a certains sujets sur lesquels il y a de sentiments de recul. Par exemple, le dernier rapport de la Fondation Abbé Pierre fait état de la résurgence de l’habitat indigne. On pensait en avoir fini avec ce type de problématique, et voilà que, pour toutes les raisons (bien connues) de sous-investissement, on voit l’habitat indigne se multiplier … Certaines politiques sectorielles en difficulté génèrent donc de nouvelles problématiques. J’ai évoqué l’habitat indigne, mais c’est en réalité toute la chaîne du logement qui est aujourd’hui bouchée. Toute la crise du logement social a des conséquences sur la crise de l’hébergement, qui elle-même a des conséquences sur les gens vivant dans la rue, etc. Voilà quelques exemples de ces précarités nouvelles ou croissantes, où Emmaüs et le secteur de l‘ESS sont en première ligne.

Lucile Schmid :
Quand on parle d’ESS, on a le sentiment que c’est un modèle précurseur dans les transformations qui semblent nécessaires à notre modèle économique et social. Par exemple l’économie circulaire, pour laquelle Emmaüs a été un acteur pionnier, qui nous montre que l’économie productiviste n’est pas l’avenir de la planète ou de l’humanité. Mais le fait d’avoir été précurseur ne facilite pas forcément la tâche de l’association, parce que des logiques économiques productives viennent concurrencer ce modèle des chiffonniers, qui associait l’insertion sociale et l’économie circulaire. On imagine que l’ESS peut et doit continuer à se développer, mais comment le fera-t-elle quand de grandes entreprises multinationales (dans le textile ou la mode) mettent en place des logiques de récupération ? Comment coexister avec des acteurs qui ont une telle puissance de feu économique, alors même que vous entendez pratiquer l’insertion sociale et n’avez pas envie de faire des bénéfices ?

