Thématique : faut-il désespérer de la politique ? / n°320 / 22 octobre 2023

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FAUT-IL DÉSESPÉRER DE LA POLITIQUE ?

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
Notre temps semble caractérisé par une crise de la politique nationale qui se manifeste pour ainsi par le haut, avec la dilution du pouvoir des États-nations dans la mondialisation, et par le bas, avec la perte de confiance dans le personnel politique et les institutions.
À mesure que la mondialisation progresse, les marges de manœuvre des États-nations, par définition localisées, semblent de plus en plus limitées. Contraints de répondre à des enjeux globaux comme le réchauffement climatique, les flux migratoires ou la régulation financière internationale, leurs leviers d’action nationaux paraissent impuissants. Le pouvoir des États-nations est concurrencé par des firmes qui ignorent les frontières ou par des entités supra-étatiques comme la Commission européenne. David Djaïz, vous avez ainsi écrit dans la Revue Esprit que l’État « ressemble de plus en plus à un « sujet passif », partiellement dépossédé de sa souveraineté. » De plus, la dette publique, les taux d'intérêt croissants et les déficits publics élevés limitent les politiques budgétaires. Ainsi cette impuissance manifeste se traduit-elle par un désenchantement, voire un rejet de la politique nationale, auquel s’ajoute une crise de confiance dans les institutions.
Cette crise s’illustre par plusieurs types de comportements : l'abstention aux élections, la progression des partis politiques anti-systèmes, la demande de mécanismes de démocratie directe ou la participation à des mouvements de protestation non institutionnalisés. La dernière vague du baromètre de la confiance politique du Cevipof, réalisée entre le 27 janvier et le 17 février 2023, indique qu’en France, la confiance dans les institutions est à son plus bas niveau depuis la crise des Gilets jaunes. Près des deux tiers considèrent que la démocratie ne fonctionne pas bien – 10 points de plus qu’il y a deux ans –, 68 % d’entre eux demandent une plus grande implication de la société civile dans la vie politique et 70 % estiment que les hommes politiques sont principalement préoccupés par leurs intérêts personnels.
Face à cette crise multidimensionnelle, diverses propositions émergent pour rééquilibrer la mondialisation et renouveler la confiance dans la politique nationale. L’économiste Dani Rodrik plaide depuis plusieurs années pour que les accords internationaux visent à améliorer le fonctionnement de l'État-nation plutôt qu'à l'affaiblir. Quant à l’adhésion des citoyens, plusieurs réformes institutionnelles sont envisagées en France : revenir au septennat, introduire une dose de proportionnelle aux élections législatives, supprimer l’article 49.3 et donner plus de pouvoir au Parlement, mettre en place des référendums d’initiative citoyenne ou encore une véritable démocratie participative en faisant entrer les citoyens au parlement, comme le propose une note de Terra Nova. En contrepoint, beaucoup d’observateurs soulignent l'efficacité de la Constitution suisse. Ainsi Giuliano Da Empoli a-t-il loué dans le quotidien Le Temps les vertus d’un système permettant de désamorcer toute déstabilisation forte. Enfin, Dominique Schnapper a fait dans la revue Telos un éloge de la culture du compromis qu’elle nomme également conversation.

Kontildondit ?

