Thématique : écologie et politique, avec Patrick Chastenet / n°296 / 7 mai 2023

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ÉCOLOGIE ET POLITIQUE

Introduction

Philippe Meyer :
Patrick Chastenet, vous êtes professeur émérite en sciences politiques à l’Université de Bordeaux et membre du Centre Montesquieu de recherches Politiques. Spécialiste des idées politiques, vous vous êtes notamment intéressé aux thèmes ressortissants de l’écologie politique, de la pensée personnaliste, de la communication politique et de la propagande, ainsi que des mouvements libertaires. Vous collaborez à divers périodiques et présidez l’Association internationale Jacques Ellul, intellectuel que vous avez connu personnellement, qui est devenu votre ami et dont vous êtes devenu l’un des principaux spécialistes dans le monde.
En février 2023, vous publiez aux éditions « L’échappée » votre dernier ouvrage, Les racines libertaires de l’écologie politique, dans lequel vous analysez la pensée de grandes figures de l’écologie politique : Élisée Reclus, Jacques Ellul, Bernard Charbonneau, Ivan Illich et Murray Bookchin. Il s’agit, selon vous, des véritables fondateurs de l’écologie politique, qui ont en commun de penser l’écologie tout en préservant la liberté. A l’issue de cette investigation historique, il apparaît que la doctrine écologiste a tissé des liens étroits avec les pensées anarchiste et catholique, plusieurs des auteurs évoqués étant liés au christianisme.
Votre ouvrage soulève des questions d’une grande actualité, alors que les formes que doit prendre la lutte écologique sont au cœur des préoccupations nationales. Après le rassemblement organisé par les opposants aux bassines agricoles à Sainte-Soline, la polémique reste vive sur l’usage de la violence par les forces de l’ordre, comme sur les actions radicales des militants écologistes, ou encore la dissolution du mouvement écologiste « Soulèvement de la terre » engagée par le ministre de l’Intérieur. Périodiquement, la nécessité urgente d’une action contre le changement climatique est rappelée à l’opinion publique. Le 20 mars, le GIEC publiait la synthèse de son sixième rapport d’évaluation. Elle fait état d’une intensification « sans précédent » de ce changement climatique et appelle les politiques à une action rapide et coordonnée. La loi Climat et résilience d’août 2021 a déçu beaucoup des militants car elle n’a repris que 15 des 149 propositions de la Convention citoyenne sur le climat. Une partie des activistes y a vu une confirmation de l’impuissance de l’État.
Marie Tondelier, récemment élue à la tête du parti Europe Écologie – Les Verts (EELV), a lancé au début du mois de février les « états généraux de l’écologie ». Ce processus de démocratie participative, qui, en 150 jours, ambitionne de repenser les bases du parti afin de lui permettre de rassembler un million de sympathisants d’ici 2027, contre 11.000 adhérents à ce jour. La nouvelle secrétaire nationale du parti EELV défend pour sa part l’idée d’une « écologie populaire », source d’émancipation pour tous et en particulier pour les plus précaires. Plus généralement, les préoccupations environnementales ont été reprises par l’ensemble du spectre politique et opposent de multiples courants de pensée divisés entre un environnementalisme réformiste, confiant dans le progrès technique, et une écologie plus radicale et décroissante. De son côté, l'extrême droite tente de conjuguer la préservation de la biodiversité avec la défense de l'identité.

Kontildondit ?

Lucile Schmid :
Il semble que dans l’histoire des liens entre écologie et politique, les penseurs vous paraissent plus importants que dans les autres familles politiques. Il y a aussi la difficulté à articuler l’écologie et les institutions. On sait par exemple que l’écologie politique, ce n’est pas l’écologie des politiques publiques. Au point que les positions prises par certains décisionnaires politiques peuvent donner l’impression que l’écologie peut aller contre les structures démocratiques. Il me semble au contraire que la question du lien entre écologie et démocratie peut redonner de la vitalité à notre démocratie, et à l’écologie l’espace nécessaire pour passer de la pensée à l’action. Il y a eu de grands penseurs, mais comment agit-on sur la question écologique ?

