Que se passe-t-il au Soudan ? / La Suisse peut-elle rester neutre ? / n°295 / 30 avril 2023

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QUE SE PASSE-T-IL AU SOUDAN ?

Introduction

Philippe Meyer :
Depuis le 15 avril, les forces armées soudanaises (FAS), menées par le général Abdel Fattah Al-Bourhane, et les paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR), dirigées par le général Mohammed Hamdan Daglo, dit « Hemetti », s’affrontent à Khartoum. Les pertes civiles s’aggravent chaque jour, dépassant jeudi les 500 morts et plusieurs milliers de blessés, selon le ministère de la santé soudanais. Le conflit déclenché par le refus de Hemetti d’accepter l’intégration à l’armée de ses troupes, véritable force autonome, ruine l’espoir de l’instauration d’un régime civil, quatre ans après le soulèvement populaire qui a mis fin au règne du dictateur islamiste Omar Al-Bachir.
Al Bourhane, militaire de carrière formé en Egypte, fait partie de ces élites du nord et de la vallée du Nil qui ont appuyé Omar al Bachir. Hemetti vient d'une petite tribu d'éleveurs de chameaux du Darfour, vivant de part et d'autre de la frontière avec le Tchad. Sa milice, force puissante, bien armée et très motivée lui a permis de devenir l'homme le plus riche du pays en contrôlant notamment des mines d'or.  Le général Al Bourhane peut compter sur le soutien de l'Égypte, tandis qu’Hemetti espère avoir l'appui des Émirats et des Saoudiens : ses hommes ont participé à leurs côtés à la guerre du Yémen puis aux affrontements en Libye avec les troupes du général Haftar, le chef de l'est libyen longtemps protégé de Riyad et de Moscou. Hemetti entretient aujourd’hui des relations d’affaires avec Evgueni Prigojine, le patron du groupe de miliciens russes Wagner, qui contrôle des mines d’or au Soudan. On évalue à quelque 140.000 hommes les forces de l'armée régulière et à plus ou moins 100.000 hommes celles des FSR. Au Soudan, l'appareil de sécurité accapare les 4/5ème du budget de l'État. Troisième pays le plus vaste d’Afrique, peuplé de 45 millions d‘habitants, le Soudan est frontalier de sept pays. Il influence et subit les dynamiques de la Corne de l’Afrique, de la mer Rouge et du Sahel. Sa déstabilisation pourrait s’étendre à toute la région. La revue Oil and Gas Journal estime les réserves soudanaises de pétrole situées à la fois au Soudan et au Soudan du sud à 1,5 milliards de barils.
Un rapport des Nations unies craint que les « pénuries de nourriture, d'eau, de médicaments et de carburant ne deviennent extrêmement graves, en particulier à Khartoum et dans les régions avoisinantes » tandis que l'Organisation mondiale de la santé s'inquiète d'un risque biologique « énorme » après la prise « par l'une des parties combattantes » d'un « laboratoire public de santé » de Khartoum, qui renferme des agents pathogènes de la rougeole, du choléra et de la poliomyélite. Le chef de la diplomatie américaine, Antony Blinken, a annoncé, lundi, que les généraux rivaux dans le conflit au Soudan avaient accepté un cessez-le-feu de trois jours dans tout le pays pour tenter de mettre fin aux violences. Plus de 1.000 ressortissants de l'Union européenne ont été évacués.

Kontildondit ?