Françoise Fressoz :
Pour avoir longuement observé la politique française, ce sentiment de perte de souveraineté, ou cette idée que la maîtrise de notre destin ne nous appartient plus, est celui qui alimente profondément la crise de la représentation politique. S’il fallait donner un point de départ à cette crise, je choisirais 1983, l’année du « tournant de la rigueur », où pendant quelques jours, François Mitterrand hésite à fermer les frontières. On en est alors à la troisième dévaluation, la France est en train de perdre son prestige face à l’Allemagne, et le président Mitterand se dit qu’il va fermer les frontières et faire le développement en France. S’en suivent quinze jours de débats intenses, aux termes desquels le directeur du Trésor convainc Mitterrand que la cure de rigueur sera bien pire si les frontières sont fermées que si elles restent ouvertes. A partir de là, le président Mitterrand va vendre aux Français une Europe à l’image de la France, c’est à dire une Europe sociale. C’est à partir de ce point qu’ont lieu en France les grandes restructurations, et l’ouverture de plus en plus importante à une économie mondialisée.
Je pense que cela a indéniablement profité à la France, mais cela s’est accompagné d’une contrepartie : ce qu’a vendu Mitterrand aux Français, c’est une ouverture qui était à leur image, une Europe « à la française ». Or ce n’est pas ce qui s’est produit. Depuis lors, les grands chocs politiques en France sont liés aux référendums autour de l’Europe. D’abord celui de Maastricht, où Mitterrand espère entre 55% et 60% de « oui », alors que cela passe tout juste, à 51%. Puis le référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen, où le « non » l’emporte à 55%. Celui-là a été perçu comme une question sur le type d’Europe qui était proposé, à savoir une Europe libérale, loin de ce qui avait été promis.
C’est à partir de ce moment que se structurent la France ouvrière, la France anti-mondialisation, et la France élitiste. A partir de cette fracture originale se creuse la déstructuration des partis traditionnels, sur laquelle jouera Emmanuel Macron pour se faire élire en 2017. Le clivage gauche-droite se délite lui aussi ; il prétendait englober toutes les populations, or l’électorat populaire échappe aux mains de la gauche, il va venir entretenir Marine Le Pen. Un paysage politique très fragmenté, en somme.
Cette opposition entre « France ouverte » et « France fermée » est en réalité assez subtile. On entend à longueur de commentaires politiques que la situation est très risquée, que Mme Le Pen est à deux doigts d’arriver au pouvoir, etc. Pourtant, quand vous regardez les sondages (notamment « Fractures françaises » publié récemment dans Le Monde), on s’aperçoit que la confiance dans l’Europe progresse (+ 7 points). Les Français sont conscients que dans un monde de plus en plus violent et indéchiffrable, le poids de la nation devient négligeable. En même temps, ils ont une forte envie de redevenir maîtres de leur destin. C’est à cette croisée des chemins que nous en sommes : il s’agit de combiner souveraineté nationale et souveraineté européenne. C’est d’ailleurs ce qu’avait commencé à faire M. Macron en 2017, en voulant une Europe forte sur le plan industriel et militaire. De son côté, Mme Le Pen a été obligée de faire marche arrière à propos de l’euro, quand elle s’est aperçue que les Français le jugeaient plus protecteur.
Cette tension est particulièrement difficile à résoudre dans un paysage politique très émietté, où d’anciennes grandes formations (LR, PS) sont devenues toutes petites, et font des déclarations de plus en plus outrancières pour rester dans le débat. Le tout dans un système politique qui n’a pas du tout cultivé le compromis. Notre système de gouvernance en a pourtant bien besoin, car sa complexité exige de la nuance.

Jean-Jacques Roth :
Il y a des points de commun entre ce que Françoise Fressoz vient d’analyser à propos de la France et la situation en Suisse. Je ne reviens pas non plus sur la rupture anthropologique qu’a détaillée Philippe Meyer dans son introduction ; nos sociétés digitalisées conduisent à une atomisation des liens sociaux, à une fragmentation existentielle. Le lien n’est plus défini par une coexistence territoriale, mais par une coexistence de prédilection entièrement internationale. Ici comme ailleurs, les mécanismes de solidarité primaires sont en train de se dissoudre. Et notamment une solidarité par rapport au futur. Je constate qu’il est de plus en plus difficile politiquement (en tous cas dans nos démocraties occidentales) de conduire de sages arbitrages entre e présent et le futur : le politique est de plus en plus confronté au court-termisme. Emmanuel Macron l’a d’ailleurs récemment reconnu lors d’une interview au Point : il est très difficile de faire passer des projets à long terme dans une société d’impatience, habituée à une immédiateté de réponse, à la fois à ses questions et à ses désirs.
Je pense que c’est l’un des défis les plus profonds auxquels nos sociétés ont à faire face. Quel projet politique est possible dans une société de l’immédiateté et des colères instantanées ? Agglomération des colères, impatience, attente de bénéfices immédiats … Il est évidemment très difficile d’articuler tout cela avec un récit politique structuré sur le long terme. Nous sommes tous en train de constater cet effet de déstructuration de l’attente de la société, face à un politique qui est désemparé et n’a pas encore trouvé la manière d’y répondre. On sait par exemple que l’urgence climatique et l’angoisse écologique agitent beaucoup les populations, mais que cette angoisse-là ne se traduit pas encore dans les urnes, faute de réponse politique appropriée. Les récits se multiplient : collapsologie, décroissance ou sobriété n’enthousiasment pas les foules, tandis que le solutionnisme technologique laisse perplexe beaucoup d’autres. Tout cela fait que le politique peine à répondre par des mesures effectives, c’est pourquoi il se contente de choses symboliques. J’ai par exemple été très frappé de voir récemment la mesure du ministre de l’Education nationale par rapport au port de l’abaya. A l’échelle d’une société comme la France, c’est un problème absolument mineur, et pourtant cette décision a eu un impact symbolique extrêmement fort (faisant au passage de Gabriel Attal une espèce de vedette politique). Ce geste a répondu de manière forte à une attente, mais cela donne le sentiment que le politique court après une actualité, et est très souvent manifestement impuissant (on peut citer les GAFAM à l’échelle européenne, la pornographie sur internet à laquelle sont exposés les plus jeunes, le harcèlement en ligne, etc.) Les législatifs (quels qu’ils soient) ont une peine infinie à contenir des évolutions qui les dépassent toujours.