Patrick Chastenet :
Très vaste question ! Je vais essayer d’en reprendre les points principaux. D’abord, il s’agit de savoir quel monde on veut construire. Il y a un paradoxe entre la nécessité de faire vite, car l’urgence est là, et même les plus modérés admettent désormais que la situation est alarmante. Même Christophe Béchu, ministre de la transition écologique, parle d’une augmentation de la température moyenne de +4°C dans notre pays à la fin de ce siècle. Or cette urgence semble effectivement complètement dissociée des politiques mises en place. Par exemple, la question des méga-bassines évoquée en introduction donne à voir ce hiatus de façon criante. On se dit qu’une déclaration pareille (le ministre reconnaît implicitement que l’accord de Paris ne sera pas tenu puisqu’il entendait limiter la hausse à +1,5°C) devrait faire l’effet d’une bombe. Et encore, ce chiffre de 4 degrés, même s’il est destiné à frapper les esprits, est plutôt modéré. Les Allemands de leur côté parlent de +6,3°C … La situation est indéniablement grave, on aura des 50°C à Paris, cela suppose toute une batterie d’aménagements. Or il y a une contradiction, car on ne tient aucun compte de ces chiffres.
La question de l’eau sera cruciale pour l’avenir et malheureusement l’objet de conflits, notamment en Afrique. L’accès à l’eau, la répartition de l‘eau, l’allocation autoritaire ou démocratique de l’eau, toutes ces questions seront majeures. Dans l’affaire de Sainte-Soline, il y a tous les éléments d’une négation de la démocratie. 80% des nappes phréatiques sont en dessous de leur niveau normal. Or les agriculteurs ont besoin d’eau. Et on veut construire de grands bassins, non pas pour recueillir les eaux de pluie, on les remplit en pompant dans les nappes phréatiques. On aggrave donc le problème. Mais en dehors de cela, il y a la question démocratique, car l’eau est tout de même un bien commun. Or avec des fonds majoritairement publics, on privatise cette ressource, et on entretient un modèle d’agriculture extrêmement gourmand en eau, c’est à dire là aussi exactement ce qu’on ferait mieux de ne pas faire. Je suis toujours ahuri, quand je fais la route Bordeaux-Bayonne, de voir ces canons à eau qui aspergent les champs, en plein cagnard … Et une grande part de ces récoltes va à l’exportation. A côté de cela, l’immense majorité des maraîchers et de la petite paysannerie n’aura pas accès à cette eau. Cela n’est pas démocratique.

Isabelle de Gaulmyn :
Il n’empêche que toutes les procédures ont été respectées, jusqu’au juge administratif qui a statué que la méga-bassine était légale. Par conséquent, est-ce vraiment démocratique, ou bien est-ce notre démocratie qui n’est pas adaptée à la nouvelle donne ? Nous sommes dans une démocratie qui fonctionne par le compromis, je doute qu’il soit possible d’interdire toutes les méga-bassines d’un seul coup.

Patrick Chastenet :
Cela a été étudié au cas par cas. A l’heure où nous enregistrons, il y a moins de 100 méga-bassines construites, mais il y a des projets pour environ 800 bassines (surtout dans les Deux-Sèvres et en Charente-Maritime). A Sainte-Soline, il y a un jugement en cour d’appel à Bordeaux, mais même s’il est négatif, cela n’a pas une grande importance : je rappelle que le pont de l’Île de Ré existe depuis des années alors qu’il est illégal au regard du droit. C’est la politique du fait accompli. Mais pour moi, le problème en termes de démocratie tient au fait qu’on a pollué le débat de l’accès à l’eau. Pour le dire vite, on l’a « criminalisé », en brandissant presque immédiatement le terme « d’éco-terroriste ». Il se trouve que j’ai des proches qui ont participé aux protestations, et les gens y allaient en famille. Or les deux jours précédents, le ministre de l’Intérieur avait déclaré qu’il allait y avoir des morts, par la suite on a trouvé une hache, des boules de pétanque … Et cela fonctionne, car cela interdit toute réflexion sur cette question, qui est pourtant centrale. Alors il ne s’agit pas de nier qu’une partie des manifestants se réclame de « l’ultra-gauche », ni qu’il y a un mouvement libertaire radical. Mais il s’en prend aux biens, et ne revendique jamais des attaques à la personne. Vous avez cité le mouvement « Soulèvement de la terre », en l’occurrence ils ont été victimes de cette affaire : au premier jet de projectiles, les forces de l’ordre ont utilisé des grenades de désencerclement et toutes sortes de matériel offensif. C’est dramatique, car cela disqualifie totalement une réflexion importante qui devrait être menée, et touche à la question démocratique.

