Rapport Pisani-Ferry / Espagne : « à droite toute » / n°301 / 11 juin 2023

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LE RAPPORT PISANI-FERRY

Introduction

Philippe Meyer :
« Il va nous falloir faire en dix ans ce que nous avons eu de la peine à faire en trente ans. L’accélération est brutale », affirme Jean Pisani-Ferry, dans un rapport intitulé « Les incidences économiques de l’action pour le climat », rendu public le 22 mai et réalisé avec l’inspectrice générale des finances, Selma Mahfouz, et avec France Stratégie, l’organisme d’évaluation et de prospective rattaché à Matignon. Dans ce travail M. Pisani-Ferry, Professeur à Sciences Po et membre des think tanks Bruegel et Peterson Institute, et qui fut un pilier de la campagne d’Emmanuel Macron en 2017, chiffre le coût de l’adaptation aux objectifs environnementaux entre 250 et 300 milliards d’euros de dette en plus, en cumulé, en 2030.
Missionné, en septembre 2022, par la Première ministre, Elisabeth Borne, M. Pisani-Ferry avait remis, en novembre, une première note d’étape à Matignon, alertant déjà sur le « changement profond de modèle de développement » du pays qu’allait nécessiter l’objectif de neutralité carbone fixé par la Commission européenne à l’horizon 2050 – et les 55 % de réduction des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030. Pour atteindre ces objectifs, il faut, selon lui, mettre sur la table « 66 milliards d'euros » d'investissements supplémentaires publics et privés par an, chaque secteur en prenant en charge la moitié. La transition va entraîner une perte prononcée de recettes pour l'Etat. Pour le financement des 33 milliards d'euros d'investissements publics, les auteurs proposent notamment de recourir à l'endettement et la fiscalité. Ils plaident pour « un prélèvement forfaitaire exceptionnel de 5%, dans une fenêtre de trente ans », qui serait payé par les « 10% les mieux dotés » et qui rapporterait, selon eux, 150 milliards d'euros sur trente ans, soit 5 milliards par an. « Il s'agit de convaincre les Français que la charge est équitablement répartie », a expliqué Jean Pisani-Ferry.
Deux pistes, que le ministre de l’Economie et des Finances, Bruno Le Maire a exclues, arguant que « les 10 % des Français les plus riches paient déjà 75 % de l'impôt sur le revenu ». Pour financer la transition écologique, le locataire de Bercy a rappelé les pistes déjà évoquées pour financer la loi sur l'industrie verte : le verdissement de la fiscalité (suppression des niches fiscales sur les énergies fossiles, alourdissement des taxes et autres malus sur les véhicules thermiques) ; la mobilisation de l'épargne des Français avec notamment la création d'un nouveau plan d'épargne avenir climat ; le financement par les entreprises et enfin la mobilisation des banques, comme la Banque européenne d'investissement (BEI) qui « doit devenir la banque du climat ». Le rapport Pisani-Ferry pourrait connaître le sort du rapport Borloo sur les banlieues, en 2018. Début juillet, le gouvernement expliquera quel est son plan précis pour financer la transition, lors du conseil de la planification écologique censé trancher la feuille de route élyséenne et le financement qui lui correspond.

Kontildondit ?

