Thématique : Ego-histoire, avec Michel Winock / n°343 / 31 mars 2024

Téléchargez le pdf du podcast.

EGO-HISTOIRE

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
Michel Winock, vous êtes historien. Spécialiste de l’histoire de la République française ainsi que des mouvements intellectuels et politiques, vous avez publié, entre autres, Siècle des intellectuels en 1997 pour lequel vous avez obtenu le Prix Médicis ou encore, en 2010, Madame de Staël, récompensé par le par le Prix Goncourt de la biographie. Vous avez été membre de la revue « Esprit », directeur littéraire au Seuil et vous avez fondé, avec Michel Chodkiewicz, la revue « L’Histoire ». Nous vous devons bon nombre d’ouvrages biographiques, de Flaubert à De Gaulle.
Vous publiez aujourd’hui aux éditions Bouquins Ego-histoire. Qui s’inscrit dans la lignée du genre théorisé par Pierre Nora en 1987 dans ses Essais d’ego-histoire qu’il présente comme un «  exercice (qui ) consiste à éclairer sa propre histoire comme on ferait l'histoire d'un autre. (À)expliciter, en historien, le lien entre l'histoire qu'on a faite et l'histoire qui vous a fait. »
Cinq livres sont ici rassemblés. Tout d’abord, Jeanne et les siens et Jours anciens, deux livres sur votre enfance. La république se meurt évoque la période de votre adolescence progressivement habitée par l’engagement politique et intellectuel. Chronique des années soixante rassemble les 40 articles que vous aviez écrits pour Le Monde sur ce sujet durant l’été 1986. Enfin, Parlez-moi de la France est, dites-vous, « un ouvrage né d’une question qui me fut posée au début des années 1990 par mes étudiants russes à Moscou et à Saint-Pétersbourg : « Pouvez-vous nous résumer la France ? » Loin de reprendre la formule de Lavisse répondant à l’Impératrice Eugénie qui lui posait la même question « Madame, ça ne s’est jamais très bien passé », vous vous appliquez à décrire ce qu’est et ce que n’est pas notre pays.
Pour l’historien Henri Marrou « l’Histoire est inséparable de l’historien ». Votre livre en est l’illustration : on ne pourrait séparer le fait du témoin. Ces récits sont d’autant plus précieux que votre plume est autant celle d’un écrivain que celle d’un historien.
Dans les deux livres qui ouvrent Ego-histoire, Jeanne et les siens et Jours anciens. Nous sommes replongés dans une époque qui parait aujourd’hui plus que lointaine : celle à laquelle, lors de sa communion solennelle, l’école accordait un congé pour faire sa retraite. L’usage voulait que l’on offre des images à ses professeurs ; tout cela dans l’école laïque. Puisqu’un des rôles majeurs de la connaissance historique est d’éclairer le présent et éventuellement le futur, quelles leçons en tirez-vous ?

Kontildondit ?

Michel Winock :
J’ai été élevé dans une culture catholique, et plongé dans un univers municipal communiste. Entre ces deux « Églises », on peut dire qu’il y avait des rapports conviviaux. Je parle « d’Eglises », car après la guerre, je suis frappé par la puissance d’une Église catholique, dont l’influence déclinait, mais qui avait été revigorée à la Libération, avec la création des prêtres ouvriers, de la mission de Paris, etc. Et en face, la surpuissance politique et sociale du PCF. A Arcueil, banlieue rouge, il y avait ces deux pôles qui se faisaient face mais ne s’affrontaient pas. Par exemple, il y avait deux associations sportives : l’une appartenait à la FSGT communiste, et l’autre à la Fédération française de football. Mais à la vérité, le jeudi, quand nous allions jouer au foot sur le terrain municipal, les gamins des deux équipes se retrouvaient.
Quant à l’école, c’était effectivement assez insolite. Le directeur de mon école primaire était socialiste. Les communistes, c’étaient les instituteurs. Le directeur était farouchement laïque, au point de surveiller l’entrée de l’école, pour vois si nous n’arborions pas un petit signe religieux au cou. Si c’était le cas, il nous demandait de le cacher sous la chemise. Or il admettait parfaitement que les élèves allant au catéchisme ratent une semaine de classe pour faire une retraite spirituelle à l’approche de leur première communion. Et ces enfants avaient le droit de venir dans l’école présenter leurs petites images pieuses à leur instituteur, sans qu’il y ait la moindre protestation. Ça paraissait aller de soi. Qui plus est, le jour de la communion solennelle, les communiants (dont j’étais) devions défiler à travers la ville jusqu’à l’église, en deux colonnes (une pour les filles, une pour les garçons), et on passait dans les rues, entourés et applaudis par la population, dont les trois quarts votaient communiste …
Ce genre d’image s’imprime fortement dans une mémoire, et il est vrai qu’elles ne sont plus du tout actuelles …