David Djaïz :
Peut-être faut-il repartir d’une définition de la démocratie. Hannah Arendt en avait une très simple : « la capacité pour une communauté politique, sur un territoire donné, à mettre en commun des paroles, en vue de produire des actions ». Ça peut paraître simpliste, mais au fond, toute la crise politique actuelle est contenue en creux dans cette définition. Car nous avons à la fois une crise de l’action et une crise de la parole.
Crise de l’action au sens où nous sommes dans un monde de plus en plus interdépendant, où tout est extrêmement poreux. A l’heure où nous parlons, le conflit israélo-palestinien vient de subitement monter en intensité, après les horribles évènement du 7 octobre. On voit bien que cela aura des répercussions majeures sur les opinions publiques européennes. D’une certaine manière, « tout est dans tout », il y a un décloisonnement entre l’espace intérieur de la démocratie et la réalité du monde. Sans compter que nous sommes maintenant emboîtés dans des ensembles : Union Européenne, organisations internationales, agences … Le pouvoir, la capacité d’agir, « l’action » s’est donc émiettée.
Qu’est-ce qu’une parole politique ? L’art de la politique, c’est la capacité à prendre les plaintes les plus singulières, et par un jeu de traductions et de médiations successives, à les articuler en un projet commun. Il y avait le socialisme et le libéralisme, il y avait des « alcools forts » idéologiques, qui structuraient le paysage politique du XXème siècle. Dans le clivage politique tel qu’il se présente aujourd’hui, on serait bien en peine de retrouver des projets collectifs et politiques aussi puissants. A l’exception de ce clivage entre « ouverture » et « fermeture », que personnellement je trouve horrible car en réalité il n’épouse rien.
Comme Jean-Jacques Roth, je pense que les clivages vont se reconstituer. Il y en avait de très puissants : entre l’Eglise et l’Etat au XIXème siècle, ou entre le capital et le travail, entre les centres urbains et la ruralité … La transformation écologique, gigantesque mouvement industriel et sociétal, va en générer d’autres, cela ne fait aucun doute.
Un mot peut-être sur l’inspiration suisse. Elle me semble intéressante à la fois pour les problèmes d’action et pour les problèmes de parole. La Suisse est une nation indépendante, relativement peu emboîtée dans des ensembles supra-nationaux, c’est une démocratie très vivante, et c’est pourtant une économie très mondialisée ; personne ne songerait à dénier à la Suisse son caractère de puissance ouverte sur le monde. A elle seule, la Suisse a d’une certaine manière fait mentir ce triangle d’incompatiblité de Rodrik auquel Philippe faisait référence, selon lequel on ne sautait être à la fois une nation très mondialisée, très démocratique et souveraine. D’après Rodrik, on ne peut avoir que deux choses sur les trois. La Confédération helvétique offre un centre-exemple. Les économistes ont une réponse à ce paradoxe : la Suisse est une nation petite, qui vit au milieu (ou aux portes) d’un grand ensemble très prospère. C’est grâce à cette position en marge qu’elle peut se donner des règles à géométrie variable qui lui sont favorables. Serait-ce transposable à la France, l’Allemagne, ou l’Italie ? Je ne le sais pas, mais il y a là une leçon à méditer.
Sur le plan de la parole, c’est encore plus intéressant. Le système suisse est une articulation très fine entre démocratie représentative et démocratie participative. Aujourd’hui, dans nos démocraties en crise, on ne se reconnaît plus dans le personnel politique qui nous représente. Autrefois, il s’agissait de notables, de lettrés … Aujourd’hui, tout le monde a un smartphone et une idée sur tout, et personne ne se sent adéquatement représenté. Le système suisse de votations et de démocratie communale me paraît être un antidote intéressant à la crise de la représentation.