Nicolas Baverez :
Derrière le rapport Pisani-Ferry pointe une question de stratégie fondamentale contre le réchauffement climatique, avec un contraste complet entre ce qui se dessine en Europe par rapport aux Etats-Unis ou à la Chine. On sait que nous sommes partis pour une augmentation moyenne de 4°C d’ici 2100, la neutralité carbone n’est pas impossible à atteindre, mais elle entraînera d’importantes pertes de production et de nombreuses inégalités. Par ailleurs, il y a un « mur » d’investissements à franchir : 66 milliards par an, dont la moitié venus de fonds publics. Le rapport Pisani-Ferry fait essentiellement appel à la dette et à l’impôt pour financer cela. C’est une approche qui me paraît erronée et dangereuse.
D’abord, d’un point de vue économique, il s’agit d’un raisonnement malthusien : le rapport assume la baisse d’une partie de l’investissement, de la production et de la productivité. Ensuite, dans le cas de la France, le recours à la dette et à l’impôt est à la fois très peu possible et très dangereux. La dette nationale s’élève déjà à 3.000 milliards d’euros, la note française a déjà été dégradée par l’agence Fitch, et si l’on continue ce « quoi qu’il en coûte », nous serons dans la même situation que le Royaume-Uni en 2022. Quant à l’idée d’expliquer que le réchauffement climatique est le problème des riches, et qu’il est plus important de les faire payer que de taxer le carbone, c’est totalement erroné. L’ennemi numéro 1, c’est le carbone, c’est donc le prix des émissions qui est le levier économique le plus crucial. Par ailleurs, puisque le recours à la dette n’est pas souhaitable, les capitaux privés seront forcément déterminants, il ne s’agit donc pas de faire peser un impôt de 5% sur le patrimoine quand les taux d’intérêt sont à 3%, ce serait confiscatoire, et ferait fuir l’investissement et le capital privé.
Enfin, l’idée que tout ceci sera centralisé, organisé et piloté par l‘Etat laisse perplexe. Il suffit de regarder ce qu’a fait l’Etat sur la filière énergétique française : si l’on veut absolument échouer, il suffit de lui confier les rênes.
Idéologiquement, la théorie qui sous-tend le rapport est la suivante : « la transition écologique, ce sera des taxes et des normes ». Or ce ne serait pas seulement l’extinction des riches, mais aussi de la classe moyenne car aujourd’hui, on a programmé le doublement du prix des voitures, l’augmentation du coût de l’alimentation, et avec les normes sur les passoires thermiques, ce sont 7 millions de logements qu’on ne pourra plus louer ni vendre. Il s’agit d’une véritable impasse.
Mais quand on regarde ailleurs, on s’aperçoit qu’il est possible de faire autrement. Ceux qui sont en train de réellement faire la transition écologique, ce sont les Etats-Unis avec l’Inflation Reduction Act, car ils sont du côté de l‘offre, et la Chine qui inonde le monde de voitures électriques. Ils ont pris le leadership de ce marché, de celui des batteries électriques et des énergies renouvelables. Il faut radicalement changer l’approche. Le problème, c’est le carbone, il faut donc évaluer toutes les mesures à l’aune de la décarbonation. Il faut passer à une économie des solutions et de l’offre. Le rapport Pisani-Ferry ne dit rien de tout ce qui est décisif : quelles technologies ? Quelles innovations ? Quelles entreprises ? Quels emplois ? C’est un nouveau partenariat entre l’Etat, le marché et les entreprises dont nous avons besoin, pas d’une étatisation de l’ensemble de l’économie. Cette écologie technocratique et malthusienne va tuer à la fois la transition écologique et la croissance, et en tuant la classe moyenne, mettre la démocratie en grand péril.

Béatrice Giblin :
La question qui me frappe est celle de l’urgence. C’est un facteur très anxiogène dans toute discussion à propos de l‘écologie, au point qu’on parle d’une « éco-anxiété ». Et puis l’idée qu’il faudra faire accepter à la population des efforts qui seront à n’en pas douter très grands. Je pense que le débat est en réalité assez mal posé. Du côté de certains écologistes, il y a un discours très enthousiaste, selon lequel la croissance verte sera formidable, créera des tas de nouveaux emplois tous plus vertueux les uns que les autres. De l’autre côté, on a un discours catastrophiste, le mieux qu’on puisse espérer est la décroissance, mais ce sera sans doute bien pire que cela.
Pour ma part, en lisant le rapport Pisani-Ferry, j’ai trouvé trois points particulièrement intéressants. D’abord, il stipule clairement que la transition ne sera pas être facile et soulèvera de nombreux problèmes. Ensuite, il y a l’argument selon lequel la dette sera acceptée car il s’agira d’une dette d’investissement, et non de fonctionnement. Personnellement cela ne me convainc pas vraiment. Enfin, il y a l’idée qu’il faudra taxer les 10% de la population les plus riches. Je me suis amusée à essayer de calculer ce que cela pouvait représenter, car j’ai la chance de faire partie de ces 10%. Ce n’est pas si faramineux en réalité, je suis arrivé à une fourchette comprise entre 15.000 et 70.000 euros. C’est une somme, certes, mais pour des gens aisés … Alors évidemment, cela pose un risque d’exil fiscal. Je me souviens qu’à l’époque de l’annonce de l’ISF, un certain nombre de familles dans le Nord-Pas-de-Calais où j’habitais avaient passé la frontière à une vitesse extraordinaire … Si un tel exil fiscal se produit, il va en outre alimenter encore ce sentiment que les riches ne se soucient que d’eux-mêmes.
A la lecture du rapport Pisani-Ferry, j’avoue que je ne parviens pas à brosser un tableau aussi noir que celui de Nicolas. Dans une situation de grand péril et de grande urgence, l’idée qu’il va falloir faire des efforts me semble acceptable. Quant à voir la Chine comme le grand gagnant, l’acteur qui réussira à tirer les marrons du feu, je suis là aussi dubitative. Car le système chinois finit toujours par être rattrapé par ses contradictions, et celles-ci se feront sentir bien avant que nous n’ayons tous acheté une voiture électrique chinoise.