Philippe Meyer :
Nous essayons de réfléchir au lien entre démocratie et écologie, mais qui aujourd’hui veut de la démocratie ? Je repense par exemple au référendum sur Notre-Dame-des-Lande, qui autorisa une extension de l’aéroport. Les opposants ont dit « ce n’était pas la bonne question, et on ne l’a pas posée aux bonnes personnes ». On est en droit de douter que si le référendum leur avait donné raison, ils auraient protesté sur sa légitimité. On a l’impression que quand on entre dans une problématique écologique, la démocratie en sort. Cela peut être de la manière que vous venez de décrire, en substituant la question de l’ordre à celle de l’eau, mais aussi du côté de certains mouvements écologistes (il ne s’agit évidemment pas de les mettre tous dans le même panier). Il semble que quand il s’agit d’écologie, la démocratie ne soit pas la chose du monde la mieux partagée …

Patrick Chastenet :
Sur cet exemple de Notre-Dame-des-Landes, je reconnaît être extrêmement embarrassé pour vous répondre. Il est vrai qu’on reproche beaucoup à la culture écologiste, et y compris au sein d’EELV, de couper toute tête qui dépasse (on pense à Nicolas Hulot). Votre contre-exemple de Notre-Dame-des Landes est tout à fait vrai, et pourtant, il me paraît injuste de juger les écologistes à cette aune là, parce qu’ils sont plutôt ultra-démocratiques dans leur fonctionnement. Même les groupes militants radicaux sont organisés de façon « bassistes », sans chef, et avec ces actions décidées démocratiquement. Il y a toujours un petit mélange, de représentativité, de démocratie directe, etc.

Philippe Meyer :
Je ne cherche à condamner ni à louer personne, mais simplement à savoir si la préoccupation écologique fait bon ménage avec la démocratie. Je peux prendre un exemple inverse : le président de la République qui veut « disrupter », crée une convention citoyenne sur le climat. On y met 150 personnes, on déclare qu’elles sont représentatives (ce qui est aberrant, mais passons), et ils travaillent. Et apparemment, ils travaillent même tout à fait sérieusement. Ils produisent 149 propositions, mais la loi climat qui suit n’en retiendra que quinze. On a seulement amusé la galerie. Quelle est la compatibilité entre démocratie et écologie ?

Béatrice Giblin :
Je voudrais changer un peu le niveau d’analyse. Philippe évoquait les 149 propositions, mais il s’agit de savoir lesquelles sont faisables. Et déjà, lesquelles sont acceptables. Je me pose la question des contraintes qu’il va falloir imposer au nom de ce qui doit être fait. C’est une question absolument majeure. A mon avis, le pays qui réussira à respecter les contraintes scientifiques sera la Chine. C’est le seul qui aura les moyens du contrôle social : « si vous ne faites pas exactement comme on a dit de faire, gare à vous ». La Chine n’est pas une démocratie, or c’est le seul système qui semble à même de faire les énormes transformations que nécessite le dérèglement climatique. Vous évoquiez le chiffre de +4°C, mais cela ne signifie rien pour les gens. Moi qui viens du Nord, j’y ai même entendu il y a quelques jours des gens qui se réjouissaient de la perspective d’avoir plus chaud … Il y a encore un énorme travail pour faire comprendre la gravité de la situation. Ce qui va peut-être y aider, c’est justement le problème de l’eau. Vous dites que l’eau est un bien commun, mais c’est une décision à prendre, et elle n’a rien d’évident. Etymologiquement, le mot rivalité vient de rive : ce qui se passe de part et d’autre d’un cours d’eau. Dans les pays semi-arides, l’eau est un bien extrêmement contrôlé, la société y est très hiérarchisée, avec des chefs qui décident qui va avoir quoi. C’est encore le cas de la Chine.
Je m’intéresse beaucoup à la question de l’écologie libertaire (mes premiers travaux publiés portaient sur Elisée Reclus). Les seules lois qu’admettait Reclus étaient celles de la Nature, et il les considérait comme devant s’imposer à tous. Sa vie fut exemplaire, mais d’une telle rigueur qu’elle serait considérée comme inacceptable par le reste du monde. Si l’on veut respecter les limitations que nous imposent le dérèglement climatique, on devra imposer des contraintes.

