Retraites : une réforme mal accueillie / La relation franco-allemande / n°281 / 22 Janvier 2023

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RETRAITES : UNE RÉFORME MAL ACCUEILLIE

Introduction

Philippe Meyer :
Le 10 janvier, la Première ministre a présenté les différentes mesures de sa refonte controversée du régime de retraites. Le recul de l’âge légal de départ de 62 ans actuellement, à 64 ans d’ici à 2030 sera couplé à un allongement de la durée de cotisation, qui interviendra plus rapidement que prévu : il faudra avoir cotisé quarante-trois ans dès 2027 au lieu de 2035 pour obtenir une pension de retraite à taux plein. Ce nouveau système actera par ailleurs « l’extinction des principaux régimes spéciaux ». Le minimum de pension sera relevé à 85 % du smic net, « soit près de 1 200 euros par mois dès cette année », pour les futurs retraités ayant une carrière complète, mais aussi pour ceux d’aujourd’hui. Un dispositif « carrières longues » sera préservé. Afin de favoriser le maintien au travail des seniors, le gouvernement veut créer un « index seniors ». Concernant le facteur pénibilité, les trois critères abandonnés en 2017 (port de charges lourdes, postures pénibles et vibrations mécaniques) devraient être réintégrés, sous réserve d’un examen médical. Les périodes de congés parentaux seraient désormais prises en compte. Selon le ministre de l'Économie, la réforme des retraites pourrait rapporter 17,7 milliards d'euros aux caisses des retraites d'ici à 2030 et pourrait créer 100.000 emplois d'ici à 2025. Selon ces calculs, l’exécutif disposera d’une cagnotte de 4,2 milliards d’euros pour financer des mesures d’accompagnement, dont quelque 3,1 milliards d’euros serviront à financer les départs en retraite anticipés pour inaptitude ou invalidité.
Plus de deux tiers des Français (68 %) sont défavorables au report de l’âge légal, même à 64 ans, selon un sondage IFOP pour Fiducial. Dès l’annonce du plan, les dirigeants des huit grands syndicats (CFDT, CGT, FO, CFE-CGC, CFTC, UNSA, Solidaires et FSU) ont appelé avec succès à une première journée de grève et de manifestation le 19 janvier. Les organisations syndicales sont opposées à tout relèvement de l’âge légal, estimant qu’il affecterait surtout les plus modestes, qui ont commencé à travailler tôt et ont déjà leurs trimestres à 62 ans. La droite, qui avait affirmé être prête « à soutenir une réforme » des retraites, à « quelques conditions », s’est dite « satisfaite d’avoir été entendue » par le gouvernement, notamment quant à la chronologie du report de l’âge de départ à la retraite et à la revalorisation des petites pensions. Le syndicat patronal Medef a salué « les décisions pragmatiques et responsables » tout en se disant « opposé au principe d’un index seniors ». Pour le leader de La France insoumise « la réforme Macron-Borne, c’est une grave régression sociale », tandis que le premier secrétaire du Parti communiste français a dénoncé un « projet brutal de recul de l’âge de départ en retraite ». La présidente du Rassemblement national a fait part de sa « détermination pour faire barrage » à la réforme « injuste » des retraites présentée par la Première ministre.

Kontildondit ?