Françoise Fressoz :
Je reviens aux travers du système politique français : cette exaltation de « l’homme providentiel ». Quiconque observe la vie politique française depuis un certain temps constate que les fins de mandat sont toujours crépusculaires. Selon le sondage de Fractures françaises, 82% des Français jugent le pays en déclin. Je pense qu’on aurait retrouvé les mêmes proportions à la fin du quinquennat Hollande ou du mandat de Chirac. Et puis tout à coup émerge un homme qui a compris où sont les attentes, et parvient à réveiller l’espoir. Mitterand en 1981 (« changer la vie ») ; Chirac en 1995 (« réduire la fracture sociale »), Sarkozy en 2007 (« travailler plus pour gagner plus »), Macron en 2017 (qui fait voler en éclats la gauche et la droite traditionnelles). A la fin de ces mandats, on se retrouve avec cette béance entre l’immense espoir soulevé et les réalisations : les Français ne voient pas de changement concret dans leur vie : ça ne va pas mieux.
Je vois Emmanuel Macron buter sur le même obstacle que Nicolas Sarkozy. Il voit bien les sujets, mais quand il s’agit de descendre dans le « faire » et d’effectuer le changement promis, ça coince. On retombe alors sur les choses pointées habituellement : excès de bureaucratie, décentralisation jamais réellement achevée, etc. J’ai eu la chance d’assister à deux conventions citoyennes, et j’ai été très frappée de constater qu’à chaque fois que vous placez les citoyens en position d’agir pour l’intérêt général, il y a une grande fierté, un grand sérieux et un enthousiasme immense. Le sujet aujourd’hui, c’est à mon avis de promettre moins au niveau national, d’accomplir davantage au niveau local, entendre davantage les gens sur le terrain, laisser plus de marge de manœuvre aux élus locaux (à condition qu’ils acceptent d’être responsables quand quelque chose ne va pas, et ne blâment pas automatiquement les tutelles). Au fond, avoir davantage de réalisations concrètes, dont chaque citoyen peut être fier. On ne peut pas dire qu’Emmanuel Macron n’a pas tenté des choses, mais une convention citoyenne coûte environ 5 millions d’euros. C’est très cher pour remettre en mouvement les citoyens. Et pourtant, je pense qu’il y a là une piste essentielle : refaire prendre conscience aux citoyens qu’il est possible d’agir en commun sur des enjeux communs, sur la maîtrise de sa vie. C’est un tout petit pas, mais je pense qu’il peut faire un bien fou à la démocratie. Cependant pour le moment, personne n’a encore réussi à correctement articuler ce processus.

Philippe Meyer :
La convention citoyenne sur le climat n’a-t-elle pas été un contre-exemple, dans la mesure où ses conclusions ont été très favorablement accueillies par le président, avant d’être mises de côté et oubliées … Beaucoup de gens ont donc eu l’impression qu’il ne s’agissait que d’une opération de « com », bien davantage qu’une opération politique.

Jean-Jacques Roth :
Ce que dit Françoise sur la nécessaire dévolution de l’action politique vers les échelons plus locaux rappelle précisément le modèle suisse. La France est construite par le haut, et elle délègue des pouvoirs amenuisés aux collectivités locales. Alors qu’en Suisse c’est exactement l’inverse : le pouvoir est d’abord communal, puis cantonal, et ne devient fédéral que par dérogation. Au fond, le pouvoir central est « par défaut », par rapport au pouvoir de proximité. Même si avec le temps, on observe tout de même un glissement du local vers le fédéral, mais il est lent et très peu spectaculaire.
Le système suisse est parlementaire, au point que tous les exécutifs sont des émanations du Parlement. Ce ne sont même pas des coalitions, c’est un système où l’exécutif lui-même est constitué de façon représentative. Il force donc à une entente collégiale entre des représentants de partis qui a priori ne s’entendent pas. C’est ce qui fait dire à Giuliano Da Empoli qu’il « amortit les chocs politiques » et stabilise de manière très puissante les mécanismes de prise de décision. Ces mécanismes ont même su intégrer un mouvement de polarisation politique particulièrement virulent, quand l’UDC, parti de droite nationaliste, comparable à bien des égards au RN français, est apparu dans les années 1990. Il s’est immédiatement fait une place importante dans le paysage politique, et il a été intégré immédiatement dans le système, y compris au gouvernement. Le plus virulent de ses tribuns (et fondateur du parti) Christoph Blocher a bon gré mal gré dû faire équipe avec les autres membres du gouvernement. Cela ne va pas sans difficultés, la polarisation crispe le sytème, elle tend à effriter les forces du centre (qui ont toujours été les pivots de toutes les majorités, et sans lesquelles on n’a jamais pu légiférer), et crée de plus en plus de contestation constitutionnalisée (en Suisse on peut contester une nouvelle loi au moyen d’un référendum populaire, ou proposer une nouvelle loi par un mécanisme d’initiative populaire). Ces référendums tendent à se multiplier, à l’initiative des extrêmes qui essaient par là d’imposer des vues, alors qu’ils sont assez minoritaires dans l’opinion.
Le système suisse n’est évidemment pas parfait, il a ses oscillations, et même ses vacillements, mais il répond à cette aspiration des peuples à avoir une prise plus directe sur l’action politique. Les conventions citoyennes françaises sont une émanation de cela, et la Suisse réfléchit à en organiser elle aussi. Un peu à l’image de ce qu’avait fait l’Irlande quand il s’était agi de voter sur le droit à l’avortement et le mariage homosexuel. De façon très novatrice, l’Irlande avait imaginé un référendum qui avait été préludé par la constitution d’une assemblée citoyenne qui avait posé les bases du débat de façon aussi objective que possible.