Patrick Chastenet :
Votre propos est très riche. Vous parlez de contraintes mais aussi d’exemplarité. Malgré les contradictions d’Elisée Reclus, il me semble que son legs est plutôt positif, et surtout cette idée qu’il peut y avoir une contagion mimétique du bien. Je ne suis pas sûr que ce que nous ferons va fonctionner, mais c’est la question du possible et de l’impossible qui me taraude. J’ai évidemment des convictions, mais je ne suis pas un politique, seulement un observateur. Quand on parle du possible et de l’impossible, c’est la question politique par excellence, qui renvoie à Max Weber ou à Machiavel. Mais il faut également se poser la question du juste et de l’injuste. Du bien et du mal, tout simplement.
Les auteurs qui m’ont intéressé ont plusieurs points communs. Outre le fait qu’ils sont écologistes (même si le terme n’existait pas encore dans le cas de Reclus), ils sont libertaires, et plusieurs d’entre eux ont la prescience que si nous ne nous emparons pas au plus vite de la question du rapport de l’Humain à la Nature, la « dictature écologique » (dont des gens comme Luc Ferry nous rebattent les oreilles depuis 1992, la thématique des « khmers verts ») sera appliquée. Non pas par les militants écologistes, mais au contraire par les pouvoirs en place. On en a d’ailleurs eu un petit avant goût avec les récents appels à la sobriété (qui ne manquent pas de sel quand ils viennent des grandes entreprises).
Oui, s’attaquer sérieusement aux problèmes écologiques engendrera des contraintes, et elles seront difficiles. Il y aura des remises en cause radicales, et elles auront un prix. Mais on est en plein dedans. Alors de deux choses l’une : soit on essaie de le faire démocratiquement, soit on l’impose. La tentative démocratique est certes difficile et incertaine, mais l’alternative est la méthode autoritaire.

Lucile Schmid :
Ce détail impose donc une révision du thème « contrainte et liberté » dans notre contrat social. Emmanuel Macron avait à un moment évoqué l’idée d’inscrire dans le premier article de notre Constitution la nécessité de lutter contre le dérèglement climatique et l’extinction de la biodiversité. Cela s’est arrêté très vite, parce que le président du Sénat a argué que ces éléments devaient être compatibles avec un principe général du droit : la liberté d’entreprendre. Si les deux ne sont pas compatibles, cela suppose que la liberté d’entreprendre peut impliquer une politique de prédation et d’exploitation de la Nature. Et le débat n’a pas eu lieu, l’état de notre sociétés et de nos institutions ne permettait pas d’être sûr que c’est la position d’Emmanuel Macron qui allait l’emporter. Il eût peut-être fallu prendre le risque de perdre, au moins la question aurait été sur la table. Quoiqu’il en soit, on voit bien qu’en démocratie, réviser l’équilibre entre contraintes et libertés peut se faire, il n’y a pas que la dictature qui le permette. C’est pourquoi personnellement je récuse cette idée, d’autant que je n’ai jamais vu une seule « dictature verte ». En Chine, l’écologie est davantage un prétexte servant de justification à la suppression des libertés publiques qu’une préoccupation d’avenir.
Quant aux questions très intéressantes que soulevait Philippe, avec l’exemple du référendum de Notre-Dame-des-Landes, souvenons-nous que quand le projet d’aéroport a été abandonné, ce fut au nom de la démocratie, et pas de l’écologie. Je me souviens du discours d’Edouard Philippe à ce sujet, qui avait une dimension nationale. Or le référendum était local. Par conséquent, la question de l’extension de cet aéroport concernait-elle seulement les habitants de ses environs ? Ou tous les Français ? Ou les Européens ? Ou bien s’agit-il d’une discussion mondiale, avec le sujet de renoncer progressivement à prendre l’avion ?
Mais à part ces questions d’espace, il y a les questions de temporalité. J’aimerais vous interroger sur la place de la science. Quand l’écologie apparaît, elle surgit à la fois en tant que domaine scientifique et comme préoccupation politique. Comment introduit-on davantage de faits scientifiques dans la décision démocratique ?