Tarek Daher :
Je crois que tout le secteur de l’ESS est convaincu d’être précurseur. En fait, ce qui paraissait n’être que des lubies ou des utopies il y a quelques années fonctionne aujourd’hui bel et bien. Ces histoires de non-lucrativité, de sens avant le profit, parlent à tout le monde, même si cela ne signifie pas pour autant que cela se traduit facilement dans la réalité. Par exemple, les Régies de quartier (mon expérience précédente), est un réseau qui a une quarantaine d’années. Aujourd’hui, Emmaüs a environ 70 ans. Donc la longévité extraordinaire de ces mouvements signifie au moins que les fondamentaux sont pertinents, qu’on n’avait pas tort. Et dans les deux cas, les textes fondateurs et structurants ont très peu évolué. Les terminologies sont un peu datées, mais les constats et le projet politique n’ont pas pris une ride. Les Régies de quartier évoquent la coopération, le fait que les habitants doivent être en première ligne, d’égal à égal, et échanger avec les élus ; le fait que la bonne échelle d’intervention c’est le bassin de vie … Tout cela a été écrit il y a quarante ans.
Il est vrai que les principes qui sous-tendent tout cela sont précurseurs. Comment, à partir de principes un peu révolutionnaires, parvient-on à garder son âme, alors qu’il faut entrer dans le jeu de l’économie marchande et capitaliste ? Je vais vous citer deux exemples, un dans chaque réseau où j’ai travaillé.
Les Régies de quartier ressemblent à du Community organizing à l’américaine, comme lors de l’élection de Barack Obama, dans laquelle les habitants de Chicago ont joué un rôle crucial … En France, on a les Régies de quartier. L’une des logiques d’un tel projet est de dire : ce sont les habitants qui doivent avoir en charge la gestion, l’entretien, la vie de leur quartier. Car ils ont une expertise dans l’usage. Ils ont des problèmes pour trouver du travail, pour la mobilité, etc. Et les régler en circuit court a du sens. Quand ce réseau est né, il y avait des conventions entre les acteurs publics (collectivités locales, bailleurs sociaux, etc.) et les associations. Par exemple, on dit que le gardiennage sera fait par les habitants. Depuis, le droit européen et le droit de la concurrence sont passés par là, et on est dans des logiques de marchés publics. Comment garder ce qui était essentiellement une logique de partenariat, en co-construction, dans un contexte pareil ? Il y a eu un combat politique, pour adapter ce cadre global, y trouver des espaces où la coopération reste possible. Cela a permis d’avoir des marchés d’insertion dans les marchés publics. C’est très peu connu, mais là où c’est en place, cela fonctionne très bien. Ce sont des marchés réservés à des structures d’insertion. La loi de 2014 prévoyait la même chose : réserver des marchés pour des structures d’ESS. Les logiques de concurrence libre et de coopération s’opposent, mais on peut trouver des solutions et des espaces. Car évidemment, dans une logique de concurrence libre, votre petite association va perdre face à une grosse entreprise.
Et puis il y a les filières, le réemploi. Les chiffonniers d’Emmaüs sont en effet les premiers à avoir réfléchi à l’économie circulaire, au début davantage par opportunité que par projet politique. Les premiers compagnons qui ont fait cela l’ont fait parce qu’ils n’avaient plus d’argent … L’anecdote veut que ce qu’ils ont vendu à l’époque étaient des numéros du Journal officiel, qui étaient dans les greniers d’une des maisons qu’occupait l’Abbé Pierre. La réflexion sur la société de consommation n’est venue que plus tard. Elle est évidemment très importante aujourd’hui, puisque cette logique de réemploi est cruciale d’un point de vue économique : c’est ce qui permet de faire vivre un groupe. aujourd’hui, ce sont 320 000 tonnes qui sont collectées par des groupes Emmaüs en France. 60% du textile collecté en France et 15% à 20% du mobilier le sont par des groupes Emmaüs, il s’agit donc de filières entières. Ce côté précurseur donne un avantage : celui d’être le premier arrivé. Emmaüs est souvent le premier réflexe des personnes qui veulent se débarrasser d’un meuble ou d’un vêtement, avant même qu’elles ne se demandent si le collecteur a un but lucratif ou non …
Ensuite, comment reste-t-on pertinent ? La réponse tient au plaidoyer et au militantisme politique. A la transparence, aussi, car quand vous faites entrer des acteurs lucratifs sur le marché de la seconde main, en réalité rien ne change fondamentalement … Aucune réflexion sur le réemploi, les volumes … C’est d’ailleurs documenté : les personnes qui utilisent le plus les plateformes en ligne de vêtement de seconde main sont les plus gros consommateurs de vêtements … Emmaüs et d’autres acteurs de l’ESS ont été très impliqués dans les négociations autour de la loi AGEC (Anti-Gaspillage pour une Économie Circulaire), pour que les filières de réemploi ne soient pas confiées qu’aux acteurs privés. C’est là que les acteurs de l’ESS doivent jouer un rôle de vigie et garder une place. C’est ainsi qu’on alerte les pouvoirs publics, et qu’on conserve une spécificité de l’ESS dans le champ du réemploi. Parce que l’intérêt de nos métiers, par rapport au secteur lucratif, c’est que le chiffe d’affaires important que nous générons est au service d’un accompagnement social. Car tout le projet social ne peut exister que grâce à un modèle économique qui fonctionne. Si demain, ce levier de développement économique est mis en difficulté, c’est toute la chaîne de l’accompagnement social qui se rompt.

Philippe Meyer :
Emmaüs est à la fois un acteur et un témoin. Sur des questions générales comme le logement, la formation professionnelle, et sans doute aussi l’urbanisme et l’aménagement du territoire. Comment arrivez-vous à transmettre aux autorités les enseignements que vous tirez de votre activité, et comment sont-ils reçus ?