Philippe Meyer :
N’oublions pas que les conventions citoyennes sont octroyées, et non des demandes d’initiative populaire.

David Djaïz :
Les spécialistes de la comparaison des systèmes politiques identifient deux grands phénomènes ces dernières années, et généralement, c’est soit l’un soit l’autre.
Dans le premier cas, on a l’émiettement, comme on peut l’observer dans de nombreuses démocraties parlementaires, comme l’Allemagne. Pendant les Trente glorieuses et les quelques années qui ont suivi, il y avait deux grands partis : le SPD social-démocrate, et la CDU-CSU, partis chrétiens plus conservateurs. Depuis deux ou trois décennies, on observe une scissiparité, qui est bien prise en charge par le système parlementaire allemand. Ce qui compte, c’est la capacité à construire des coalitions et des contrats de gouvernement. Ce système n’a cependant pas que des qualités. L’Allemagne a été confrontée à un triple choc : géopolitique avec l’élection de Trump, commercial avec sa dépendance à la Chine, et énergétique avec sa dépendance à la Russie. Cela nécessiterait de prendre des décisions rapides, de faire des virages à 180 degrés, ce dont le gouvernement de coalition est incapable.
Dans le second cas, qui est celui des Etats-Unis, on a l’ultra-polarisation partisane. On a un système dans lequel tout a été pensé pour deux partis, et comme la société se tend, sur des sujets à propos desquels il n’y a pas de compromis possibles (comme l’avortement), le système se raidit.
Le malheur français, c’est que nous avons un peu les deux cas à la fois. En ce moment, nous avons le pire de la IVème et de la Vème République. La compétition électorale reste entièrement pensée pour savoir qui va être président de la République, aura une majorité et disposera du pouvoir absolu, et dans le même temps, plus aucun parti politique n’est suffisamment fort pour prétendre représenter 40% ou 50% de la population. On se retrouve donc avec des dirigeants qui ont peu d’adhésion démocratique, et des comportements dignes de la IVème République, mais avec le niveau d’agressivité d’un système majoritaire.
On pourrait sortir de cette nasse avec quelques éléments assez simples. D’abord, désynchroniser le temps présidentiel et le temps parlementaire, en revenant par exemple au septennat, ou tout simplement en décalant les dates des législatives. Le président ne serait donc pas automatiquement le chef d’une majorité parlementaire, mais un président qui préside. Ensuite, mettre en place un système de proportionnelle raisonnable. J’insiste sur raisonnable, je ne suis pas partisan d’une proportionnelle intégrale, on voit les dégâts que cela entraîne sur la vie politique israélienne : on se retrouve otage des partis les plus extrémistes (et très minoritaires). Mais une dose raisonnable de proportionnelle ferait tout de suite baisser le niveau de pression, car cela forcerait les partis politiques qui participent d’un même espace à s’entendre et à bâtir des contrats de gouvernement. En Allemagne, il y a des libéraux plus à droite que LREM, qui travaillent avec le Parti socialiste et les Verts. Ils ne sont pas d’accord sur tout mais ils se sont mis d’accord sur une quarantaine de points de gouvernement.
Ce ne sont pas des modifications particulièrement drastiques, mais cela permettrait de conjuguer à la fois la force de gouverner, et l’esprit de compromis et de négociation. Cela ferait beaucoup de bien au système français.