Lionel Zinsou :
Notre avocat s’étant fait procureur, je vais m’efforcer d’assurer un peu la défense du travail de Jean Pisani-Ferry. Il me semble qu’il a déjà le mérite de mettre un coup de projecteur sur les inégalités qu’engendre la transition, et de chercher les voies d’une transition juste. Car dans le réquisitoire qu’a prononcé Nicolas, il y a très peu de place pour la situation sociale ou pour pour l’opinion publique. En effet, la situation écologique ne met pas tous les Français (ni même tous les citoyens du monde) à égalité. Il sera très difficile de faire accepter la transition à l’opinion, on l’a déjà vu avec les Gilets Jaunes. Il y a des risques de bascule vers des choix politiques extrêmes, rappelons qu’il y a un déni de l’urgence écologique chez l’extrême-droite (et à certains égards aussi chez l’extrême-gauche). La transition écologique va poser des problèmes socio-politiques, et il fallait bien les prendre en compte aussi. C’est pourquoi comme Béatrice, je pense qu’il faut bien un moment où l’on parle de partage et de redistribution.
Dans la mondialisation très rapide des trente dernières années, il n’y a pas eu de politique de redistribution, et cela a engendré un accroissement des inégalités, même si la richesse globale a beaucoup augmenté. Alors peut-être que la solution sera plus complexe que la simple question de la taxation, mais le rapport a au moins le mérite de parler équité et justice, et pas seulement marché et technologie.
D’autre part, ce rapport est une plate-forme de dialogue. La réaction de Laurent Berger de la CFDT ne s’est d’ailleurs pas fait attendre, il a dit qu’on pouvait désormais commencer à parler de transition juste et entrer dans le dialogue.
La prise de conscience du problème écologique est très forte en France. Il est vrai que le pays commence à être affecté très directement par le changement climatique. Car c’est une chose de s’inquiéter de la fonte des glaces arctiques, mais c’en est une autre que de savoir que la ville de Toulouse va manquer d’eau … L’opinion change, et c’est très perceptible. Et là encore, le rapport y contribue.
Je partage tout de même certaines réserves à son propos. D’abord, je le trouve un peu fermé au reste du monde, il est très franco-français. Or, parmi les pays développés, la France est l’un de ceux qui s’en sortent le mieux en termes de décarbonation, son mix énergétique est par exemple très envié. Au point que même en faisant d’énormes efforts, l’impact de la France sur le réchauffement global ne sera que très marginal. Peut-être que je raisonne en tant qu’Africain, mais d’une certaine manière, il me semble qu’en investissant une partie des 66 milliards annuels en Inde ou en Afrique, on aurait davantage d’impact. En préservant et en développant le caractère de « puits de carbone » du continent africain, par des investissements forestiers par exemple, ou en aidant l’Inde à sortir plus vite du charbon.
Ensuite, je crains moi aussi que la taxation des plus riches ne pose problème. Même si « l’ISF vert » est supportable, on peut craindre que les marchés considèrent qu’il n’est pas raisonnable d’investir en France. D’énormes capitaux seront mobilisés pour la transition énergétique, il serait dommage qu’ils évitent la France … Or, et sur ce point je rejoins entièrement Nicolas, ce sera fondamentalement l’investissement privé qui financera la transition, en s’appuyant sur des masses d’épargnes historiquement exceptionnelles. Un problème de réputation sur le capital pourrait avoir des conséquences catastrophiques.
On dit toujours de Jean Pisani-Ferry qu’il est le « gourou » du président Macron. Pour ma part, je mettrais plus volontiers le projecteur sur les travaux de Gilbert Cette sur le taux d’emploi. La meilleure façon de financer a transition énergétique, c’est de produire plus de richesses en ayant un taux d’emploi qui ressemble à l’Europe germanique ou scandinave. Or nous sommes très décalés, nous ne mobilisons pas au bon niveau le travail en France. On pourrait aussi mentionner Philippe Aghion, autre conseil très apprécié d’Emmanuel Macron, qui préconise une politique de l‘offre. Il y a d’autres moyens de créer de la richesse.

Jean-Louis Bourlanges :
Je ne comprends pas très bien votre rapprochement entre les travaux de Gilbert Cette et la transition énergétique, pouvez-vous l’expliciter ?

Lionel Zinsou :
Oui. Pour financer la transition, il va falloir plus de croissance et de recettes publiques. Pour arriver à cela, de quels leviers dispose-ton ? C’était déjà en filigrane dans la réforme des retraites : laisser au travail (voire remettre au travail) les seniors. Ce sera évidemment l’objet d’une négociation, mais il se trouve que notre taux d’emploi est bien plus faible que celui des pays européens les plus dynamiques. Mais cela n’a rien d’une fatalité. Il y a des compromis sociaux, comme la préretraite à 57 ans, qu’on estime préférables au chômage des jeunes, mais qui au fond pénalisent la croissance et la compétitivité. Créer des richesses de cette façon sera bien plus crucial que la taxation. Il me semble que ce genre de raisonnement parle beaucoup plus au président de la République, et qu’il sous-tend sa réponse très négative aux préconisations du rapport Pisani-Ferry. Il y a d’autres moyens de créer de la richesse. Enfin, il y un angle mort : la technologie. Elle pourra sans doute très bien faire en dix ans ce qu’on n’a pas réussi à faire en trente ans, il suffit de regarder à quelle vitesse on a développé des vaccins pendant la crise Covid. Les progrès technologiques seront un élément crucial de la réussite de la transition énergétique. Le rapport est un peu fermé sur lui-même, il faudra l’ouvrir par le dialogue.