Tarek Daher :
C’est compliqué, et assez variable. Il y a une espèce de contradiction dans la manière dont l’ESS est perçue. Il y a à la fois une sorte de dénigrement : un monde de « soixante-huitards », de « babas cool », bref de gens sympathiques mais pas très professionnels. Et puis, quand ça éclate, ou que les choses coincent vraiment, on est bien obligé de prendre en compte la réalité : ce sont ces acteurs là qui sont en première ligne et qui tiennent bon. Encore récemment, l’épidémie de Covid a été un grand révélateur de la résilience et de l’impérieuse importance du champ associatif : dans la proximité, dans le lien social, etc. Est-ce que cela a pour autant amélioré durablement et significativement l’image et le portage politique de ces activités ? Absolument pas. Aucun de ces métiers n’a été revalorisé ou mis sur le devant de la scène. Dès la crise passée, l’enthousiasme pour le monde associatif est retombé.
Les pouvoirs publics doivent bien admettre que nous sommes des capteurs assez légitimes pour leur faire remonter les réalités du terrain. Je vous donne deux exemples. D’abord, sur la question des quartiers populaires, l’une des premières mesures du gouvernement d’Edouard Philippe en 2017 fut l’arrêt des contrats aidés (c’était expliqué par des raisons qui nous paraissaient fausses et dogmatiques, mais c’est un autre sujet). Toujours est-il que cela a eu des incidences fortes sur le petit tissu associatif, sur des associations qui tenaient bon avec un salarié. Là, les pouvoirs publics étaient incapables de sentir la réalité des conséquences de fermetures de petites structures. Il s’est donc agi d’une sorte « d’auto-saisine » de notre part : voyant que certains quartiers avaient de fortes difficultés, avec sept ou huit associations fermées, nous faisons ces retours d’expérience. Est-ce que cela a des effets ? C’est un autre problème … C’est devenu une note parmi d’autres, sans résonance perceptible en termes de politiques publiques. Mais la logique est celle d’une auto-saisine et d’une légitimité que nous nous attribuons nous-mêmes.
Il existe indéniablement une difficulté à travailler ensemble entre les pouvoirs publics et la société civile. La culture de la concertation et de la co-construction n’existe pas vraiment en France, en tous cas elle est loin d’être évidente. Il y a eu des tentatives. Les récents « plans pauvreté » ont pour vocation de se construire avec les acteurs du champ social, justement parce qu’ils ont une expertise. Mais on a l’impression que ce sont des ambitions proclamées mais pas réellement tenues. On pourrait presque faire le parallèle avec une convention citoyenne : on affiche un objectif ambitieux de co-construction où tout le monde est autour de la table. Mais dans la réalité, les délais sont tellement courts et le jeu tellement biaisé (les acteurs sociaux sont étouffés par un très grand nombre de sujets) que tout cela n’est finalement pas très vertueux. A la fin, on sait bien que l’arbitrage final vient du politique. Cela reste néanmoins des lieux où il est possible d’exprimer des choses. Mais fondamentalement, chez tous les acteurs du secteur, il y a une grande frustration, car on a l’impression de parler en l’air … On fait de beaux communiqués de presse et de belles tribunes, mais l’effet de tout cela est bien petit …
Je pense que tout cela est essentiellement dû à la perception des pouvoirs publics des acteurs du champ de l’ESS et à leur légitimité. N’est légitime que ce qui a été élu …

Nicole Gnesotto :
Deux petites questions factuelles, pour éclairer nos auditeurs. D’abord : vous refusez les subventions publiques, c’est bien cela ? Ensuite : pourquoi n’y a-t-il pas en France un mouvement (pas un parti) politique à la base de toutes ces associations qui s’occupent de l’exclusion et de la pauvreté ? Je ne comprends pas pourquoi il n’existe pas une fédération de ces associations, pour peser davantage dans la balance politique ? Pour faire un lobbying, en somme.