Philippe Meyer :
Il y a un autre point qui caractérise votre situation familiale : vous êtes allé au lycée, et avez passé l’examen d’entrée en sixième. J’aimerais que vous nous racontiez un peu votre milieu, très populaire mais pas vraiment prolétaire, dans la mesure où votre mère tenait une petite épicerie et votre père avait un emploi stable. Ce qui frappe dans votre récit, c’est que si les garçons ne vont pas en sixième, ce n’est pas seulement parce que ça fait un salaire de moins, mais aussi parce qu’on considère que « les études, ce n’est pas pour nous …»

Michel Winock :
Exactement. Mon père était originaire de Saint-Omer, dans le Pas-de-Calais. Son propre père était maraîcher, mais comme il n’était pas l’aîné, il n’a pas pu reprendre l’entreprise familiale. Il est donc venu à Paris, à l’occasion de la première guerre mondiale. Il y a rencontré ma mère, fille d’un salarié agricole. Ils ont fondé une famille, et pour mon père, cette « expatriation » a été un malheur. Il n’avait que le certificat d’études, et a longtemps erré de petit boulot en petit boulot, jusqu’à trouver un emploi fixe dans les tramways (qui ont circulé à Paris jusqu’en 1935). Après quoi il est passé aux autobus. Il ne les conduisait pas, mais à l’époque il y avait dans chaque bus deux employés : le chauffeur et « le receveur » qui donnait les billets aux voyageurs.
Il n’était donc pas prolétaire, mais c’était quelqu’un qui s’estimait sans doute « déclassé ». Il avait l’ambition d’éviter à ses enfants son propre itinéraire, il était obsédé par l’idée de nous donner un métier. Et pour lui, un « métier », c’était manuel. Toute activité qui se pratiquait assis était pour « les ronds de cuir », qu’il ne supportait pas. Il fallait donc que ses enfants aient un métier, surtout les garçons (car les filles avaient la perspective du mariage). C’est ainsi que mon frère aîné Marcel, qui n’avait aucun don pour le travail manuel, a été obligé de faire un apprentissage de tapissier, jusqu’au moment où il a pu s’en sortir et devenir employé à la Caisse des dépôts. Même chose pour mon deuxième frère, envoyé dans un collège technique à Puteaux pour devenir ajusteur. A un moment donné, il a eu une vocation religieuse et a voulu devenir prêtre. Il a quitté la famille, et j’ai retrouvé une lettre de mon père, pourtant fervent catholique, lui reprochant d’être au séminaire : « ce n’est pas pour toi ». Pourquoi ? Parce que ce sont des études trop longues, faites pour les riches …
Quant à moi, j’ai eu la chance d’être né le sixième, dix ans après ma sœur Geneviève. Mon père est mort en 1945, et mon frère aîné en 1944 (tous deux de la tuberculose, ce qui paraît difficile à croire aujourd’hui). Mais la mort de mon père m’a permis d’échapper à ce poids terrible qui avait pesé sur mes frères et sœurs : j’ai pu étudier. C’est mon deuxième frère, Pierre, qui a insisté pour que je passe l’examen d’entrée en sixième. Nous étions 33 enfants dans ma classe de primaire, et seulement trois d’entre nous ont passé cet examen. Cela donne une idée de ce qu’était la démocratisation de l’enseignement à cette époque …

Nicolas Baverez :
Votre livre démarre avec cette phrase terrible : « la mort était chez nous comme chez elle » Sur la couverture, on vous voit en photo avec vos deux frères aînés. Ce livre a un fil conducteur sur lequel j’aimerais vous interroger. Vous avez utilisé les carnets de votre frère aîné, et avez vous-même tenu un journal, qui vous accompagné. Pouvez-vous nous dire un mot de cette manière de construire un récit d’ego-histoire, à partir d’archives familiales ?