Jean-Louis Bourlanges :
Je pense qu’il y a certains constats à propos desquels 95% des Français sont désormais d’accord. D’abord, que le réchauffement climatique est réel, ensuite qu’il est en très grande partie dû à l’activité humaine. Le rapport Pisani-Ferry part de ces constats, mais il me semble plus nuancé que ce qu’en dit Nicolas sur les méthodes. Il dit qu’il y a la norme, qu’il y a les prix, qu’il y a l’innovation technologique, et enfin qu’il y la redistribution fiscale. Certes, il insiste sur ce dernier point, mais ce n’est pas le seul qu’il préconise.
Cela dit, je regrette moi aussi que parmi les conseillers du président, Pisani-Ferry défende la philosophie la plus traditionnelle, dont on espérait être sortis, celle que les travaillistes anglais avaient mis au point juste après la guerre (avec les mauvais résultats que l’on sait) : « tax and spend » (« on prélève et on dépense »). Il y a cette facilité bureaucratique et technocratique du prélèvement fiscal, où la France excelle. Bercy est d’ailleurs l’une des administrations qui s’est le plus modernisée, et puis les Français ont une incroyable tolérance à l’impôt. C’est d’ailleurs ce qui explique que les agences de notation ne nous notent pas encore trop mal, en dépit d’une gestion budgétaire préoccupante, on se dit « au moins, les Français, ils savent “tondre” ». Le marché est un élément absolument essentiel, ainsi que l’investissement technologique. La sobriété est importante, mais il faut tout de même faire attention à ne pas trop désespérer les vieilles générations en leur imposant des choses trop draconiennes, cela créerait des polarisations dont les conséquences politiques seraient graves.
En tous cas l’investissement, les prix, la croissance, tout cela sera crucial, je partage totalement l’analyse de Gilbert Cette. Comme lui, j’ai pensé que la grande erreur pédagogique du gouvernement dans l’affaire des retraites a été de ne pas faire valoir que partir à 64 ans, c’était produire plus de croissance, donner plus de moyens pour la Santé, l’Education et la lutte contre le réchauffement.
Je crois que globalement nous sommes atteints de ce que Jean-Paul Fitoussi appelait le « syndrome du lampadaire ». Cela consiste à chercher sous le lampadaire la clef qu’on a perdue. Non pas parce que c’est là qu’on l’a perdue, mais parce que c’est le seul endroit où l’on y voit quelque chose. C’est le cas ici : on investit frénétiquement dans nos problèmes intérieurs alors que l’enjeu est planétaire : c’est la Chine, les Etats-Unis, le Brésil, l’Afrique, l’Inde … Je suis tout à fait d’accord avec Lionel à ce propos . On se souvient par exemple qu’à la fin de la COP27, les Indiens ont fait passer un modeste rajout, qui a été considéré comme catastrophique. A propos du charbon, ils ont remplacé le mot « phasing out » par « phasing down » (« réduire » au lieu de « sortir »). Quand on sait que toute la production énergétique indienne est à base de charbon, on réalise que les efforts français, même s’ils sont énormes, n’auront pas beaucoup d’impact. Nous sommes dans la situation de l’Alice de Lewis Carroll, qui doit courir extrêmement vite rien que pour rester sur place.
Le syndrome du lampadaire aboutit à une hystérisation de nos efforts. Voyant que le problème est toujours aussi grave, on devient de plus en plus exigeant, de plus en plus punitif, de plus ne plus dénonciateur, alors qu’en réalité on n’agit pas au bon endroit. La vraie responsabilité de la France et des pays européens consiste à aider la communauté internationale à relever un défi qui est planétaire, pas national. La taxe carbone aux frontières va dans ce sens, mais c’est très difficile à mettre en œuvre. D’une façon générale, quand les pays émergents nous disent : « vous avez beaucoup pollué, faites des efforts », ils ont évidemment raison, mais si on ne met l’argent que chez nous, on échouera, c’est aussi simple que cela. Etant donné notre faible impact sur les émissions de gaz à effet de serre, et étant donné que les conséquences du réchauffement seront dramatiques, ne devrait-on pas consacrer une partie des investissements à s’en protéger ?
Un dernier mot sur l‘inégalité. La transition écologique coûtera beaucoup d’argent, il y aura de la destruction de valeurs, et elle pèsera fortement sur les gens les plus modestes. Le rapport Pisani-Ferry reconnaît tout cela. En revanche, il se trompe en prétendant qu’il suffira de faire payer les 10% les plus aisés. Il faut faire participer tout le monde, et plus progressivement selon les revenus. Je pense qu’Emmanuel Macron a raison d’être prudent face aux préconisations du rapport Pisani-Ferry.