Marc-Olivier Padis :
Ce sujet est un cas tout à fait exemplaire de notre difficulté à construire des choix collectifs en France. Une réforme précédente, mise en place sous le quinquennat de François Hollande (dite « réforme Touraine ») avait montré à l’époque un chemin équilibré d’évolution du système, qui malgré quelques oppositions, avait fini par être accepté. Je dis « équilibré », car cela passait à la fois par un allongement progressif des durées de cotisation, mais aussi par une augmentation des cotisations des entreprises, ainsi que par un effort de la part des retraités. On avait alors montré qu’un chemin était possible, or ce n’est pas celui qu’on a choisi de poursuivre.
Deuxième échec : pendant le premier quinquennat Macron, une tentative de refonte du système, très ambitieuse, avait été envisagée, avec un haut commissaire aux retraites, M. Jean-Paul Delevoye, qui a mené de longues négociations pour une réforme d’ensemble. Il s’agissait du système à points, qui était certes difficile à expliquer mais qui avait donné lieu à un travail important. Il n’a cependant pas débouché sur un consensus.
Par opposition, le projet actuel n’a pas pris le temps de la concertation, et n’équilibre pas les efforts puisqu’il ne joue que sur un seul paramètre : la durée de cotisation et l’âge de départ. Par conséquent, l’effort pèsera essentiellement sur quelques générations aujourd’hui proches de la retraite, et particulièrement sur les salariés les plus modestes. On arrive, par la mauvaise méthode, au risque de blocage que l’on sait.
Au point de vue politique, cette réforme représente également un défi important. Je ne vois pas très bien quel acteur pourrait en sortir gagnant. Avec les manifestations de jeudi dernier, on voit que les syndicats essaient de retrouver la confiance des salariés à travers leur gestion de la protestation. Il s’agit de montrer qu’ils sont capables d’organiser une contestation pouvant déboucher sur des résultats, et ainsi requalifier l’action syndicale. Du côté du gouvernement, l’ambition réformatrice du président de la République va être mise en cause. Depuis ses débuts, Emmanuel Macron n’a cessé de dire qu’un certain nombre de statu quo devaient être bousculés. Ici, il risque de déboucher sur une impasse, préoccupante pour la suite du macronisme, après Emmanuel Macron. S’il échoue, il sera paralysé politiquement, il ne pourra plus mener de projet ambitieux, et cela ouvrira prématurément la compétition pour sa succession. S’il passe en force, il va faire très nettement basculer le macronisme à droite. Car on peut se demander pourquoi cette question de l’âge de départ est devenue si centrale dans le projet gouvernemental. Pourquoi est-ce si important ? Tout simplement parce que c’est un marqueur de réforme de droite. Le « en même temps » se trouve donc nettement déséquilibré. Quelle que soit la suite, cela va énormément peser.
Du point de vue de l’opposition, on peut également s’inquiéter de l’absence de contre-proposition à gauche. Soit on a un très large déni des problèmes (on voit ainsi certains économistes hausser les épaules et prétendre que 15 milliards de déficit pendant 20 ans ne sont pas un réel problème), soit un projet reposant lui aussi sur le déni. J’ai eu l’occasion de demander à une députée de La France Insoumise comment ils comptaient financer leur proposition de revenir à l’âge de 60 ans, et elle m’a répondu qu’étant donné le reste du programme économique, la prospérité serait telle que la question du financement ne se poserait même plus. On est tout simplement dans la pensée magique. Cette absence de scénario alternatif est très préoccupante.

Michaela Wiegel :
Vue d’Allemagne, cette démonstration de force des syndicats et de l’opposition (qu’elle soit la gauche ou le RN) donne l’impression que la France se prend pour une île. Partout ailleurs en Europe, on a adapté l’âge de départ à la retraite à l’évolution démographique. L’an dernier, la natalité française a chuté à son plus bas niveau depuis 1946. Par conséquent, on sait que les naissances d’aujourd’hui sont les générations qui devront financer le système de retraites par répartition de demain. Il semble qu’il y ait un déni français face à ces chiffres.
Je voudrais également dire un mot de la crise démocratique qui s’exprime. Nous avons tous vu qu’il y avait très peu de propositions concrètes dans le programme du candidat Macron l’an dernier, mais s’il y en avait bien une qui était mise en avant, c’était celle là. Il avait même avancé à l’époque l’âge de 65 ans. Or il a été élu, j’avoue que je suis donc un peu perplexe quand je constate l’oubli de cette promesse électorale.
A propos de l’absence de temps de concertation, j’ai au contraire l’impression qu’il n’y a eu que cela ces dernières années. Lors du quinquennat précédent, il y a eu des discussions interminables qui n’ont abouti à rien. Aujourd’hui, le gouvernement est en place depuis presque un an, et il y a eu une concertation pendant ce temps. La concertation existe, ce qui manque, ce sont les compromis.
Côté européen, cette réforme sera effectivement décisive pour la crédibilité du président français. S’il ne parvient pas à réformer et assainir le financement du système des retraites, on voit mal comment il parviendrait à réaliser les idées qu’il a pour l’Europe. Il joue donc très gros. Je m’avoue très étonnée d’entendre que l’âge de la retraite est un marqueur politique de droite. C’est peut-être le cas, mais cela n’a pas vraiment de sens. Quand on considère les chiffres de la démographie et l’espérance de vie, on ne devrait pas associer l’âge de la retraite avec un bord politique. En Allemagne, je rappelle que les premiers ajustements sur l’âge ont été faits par un gouvernement social-démocrate. En 2030, l’âge de départ à la retraite passera à 67 ans. Avec ses 64 ans, la France aura encore trois ans de moins !
Je ne crois pas qu’on puisse demander une harmonisation en Europe, tout en s’en excluant dans son propre pays. Il est vrai qu’une majorité de Français sont opposés à cette réforme mais alors, itaitlon vers une sorte de Brexit français ?