Nicole Gnesotto :
La situation au Soudan est un peu une catastrophe annoncée. Il y a beaucoup de crises et d’affrontements sur le continent africain, mais celle-ci était assez prévisible. Ici, l’explication la plus simple est aussi la meilleure : c’est avant tout une guerre de chefs, entre deux généraux qui veulent le pouvoir. Bien évidemment, il y a des influences extérieures, mais ce n’est pas un conflit entre grandes puissances par pays interposé, elles ne tirent pas les ficelles en coulisses. Ce n’est non plus le conflit d’un groupe terroriste contre un Etat centralisé. C’est véritablement l’affrontement de deux généraux qui se connaissent depuis des décennies, qui ont chacun énormément de sang sur les mains ; ils étaient tous deux présents pendant la première guerre civile au Soudan, la guerre du Darfour, entre 2003 et 2007, qui a donné lieu à un quasi-génocide de la population noire non-arabe, et donna naissance à un nouveau pays, le Soudan du Sud, qui est aujourd’hui une des pires dictatures de la planète. Comme quoi séparer un pays à la suite d’une guerre civile n’est pas forcément la meilleure solution …
Un affrontement entre deux généraux, donc. Al-Burhan dirige l’armée régulière, et Hemetti une milice. Comment en est-on arrivé là ? Après avoir participé à la guerre du Darfour, les deux hommes se sont alliés en 2019 pour renverser le régime d’Omar el-Béchir, dictateur sanguinaire contre lequel il y a un mandat de la Cour Pénale Internationale, pour génocide, crimes de guerre et crimes contre l’Humanité. Il est aujourd’hui détenu au Soudan et n’a pas été extradé vers la CPI. Après le renversement d’el-Béchir, al-Bourhan et Hemetti ont mis en place un régime mixte (constitué de militaires et de civils) de transition, censé durer dix-huit mois. Puis en 2021, les deux se sont entendus pour chasser les civils, emprisonnant au passage le Premier ministre, pour se retrouver ensemble à la tête du Soudan. Le pays est très riche, second producteur d’or d’Afrique, et disposant d’extraordinaires réserves de pétrole. Mais deux généraux à la tête d’un seul pays n’était pas une situation longtemps tenable, et aujourd’hui ils s’affrontent.
Il est rare que des conflits aussi redoutables aient une cause aussi claire, mais ici je crois que c’est le cas. On peut malheureusement s‘attendre à des exactions d’une grande violence, car la lutte sera sans doute à mort. Les forces en présence sont à peu près similaires, avec un léger avantage du côté des forces régulières. Si les puissances étrangères n’ont pas déclenché le conflit, elles y ont en revanche des intérêts, et pourraient se servir de cette crise pour avancer leurs pions. Le premier pays dont il faut parler est l’Egypte. Elle fut, avec les Britanniques, un pays co-colonisateur du Soudan jusque dans les années 1920. L’Egypte se sent donc une responsabilité particulière au Soudan, il soutient le général al-Burhan, il y a des manœuvres militaires communes et des forces égyptiennes sur le territoire soudanais. L’intérêt commun de l’Egypte et du Soudan consiste à empêcher l’Ethiopie de fermer l’immense barrage qu’elle a construit en amont du Nil, ce qui priverait le Soudan et l’Egypte d’une grande partie de leur eau potable. L’Egypte a donc intérêt à rester en bons termes avec le Soudan pour tenir tête aux Éthiopiens le cas échéant. Pour Le Caire, la déstabilisation du Soudan ne doit pas durer. Quant au général al-Burhan, il a pour modèle la dictature militaire islamiste du général Sissi (car on a beau jeu de nous présenter l’Egypte comme notre allié démocratique, mais al-Sissi a tout de même pris le pouvoir à la suite d’un coup d’Etat).
Il y a également la Russie, que je distingue du groupe Wagner. Elle n’a pas d’énormes intérêts au Soudan, mais elle avait d’excellentes relations avec Omar el-Béchir. Ce dernier était l’un des rares chefs d’Etat à avoir reconnu l’annexion russe de la Crimée en 2014. En change, la Russie avait obtenue l’ouverture d’une base navale en Mer Rouge. Les travaux ne sont pas totalement terminés, mais la Russie a toujours besoin de cette base, sa seule en Afrique. Elle n’a donc pas intérêt non plus à une trop grande déstabilisation du Soudan.
Enfin, il y a la Chine, très présente au Soudan du Sud. Elle y exploite 70% des réserves de pétrole. Il est extrait au Soudan du Sud, transite par le Soudan pour aller à Port-Soudan et être expédié. Pendant ce transit, il est taxé à 25% par al-Burhan. Par conséquent le général Hemetti, originaire du Soudan du Sud, essaie de viser les pipelines qui font la fortune de son adversaire.
Il y a donc une constellation de pays ayant des intérêts au Soudan, car il y a aussi les pays du Golfe (Arabie et Émirats Arabes Unis) qui utilisent le Soudan pour assurer leur sécurité alimentaire. Ils ont acheté des milliers d’hectares de terres arables au Soudan sud Sud, qui ont un statut extraterritorial. On lit aujourd’hui beaucoup dans la presse qu’il s’agit d’un conflit très complexe où les grandes puissances tirent les ficelles, personnellement je ne le crois pas. Plusieurs puissances y ont des intérêts très précis, mais c’est un des rares cas où les puissances extérieures ont plutôt intérêt à calmer le jeu qu’à favoriser l’un des rivaux.