Béatrice Giblin :
Il est vrai que travailler en Inde ou en Afrique aurait davantage d’impact, mais c’est délicat, car le faire alimenterait l’idée qu’il est inutile de changer nos comportements tant nos résultats sont dérisoires. Et je crains qu’utiliser cet argent en Afrique ou en Inde ne soit mal compris par nos concitoyens, les difficultés des COP le prouvent.

Lionel Zinsou :
Je suis frappé par l’ignorance de la profondeur et de la flexibilité du marché qu’il y a dans le rapport. Il y a un niveau d’épargne record dans le monde. En ce moment, les plus grands gestionnaires d’actifs gèrent à peu près 150.000 milliards de dollars, ce qui représente plusieurs années de PIB mondial. C’est tout à fait considérable. Aujourd’hui, les marchés financiers sont relativement fermés à la prise de risque, par exemple au capital investissement (au moins temporairement), ou aux pays émergents et en développement. En revanche, s’il reste un secteur très ouvert, c’est bien celui de la finance « verte », la finance pour le climat. Avec de nombreuses innovations, et plusieurs financements « philanthropiques » comme la Gates Foundation, la MasterCard Foundation, la Bezos Foundation pour la Terre, etc. Cela mobilise des milliards, par exemple dans des investissements agricoles ou forestiers, qui demandent une dizaine d’années avant de porter leurs fruits. Ces nouveaux acteurs permettent donc de baisser les risques. Par ailleurs, grâce aux crédits carbone d’aujourd’hui, et aux crédits biodiversité de demain, on va pouvoir ajouter aux modèles économiques de la transition des éléments de rémunération, certains investissements « verts » dans l’agriculture vont devenir rentables. Nous sommes donc dans une situation où l’on abaisse le risque par de nouveaux instruments financiers, et où l’on augmente le profit associé aux investissements.
Par conséquent, l’idée qui traverse le rapport, selon laquelle les investissements seront peu rentables et qu’ils nous promettent au moins dix ans de crise me paraît tout à fait fausse. On est en train de mettre en place le couple essentiel à la réussite de la transition : baisse du risque et augmentation de la rentabilité. On attire ainsi de plus en plus de capitaux, et c’est beaucoup plus important et rationnel que de faire de l’investissement public, dont on sait que l’efficacité n’est pas très satisfaisante. Les marchés ont la profondeur et les instruments pour financer les investissements nécessaires. A la fin des fins, 2,3% du PIB d’investissements supplémentaires, ce n’est pas beaucoup. C’est simplement revenir au niveau d’investissement d’il y a dix ans. Il n’y a pas de « mur d’investissements », il y a une profondeur du marché.

Nicolas Baverez :
C’est vrai, mais cet argent du marché n’ira pas forcément dans des endroits où l’on nous garantit des normes et des impôts sur le patrimoine. Cette masse colossale d’argent privé ira donc aux Etats-Unis, avec l’IRA, où le système fonctionne déjà, et où l’on est du côté de l’offre, de l’innovation, de la technologie et des emplois.

ESPAGNE : « À DROITE TOUTE »