Michel Winock :
Mon frère avait seize ans de plus que moi, et je l’ai mal connu puisque je n’avais que sept ans quand il est mort. Il nous a laissé plusieurs centaines de poèmes, plusieurs nouvelles, mais aussi et surtout un journal, qu’il a tenu de 1939 à 1944. C’est donc un document qui couvre complètement la guerre, à la fois historique et personnel. Il notait tous les faits de sa propre vie particulière, mais aussi tout ce qui arrivait. Par exemple, quand les Juifs ont été contraints de porter l’étoile jaune en zone occupée en 1942, il était absolument stupéfait. Il y a donc dans ce journal des notations qui sont extrêmement précieuses pour un historien. Je n’en ai lu les quatre cahiers que plus tard, et me suis dit qu’il fallait en faire quelque chose. Je savais que le publier tel quel n’aurait pas grand intérêt, car il était fait de bric et de broc, il y avait des passages très développés, et d’autres très lacunaires … J’ai donc eu l’idée de Jeanne et les siens, dont le point de départ est indiscutablement cette source familiale. J’en ai réservé un chapitre à mon frère, dans lequel je donne quelques pages de ce journal. Il est vrai que cela m’a profondément influencé.
D’abord la figure de ce frère aîné mort ; quelques photos, et puis cette image du poète assassiné, qui meurt avant d’avoir fait son œuvre, mais qui laisse cependant des traces, dont certaines sont magnifiques. Je crois avoir fait mes études secondaires sans jamais perdre de vue cette image, celle de l’écrivain empêché, qui meurt de manière tragique à 22 ans, au moment où tous les espoirs sont permis (la France va se libérer). Il y a quelque chose de pathétique dans cette histoire, qui m’a profondément influencé. Et cela m’a effectivement donné le goût de tenir moi-même un journal. J’ai commencé en classe de première, et n’ai jamais arrêté.

Béatrice Giblin :
C’est un grand plaisir de vous lire, je suis beaucoup retrouvée dans ces textes, d’autant que l’une de mes tantes était directrice d’école à côté de Saint-Omer. Je suis moi-même Calaisienne, et tout ce travail des maraîchers me parle beaucoup. Quand je vous lisais, les maraîchers d’aujourd’hui étaient sous l’eau, pour la cinquième fois depuis le mois de novembre, avec un désespoir immense …
L’Ego-histoire est un exercice très particulier, éminemment français. Ce n’est pas vraiment de l’autobiographie. Pourquoi ce genre est-il né en France ? J’aimerais vous interroger à ce propos, vous qui êtes un de ses représentants les plus éminents. Et puis, continuer de nous donner ce contexte : le chiffre de 3 élèves sur 33 qui vont en sixième est par exemple très frappant. Pour ma génération, c’était un peu plus, mais pas beaucoup.
L’ascension sociale était sans doute difficile, mais ce n’est pas du tout ainsi qu’on le percevait à l’époque. Aujourd’hui, presque tout le monde va au lycée, et on ne fait que parler d’ascenseur social en panne. En vous lisant, on se rend compte du chemin parcouru, des avancées qui ont été faites, absolument énormes. Ce qu’on entend aujourd’hui à ce sujet a quelque chose qui me dérange