Tarek Daher :
Sur votre première question, il y a un mot qui est fondamental dans l’histoire du mouvement Emmaüs, c’est : « autonomie ». Autonomie financière, mais aussi autonomie des personnes. Ce sont deux combats historiques du mouvement Emmaüs. L’autonomie financière est le reflet de la volonté de ne pas être pieds et poings liés par je ne sais quelle dépendance à un financeur. Les Emmaüssiens veulent pouvoir « l’ouvrir », sans pression d’aucune sorte. Et ce n’est pas un fantasme … Pour avoir beaucoup gravité dans les cercles de subventions municipales, je puis vous assurer qu’il y a au moins de l’auto-censure de la part des acteurs bénéficiaires de subventions. Mais dire que nous ne touchons pas de subventions publiques est à la fois vrai et faux, parce que les communautés Emmaüs sont des communautés atypiques, qui ne vivent que de ce que génère le réemploi, les espaces de vente … Et ils ont cette volonté d’indépendance, leur permettant d’être totalement libres. Mais par ailleurs, il y a aussi dans le réseau des structures d’insertion, qui s’appuient sur des dispositifs publics du ministère du travail, qui finance des contrats d’insertion à durée déterminée. Ce sont des subventions, reçues parce que nous accompagnons des gens éloignés du marché du travail. Ces personnes « coûtent » davantage que les autres actifs, car il y a une obligation de suraccompagnement, de surencadrement, de surformation, etc. Et la puissance publique compense ces coûts. Certaines structures ont donc des subventions, mais mot « autonomie » est très important pour nous, le monde communautaire dans son ensemble y est très attaché.
Quand à votre question sur l’inexistence d’un mouvement regroupant toutes ces associations d’accompagnement : il y en a, mais c’est très peu connu. Peut-être est-ce un signe qu’il y a un problème d’efficacité, d’ailleurs … Dans les années 1990, au moment de réformes touchant les minima sociaux (François Fillon était ministre de l’action sociale), s’est créé le « Collectif Alerte », regroupant l’ensemble des associations travaillant dans le champ de la lutte contre la pauvreté. Vous y trouvez Emmaüs, ATD Quart Monde, le Secours Catholique, le Secours Populaire, etc. Ce collectif existe toujours, il a eu son heure de gloire il y a quelques années, mais comme tous les collectifs il est tributaire de la place que lui donnent les associations. Les combats de ces différents acteurs sont souvent les mêmes, mais les ressources étant rares, il y a parfois de la concurrence … Et puis là encore, un problème d’autonomie se pose : souhaitons-nous, au sein de ce collectif, que ce soit nous qui parlions, ou que le collectif parle pour nous ? En trente ans d’existence, cela a été tantôt l’un, tantôt l’autre, et cela n’aide pas à asseoir une place et à donner de la visibilité. Pour autant, le Collectif Alerte est systématiquement reçu dès qu’il y a un nouveau ministère de l’action sociale ou un nouveau gouvernement.
Dans le champ associatif, il y a également une structure, le Mouvement Associatif, qui regroupe 70% à 80% des associations en France. Quand le gouvernement a arrêté les contrats aidés, il s’était tourné vers le Mouvement Associatif pour lui dire « merci de lancer une concertation et de me remettre un rapport sur ce que pourrait être une politique publique de soutien au monde associatif ». La concertation a eu lieu, le rapport a été fait … et cela n’a absolument rien donné.
De tels espaces existent, mais ils sont souvent méconnus, car c’est un travail largement fait dans l’ombre, et surtout il y a peu de résultats tangibles à afficher, malheureusement.

Lucile Schmid :
J’aimerais revenir sur le profil des personnes que vous accueillez. Depuis 70 ans, les choses ont évidemment changé, il y a désormais bien davantage d’étrangers en situation de précarité. Comment est-ce que cela modifie les conditions de l‘accueil ? L’accueil inconditionnel d’Emmaüs n’est pas un statut relevant du code du travail, mais bien une valeur sociale. Comment est-ce qu’on met en œuvre une chose pareille ? On peut par exemple dire un mot de Cedric Herrou, engagé dans l’accueil des migrants, qui passent la frontière italienne. Pour les avoir aidés et hébergés, il a été poursuivi en 2016 pour ce qui a été nommé « délit de solidarité ». Il a été agréé en 2019 pour ouvrir une communauté Emmaüs dans les Alpes maritimes. Comment est-ce que tout cela modifie les conditions d’accueil et les « parcours réussis » ? Parce qu’être accueilli est une chose, mais que deviennent ces gens qui refont leurs vies ? Restent-ils dans la communauté Emmaüs, ou peuvent-ils en sortir ? Combien de temps y passent-t-ils ? A-t-on vocation à partir d’une communauté Emmaüs ? Car l’accueil d’Emmaüs est très différent de ce que peuvent faire les banques alimentaires ou les Restos du Cœur … Emmaüs est une reconstitution de parcours de vie, ce n’est sans doute pas assez su.