Françoise Fressoz :
A propos de l’effritement de la vie politique, quelques chiffres assez significatifs.
En 1965, les scores du premier tour de l’élection présidentielle : De Gaulle fait 44,6%, Mitterrand 31,7%, et Lecanuet 15,5%. En 2022 : Macron fait 27,8%, Le Pen 23,1%, et Mélenchon 21,9%.
C’est très pervers car cela peut laisser croire que quiconque fait 30% au premier tour peut remporter l’élection. Dans l’état d’émiettement actuel, cela ne pousse pas du tout à faire des coalitions, cela laisse une vraie chance aux « aventuriers » : on y va, et quand il s’agira de gouverner, on trouvera bien quelque chose …
Cela empêche de raisonner sur l’intérêt du pays, sur ce que devraient être des coalitions de gouvernement. Un débat a été ouvert par Emmanuel Macron à propos d’une révision constitutionnelle. La gauche boycotte, elle ne veut entendre parler de rien d’autre que de VIème République. Au moment où l’on peut sérieusement se saisir de ces problèmes démocratiques, il y a donc une fuite en avant.
Au niveau mondial, il y a un déclin assez manifeste de la place de l’Occident. En France, on vit donc un déclassement, car le général de Gaulle nous a entretenus dans l’idée que nous étions une puissance qui comptait, avec une voix singulière. Ce déclassement est vécu d’autant plus difficilement qu’on se projette à l’extérieur comme « grand pays ». Or l’actualité internationale ne cesse de nous rappeler que le monde est de plus en plus hostile, et que nous sommes sévèrement dépassés. L’idée d’Emmanuel Macron consiste à dire que notre bouclier est l’Europe. Il a donc eu l’avantage d’être dans l’anticipation, en voulant rebâtir une souveraineté économique et militaire. Mais comme les résultats tardent, cet avantage s’amenuise. Peut-être que nous gagnerions aussi à faire une remise en question lucide, en admettant que nous ne sommes pas une grande puissance, et en essayant de résoudre nos propres problèmes.

Jean-Jacques Roth :
En effet, le deuil de la fierté gaullienne est un deuil long, et il n’est manifestement pas terminé en France. Ceux qui ont tenté de le faire comme François Hollande en instaurant le règne du président « normal » s’y sont cassés les dents : on paye toujours très cher le déclin de l‘image. C’est toute la difficulté, et M. Macron a d’abord semblé bien s’en tirer : restaurer l’autorité présidentielle, tout en ayant une sorte de comportement « cool », qui l’équilibrait.
Ce qui est frappant dans la politique française depuis une vingtaine d’années, c’est le cimetière de la parole trahie de la part des gouvernants. Je n’ai cessé d’entendre les présidents successifs dire qu’il fallait rendre du pouvoir au Premier ministre, au Parlement, qu’il fallait horizontaliser certaines prises de décision, sans avoir jamais entrepris le moindre pas dans cette direction. Par conséquent, il y a une complète absence de crédibilité dans tout discours ayant trait à l’organisation des pouvoirs. Tout le monde se rend bien compte qu’aucun président n’entend perdre une miette de ses prérogatives. C’est un serpent qui se mord la queue, car à mesure que la parole politique s’affaiblit, le sentiment d’impuissance croît, et affaiblit à son tour la parole …

David Djaïz :
Il y a un autre sujet dont nous n’avons pas encore parlé, qui n’est pas propre à la France mais au monde occidental : le vide de projet national. Le gaullisme, le socialisme, le communisme étaient des projets forts et très mobilisateurs, qui mettaient en mouvement des affects et des classes sociales. De Gaulle, c’était une épopée, et pas simplement des rêveries et un verbe haut, il y avait une réelle aventure. Aujourd’hui, on n’a pas grand chose à se mettre sous la dent.
Tout porte à croire que le paysage politique va continuer à se polariser, autour d’une extrême-droite populiste qui capitalise sur les colères et les angoisses. Il est donc de la responsabilité du camp démocrate d’essayer de faire de la transformation écologique la matrice d’un véritable projet de société. La Suisse est l’une des grandes puissances industrielles du monde (ce qui peut surprendre, on s’imagine habituellement que c’est simplement une place forte financière et de services), tandis que la France s’est malheureusement beaucoup désindustrialisée. L’industrie française représente aujourd’hui moins de 10% de la richesse du pays. Avec les mutations actuelles, les nouvelles façons de nous déplacer, de nous alimenter, de nous loger, de produire, nous avons l’occasion d’engager une révolution qui serait à la fois politique et productive.
Le problème est qu’autour de cette révolution, on entend aujourd’hui des slogans et des injonctions qui sont apocalyptiques, ou à tout le moins punitives. Certes, ce qui nous attend ne sera pas un chemin de roses, et nécessitera de gros efforts. Mais cette discipline individuelle et collective peut aussi être très payante sur d’autres plans : la santé, la convivialité … Je crois par exemple que les habitations individuelles, le « chacun chez soi », couplé au déclin de l’Eglise, ont été dommageables au lien social, et par extension à la démocratie. Il y a un excellent livre de l’Américain Robert Putnam, Bowling alone, qui décrit cette épidémie de solitude, où des gens vont jouer seuls au bowling le samedi soir. Nous avons des phénomènes comparables en Europe.
Avec la transformation écologique, nous avons une occasion sans précédent de remettre du lien, des services publics de proximité, de l’industrie, et donc des emplois de qualité. Bref on a là la matrice d’un projet politique dont je me désole qu’il ne parvienne pas encore aujourd’hui à s’exprimer sérieusement dans la classe politique.