Philippe Meyer :
Il y a aussi des soutiens indirects. Les forces du FSR sont financées par l’argent saoudien, versé à Hemetti pour son rôle dans la guerre du Yémen. Cela signifie qu’il est à mieux à même de payer ses troupes que ne l’est al-Burhan.

Richard Werly :
Quand on regarde la situation du Soudan, il faut garder à l’esprit que depuis le 24 février 2022, on était habitués à une seule guerre, la guerre en Ukraine. Toute une partie du monde s’était alors tournée vers l’Occident en disant « vous nous imposez une guerre européenne, dont vous faites subir les conséquences à la planète entière ». Or voici qu’une guerre africaine, loin de l’Europe, s’avère être un conflit hautement stratégique. Car s’il ne se règle pas au plus vite, si Khartoum est réduit en cendres par l’ambition de ces deux généraux, la situation va devenir intenable. Pour le moment on n’a quasiment pas d’images, car il est virtuellement impossible de travailler au Soudan pour des reporters étrangers. Mais il est très probable qu’on soit bien au-delà des 500 morts évoqués. On peut craindre de découvrir des horreurs quand les hostilités se seront calmées.
Pendant que la guerre en Ukraine fait les ravages que l’on sait, la planète continue de tourner, mais plus tellement rond. Derrière l’ambition de ces deux généraux, il y a une réalité implacable : les sources de leurs richesses sont aujourd’hui encore plus désirables qu’auparavant. On sait qu’avec l’interruption du flot de pétrole russe, les pays pétroliers sont encore plus convoités. Il y a d’autre part les ressources aurifères, sans compter la question de l’eau que Nicole a évoquée. Dans la crise alimentaire (et donc agricole) actuelle, l’eau du Nil devient une ressource cruciale.
Contrairement aux apparences, on n’a pas là la seule ambition féroce de deux généraux armés par leurs soutiens respectifs, mais aussi le résultat indirect de la nouvelle donne géopolitique qui a suivi la guerre en Ukraine.
On a aussi la preuve que la roue de l’Histoire tourne parfois très bizarrement. Je suis allé à Khartoum mais aussi au Soudan du Sud par le passé, et pendant des décennies, le Soudan était perçu comme un endroit de « sauvagerie organisée », qu’il s’agisse du Darfour, avec les massacres des populations noires africaines par les milices janjawid (en partie menées par le général Hemetti), ou du Soudan du Sud, où la figure de John Garang, le leader chrétien est encore très présente. Le Soudan du Sud a acquis son indépendance en juillet 2011. A l’époque, la doctrine géopolitique dominante voulait qu’une fois que le Soudan du Sud (majoritairement chrétien) aurait acquis sont indépendance, la situation allait se stabiliser. Or cela n’a absolument pas été le cas. On a créé une dictature atroce, la situation ne s’est non seulement pas stabilisée, mais les rivalités se sont envenimées à Khartoum.
Nicole a décrit le contexte géopolitique de ce conflit, j’aimerais dire un mot de la justice internationale. On suppose qu’Omar el-Béchir est toujours détenu au Soudan, mais à dire vrai on ignore sa situation. Il a été inculpé deux fois par la CPI, en 2009 et 2010. Il est donc accusé de crimes contre l’Humanité depuis 10 ans, tout en restant hors d’atteinte de la justice internationale. A quoi a mené cette inculpation ? La Justice internationale a-t-elle de quelque manière que ce soit favorisé la stabilité de cette région ? C’est une question difficile à entendre, mais je crois qu’il faut la poser. Car parmi les populations de ces pays qui subissent les violences de ces généraux, vous entendez quand vous parlez à des témoins sur place « si vous n’aviez pas inculpé el-Béchir, il serait toujours au pouvoir, et au moins avec lui, la situation était plus calme ». Nous faisons face à des responsabilités importantes pour nos sytèmes internationaux, qui de facto peuvent entraîner des guerres civiles comme celle que l’on voit au Soudan. Ne pas se poser de telles questions serait nier une partie de la réalité.