Tarek Daher :
C’est à Cédric Herrou et à ses multiples péripéties judiciaires qu’on doit la reconnaissance par le juge constitutionnel du principe de fraternité.
Les communautés Emmaüs se sont toujours vécues comme des lieux de vie communautaires, c’est pourquoi ce sont des endroits étonnants, loin des structures habituelles d’accueil. Avec une logique d’accueil inconditionnel. Cela ne veut pas dire qu’on est obligé de dire « oui » à tout le monde, mais que n’importe qui peut venir, sans qu’on regarde jamais d’où il vient, pourquoi il est là, quelle est sa galère, quels sont ses papiers, etc. En revanche, l’inconditionnel suppose aussi qu’on accueille bien les personnes, donc quand il y a plus de place, le principe de réalité oblige à refuser des gens, malheureusement. Tout au long de leurs 70 ans de vie, les communautés ont été des lieux représentatifs des formes de précarité les plus fortes. On a pu y faire une sociologie des personnes les plus précaires. Nous sommes donc des sortes de miroir. Et aujourd’hui, il y a beaucoup de fantasmes sur la figure historique du compagnon d’Emmaüs : autrefois, c’était « un marginal avec un chien … », tandis qu’aujourd’hui c’est « un migrant sans papiers » … En fait, il n’y a jamais eu d’idéal-type du compagnon.
On distingue cependant deux phénomènes. D’abord, depuis la loi sur le RMI de 1988, il y a davantage de « filets de sécurité » pour les personnes qui ont des papiers. C’est un peu caricatural de le dire comme cela, mais en gros, si vous avez des papiers, vous avez accès à des filets de sécurité sociaux qui n’existaient pas il y a quarante ans. Donc, on voit moins ces gens. En parallèle de cela, il y a eu des vagues de migrations. Et pour le coup, de moins en moins de droits pour ces personnes, et de moins en moins de lieux habilités à les accueillir. En croisant ces deux phénomènes, les communautés Emmaüs deviennent bien souvent des lieux où se terminent des parcours de vie extrêmement chaotiques et compliqués. Les personnes exilées sont ainsi souvent aiguillées vers une communauté Emmaüs, parce qu’on leur dit que c’est le seul endroit où elles seront un peu protégées, car il est vrai que nous bénéficions souvent d’une bienveillance des autorités préfectorales envers des personnes « en situation administrative incomplète ». Aujourd’hui, on estime que plus de la moitié des compagnes et compagnons de nos communautés sont des personnes issues de parcours d’exil, et qui sont en situation irrégulière.
Pourrait-il en être autrement ? Jamais le réseau ne s’est dit : « on ferme la porte à ces personnes là ». On prend ce qui vient, avec toute l’humanité dont nous sommes capables. Il n’en reste pas moins que cela change un peu les choses, car la question des papiers ajoute un nombre considérable de difficultés : trouver des papiers à quelqu’un est compliqué, très chronophage, d’une technicité inouïe … Bref cela a un impact très fort sur tout le projet social et politique.
D’autre part, on peut avoir des profils différents. On sait que les personnes qui se retrouvent dans une communauté et qui viennent d’autre pays sont souvent des personnes diplômées qui étaient insérées socialement et économiquement, qui ont même parfois une vie sociale plus riche que celle des compagnons historiques, parce qu’ils connaissent des gens de leur communauté, bref, ce sont des gens qui ont des liens, ce ne sont pas des personnes totalement désocialisées, ce qui était parfois le cas autrefois. Est-ce que des gens désocialisés sont à leur place dans une communauté ? Peut-être que ce n’est pas la réponse qui leur convient le mieux, peut-être sont-ils là davantage pour la protection que pour la communauté …? Autant de problématiques auxquelles nous sommes confrontés.
A propos du parcours et de la sortie de la communauté, enfin. Nous évoquions plus haut les structures d’insertion. C’est exactement le sas : vous êtes trop loin du marché du travail, on vous donne la possibilité d’être dans un entre-deux où vous reprenez pied, où l’on vous forme … Et dans 24 mois, vous serez en capacité de trouver un CDI dans le marché du travail classique. Ce qui est étonnant dans les communautés Emmaüs, c’est qu’elles se sont construites sans aucune logique de sas : vient qui veut, et pour aussi longtemps qu’il veut. C’est ainsi que vous trouverez dans des communautés des compagnons qui sont là depuis trente ans, ou des retraités … Comment les accompagner ? Comment adapter les logements … ? Autant de questions qui nous sont posées. Dans les débuts, il y avait beaucoup de gens de passage, qui ne restaient qu’une semaine ou deux dans une communauté. Cela se voit de moins en moins, et aujourd’hui, il y a une possibilité pour des personnes sans papiers d’être éligibles à une régularisation s’ils passent trois ans dans une communauté, cela a tendance à rallonger le parcours moyen … Et cela laisse moins de place à la rotation.