Patrick Chastenet :
Le rapport entre science et écologie se joue à deux niveaux. Il est intéressant comme la science sert d’appui à certaines mobilisations, comme celle des jeunes (on a tous en tête l’engagement de Greta Thunberg) ou à des œuvres, comme le film Don’t look up. L’argument est alors le suivant : « vous les politiques, vous blablatez inutilement, il faut agir, la science est formelle ».
On a eu les climatosceptiques, mais bien qu’on ne les entende plus, je ne suis pas très optimiste au sujet de la prise de conscience, même en multipliant les rapports du GIEC. Pour le moment, la science est mise au service de la cause écologiste, alors que pendant très longtemps, on a pu présenter les écologistes comme des gens hostiles au progrès technique, voire « anti-science » ou versant dans l’irrationalisme.
Vous avez raison de pointer l’échelle à laquelle il faut poser les questions, avec l’exemple de Notre-Dame-des-Landes. Même s’il ne s’agit pas de faire des conjectures, on peut se demander quel aurait été le résultat si la question avait été posée plus largement qu’au niveau local.

Philippe Meyer :
Je précise ma pensée, car mon sujet n’est pas celui de la légitimité de l’aéroport. A partir du moment où on a annoncé qu’il y aurait un référendum et les modalités de son déroulement, la légitimité démocratique voulait qu’on en respectât résultat. Je trouve d’ailleurs très intéressante la question de Lucile. Mon sujet est celui de la compatibilité de la démocratie et des contraintes écologiques. Quel sera le poids de la société civile sur les décisions des politiques publiques ? Je suis souvent dans une région où la question de l’implantation des éoliennes provoque un débat très vif, et je m’étonne que les autorités (la Préfecture en l’occurrence) refuse catégoriquement l’idée d’une expertise venant de la société civile. Le débat est d’une pauvreté très préoccupante, car je comprends bien qu’il va y avoir un jour ou l’autre des lois disant par exemple « votre piscine est désormais interdite ». Ces lois vont attenter non à nos libertés mais à nos comportements. Avant qu’elles puissent être appliquées, elles devront donc absolument être comprises et soutenues par une majorité. Sans quoi il faudra un gendarme derrière chaque pâquerette …

Béatrice Giblin :
On en revient à l’acceptation sociale de l’urgence. Car la démocratie prend du temps. Échanger, trouver des compromis et du consensus. Or l’urgence est grande. Cela crée une grande tension . Mais de deux maux, il faut choisir le moindre. Je crains fort que celui qui sera choisi ne nous fasse pas plaisir.
J’en reviens à l’eau car c’est un élément si quotidien qu’il me paraît idéal pour faire comprendre les enjeux. Il faudrait aussi que son coût ne soit pas celui qu’il est, parce qu’actuellement, les particuliers paient 80% du coût de l’eau, tandis que les industriels en paient 15% et les agriculteurs 5%. Dans ces conditions, on n’est pas prêts de voir la fin de ces navrants canons à eau que vous évoquiez plus haut. C’est pour cela que l’idée du bien commun m’agace, car on la lie immédiatement à la gratuité. En Israël par exemple, on fait payer l’eau à une agriculture au compte-gouttes, et cela fonctionne, tandis que côté palestinien, on brade l’eau de façon scandaleuse.