Lucile Schmid :
Ce qu’on évoque aujourd’hui beaucoup à propos de l’évolution de la situation au Soudan, c’est un scénario à la libyenne, ou à la syrienne. C’est à dire à la possibilité d’une partition, et d’une guerre fratricide dans laquelle ce sera la population civile qui paiera le plus lourd tribut.
J’aimerais revenir sur les profils des deux généraux en conflit. Si al-Burhan est soutenu par le général Sissi, c’est aussi parce que les deux hommes ont en commun leur formation, et l’appartenance à une « nomenklatura » qui pratique la cleptocratie avec les richesses naturelles de leur pays. En face, il y a le général Hemetti, qui n’a pas fait d’études, mais était à un moment donné perçu comme l’héritier potentiel d’el-Béchir, qui avait favorisé son ascension. Par ailleurs , Hemetti a organisé la possibilité de trafic d’or avec les Emirats, on le sait également lié à Evgueni Prigojine, propriétaire d’une mine d’or. Il s’agit donc d’un chef milicien comme on en connaît au Tchad, qui sait louer ses forces (comme il l’a fait au Yémen), organiser le trafic d’or, et qui par ailleurs a su exploiter son statut d’outsider pour donner l’idée qu’il aurait peut-être pu soutenir la démocratisation du Soudan. C’est un homme d’une cruauté terrifiante (il a pratiqué des massacres au Darfour) mais une partie des Soudanais a pourtant l’impression qu’Hemetti échappe à un modèle dans lequel ils n’ont pas leur place.
Il y a sept pays frontaliers du Soudan, on parle donc presque d’un « trop plein » de médiations proposées. Le problème n’est qu’aucun des médiateurs régionaux n’est vraiment crédible. L’Egypte soutient al-Burhan parce que les Émirats soutiennent Hemetti, le Tchad redoute les milices du Darfour, et ni l’Ethiopie ni l’Érythrée ne sont réellement en mesure d’assurer cette médiation. Du côté des puissances non régionales, la Russie a d’autres préoccupations avec la guerre en Ukraine. Reste les Etats-Unis, n’oublions pas que le cessez-le-feu du 25 avril a été organisé par Antony Blinken. Beaucoup de diplomates et de résidents étrangers ont alors fui Khartoum. Dès lors, laissera-t-on les civils locaux se faire massacrer, alors même que ce pays joue un rôle d’équilibre régional, à la fois au Sahel et dans la corne de l’Afrique ? Pouvons-nous réellement nous permettre de nous désintéresser de ce conflit ?

Nicole Gnesotto :
Il se peut que la situation au Soudan soit une aubaine pour la Russie, car elle fait diversion. S’agissant de la question « que faire ? », la réponse est malheureusement : pas grand-chose. On peut cependant se poser deux questions. En Occident, et particulièrement en Europe, quand on observe une guerre civile, la tendance vise à séparer les combattants, et quand on ne peut pas arriver à une réconciliation dans un Etat, on en crée un nouveau. C’est ce qu’on a fait en ex-Yougoslavie, au Kosovo ou au Soudan du Sud. Et cela ne fonctionne pas ; pas plus en Bosnie-Herzégovine qu’au Soudan du Sud. Les situations ne sont absolument pas stabilisées. Pourquoi ? A priori, séparer des gens qui se battent, se détestent et ne veulent pas vivre ensemble semble plutôt sensé. Parce qu’une fois qu’on a accompli l’acte juridique consistant à créer un nouvel Etat souverain, on s’en désintéresse. C’est là la vraie responsabilité de la communauté internationale : considérer comme un Etat « normal » un pays issu d’une guerre civile. Le traumatisme est énorme, il faut des stratégies de réconciliation en plus de la reconstruction économique.
A propos de la responsabilité de la CPI dans la situation actuelle au Soudan, je n’y crois pas. Je crois au contraire qu’il faudrait renforcer les pouvoirs de la CPI. Car aujourd’hui, elle n’a qu’un pouvoir purement déclaratif. Les grandes puissances refusent de signer pour davantage, à commencer par les Etats-Unis.

Richard Werly :
A propos de la CPI, je voulais moins exprimer un jugement personnel sur son action que le fait qu’il fallait ouvrir les yeux. Il faut voir que ses inculpations ont des conséquences sur le terrain, qu’elles conduisent souvent à des crises politiques que les populations locales doivent endurer. Il faut bien comprendre que pour une grande partie de la population de Khartoum actuellement prise au piège, l’inculpation d’el-Béchir est la cause de leurs ennuis.
Si on considère ce qui s’est passé en Libye, où l’on n’arrive toujours pas à faire renaître un Etat digne de ce nom, je me demande si l’on ne se dirige pas vers des Etats où le vide d’un pouvoir central sera durable, où une partie des ressources sera gérée par Wagner, une autre par une compagnie pétrolière chinoise, une troisième par une multinationale, etc.
Enfin, je trouve que ce concept du « Sud global » dont toutes les analyses nous rebattent les oreilles, a encore beaucoup de problèmes à régler avant d’être uni contre l‘Occident comme on nous le présente.