Françoise Fressoz :
Je suis bien d’accord, et je pense qu’il s’agit là d’un gros ratage de la gauche, et notamment des écologistes, qui se sont beaucoup vécus comme des lanceurs d’alerte, plus en prise avec le monde associatif que le monde politique. Le visage de l’écologie est un peu dépressif, notamment chez les jeunes, qui ont l’impression que rien ne bouge, qu’on va à la catastrophe, que le monde politique n’a pas de réponse, et donc on ne va plus faire d’enfants, on ne va plus voter, etc.
La transition écologique est en effet l’occasion et le moyen de proposer des modèles qui sont plaisants, humains, moins individualisés, sans forcément être une contestation absolue du libéralisme. Il y a là une vraie absence dans le champ politique, car un tel message serait très mobilisateur. Nous pourrions vivre l’aventure française comme exemplaire : nous serions capables d’inventer un modèle et de faire entendre notre voix dans le monde, mais libérés du passé gaullien et de la nostalgie.

Jean-Jacques Roth :
On pourrait effectivement imaginer un nouveau clivage est à venir, qui sera vertueux sur le plan démocratique, entre les tenants du « vivre mieux » et ceux du « vivre plus ». « Plus » au sens de plus de prospérité, de biens matériels, bref la vulgate habituelle du libéralisme depuis ses débuts. Il n’est d’ailleurs pas impossible que les deux puissent s’accorder. Mais il reste là un récit à inventer, en effet, parce que l’idée du « vivre mieux » est encore extrêmement éparpillée entre différentes forces politiques. Il manque ce récit qui donnerait les ingrédients politiques à cette envie de « vivre mieux ». Je trouve très intéressant ce débat qui émerge autour de la « France moche » des zones périurbaines (effectivement très laides). Ça a l’air assez trivial, mais c’est en réalité une question de fond, c’est la qualité de notre environnement qui est en jeu. Il y en a d’autres, sur les services publics de proximité, car certaines régions sont particulièrement désertifiées. Il y a des choses qui pourraient s’organiser et constituer ce récit. Mais il est vrai que pour le moment, les vieux clivages tiennent encore le haut du pavé. Il y a dans les différents partis des inerties très grandes.
Peut-être qu’Emmanuel Macron, par sa force disruptive, aurait pu capitaliser sur ce genre de choses, mais malheureusement tout son discours autour de l’écologie manque de conviction et surtout d’action. De substance, en somme.

Philippe Meyer :
Il me semble qu’il y a une montée de la « fin de non-recevoir », qui est une forme particulière d’agressivité politique. Elle me paraît pouvoir être mise en rapport avec un phénomène bien connu de la psychiatrie : les hommes (ou les femmes) qui battent leur conjoint sont des impuissant(e)s. C’est une espèce de retournement de l’agressivité contre sa propre incapacité à faire quelque chose. J’ai l’impression qu’on voit des choses comparables en politique, par exemple à l’Assemblée nationale. Il n’y a pas chez LFI que la bonne vieille tactique trotskyste, j’ai le sentiment qu’il y a aussi quelque chose de l’ordre du « nous n’avons rien à proposer, sinon le conflit ».