Michel Winock :
Et à l’époque, l’ascension sociale ne passait pas seulement par les études. J’ai recroisé plusieurs de mes camarades de l’école primaire au cours de ma vie, qui avaient parfaitement « réussi » professionnellement ; certains étaient par exemple devenus cadres dans des entreprises industrielles. Il y a toute une série de démarches qui permettaient d’émerger. Mais vous faites bien de souligner que le facteur décisif a été l’ouverture absolument massive aux études secondaires. A mon époque elle était extrêmement limitée. Et dans l’école d’Arcueil dont je vous parlais, cette proportion d’environ 10% était élevée ! Dans les campagnes ou les petites villes, c’était moins que cela. Ma chance a été d’habiter la région parisienne. Car les lycées eux-mêmes n’étaient pas nombreux. Moi, je n’avais qu’à faire 20 minutes de métro, mais en milieu rural, ce n’était pas la même chose.
Parmi les privilège ayant cours dans l’éducation de l’époque, il n’y avait pas seulement des privilèges de classe, mais aussi des privilèges purement géographiques. Cela m’a beaucoup frappé.

Philippe Meyer :
Cette ascension sociale dans et par les entreprises est intéressante. On peut s’étonner du point auquel elle s’est raréfiée, voire considérer qu’elle a disparu aujourd’hui … Mais j’aimerais que nous en venions à un autre élément de ce livre, celui de ces cours (que vous avez donné à des étudiants russes à Saint-Petersbourg et à Moscou), qui se proposaient de dire ce qu’est et ce que n’est pas la France.

Nicolas Baverez :
Vous avez mis en exergue la phrase de Bernanos « de bien des manières, mon pays reste pour moi une énigme ». Vous voyez arriver ma question … Après toute une vie passée à réfléchir à la France contemporaine, êtes-vous aujourd’hui un peu plus avancé, ou l’énigme demeure-t-elle entière ? Béatrice vous contredira certainement, mais contre Yves Lacoste, vous dites « qu’en tous cas, la France n’est pas une géographie » …

Michel Winock :
Je creuse la question depuis 60 ans … Et je ne suis pas sûr d’avoir tout compris !
Sur la question qui m’a opposé à Yves Lacoste, il y a un malentendu que j’aimerais dissiper. Quand j’écris que la France est n’est pas une géographie, mais une histoire, je ne nie pas que la géographie soit déterminante. Il y a des frontières, il y a un climat, il y a une géologie, il y a une production économique … il ne s’agit pas de nier toutes ces choses. Ce que je voulais dire, c’est que dans les représentations de la plupart des gens, la France est « l’hexagone » d’aujourd’hui, avec les territoires ultramarins. Alors que c’est en réalité assez récent. La France a varié du point de vue géographique, depuis la Gaule et en passant par le Moyen-Age. Elle s’est étendue, rétrécie, et construite petit à petit grâce au levier du pouvoir central parisien. Et les dynasties régnantes (surtout les Capétiens) ont réussi à agrandir leur domaine peu à peu, malgré la féodalité, malgré les puissances étrangères, etc. Ce n’est que très tardivement, au XIXème siècle, que la France prend à peu près la forme qu’on lui connaît aujourd’hui. C’est ce que je voulais dire par là : la géographie a changé, mais pas l’histoire : la France a été un Etat, de façon bien plus cohérente qu’elle n’a été un territoire. C’est pourquoi j’ai donné à l’histoire une sorte de primat sur la géographie.
Et elle a été un Etat bien avant d’être une nation. Car cette nation était composée d’éléments très hétérogènes (langues, cultures, cuisines …) Claudel se demandait ce qu’il y a de commun entre un Alsacien, un Basque ou un Breton … Et il faut reconnaître que les variations sont très grandes d’un territoire à l’autre. C’est la formation d’un Etat central qui a été la « glu » de tout cela, et a fait émerger une nation, avec ses caractéristiques linguistiques, culturelles, etc.
Tout cela est venu « d’en haut ». Cela a été un bienfait, mais ce n’est pas allé sans plusieurs mauvaises conséquences, au premier rang desquelles une hyper-centralisation, dont nous souffrons encore beaucoup aujourd’hui. Et de nombreux penseurs et écrivains s’en sont aperçus, notamment au XIXème siècle. Il y a tout un courant libéral qui demande la décentralisation. Ces gens sont pour la plupart républicains. Et quand ils arrivent au pouvoir, ils n’en font rien. C’est un inconvénient non négligeable. Mais il ne doit pas faire oublier l’avantage : créer une nation relativement homogène, où tout le monde parle la même langue.