Philippe Meyer :
Les similitudes avec la Libye ne doivent pas faire oublier que l’environnement n’y est pas le même ; il faut donc se poser une question complémentaire à « quel pays a intérêt à quoi ? », à savoir : « quel pays ne pourra pas supporter la situation que Richard vient de décrire ? ». C’est le cas du Tchad, et probablement de l’Érythrée.

LA SUISSE PEUT-ELLE RESTER NEUTRE ?

Introduction

Philippe Meyer :
En 1815, le traité de Vienne a fait officiellement de la Suisse un état neutre. Mais c'est en 1899 et 1907, lors des conventions de La Haye, que le droit et les obligations des états neutres ont été formellement codifiés. Ce droit stipule qu’un État neutre ne participe pas activement aux conflits et ne met pas son territoire à la disposition d'un belligérant. L'industrie d'armement peut vendre des armes, mais l'Etat doit veiller à l'équilibre. En 1920, le juriste Max Huber, va théoriser cette neutralité qu'il qualifie de « différentielle », en indiquant qu’elle permet de participer à des sanctions économiques, mais pas à des sanctions militaires. Pour la première fois, en 1990, Le Conseil fédéral a pris la décision d'appliquer les sanctions économiques de l'ONU, à la suite de l'invasion du Koweït par l'Irak. La Suisse, qui n'appartient ni à l'Union européenne ni à l'OTAN, a rejoint les Nations unies en 2002. Le 9 juin dernier, elle a été élue membre non permanent du Conseil de sécurité pour deux ans à compter du 1er janvier 2023.
Dès l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 28 février 2022, la Suisse a suivi les sanctions européennes contre Moscou - poussant les Russes à désavouer le pays, qu'ils ne considéreraient plus totalement comme un État neutre. Mais depuis, Berne hésite à aller plus loin, tiraillée entre les tenants d'une « neutralité traditionnelle » interdisant de s'impliquer davantage dans le conflit, et les défenseurs du droit international « prônant la solidarité avec l'Ukraine ». Dans ce contexte, Ignazio Cassis, président libéral-radical de la Confédération helvétique, a fait rédiger pendant l'été un rapport proposant la mise en œuvre d'une « neutralité coopérative ». Cette nouvelle doctrine permettrait, selon la Radiotélévision Suisse de « faciliter les exportations d'armes » ou de « renforcer la collaboration militaire avec l'OTAN, par exemple en participant à des exercices communs » sans entrer en guerre en cas d'attaque contre un membre de l'Alliance atlantique. Mais la droite populiste de l'Union démocratique du centre et les socialistes se sont opposés à une telle mesure, et le Conseil fédéral - l'exécutif suisse - a refusé d'aller plus loin.
Ainsi, les blessés ukrainiens ne seront pas soignés en Suisse, le gouvernement n'ayant pas donné suite à une demande de l'OTAN pour éviter de se mettre en porte-à-faux avec le principe de neutralité, a confirmé le 18 juillet le Département fédéral des Affaires Étrangères. En mars, la Confédération helvétique a, pour la troisième fois, interdit à l'Allemagne d'envoyer en Ukraine les munitions de fabrication suisse destinées aux blindés de défense antiaérienne allemands Gepard, cruciaux pour Kyiv. Sans nommer explicitement la Suisse, la ministre allemande des Affaires étrangères a déclaré que « la neutralité n'est plus une option. Être neutre, c'est prendre le parti de l'agresseur ». Selon l'institut de recherche Sotomo, les Suisses âgés de 18 à 35 ans se montrent plus critiques que leurs aînés face à l'engagement de la Confédération en faveur de l'Ukraine : 35% des Suisses de 18-35 ans estiment que la reprise par la Suisse des sanctions de l'UE contre la Russie viole le principe de neutralité, contre 22% chez les 55 ans et plus. Avant la guerre en Ukraine, 97% des Suisses étaient en faveur de la neutralité.

Kontildondit ?