Patrick Chastenet :
Vous avez raison de souligner ces disparités sur la question de l’eau, nous sommes d’accord. Bien que la défendant comme bien commun, je ne sous-entends pas qu’elle devrait être gratuite. Pour moi, il faut distinguer les usages de l’eau dans le prix où on la fait payer. Entre l’usage vital ou domestique et l’usage en tant que matière première (pour l’industrie du prêt-à-porter par exemple, je rappelle qu’il faut entre 7.000 et 10.000 litres d’eau pour faire un seul blue-jean). Pour le moment, on fait cette différence, mais peut-être faudrait-il inverser ces prix … Mais tout cela se décide en fonction de rapports de force.

Isabelle de Gaulmyn :
J’en reviens à la question du droit. Comme vous le rappeliez, on a vu M. Darmanin criminaliser les écologistes, mais il y a aussi des écologistes qui criminalisent les industriels, en parlant d’écocide. Il y a de plus en plus d’actions juridiques en ce sens. Et il y a tout de même des actes violents de certains militants, qui se justifient en arguant que leur niveau de violence répond au niveau du crime qu’ils dénoncent. Ce concept d’écocide me paraît en cela problématique, dans la mesure où il peut servir de justification à une montée de la violence. Qu’en pensez-vous ?

Patrick Chastenet :
Les auteurs dont j’ai choisi de parler dans mon livre, ceux qui m’ont accompagné une bonne partie de ma vie, ont plusieurs points communs. Elisée Reclus était libertaire, mais sur la question de la violence, il critiquait sans ambage ceux qu’il appelait « les bombistes », car c’étaient l’époque où certains groupes anarchistes posaient des bombes. En revanche, il n’a jamais « hurlé avec les loups » pour autant. Et comme lui, je suis résolument non-violent.
Pour préparer cette émission, je suis allé réviser mes chiffres à propos de la diversité de ceux qu’on appelle « les écologistes ». EELV a eu selon les époques entre 5.000 et 12.000 cotisants. En revanche, France Nature Environnement (la fédération française des associations de protection de la nature et de l’environnement, à laquelle appartiennent des groupes comme « Soulèvement de la terre ») regroupe 900.000 bénévoles. Et ces associations utilisent bien davantage les armes du droit que des barres de fer ou des haches. A savoir des recours administratifs. Personnellement, je trouve que c’est de bonne guerre, même si certains trouvent cela inefficace. Pour moi, recourir à la violence ne fait qu’entretenir le cycle de la violence. Si j’ai retenu quelque chose de Jacques Ellul, et pour le dire très vite, c’est qu’on ne construit pas une société juste avec des moyens injustes. Ni une société libre sur l’esclavage. Je n’ai pas envie d’une société violente, et donc je ne pense pas que la violence soit un bon moyen d’action. Et malgré des contre-exemples malheureux comme le pont de l’Île de Ré, je pense que droit est une arme à ne pas négliger. Et c’est celle de l’immense majorité des écologistes, à savoir ces 900.000 bénévoles de France Nature Environnement. Et puisqu’on parle de violences, rappelons que les agressions sont avant tout subies par les défenseurs de l’environnement (la chienne empoisonnée, des roues déboulonnées, etc.), sans que j’ai jamais entendu d’indignation du ministre …

Lucile Schmid :
L’écologie politique a une spécificité par rapport aux partis politiques traditionnels. Qu’est-ce qu’un écologiste ? Vous avez évoqué les 900.000 adhérents de FNE. Rappelons que les ONG ont structuré l’Histoire politique de l’écologie, tout comme les journalistes. Il y a une manière d’éclore dans l’écologie politique qui n’a rien à voir avec le monde politique habituel. Aujourd’hui, on voit qu’EELV ne peut pas avoir de monopole sur la pensée ou l’action écologique. Cela pose donc aussi la question du débat permanent entre écologistes, et du fait qu’au fond il est très compliqué de discerner une ligne d’action claire. Certes, il y a la science, mais comme nous le disions plus haut, elle n’est pas ce qui définit la ligne d’action démocratique. Ce foisonnement crée une difficulté de lecture, un flou qui est préjudiciable étant donnée l’urgence. Je sais que Jacques Ellul ou Serge Moscovici étaient très sceptiques sur le fait qu’il fallait un parti vert. Est-ce votre cas ?