Philippe Meyer :
Vous avez dirigé le mouvement des Régies de quartier pendant sept ans. Vous l’avez rapproché du Community Organizing américain, c’est-à-dire tout ce qui descend de l’enseignement de Saul Alinsky (dont Barack Obama avait été l’étudiant, et à propos duquel Hillary Clinton avait écrit son mémoire de maîtrise). Selon Saul Alinsky, le travail social doit consister à faire savoir aux gens quels sont leurs droits, et leur donner les moyens de les faire valoir eux-mêmes. Il ne s’agit pas d’être des intermédiaires. C’est totalement contraire à la tradition du travail social en France.
A Emmaüs, vous n’êtes pas des travailleurs sociaux, mais votre travail est indéniablement social. Vous travaillez avec des travailleurs sociaux, ou plutôt les travailleurs sociaux s’intéressent aux populations avec lesquelles vous travaillez. Comment percevez-vous l’évolution de ce milieu de travail social ?

Tarek Daher :
Quelques précisions, d’abord. Le travailleur social aujourd’hui est en première ligne. Dans toutes les structures du champ social, vous trouverez des métiers qui s’apparentent de près ou de loin à du travail social : chargés d’insertions, d’accompagnement, etc. C’est d’autre part un travail qui s’est hyper-technicisé. Il y a la question de l’accompagnement des personnes, parfois psychologique, mais il y a évidemment la question des droits, qui s’est effroyablement complexifiée, et est devenue d’une technicité excessivement aride. Cela vient percuter la capacité des travailleurs sociaux à construire quelque chose avec la personne. Vous n’avez pas des entretiens avec les personnes que vous accompagnez si souvent que cela, et souvent, ces entretiens sont totalement pollués par la question des formulaires, des procédures, des demandes de rendez-vous à la préfecture, etc. Il y a là une dérive que le travail social subit, et qui l’empêche de jouer son rôle d’accompagnement social. En plus, les conditions financières sont extrêmement précaires, et pour couronner le tout, le travailleur social est confronté à une réalité humaine et sociale très dure. Mettez tout cela bout à bout, et vous obtenez des travailleurs sociaux qui se reconnaissent dépassés.
Sur la question de la place des personnes, j’ai l’impression qu’on observe un changement de mentalités progressif. Il y a encore un peu de paternalisme dans les structures sociales, mais c’est aussi un héritage, une culture, des résidus de religion … C’est difficile de faire bouger ce genre de représentations. On en voit encore certains qui parlent des personnes qu’ils reçoivent à la troisième personne, devant elles, parlent à leur place, savent mieux qu’elles ce qui est bon pour elles, etc. Mais les nouvelles générations sont plus attentives à tout cela, donc ça évolue. Il n’empêche que c’est un sujet qui doit être travaillé. Il ne suffit pas de dire « on va écouter tout le monde » pour que cela fonctionne … L’éducation populaire a plus d’un siècle, et sa finalité populaire était tout de même de faire de chacun un citoyen à part entière, de lui donner sa place. Il y a donc l’idée de réactualiser cette ambition de l’éducation populaire, qu’on a longtemps ringardisée … alors que Saul Alinsky en aurait été un fervent défenseur.

Nicole Gnesotto :
Vous êtes secrétaire général d’Emmaüs. Quand vous réfléchissez à l’avenir, quelles sont les plus grosses difficultés qui se présentent pour les 5 ou 6 ans à venir ? On parle par exemple beaucoup de la crise des valeurs de la démocratie, et notamment de la fraternité, au profit d’un individualisme de plus en plus majoritaire … Les problèmes sont-ils structurels ou circonstanciels ?