Richard Werly :
C’est évidemment le thème du moment quand on est en Suisse et qu’on s’intéresse à la guerre en Ukraine. Mais pour avoir une vision à peu près juste du problème, il faut distinguer trois choses.
D’abord, la neutralité est un mythe. Il s’agit de quelque chose qui est vécu par la Suisse comme un bouclier, et non une simple posture diplomatique. Il est vrai qu’elle a protégé le pays pendant les deux guerres mondiales. Cette dimension mythique est absolument indissociable du débat sur la neutralité, elle sous-tend la réflexion dans ce débat, ainsi que l’initiative lancée par Christoph Blocher pour l’obtention d’un référendum afin de consacrer à nouveau cette neutralité. C’est là-dessus que ses partisans vont tirer leurs arguments : une Suisse qui ne serait plus neutre serait une Suisse en danger.
Ensuite, il y a la réalité. Si la neutralité suisse a toujours été maintenue, c’est parce qu’elle a toujours convenu au plus fort. Le Congrès de Vienne, c’était les puissances victorieuses face à Napoléon, qui ont redécoupé l’Europe à partir d’une carte, et ont donné à la Suisse sa neutralité et sanctifié le corridor alpin. La neutralité arrangeait les puissances d’alors. Aujourd’hui, qui arrange-t-elle ? La Russie est fâchée à cause des sanctions, mais mon avis, et pour le dire vite, la neutralité suisse contente encore les Etats-Unis, puisqu’ils ont obtenu ce qu’ils voulaient sur le terrain fiscal et financier. La Chine n’est pas non plus mécontente de la présence d’un Etat neutre au cœur de l’Europe, qui pourrait servir un jour à abriter des pourparlers, qui sait ? La neutralité est suisse, mais elle profite aux plus forts.
Enfin, il y a la nouvelle donne. Premièrement, nous avons énervé tous nos voisins géographiques avec cette neutralité (notamment sur la question des livraisons de munitions à l’Ukraine). Deuxièmement, il y a la question industrielle. Les Suisses se sont toujours flatté d’avoir une industrie de l’armement. Or pour un si petit pays, la condition sine qua non à son existence, c’est l’exportation. A partir du moment où l’on interdit à nos commanditaires de redonner à l’Ukraine les matériels achetés à la Suisse, que va-t-il se passer ? Ils vont cesser d’acheter. Nous sommes en train de condamner notre industrie de l’armement. Y sommes-nous prêts ?
Et troisièmement, il y a la question diplomatique. Doit-on s’en tenir aux sanctions des Nations-unies (c’est ce que propose l’initiative de Christoph Blocher) ? Ou considère-t-on au contraire que nous devons nous aligner désormais sur les sanctions décidées par l’UE, puisqu’il s’agit d’une organisation qui défend l’ordre multilatéral ? Si c’est le cas, c’est une révolution diplomatique qui signifie que notre souveraineté vis-à-vis de l’UE est en réalité devenue largement virtuelle.

Lucile Schmid :
Je ne suis pas experte sur cette question mais elle est passionnante, car pour quiconque appartient à la France, pays bien doté militairement et fier de son rôle de promoteur de l‘idée d’une Défense européenne, il y a une forme d’antagonisme des conceptions qui saute aux yeux.
Je pense que la France et la Suisse vivent toutes deux un changement d’époque essentiel, avec le retour de la guerre sur le continent européen. Le mythe suisse dont parlait Richard doit être pris en compte, car il touche à l’identité nationale : être neutre, c’est être Suisse en quelque sorte. Et puis il y a la réalité. La Confédération helvétique est-elle protégée par sa neutralité alors même que la Russie a déjà déclaré que la Suisse avait pris parti, et qu’elle ne pourrait jamais être médiatrice sur ce conflit ? C’est un changement de contexte qui peut amener à se réinterroger. L’Union européenne avait été fondée sur l’idée d’organiser une paix durable entre les anciens adversaires, l’Allemagne et la France. Depuis la guerre en Ukraine, elle se pose des questions qui ne sont plus du tout les mêmes. Je trouve assez paradoxal que ce soit la ministre des Affaires étrangères Annalena Baerbock, issue des Verts allemands (qui ont une longue tradition pacifiste), qui critique la Suisse à cause de son refus d’exporter ses munitions. On voit bien qu’on est en plein changement des rôles traditionnels. Le débat qui a lieu en Suisse est aussi un indice de ce changement.
Je crois aussi qu’il faut aussi tenir compte du contexte : nous sommes encore très loin d’avoir une Défense européenne. A l’évidence, c’est l’OTAN qui joue un rôle majeur dans la réaction européenne à l’agression russe. Ce sont les Etats-Unis qui ont les cartes stratégiques en main. Il y a un conflit sur le sol européen, mais ce sont les Etats-Unis qui l’arbitrent.
Il ne m’appartient pas de dire ce que devrait être la neutralité suisse, mais pour préparer l’émission je me suis renseigné sur deux cas pratiques : l’exportation des munitions, mais aussi la question des soins prodigués aux blessés ukrainiens. Et j’avoue avoir été davantage choquée par le refus suisse de soigner les blessés ukrainiens que par le refus des exportations de munitions. La Croix-Rouge étant née en Suisse, le soin allait de soi pour moi, je trouve donc très intéressant ce débat entre hôpitaux, cantons, Etat fédéral … Il me paraît illustrer parfaitement une organisation politique bien différente de celle de la France.