Patrick Chastenet :
Absolument. Je crois qu’Ellul ne s’y est pas trompé, et il était on ne peut vous clair à ce sujet. Je l’avais interrogé là dessus en 1981, donc avant la création des Verts, et il m’avait dit que les écologistes n’avaient absolument rien à gagner en devenant un parti politique. Qu’il y aurait immanquablement un jour une écologie de droite, une écologie de gauche, une du centre, et même d’extrême-droite ou d’extrême-gauche. Et en effet, lors d’une élection européenne récente, j’ai pu compter dans ma circonscription 16 listes se réclamant de l’écologie ! Pardon du cliché, mais je crois que l’écologie est une question trop sérieuse pour être laissée aux seul écologistes.
Ostrogorski distinguait les « partis omnibus » des « mouvements ad hoc ». Je crois que c’est là qu’est la clef de l’action écologique. Je crois à des petits groupes ayant un objectif. Parfois ils gagnent, parfois non, mais une fois que l’objectif est atteint ou raté, on passe à autre chose. Alors qu’un parti, qui va se présenter aux présidentielles, puis aux législatives, puis aux européennes, entend répondre à tout. Je me suis replongé dans le programme d’EELV de 2022, et il traite absolument de tous les sujets. Ils entendaient par exemple régler la question du Proche-Orient, ambition certes louable mais qui me laisse personnellement un peu perplexe. Si on a envie de voter pour des écologistes, c’est très probablement pour leur spécialité : l’écologie. Dès qu’ils en sortent, ils se condamnent à l’échec.

Philippe Meyer :
Nous avons évoqué Elisée Reclus et Jacques Ellul, mais dans votre livre, vous parlez aussi d’Ivan Illich. Je pense que beaucoup de nos auditeurs ne le connaissent pas. Pouvez-vous nous dire en quoi sa pensée est originale, et en quoi elle peut nous être utile pour éclairer les problématiques d’aujourd’hui ?

Patrick Chastenet :
Illich a eu un impact intéressant sur l’idée de limite, centrale dans ses travaux. La limite et l’effet de seuil. Il a montré comment, à partir d’un certain point, une institution produit le contraire de ce qu’elle est censée produire. « Corruptio optimi pessima » (le mal chez les meilleurs est ce qu’il y a de pire). Donc il existe un seuil à partir duquel l’école désapprend, l’hôpital rend malade, les transports paralysent, etc. Toute la question consiste donc à savoir jusqu’où on peut aller avant d’atteindre ce point de bascule. Dans le livre, et à propos des transports, les calculs ont été faits, pour savoir combien d’heures de travail me coûte l’achat de tel ou tel moyen de transport, et il ressortait que le vélo gagnait haut la main sur tous les autres transports possibles. Je me suis donc amusé à reprendre les chiffres d’organismes peu suspects d’être de féroces militants pro-vélo, comme l’Automobile Club, et le prix de revient d’une voiture bas de gamme, milieu de gamme et haut de gamme pour un Français. Et c’est absolument phénoménal, ça tourne autour de 6.000€ par an. Tous ces éléments sont tirés de réflexions d’Illich.
Et puis il avait un projet de société, qu’on pourrait qualifier « d’austérité conviviale », mais un projet qui vient du bas. La décroissance n’est pas la récession pour lui. Il faut se fixer des limites, mais il faut se les fixer à soi-même, si elles sont imposées de l’extérieur, on aura échoué à rendre ces questions supportables. Les éoliennes sont un bon exemple, ou le solaire. Ce sont des ressources très intéressantes, mais il est par exemple aberrant d’abattre des forêts pour les remplacer par des panneaux solaires, alors qu’on pourrait couvrir des parkings …

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