Introduction

Philippe Meyer :
Le 29 mai, au lendemain d'une lourde défaite électorale, le Premier ministre socialiste espagnol, Pedro Sanchez, au pouvoir depuis 2018, a annoncé la convocation d'élections législatives anticipées le 23 juillet prochain, initialement prévues fin 2023. Les conservateurs ont remporté une large victoire  face à la gauche lors d'un double scrutin, municipal et régional. Le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) a recueilli moins de 6,3 millions des voix (28,1 %) aux municipales, contre plus de 7 millions (31,5 %) pour son rival conservateur, le Parti populaire (PP). Une progression de deux millions de voix pour la droite en quatre ans, et un recul massif de la gauche, qui perd six des dix régions qu'elle dirigeait jusque-là. L'extrême droite, représentée par le parti Vox, sort gagnante du scrutin : avec plus de 1,5 million de voix aux municipales, le parti a doublé son score en quatre ans et assoit encore davantage sa place de troisième force politique du pays. La droite ne pourra gouverner dans les régions récupérées que si elle s'allie avec Vox, placé ainsi en position décisive pour négocier des gouvernements régionaux de soutien ou de coalition.
Les crises répétées secouant la coalition gouvernementale formée par les socialistes et le parti de gauche radicale Podemos, les accords parlementaires scellés avec les indépendantistes catalans de la Gauche républicaine de Catalogne et les héritiers de la vitrine politique du groupe séparatiste et terroriste basque ETA, sont considérés par les analystes comme les principales raisons de la débâcle socialiste. S’y ajoutent des mesures et textes législatifs controversés, de la loi sur le consentement sexuel, qui a abouti à la mise en liberté anticipée de plus d’un millier d’agresseurs, à la loi d’autodétermination de genre, qui a divisé le mouvement féministe, en passant par les grâces et la réforme du délit de sédition décidées pour complaire aux indépendantistes catalans.
Le PSOE a été sanctionné dans les urnes alors que le bilan de Pedro Sanchez est plutôt jugé satisfaisant par les Espagnols. Ils notent positivement la hausse du salaire minimum d’environ 47 % durant la législature et la réforme du marché du travail limitant les emplois précaires. Ils saluent les bons résultats économiques : l’inflation (4 % en avril) est très inférieure au reste de l’Europe ; le plafond du prix du gaz, négocié à Bruxelles ; le taux de chômage en baisse (à 13 %). Le pays affiche l'une des croissances les plus dynamiques d'Europe, avec un PIB en hausse de 5,5% l'an dernier, et 1,9% attendu cette année. On voit par la que l’aphorisme adressé par James Carville à Bill Clinton doit ici être inversé : It’s not the economy, stupid !
Avant l'Espagne, la droite a déjà enregistré des succès ces derniers mois en Grèce, Finlande, Suède et Italie. En Turquie, le nationalisme sort renforcé des récentes élections. A l'automne, les Polonais auront à choisir entre deux droites, l'une conservatrice (au pouvoir), l'autre libérale. En Allemagne, l'extrême droite (AfD) dépasse les Verts (au pouvoir) de deux points dans les intentions de vote.

Kontildondit ?

Béatrice Giblin :
Beaucoup de commentateurs trouvent ce résultat paradoxal, puisqu’habituellement, c’est quand l’économie va mal qu’on a un vote à droite et conservateur. On parle même de tsunami, ce qui me paraît excessif, dans la mesure où le PSOE n’a que 750.000 voix de moins que le PP, et n’a perdu qu’un point depuis les élections précédentes. Mais incontestablement, les résultats économiques satisfaisants n’ont pas suffi, pas plus que la grande implication de Pedro Sanchez dans cette campagne, qui n’était malgré tout que locale et régionale, et qui ne concernait pas toutes les régions.
Je suis frappée par le danger qu’a représenté la politique de Sanchez pour l’unité de l‘Espagne. La question qui est en jeu est bien l’existence de l’Espagne en tant qu’Etat-nations (le pluriel à « nations » est intentionnel). Ce qu’on a reproché à Sanchez, c’est d’avoir fait alliance avec Podemos (la gauche radicale) dont les résultats s’effondrent. Il a également dû s’allier avec des partis indépendantistes, dont Bildu (basque), qui est au fond la vitrine politique de l’ETA, qui a présenté sur ses listes électorales des gens qui avaient été condamnés pour avoir fomenté des attentats. Et puis les indépendantistes catalans, avec l’ERC (Esquerra Republicana de Catalunya). Enfin, on se souvient de ce référendum non reconnu de 2017 qui avait provoqué une si forte réaction dans la société espagnole. M. Sanchez a obtenu la grâce de certains de ses organisateurs.
Je crois que le résultat de ce vote traduit surtout cela : un grand nombre d’Espagnols ne veulent pas voir l’Espagne se déliter.

Nicolas Baverez :
Il est vrai que l’économie espagnole a toutes les apparences de la bonne santé : 5,5% de croissance en 2021, 5,4% en 2022, et le chômage revenu à 12,7%. Mais rappelons tout de même la violence des chocs subis par le pays. En 2008, le PIB avait baissé de plus de 10%, avec l’une des pires bulles immobilières et financières de l’Histoire. A cause de l’importance du tourisme, la pandémie a fait baisser le PIB de 11,3%, et désormais la sécheresse fait des ravages, puisque 80% des terres arables sont en situation d’asphyxie. En dépit de sa croissance enviable, l’Espagne n’a toujours pas retrouvé ses taux d’activité pré-Covid.
Et évidemment, il y a un problème politique majeur. Parvenu à la fin du cycle de transition démocratique qui a suivi le franquisme, le système politique espagnol a perdu tout ancrage. Avec deux problèmes majeurs : celui de l’unité nationale et de l’indépendantisme, et du côté de Podemos, on a forcé des réformes sociétales qui sont parfois très déraisonnables. On pense par exemple à cette loi sur le consentement sexuel, qui a été très mal rédigée, et a fait libérer du jour au lendemain un millier de délinquants sexuels. Ce genre de choses provoque évidemment des réactions violentes dans l’opinion.
Rappelons-nous qu’une élection n’est jamais jouée d’avance. Le 23 juillet prochain pourrait nous surprendre, même s’il est vrai que la droite dispose d’un avantage conséquent. Rappelons enfin que la date du scrutin n’est pas neutre, puisque c’est quelques jours à peine après l’anniversaire du coup d’Etat de Franco. Cela montre bien que Pedro Sanchez entend mener une campagne très idéologique et la mener sur le terrain moral.
Ces élections auront lieu pendant la présidence espagnole de l’Union européenne. Avec tous les problèmes à gérer, du pacte de stabilité à la guerre en Ukraine, espérons que tout se passera sans heurts. On constate une évolution européenne, vers une espèce d’union des droites. C’est ce qu’on a eu en Italie, en Suède … Au delà même de ce qui se passera en Espagne, ce résultat sera donc significatif et confirmera peut-être cette tendance de fond, qui aura son importance dans les élections européennes de 2024.