Nicole Gnesotto :
Je crois qu’il ne faut pas toucher aux mythes. En France, nous avons un mythe fondateur depuis la fin de la seconde guerre mondiale, celui de « la puissance française ». Y toucher revient à changer l’identité nationale, ce serait comme demander à a France de devenir … la Suisse. On se souvient tous de la phrase malheureuse de Nathalie Loiseau, qui avait dit : « l’Europe ne veut pas être une grosse Suisse molle ». Propos malheureux, pour lesquels elle a présenté des excuses, mais le mal était fait. Il est vrai que le débat est aujourd’hui incontournable, et que les cartes sont totalement rebattues en Europe. Mais il est également totalement inopportun.
D’abord, le débat sur le refus de la réexportation des armes suisses en Ukraine est d’une hypocrisie totale de la part de l‘Allemagne, car c’est très exactement ce que les Allemands font aux Français dans les coopérations d’armement entre les dux pays. A chaque fois que l’on développe un projet ensemble, les Allemands veulent un droit de veto sur son exportation.
Le refus suisse de soigner les soldats ukrainiens m’a choquée moi aussi, mais alors que dire de la Pologne, dont on vante l’engagement à défendre la démocratie. La Pologne, quand elle accueille des réfugiés Ukrainiens, refuse les Noirs. C’est au moins aussi choquant que ce que fait la Suisse.
Et puis, la neutralité suisse présente d’énormes avantages, et pas seulement pour les Etats-Unis, mais aussi pour la stabilité européenne. La Suisse a été maintes fois une médiatrice essentielle de certains conflits. On peut citer le Cameroun en 2016, la Corée du Nord en 2017, à propos de la Syrie (même si cela n’a pas abouti), de l‘Iran … On a absolument besoin de cette Suisse. Et surtout, une médiation suisse est préférable à une médiation chinoise. L’évènement le plus important de la guerre en Ukraine, c’est le fait que la Chine a acquis le statut de puissance européenne, en tant que médiatrice. Il n’y aura plus aucun problème européen qui se traitera sans elle.
Enfin, il faut en finir avec les injonctions de vertu s’agissant de la guerre en Ukraine. On n’arrête pas de dire aux pays du Sud « il faut que vous soutieniez les démocraties occidentales », aux Suisses « vous devez changer votre neutralité », bref on a toujours un discours de conversion. Je trouve personnellement que le discours de la Suisse est le seul qui soit respectueux du droit international. Un pays a violé la frontière d’un autre pays, la Suisse applique donc les sanctions que prévoit le droit international dans un cas pareil. Ce strict respect du droit me paraît plus légitime que les leçons de morale.
La guerre en Ukraine n’est ni le début ni le modèle d’autres guerres à venir. La Russie n’est même pas capable de conquérir le Donbass, comment peut-on sérieusement imaginer qu’elle conquerra la Pologne ou la Suisse ? Il n’y a aucune raison pour que les Suisses renoncent à leur neutralité.