Béatrice Giblin :
Pour avoir longtemps travaillé avec Yves Lacoste, je puis vous dire que l’un des manuels qu’il a dirigés pour les collèges affichait en première page : « La France n’a pas toujours existé ». Cela démarrait là-dessus, et sur une forme qui n’était pas celle de l’hexagone. Il n’y a évidemment pas davantage de géographie sans histoire qu’il n’y a d’histoire sans géographie, le temps et l’espace vont obligatoirement ensemble. Je crois que le malentendu est dissipé : Yves Lacoste et vous êtes d’accord.
J’aimerais revenir un peu sur cette notion « d’Ego-histoire », qui semble avoir été faite pour vous. Pouvez-vous nous en dire un mot, ainsi que sur le plaisir que vous avez eu à écrire, qu’on perçoit en vous lisant.

Michel Winock :
J’ai pris l’habitude de distinguer deux concepts : la singularité et le spécifique. Généralement, le romancier écrit le singulier : il raconte la vie de telle personne, de telle famille, etc. Quant à l’historien, il s’attache au spécifique, c’est-à-dire qu’il élargit le champ pour atteindre le général, à travers tel et tel cas spécifique. L’activité des classes, des nations, des groupes politiques, etc.
Pour ma part, je me suis toujours efforcé de lier les deux. L’Ego-histoire est en quelque sorte cette synthèse. Il s’agit d’une part de raconter ce qu’on a été, et qui est unique, singulier, et d’autre part, de replacer, d’enraciner ce singulier dans un contexte historique, pour comprendre les influences que ce contexte a exercées. Si je me raconte, je dois me raconter dans une collectivité, dans une communauté politique, religieuse, culturelle, etc. C’est cela, l’ego-histoire. Davantage qu’une autobiographie ou une collection de souvenirs. Se raconter tout en sortant de soi-même. Se raconter au milieu de, dans et avec. Ma formation intellectuelle a eu lieu au moment de la guerre d’Algérie. J’ai vécu toutes mes études sous ce ciel plombé. Politiquement, mes amis et moi ne pensions qu’à cela : la peur d’être envoyés faire une guerre que nous refusions, que nous trouvions, comme Guy Mollet, « imbécile et sans issue ». Et cette guerre qui nous hantait véritablement, ne nous parvenait pas que par les journaux, elle était également racontée par la plume de grands écrivains : Sartre, Mauriac, Camus … C’était extrêmement formateur. Je la vivais par ces grandes plumes. Cela m’a influencé au même titre que mon frère aîné. L’Histoire en tant que discipline est devenue inséparable de la littérature. D’autant que j’ai commencé mes études par une licence de lettres modernes, et que c’est pendant ces études littéraires que j’ai bifurqué vers l’Histoire, qui « m’appelait » en raison des évènements.
Comme Henri Marrou, je pense que « l’Histoire est inséparable de l’historien ». Je crois à la démarche scientifique de l‘Histoire, mais je ne crois pas que l’histoire soit une science, car les historiens sont conditionnés par leur personnalité et par le contexte dans lequel ils travaillent. Même quand nous ne disons pas « je », nous avons toujours une part de subjectivité.

Nicolas Baverez :
On voit à quel point l’effondrement de la IVème République a été une expérience importante pour vous, ce que vous appelez « l’effondrement de l’année 1957 ». La plus grande partie de votre vie s’est déroulée sous la Vème République. Cette dernière vient de battre le record de longévité de la IIIème, quel regard portez-vous sur elle et sur son fondateur ? Et êtes-vous inquiet de l’état dans lequel elle se trouve ?