Tarek Daher :
Si je considère votre question d’un point de vue très « emmaüsso-centré », il y a d’abord l’unité du mouvement. C’est intéressant de constater qu’Emmaüs a 70 ans mais que la fédération Emmaüs France n’a été créée qu’en 1985. A l’échelle du mouvement, c’est donc assez récent, et cela avait été créé pour réunir des familles. Car l’histoire d’Emmaüs est une histoire de familles. Souvent avec des lignes politiques et des pratiques un peu différentes : sur la place des personnes par exemple, ou des subventions … Le mouvement d’aujourd’hui subit encore l’héritage de cette dispersion, en tous cas de cette hétérogénéité. Chaque crise que nous traversons est un révélateur : certains s’estiment plus légitimes que d’autres, ou sont convaincus d’être dans le vrai tandis que les autres sont totalement déviants par rapport aux fondamentaux du projet … Des tensions normales à tout rassemblement d’individus, mais qui peuvent s’exprimer assez violemment chez Emmaüs. Les conflits internes peuvent être vraiment durs. Et étant donnée la période, il me semble que la condition de notre existence et de notre efficacité, c’est d’être unis. Sans quoi nous ne serons plus lisibles, ni audibles. Emmaüs ne peut pas passer davantage de temps à se fracturer qu’à aller gueuler auprès des pouvoirs publics …
L’autre « gros » problème a déjà été abordé plus haut : tout se technicise et se professionnalise beaucoup. Tout doit être plus encadré, plus corseté … Comment garder une fibre militante, voire révolutionnaire, et un esprit d’innovation sociale, quand il faut toujours rentrer dans des cases ? Je vous donne deux exemples. Le premier concerne les filières de réemploi, c’est-à-dire le cœur de notre activité. Récupérer, remettre en état, revendre, etc. Depuis que l’économie circulaire est entrée dans le droit (ce qui est une bonne nouvelle du point de vue politique), c’est plus encadré, il y a des normes à respecter … Et aujourd’hui, si vous voulez bénéficier d’un peu de reversement de la part d’une filière, parce que vous traitez énormément de ses déchets, vous devez faire de la traçabilité. Et c’est très lourd : il faut des code-barres, il faut tout peser … C’est beaucoup plus de travail. Cela nous éloigne du social, et cela génère des mécontentements : « je ne suis pas venu chez Emmaüs pour faire ça » … Nous cherchons à faire de cette contrainte un nouveau levier : de formation au numérique pour les compagnons, de nouvelles activités, de valorisation et de visibilisation de notre activité, etc.
Certaines communautés sont en grève, avec des accusations assez graves (de dysfonctionnements, voire de maltraitance). L’administration, en l’occurrence la direction de la cohésion sociale, avec qui nous avons un agrément pour sécuriser juridiquement les communautés, nous dit : « la fédération doit contrôler davantage les communautés ». Alors que nous sommes conçus comme un mouvement où tout vient de la base, du terrain, et où l’autonomie est primordiale. Exercer un contrôle « d’en haut » paraît donc aberrant. Mais évidemment nous sommes un peu dépendants de cet agrément, et il est tout à fait compréhensible que l’Etat nous demande d’être capables de le faire respecter. Mais les communautés nous disent : « si vous nous cadrez et nous corsetez, le projet meurt ». Il faut naviguer entre ces impératifs contradictoires.

Lucile Schmid :
Ce qui est passionnant chez Emmaüs, c’est que le mouvement articule une échelle locale, nationale, européenne et internationale. Dans le projet de l’Abbé Pierre, il n’y a jamais eu de séparation entre l’accueil en France, et une action internationale. Il y a au fond l’idée d’une société mondialisée, d’une solidarité globale. Pouvez-vous nous en dire un mot ?

Tarek Daher :
C’’est peu connu, mais l’Abbé Pierre considérait que son héritier, son légataire, devait être Emmaüs International, une structure regroupant toutes les structures emmaüssiennes à travers le monde (et il y en a sur les cinq continents, entre 450 et 500 en tout). Le message est davantage celui de l’universalité que celui de la mondialisation. Ce qui l’intéressait, c’était l’humanité dans son ensemble. Il y a eu de très beaux moments de cette dynamique internationale. Par exemple au Chili, pendant le coup d’Etat, Emmaüs Chili, avec l’aide d’Emmaüs International, s’est mobilisé pour évacuer des personnes menacées par la dictature de Pinochet. Emmaüs a un manifeste universel, des valeurs qu’on essaie de porter à l’échelle internationale, des combats de plaidoyers autour des migrations, de l’économie circulaire, de l’évolution du modèle capitaliste, que nous portons dans des enceintes internationales comme l’ONU …
Il y a un message universaliste important, d’autant plus nécessaire et légitime qu’il s’appuie sur des réalités de terrain. Il faut trouver la bonne articulation entre l’échelle nationale et internationale, et il y a l’échelle intermédiaire du Parlement européen. Là aussi, on essaie de mobiliser nos groupes emmaüssiens, pour que notre message soit entendu lors de ces élections européennes, qui auront des conséquences tout à fait concrètes sur notre activité (on l’a vu avec le pacte migratoire européen).

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