Les brèves

Le capitaine Volkonogov s’est échappé

Philippe Meyer

"Je recommande très vivement ce film russe, signé de Natalya Merkulova et Aleksey Chupov. Il est sorti en 2021, ce qui signifie qu’il a été fait vers 2019-2020. Il serait tout à fait impossible qu’il soit fait dans la Russie d’aujourd’hui. Bien sûr à cause de la guerre et du verrouillage des diverses formes d’expression, mais aussi parce qu’il pose - entre autres- la question de la mémoire du stalinisme, une question décisive. Si décisive qu’on voit bien l’action que Poutine a mené contre ceux qui tentaient d’entretenir la vérité à son propos. Ici, on est en plein dans le pire de cette période, les années 1936 à 1938, au moment de la grande purge de 1936 et de la famine en Ukraine. A Saint-Petersbourg, le capitaine Volkonogov fait partie des équipes chargées d’arrêter les suspects, de fabriquer des accusations, des preuves et de passer aux exécutions. Et un jour, alors qu’il comprend que son sort sera le même que celui des gens qu’il a torturés et assassinés, il s’échappe. Et pendant sa fuite, il a une révélation. Premièrement, qu’il y a une vie après la mort et que le paradis existe, et deuxièmement qu’il n’y entrera jamais s’il n’y a pas au moins un parent de l’une de ses victimes qui le pardonne. Il part alors en quête de cette rédemption. Je ne connais pas d’autre film avec un sujet pareil. En tous cas celui-ci en parle d’une manière extrêmement forte. C’est un petit film, il est sorti il y a quelques semaines en France, on pouvait donc craindre que son sort commercial ne soit rapidement scellé. Or le jour où j’y suis allé, j’ai eu la bonne surprise de voir que la séance était complète. Espérons que cet engouement continuera, et qu’il portera longtemps cette magnifique expression du cinéma russe."

Désordres (Unrueh)

Lucile Schmid

"C’est un film suisse que j’ai pour ma part envie de vous recommander. Je l’ai trouvé incroyable. Il raconte la façon dont Pierre Kropotkine, le célèbre anarchiste russe, va découvrir l’anarchisme en Suisse, dans le Jura, dans une usine d’horlogerie, par le biais d’une romance avec une jeune ouvrière prénommée Joséphine. On explique très bien dans le film comment dans ce milieu des ouvrières de l’horlogerie, contraintes à toujours plus de productivité à mesure que le XIXème siècle s’avance, on est fasciné par la Commune de Paris, par l’anarchisme en général. C’est ce qui changera Kropotkine, qui disait : « quand je quittai ces montagnes, après un séjour de quelques jours au milieu des horloges, mes opinons sur le socialisme étaient faites : j’étais anarchiste ». "

Grandeur nature

Nicole Gnesotto

"Je vous recommande la lecture du dernier ouvrage d’Erri De Luca, écrivain italien, qui vient de sortir chez Gallimard ce recueil de cinq nouvelles. D’abord parce que l’auteur est un personnage assez étrange : ancien communiste, anarchiste, proche à un moment des mouvements violents italiens. Il a fait de la prison, il a travaillé dans les usines, a voulu faire sa révolution ouvrière chez Fiat alors qu’il venait d’un milieu aisé, et puis un jour il a découvert la Bible et est devenu un érudit de la Torah et du Talmud. C’est aussi un alpiniste chevronné. Tout cela crée un personnage très épuré, très sec, semblable à sa langue, qui est aussi très lumineuse. Ce recueil parle de la paternité, au sens des rapports père-fils (il n’y a pas de filles dans ces histoires). Dans une nouvelle intitulée « leçon d’économie », un père se rend compte que son fils qu’il a élevé dans les livres et la culture et qui est ouvrier chez Fiat, écrit quand il rentre chez lui le soir, dans sa petite chambre de bonne. Un jour le père lit ce qu’écrit son fils et lui propose un salaire pour ne faire qu’écrire. Et le fils refuse. Et c’est la plus grande incompréhension qu’il y aura de leur vie entre Erri De Luca et son père. Et c’est raconté d’une façon exceptionnelle."

Le maréchal Ney

Richard Werly

"Ma brève revient sur le débat à propos de la neutralité suisse puisqu’elle plonge au coeur de ce qui l’a permise : les guerres napoléoniennes, et l’intervention des troupes de Napoléon sur la Constitution de la Suisse moderne. Je fais référence à l’acte de médiation de 1802, et à la biographie du maréchal Ney qui vient d’être publiée, signée de Franck Favier. Lorsque Napoléon décide de mettre de l’ordre en Suisse, qui à l’époque (entre 1798 et 1802) est particulièrement turbulente, il y envoie le plus brave de ses généraux. Ney prendra la tête de l‘occupation napoléonienne en Suisse, et cela aboutira à l’acte de médiation de 1802, qui permettra au canton de Vaud où nous enregistrons d’échapper à la férule de Berne. Ce très beau livre raconte tous les tourments de ce militaire héros des champs de bataille, mais nigaud et assez buté sur beaucoup d’autres points."