Michel Winock :
En 1958, j’étais tout à fait hostile à la création de la Vème République et au retour du général de Gaulle au pouvoir. Je n’avais rien contre de Gaulle lui-même, je venais juste de lire le premier tome de ses Mémoires de guerre, qui m’avait emballé, j’avais un immense respect pour cet homme. Mais il revenait au pouvoir sous le coup d’une insurrection à Alger, et avec l’appui de l‘armée qui menaçait les députés afin qu’ils votent son investiture. Je ne pouvais pas cautionner un contexte pareil. Quant à mes « maîtres », ils étaient partagés : Sartre était tout à fait opposé à l’arrivée de de Gaulle, tandis que Mauriac a progressivement saisi qu’il n’y avait pas d’autre solution.
Je commence donc par être contre, et de plus cela tombait au moment où je votais pour la première fois (j’avais 21 ans en 1958). J’ai donc voté « non », mais avec beaucoup de doutes. J’avais été très frappé par une controverse entre Hubert Beuve-Méry (du Monde) et Claude Bourdet (de L’Observateur). Bourdet, ancien résistant, croix de la Libération, pas spécialement anti-gaulliste, était farouchement opposé à cette espèce de coup d’Etat larvé. Beuve-Méry de son côté n’avait pas de sympathie particulière pour le général, mais était la voix de la « raison raisonnable » : il arguait qu’il n’y avait pas d’autre solution. Et j’étais très frappé, parce que les arguments de Beuve-Méry étaient forts : si on n’appelait pas de Gaulle, quelle forme allait prendre le chaos dans lequel le pays était alors plongé ? J’ai donc voté « non », mais un peu lâchement rassuré de savoir que le « oui » allait être très largement majoritaire …
J’ai fini par admettre que cette Vème République avait des mérites. Elle a permis de stabiliser la vie politique, de faire la décolonisation, de réarmer la France, de mener une politique extérieure d’indépendance (qui me plaisait), etc. Quand on compare la Vème République à celles qui l’ont précédée, on en voit mieux les vertus : la stabilité ministérielle, et surtout : l’alternance. J’ai pris 1981 comme un signe très rassurant du point de vue institutionnel. On avait la preuve que cette République-là n’était pas confisquée par un clan ou un parti. L’élection du président au suffrage universel à deux tours a permis ce qui n’avait jamais existé auparavant en France : la bipartition. Au second tour, on se classe derrière un candidat, même s’il n’est pas notre favori du premier tour. Entre 1965 et 2017, on a assisté à une alternance entre deux partis (qu’on qualifiera comme on le préfère : « conservateur » et « progressiste », « droite » et « gauche »). C’était le rêve de Gambetta et de Ferry, les fondateurs de la IIIème République. Gambetta le dit très clairement : la France républicaine a besoin de deux partis : l’un qui va de l’avant, et l’autre qui freine. Et cela n’a jamais existé sous la IIIème République.
Où en est-on aujourd’hui ? Il est certain que la Vème République a une faiblesse : l’hyper-présidentialisation. Et la séparation entre le président et les citoyens, qui s’est aggravée au point de devenir un gouffre. Selon les sondages, plus de 80% des Français ne croient plus en la politique, plus de 50% s’abstiennent de voter, et bon nombre de nos concitoyens pensent que la corruption est largement répandue parmi les élus … Enfin, depuis 2022, le fait qu’il n’y ait plus de majorité parlementaire montre qu’il y a clairement quelque chose qui cloche.
A l’initiative de Claude Bartolone, nous avons réuni un groupe de travail il y a quelques années, pour imaginer des réformes constitutionnelles. Ce groupe comprenait des gens de tous les horizons politiques. Nous avons identifié ce qui n’allait pas : coupure entre les citoyens et les élus, défaut de participation, etc. Et nous en sommes arrivés à une proposition de 17 réformes. Évidemment, tout cela est resté lettre morte. On voit bien que le président Macron lui-même, chaque fois qu’il veut faire une réforme constitutionnelle, se heurte à l’obstacle du Sénat. Pour le franchir, il faudrait passer par le référendum, mais en France, on le considère comme un plébiscite pour ou contre le chef de l’Etat … Et donc, rien ne change. Depuis quelques années, nous connaissons une sorte de panne institutionnelle et politique, qui s’est aggravée avec l’effondrement des deux partis traditionnels en 2017. Nous sommes désormais gouvernés par un « extrême-centre », qui a eu pour conséquence de faire monter les extrêmes, au point de rendre la bipartition impossible. On se demande souvent quelle alternance serait possible aujourd’hui : on ne voit que Mme Le Pen ou M. Mélenchon, qui seraient à mes yeux des catastrophes symétriques.
Je suis tout à fait conscient que nous devons travailler sur une réforme institutionnelle et même constitutionnelle. Mais cette Vème République a tout de même des atouts, qui lui ont permis ce record de longévité.