Lionel Zinsou :
C’est précisément ce qui me frappe le plus : à un an des élections européennes, les droites en Europe évoluent de façon très significative. Le parti populaire espagnol est un parti de droite « classique », mais malgré ses bons scores (il recueille plus de 30% des voix, on est donc loin de l’effondrement des partis de gouvernement que connaît la France) il ne pourra pas gouverner sans s’allier à l’extrême-droite. Et c’est effectivement similaire à ce qui se passe en Suède, en Italie (où la proportion est inversée, puisque c’est l’extrême-droite qui l’emporte sur la droite traditionnelle). Dans les élections européennes à venir, les apports des pays de l’Est comme la Hongrie ou la Pologne vont peut-être prendre une tout autre importance. Et cela pose des problèmes sur la règle de droit en Europe, car ces partis ont en commun le rejet de certaines règles européennes. L’Espagne est un miroir de tout cela, et la date du 23 juillet sera effectivement très importante pour comprendre l’évolution de la droite, tandis que l’union de la gauche semble de moins en moins facile en Europe.

Jean-Louis Bourlanges :
Le bilan de Pedro Sanchez est bon, et pourtant les problèmes demeurent. Les bons résultats économiques n’ont pas suffi à rassurer les Espagnols. Le problème identitaire est très fort. En France, il se traduit par la question migratoire, en Espagne, c’est la question des nationalités qui est la plus vive. Les habiletés de Sanchez dans la question catalane ne doivent cependant pas être sous-estimées, car au bout de compte, il est tout de même parvenu à ancrer la Catalogne dans l’ensemble espagnol. En effet, la gauche indépendantiste a marqué des points, mais la droite indépendantiste (l’ancien parti de Jordi Pujol) s’est vraiment effondrée. Et il y a un succès paradoxal des socialistes à Barcelone par rapport à leur échec global dans le reste du pays.
Et puis il y a la polarisation autour des questions LGBT. La loi prévoyait que les jeunes pourraient sur simple déclaration changer de genre, dès 14 ans, et dès 16 ans sans autorisation de leurs parents. C’est quelque chose qui a provoqué un effroi considérable. On sous-estime l’importance géopolitique des questions de genre, en Europe et dans le reste du monde. Or c’est un marqueur essentiel de la carte internationale.
Le résultat du scrutin espagnol n’est absolument pas un effondrement des socialistes, c’est un effondrement des centristes de Ciudadanos, et de la gauche de Podemos. Mais la caractéristique espagnole, par rapport aux voisins européens, c’est que les partis traditionnels tiennent bon. Certes, ils ont besoin d’alliés, et très vraisemblablement, le PP n’aura la majorité le 23 juillet que s’il s’allie avec Vox.
Enfin, à propos des droites européennes, un succès espagnol de l’alliance PP-Vox confirmerait en effet un nouvel équilibre politique européen. En Italie, Giorgia Meloni est mieux placée que Salvini car elle fait partie des « anti-Russie » ; elle est donc plus proche de la Pologne que de la Hongrie. Une convergence va donc peut-être s’établir entre le PPE (de plus en plus conservateur) et le groupe parlementaire comprenant l’Italie et la Pologne. Cela poserait un grave problème stratégique, notamment pour la majorité au pouvoir en France.