David Djaïz :
Il me semble qu’à l’échelle de l’Europe, on est en train de faire une erreur à propos de l’écologie. Nous avons un plan, le Green Deal, qui est sans doute le plus complet, le plus profond et le plus ambitieux du monde. Si vous regardez la Chine ou les Etats-Unis, ils ne font rien sur l’agriculture, sur l’urbanisme … Les villes chinoises sont des cloaques de pollution, l’agriculture américaine est ultra-intensive et productiviste. En Europe, on a travaillé toutes ces questions, au point qu’on a réglementé sur des choses pouvant paraître anecdotiques. Mais ce plan a un problème majeur : il est d’abord un tapis de règlementations. Punitif avant de dessiner un futur désirable.
Pour interdire l’accès à des véhicules utilitaires polluants dans le centre des agglomérations, il vaudrait mieux s’être assuré d’abord que les artisans et ouvriers aient de quoi s’acheter un véhicule zéro émission, ou aient une solution de mobilité alternative. Avant d’interdire les véhicules thermiques en 2035, il faut s’assurer qu’on sera capables d’industrialiser suffisamment de voitures et de batteries sur le continent européen, et que les gens seront accompagnés pour les acheter. Avant de décréter qu’on n’artificialise plus les sols (ce qui est désirable), il faut s’assurer que cela ne va pas pénaliser gravement les collectivités où la démographie est galopante, et qui ont un besoin urgent de nouveaux logements et d’écoles.
On a tendance à prendre le problème à l’envers : on met d’abord des règlementations, qui créent une exaspération sociale (on l’a vu avec les Gilets Jaunes en France, les paysans aux Pays-Bas qui protestaient contre l’interdiction de l‘azote, en Allemagne avec la protestation contre les chaudières, qui a fait grimper l’AfD). Après quoi les gouvernements reculent et renoncent à leurs ambitions écologiques, alimentant le désespoir des jeunes générations. Je veux que nous sortions de ce tango entre règlementation punitive et reculades. Il faut construire cette troisième voie d’une écologie positive, désirable, et accrochée à un projet de société.
Là où les Américains sont plus forts que nous à ce sujet. Alors même que leur action écologique est très limitative, comme elle est accrochée à un plan industriel massif, ils sont en train de transformer le paysage urbain d’une façon réellement très impressionnante. Il suffit de se promener à Tulsa en Oklahoma pour s’en rendre compte. Cette ancienne capitale du pétrole est désormais couverte de panneaux photovoltaïques, on décarbone les chantiers navals, le master « pétrole » de l’université devient un master « hydrogène », bref les choses changent de manière très visible. C’est la force des Américains et de leur enthousiasme presque juvénile. Dans le même temps, nous faisons en Europe 175 règlementations, et nous reculons dès que l’opinion grogne. Cela ne peut pas fonctionner. Il y a quelque chose à construire autour d’une écologie positive et industrielle, encore faut-il s’en donner les moyens, et bâtir le discours qui va avec.

Françoise Fressoz :
L’interaction entre les puissances est très intéressante. L’Europe a fait le Green Deal, puis a regardé ce que faisaient les USA, et à présent s’aperçoit que si elle ne veut pas que toutes ses industries se délocalisent pour aller aux Etats-Unis, il va peut-être falloir changer le fonctionnement de l’Europe. Le monde bouge. L’Europe a longtemps été vue comme un ensemble technocratique au service de la puissance financière. Et voilà que pendant la pandémie, elle s’est révélée capable de faire une bonne distribution de vaccins, de mutualiser les dettes, de commencer à relocaliser. Les gouvernements ont réussi à agir vite et bien. Le problème est que ce n’est pas perçu par le citoyen comme quelque chose de positif, de venant de lui, ou comme l’accomplissement d’un projet politique présenté auparavant. C’est une grande difficulté que de réussir à articuler ce qui se passe au niveau mondial (qui va très vite) et ce qui se passe dans la vie quotidienne de tout un chacun. Ce n’est absolument pas fait en ce moment.

Jean-Jacques Roth :
Si on reprend la thématique de l’articulation entre la parole et les actes, le problème européen c’est le manque de paroles. Les décisions européennes les plus importantes, qui ont une influence absolument majeure, ne sont reliées par aucune parole intérieure. Emmanuel Macron ne s’est pas adressé aux Français à 20 heures pour présenter, expliquer et défendre le Green Deal. Il n’y a rien eu. Ce découplage total entre les décisions des politiques et les citoyens a son cortège d’effets pervers : sentiment de vivre dans une technocratie, perte de contrôle sur son destin, etc. Tout paraît être fait à rebours du bon sens, et en plus on n’a aucun pouvoir de sanction, puisque les élections européennes ne sont pas des élections de sanction. Ce n’est pas que le politique est impuissant, c’est qu’il est découplé du citoyen. C’est extrêmement dangereux pour l’idée européenne, même si j’ai été heureux d’apprendre que la confiance dans l’Europe remonte dans les derniers chiffres ...

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