Philippe Meyer :
Pourrait-on dire que c’est la politique qui vous a conduit à l’Histoire ?

Michel Winock :
Je crois que oui. Et je préciserais même : à l’Histoire contemporaine. J’ai fait des études d’H istoire dans les années 1950, au moment où triomphait ce qu’on appelait « la Nouvelle Histoire », c’est à dire une Histoire qui refusait l’événementiel. J’étais à contre-courant, car hanté par la guerre d’Algérie, et tous les évènements politiques … Et les années 1950 n’en ont pas manqué ! Pensez à la seule année 1956 : le rapport Khrouchtchev qui provoque un séisme dans le monde communiste, les chars soviétiques qui écrasent la révolte de Budapest, l’expédition de Suez, la guerre d’Algérie qui entre dans sa phase la plus féroce … Vivre tout cela me donnait l’idée que j’étais dans l’histoire. C’est une autre façon d’expliquer ce qu’est l’Ego-histoire : ce sentiment de faire partie d’un mouvement global. Il y a des époques comme cela, particulièrement dramatiques, qui produisent des réflexions, des réflexes et des attitudes. Pour ma part ce furent ces années de La République se meurt, entre 1956 et 1958.

Béatrice Giblin :
Vous insistez sur le fait qu’on aime en France « l’homme providentiel », au point de le rechercher. Pensez-vous que cela nous a passé, ou diriez-vous que nous en sommes encore là ? Vous venez de nous dire que « l’hyper-centre » avait fait monter les extrêmes comme s’il s’agissait d’une chose automatique. Mais cela aurait pu se passer autrement …
A-t-on déjà connu des périodes d’hyper-centre comparables en France ? Au XIXème siècle par exemple ?

Michel Winock :
L’homme providentiel a été une histoire récurrente. Si on commence à la Révolution, on voit qu’elle s’achève avec l’appel à Bonaparte. Plus tard, on aura Louis-Napoléon, le « Prince-président », qui deviendra Napoléon III. En 1940, c’était Pétain, puis de Gaulle en 1958. A chaque fois, ces hommes aventureux, hardis, décidés (et pour certains, sans scrupules) sont soutenus par une grande partie de la population, qui aspire à être commandée, parce qu’elle vit dans une société terriblement divisée. En France, ces divisions sont particulièrement vives, et tout cela remonte à mon avis aux guerres de religion. Quand on songe à la violence de ces affrontements entre catholiques et protestants, on a immédiatement en tête l’exemple sanglant de la Saint-Barthélémy. Nous sommes un pays de guerre civile, et de guerre religieuse. Il y a aussi eu la « guerre institutionnelle » (monarchie contre république), et puis la lutte des classes. Quand on fait l’histoire du XIXème siècle, la violence des rapports sociaux est absolument terrifiante. De la révolte des Canuts de 1832, en passant par les journées de juin de 1848 ou à Commune de Paris de 1871 … Dans quel autre pays « civilisé » a-t-on vu des massacres pareils, entre concitoyens ? Il y a là une source historique à cet « appel au sauveur », à celui qui va apaiser, réconcilier.
Pour trouver un consensus en France aujourd’hui, il faut chercher assez soigneusement. On vient d’en trouver un avec l’inscription de l’IVG dans la Constitution, mais en dehors de cela … Quand on compare notre Histoire avec celle de nos voisins, on voit bien qu’il y a une spécificité française. C’est comme si nous avions la révolte et la contestation dans notre ADN. Comment surmonter tout cela ? Chaque époque trouve sa solution, plus ou moins boîteuse, mais cela demeure un souci permanent pour tous les gouvernements.