Matthias Fekl :
Je partage de l’analyse de Marc-Olivier sur la réforme elle-même : on aurait pu en faire une autre, en jouant sur différents paramètres. Un sujet en particulier me semble important : la contribution des retraités eux-mêmes. Pas les plus modestes bien sûr, mais il y a de grands différentiels entre certains retraités et certains actifs. Il y avait là un sujet de justice qui aurait pu être traité, et qu’on a choisi d’ignorer.
On est tout de même très loin de la grande ambition réformatrice, voire transformatrice, qui était affichée au départ. Il est vrai qu’il y a eu beaucoup de concertations précédemment, mais elles concernaient un tout autre projet, je ne crois donc pas qu’on puisse dire qu’il y en a eu pour ce projet-ci.
J’insisterai moi aussi sur la question institutionnelle et démocratique. Elle comporte deux volets : l’un concerne le dialogue social, l’autre est politique. Pour ce qui est du dialogue social, il y a une indéniable responsabilité de certaines centrales syndicales, mais il y a également un problème de comportement du gouvernement vis-à-vis des centrales syndicales les plus responsables. Je pense qu’il est très dangereux de ne pas associer davantage les syndicats qui veulent réformer notre pays à la conduite des politiques publiques. Car cela conduit à un débordement par la base, c’est exactement ce qui s’est passé avec la grève à la SNCF en décembre dernier. Si on écarte certains syndicats qui ont des propositions, on risque des mouvements incontrôlés, potentiellement très préjudiciables.
Côté politique, Michaela a très justement soulevé le problème : cette réforme a-t-elle été validée ou non par l‘élection présidentielle ? Pour ma part, j’ai sur cette question un avis très nuancé : le président de la République est légitime, il a été réélu, ce n’est pas là que le débat se trouve. Et on ne doit pas le placer à cet endroit, sous peine de se retrouver dans une situation comparable à celle du Brésil ou des Etats-Unis avec Donald Trump. En revanche, peut-on dire que cette réforme a été « validée », alors qu’il n’y a quasiment pas eu de campagne présidentielle à cause de la guerre en Ukraine, mais aussi et surtout à cause du face-à-face avec la candidate d’extrême-droite, à laquelle un grand nombre d’électeurs ont voulu faire barrage ? La réponse ne va pas de soi. Emmanuel Macron lui-même, le soir de sa réélection, avait d’ailleurs déclaré qu’il savait très bien qu’il devait sa victoire aux voix de ceux qui voulaient faire obstacle à Mme Le Pen. On touche donc ici les limites de notre régime institutionnel : hors de l’élection présidentielle, on constate une absence totale de lieu pour valider certains choix cruciaux, pour que les courants représentatifs puissent débattre sereinement des meilleures décisions à prendre pour le pays.