Les brèves

L’homme apprivoisé

Philippe Meyer

"Je voudrais signaler un court roman d’un auteur salvadorien, Horacio Castellanos Moya, qui vit et travaille aujourd’hui à Pittsburgh, dans le cadre du programme « City of Asylum » (une des villes-refuges créées par Russell Banks). Comme l’écrit son éditeur, Horacio Castellanos Moya a écrit plus d’une dizaine de romans qui lui ont valu de nombreux prix, des menaces de mort et une reconnaissance internationale. Le héros de « L’Homme apprivoisé » a connu plusieurs exils et le dernier en date le conduit en Suède. Il vit à peine, il se traîne, secouru par une infirmière qui finira par ne plus supporter son état d’ataraxie, mélange d’incapacité à entreprendre quoi que ce soit là où il n’a ni racines, ni familiarité culturelle, ni même connaissance de la langue et qu’aggrave la dépendance aux neuroleptiques. Il survit donc dans un indémêlable désordre intellectuel, psychologique, sentimental, sexuel. Avoir échappé aux menaces ne guérit pas de la peur. Cela pousse plutôt à une méfiance bien proche de la paranoïa. On croit sauvés ceux qui ont pu fuir les dictateurs et les gangs et Horacio Castellanos Moya montre que pour certains, l’exil est un autre mal, mais un mal d’autant plus difficile à supporter qu’il est enkysté au plus profond de l’esprit et qu’il plombe l’existence de l’émigré. Erasmo Aragón, le héros de l’Homme apprivoisé n’aura finalement pas d’autre choix que de retourner dans le pays qu’il a dû fuir."

Les abeilles grises

Béatrice Giblin

"Ce roman d’Andreï Kourkov a obtenu le prix Médicis étranger en 2022. L’histoire se passe dans le Donbass, dans la zone grise qui n’est plus tout à fait controlée par les séparatistes pro-russes ni par les Ukrainiens. Dans un village, il ne reste plus que deux personnes, qui sont deux ennemis intimes. Comme il n’y a plus qu’eux, ils vont se rabibocher. L’un est alcoolique invétéré, l’autre est apiculteur. La première partie du roman a lieu dans cette zone désespérante, et puis l’apiculteur décide de partir, avec ses abeilles, pour la Crimée, chez un apiculteur tatare rencontré dans un colloque. C’est ce voyage qui est narré, fait de rencontres multiples. Le roman est merveilleux, profondément triste, mais avec énormément de charme et de douceur. Un goût de miel."

Synthèse du rapport Pisani-Ferry

Lionel Zinsou

"Dans la foulée de notre premier sujet, je recommande à nos auditeurs de lire la synthèse de 150 pages publiée sur le site de France Stratégie, du rapport Pisani-Ferry. Et puis, internet offre la possibilité d’écouter deux professeurs au Collège de France, Philippe Aghion sur la politique de l’offre et le rejet des préconisations de taxation du rapport Pisani-Ferry. C’est éloquent et cohérent avec les intentions du premier quinquennat. Et plus sévère, le professeur Marc Fontecave, chargé des systèmes énergétiques, qui explique que le rapport n’est ni utile, ni profond, et qui met l’accent sur le fait que, comme on ne parviendra pas à contenir l’augmentation de température à +1,5°C et qu’on sera bien au-delà, il y a toute une catégorie d’investissements supplémentaires auxquels nous ferions bien de nous préparer, pour nous adapter à la hausse : submersions d’Etats insulaires, sécheresses, changement des côtes … C’est un angle mort du débat actuel, qui est très bien éclairé ici. Enfin Gilbert Cette, qui explique pourquoi il faudra travailler plus pour financer la transition de façon bien plus rationnelle que par les prélèvements obligatoires."

Quand la musique fait l’Histoire

Nicolas Baverez

"Je vous recommande ce livre d’Hélène Daccord, qui est très réussi. Il rappelle que la musique est non seulement un art majeur, mais aussi un outil diplomatique et militaire. Elle est utilisée pour les rivalités entre les puissances, mais aussi pour la construction des nations, il n’y a qu’à se pencher sur le rôle qu’a joué Verdi dans l’unité italienne. L’ouvrage est constitué de quinze moments, on peut citer la querelle des Bouffons, Beethoven qui passe de l’admiration de Bonaparte à la détestation de Napoléon, Chostakovitch et la fameuse symphonie Léningrad, Rostropovitch devant les restes du mur de Berlin, l’orchestre philharmonique de New-York à Pyongyang … Au moment où la guerre fait rage en Ukraine, on verra des polémiques autour des musiciens russes, comme avec les sportifs. Ce livre rappelle utilement que la musique fait l’Histoire. "

Macron-Poutine : les liaisons dangereuses

Jean-Louis Bourlanges

"J’avais évoqué le livre d’Isabelle Lasserre à ce micro il y a quelques semaines, j’aimerais y revenir, car c’est la confrontation de deux personnalités radicalement différentes. Poutine est un homme absolument terrifiant, qui vit dans une réalité parallèle de plus en plus éloignée de la nôtre, et Macron, qui surplombe en quelque sorte la réalité, par un excès de rationalisme. Une irrationalité dévastatrice face à une rationalité abusive."