Philippe Meyer :
« L‘ADN de la France » me fait penser à cette phrase de François Furet : « la société française est une cascade de mépris ».

Michel Winock :
C’est tout le paradoxe d’une société dont les principes sont égalitaires. Dans l’un des chapitres de Parlez-moi de la France, je montre que cette société n’est égalitaire qu’à partir d’un certain niveau. Car le niveau jugé « inférieur » ne se sent pas du tout à égalité avec celui du dessus … Petite anecdote personnelle : quand j’étais jeune professeur au lycée, on faisait des distinctions très nettes entre les agrégés, les certifiés, les maîtres auxiliaires, etc. Il y avait une hiérarchie très fournie, et même une catégorie assez étonnante : les « bi-admissibles », qui avaient été reçus deux fois à l’écrit de l’agrégation, mais avaient échoué à l’oral. Si bien que dans un seul établissement, il y avait toute une cascade (pas forcément « de mépris ! ») de professeurs, catégorisés, étiquetés … C’était parfaitement ridicule dans la mesure où nous faisions tous exactement le même métier, avec les mêmes problèmes, les mêmes élèves, etc. Le 4 août 1789, les privilèges ont été abolis. Cette nuit-là, les inégalités de naissance ont été effacées, mais depuis, on en a reconstruit d’autres. Encore aujourd’hui, il y a les décorations, ces « hochets » qui attirent les vanités des uns et des autres … Nous sommes une société qui a l’idée de rang profondément ancrée dans son inconscient.

Nicolas Baverez :
Avec l’Ego-histoire, l’historien est dans l’Histoire et il est une histoire. On a tout de même l’impression qu’il y a eu un moment intellectuellement très riche, celui d’une génération à laquelle vous avez appartenu, où le niveau intellectuel était très élevé Pour l’Histoire, c’était Pierre Nora, Paul Veyne, Jean-Noël Jeanneney … Tous ont vraiment transformé la discipline, et chacun avec un angle bien singulier. Êtes-vous de cet avis ? Pensez-vous que c’est l’effet du hasard ?

Michel Winock :
Je ne sais pas, mais hasard ou pas, il y a des chiffres qui ne trompent pas : ceux la vente des livres d’Histoire. Il se trouve que j’ai eu la chance de fonder la revue L’Histoire en 1978, avec Michel Chodkiewicz. C’était un moment où la richesse en production historique était absolument exceptionnelle. Je me souviens des débats que nous pouvions mener, par exemple dans des salons du livre, avec des gens comme Pierre Chaunu, Michelle Perrot, Mona Ozouf ou François Furet … Les historiens de cette période étaient invités, alors que la génération précédente invitait les philosophes. L’historien était devenu un intellectuel, c’est-à-dire une personne habilitée à donner son avis publiquement.
C’était un moment tout à fait extraordinaire, et qui a aujourd’hui disparu. Les livres d’histoire se vendent de moins en moins. Notre revue vit encore grâce aux abonnés, mais c’est très difficile. Alors que dans les débuts de cette aventure de presse, nous avions le vent en poupe, et un public très nombreux.
Il y a également une tendance à l’hyper-spécialisation qu’il faut mentionner. On produit aujourd’hui des travaux sur des sujets extrêmement précis, qui ne vont pas forcément susciter l’engouement du grand public, et risquent de faire perdre une conception d’ensemble. J’ai eu l’a chance d’échapper un peu à cela, en étant à Science Po, où j’étais obligé de faire des cours sous forme de larges panoramas, très englobants.

Philippe Meyer :
Rappelons cependant que le cours que vous donniez à Sciences Po était obligatoire, et qu’il ne l’est plus aujourd’hui. On imagine aisément ce que peut produire ce dédain de l’Histoire sur des cerveaux aussi facilement inflammables que ceux des étudiants de Sciences Po …

Les brèves