Nicolas Baverez :
Il est vrai que la première question à se poser concernant cette réforme est celle de son utilité. Est-elle réellement nécessaire ? Pour moi elle l’est, car un régime de répartition ne peut pas tolérer le déficit. Contrairement à ce que beaucoup de gens pensent implicitement, on ne cotise pour sa propre retraite future, mais pour celle des retraités d’aujourd’hui. C’est une énorme ambiguïté, parce que tacitement, presque tout le monde raisonne comme si on était dans de la capitalisation. Dans une système par répartition, le déficit n’est donc pas tenable.
Comparativement à la Santé, qui est un secteur très compliqué, la retraite est un problème plutôt simple, car il n’a au fond que deux paramètres.
D’un côté, il y a la démographie. Elle a longtemps été plutôt favorable, or ce n’est plus la cas. La natalité chute brutalement, (723 000 naissances au lieu de 800 000, et 1,8 enfants par femme en moyenne), et la population vit plus longtemps. Les conséquences sont implacables : il y avait quatre actifs pour un retraité en 1975, deux en 2004, 1,7 aujourd’hui, et il n’y en aura plus qu’1,5 en 2040.
De l’autre, il y a la productivité, car elle détermine la croissance. Là non plus, ce n’est pas brillant. Aujourd’hui, l’économie française a des gains de productivité d’environ 0,7% par an (dans les prévisions optimistes).
C’est à partir de ces deux facteurs qu’il faut trouver comment équilibrer le système. De fait, il est en déficit sérieux, prolongé, et durable (13,5 milliards en 2030). A moins de spolier les jeunes générations dans des proportions extravagantes, il faut donc absolument réformer le système. Aujourd’hui, nos finances publiques sont très fragiles, nous avons un problème de crédibilité financière, vis-à-vis des marchés, ainsi que de nos partenaires européens, qui ont tous un âge de départ à la retraite plus élevé que le nôtre.
La réforme est donc tout à fait nécessaire, et en réalité elle est plutôt inachevée, car malgré l’argent redistribué, on n’aura pas d’équilibre financier en 2030. On a récupéré 600 millions d’Euros grâce à un tour de passe-passe, sur le régime des accidents du travail. Et il y a le milliard de réévaluation des petites pensions actuelles, qui lui non plus n’est pas financé. A propos des inégalités, la fonction publique n’est en réalité quasiment pas concernée. Les régimes spéciaux sont censés disparaître, mais ce ne sera vraiment acté qu’en 2065, ce qui est tout à fait extravagant. Quant au problème de l’emploi des séniors, qui est très important, ce n’est pas avec un index qu’on le règlera.
Quand on a tout cela en tête, le psychodrame qui se rejoue à intervalle plus ou moins régulier à propos d’une réforme des retraites paraît un peu vain. On peut admirer l’habileté technique de la réforme actuelle, mais en réalité elle n’est pas très efficace. Cela rend la grande protestation à son sujet assez paradoxale.
Il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’un test politique important pour le président de la République. Il est dans une position difficile pour deux raisons. D’abord parce que la réforme actuelle est l’inverse de celle qu’il avait proposée en 2019, et il ne s’est jamais expliqué sur les raisons de cette volte-face. Ensuite, l’argument de l’élection présidentielle ne tient guère. D’abord parce que le deuxième tour a surtout été un vote hostile à Mme Le Pen, mais surtout, il y a eu par la suite cette circonstance inédite où le président de la République s’est retrouvé sans majorité parlementaire avec un déficit très lourd. Le sujet des retraites a commencé à être discuté pend ant la campagne législative, où Emmanuel Macron a commencé à varier son discours, en passant de 65 à 64 ans. Mais le test consiste effectivement à savoir s’il est possible ou non de réformer ce pays, qui est en train de décrocher à toute allure. Il est certain que si la France ne peut faire le minimum de changements permettant d’éviter son explosion financière, nous allons au devant de graves problèmes. Je rappelle simplement que l’un des premiers éléments qui ont mené au désastre financier de la Grèce, c’était le système des retraites, qui représentait environ 19% du PIB. En France, nous sommes à 14% et la situation est certes assez différente, mais c’est tout de même 2 points de plus que la moyenne européenne.

Philippe Meyer :
Je m’interroge sur le républicanisme de quasiment tous les animateurs des plateaux de radio et de télévision, qui laissent dire que le président de la République est illégitime au motif que les électeurs ont voté contre Marine Le Pen. Comme le disait Matthias, c’est effectivement très inquiétant. Pour ma part, je crois que n’est plus du bolivarisme, mais bien du bolsonarisme. Il est temps que ces importants intermédiaires entre les acteurs politiques et l’opinion publique se resaisissent.

Marc-Olivier Padis :
Il y a une différence importante entre concertation et négociation. Il y a eu de la concertation, au sens où l’on a interrogé les partenaires sociaux sur leur position quant à une éventuelle réforme. Une négociation, c’est quand le texte de la réforme est sur la table, et qu’on le discute ligne par ligne. Or le texte n’est connu que depuis une dizaine de jours. Les partenaires sociaux ont donc été consultés sur quelque chose qui n’était pas fixé. En réalité la négociation vient à peine de commencer, et dans un contexte très compliqué.
Michaela a raison : la question de l’âge de départ à la retraite ne devrait pas être politisée comme elle l’est. En revanche, on aurait pu réformer le temps de cotisation, sans avoir besoin de toucher à l’âge de départ. C’était le point de vue de la CFDT. Avec la réforme Touraine, on est passés de 41,5 années de cotisation à 43. Si vous commencez à travaillez à 21 ans, vous partez donc en retraite à 64 ans. Dès lors, la réforme proposée aujourd’hui ne concerne pas les gens qui ont commencé à travailler à 21 ans ou plus tard, cela ne changera strictement rien à leur situation. Elle est en revanche dommageable à ceux qui ont commencé à travailler plus jeunes. Pour ceux qui ont commencé très tôt (à 15 ou 16 ans), François Chérèque avait négocié un dispositif « carrière longue » permettant de partir à 60 ans. Celui-ci a été maintenu, donc les gens qui ont commencé très tôt pourront partir à 60 ans, et ceux qui ont commencé après 21 ans ne sont pas concernés. La réforme se concentre donc sur quelques classes d’âge qui n’ont pas fait de longues études et sont arrivées relativement jeunes sur le marché du travail. Ce sont eux qui vont devoir porter l’essentiel de l’effort.

LA RELATION FRANCO-ALLEMANDE

Introduction

Philippe Meyer :
Ce dimanche à Paris, on célèbre le 60ème anniversaire du Traité de l'Elysée, colonne vertébrale de la relation franco-allemande, signé le 22 janvier 1963 par le Général de Gaulle et le Chancelier Konrad Adenauer pour sceller officiellement la réconciliation entre les deux pays. Cérémonie à la Sorbonne ce matin, suivie d'un Conseil des ministres franco-allemand à l'Élysée. Celui-là même qui avait été reporté fin octobre sur fond de dissensions bilatérales, et de glissement du cœur de l'Europe vers l'Est avec la guerre en Ukraine qui bouleverse l'équilibre du moteur franco-allemand.
Les motifs d'incompréhension, voire de discorde, sont apparus depuis qu'Olaf Scholz a succédé à Angela Merkel en décembre 2021, notamment sur le prix du gaz, le nucléaire, le Système de combat aérien futur ou la défense antimissile européenne - pour laquelle Berlin prône une solution concurrente de celle de Paris. Emmanuel Macron n’a pas apprécié d’avoir été écarté de la visite du chancelier allemand à Pékin, le 4 novembre. Il n’a pas non plus été informé à l’avance de la mise en place d’un plan d’aide allemand de 200 milliards d’euros pour compenser la crise énergétique. Olaf Scholz reproche au président français d’avoir tué dans l’œuf le projet de gazoduc MidCat (Midi-Catalogne), soutenu par Berlin. En matière d’énergie, l’Allemagne a choisi une politique de transition vers le tout renouvelable, couplée au gaz, tandis que la stratégie française repose sur le nucléaire qu’Emmanuel Macron veut renforcer avec de nouveaux EPR. En août, à Prague, le chancelier a dessiné sa vision de l’Europe, comprenant de nombreux points de convergence avec celle d’Emmanuel Macron, mais sans mentionner une seule fois l'axe franco-allemand. Derniers incidents en date :  Emmanuel Macron a annoncé la livraison de chars de combat légers à l'Ukraine le 4 janvier, sans crier gare, conduisant Berlin et Washington à sortir du bois avec la même annonce le lendemain, puis le 17 janvier, à Davos, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a détaillé la réponse de la Commission européenne à l'Inflation Reduction Act (IRA) américain, avec notamment la création d'un fonds commun pour soutenir les industries vertes et un assouplissement temporaire du cadre des aides d'Etat. Une solution défendue par Paris, mais critiquée par Berlin.
Afin de rapprocher les points de vue, après Olaf Scholz, les partenaires de la coalition allemande ont été conviés pour la première fois à l'Élysée et Élisabeth Borne a pris le chemin de Berlin le 25 novembre. Un groupe de quelques Françaises et Français, dont le diplomate Maurice Gourdault-Montagne, et notre ami Matthias Fekl, a pris l’initiative de créer une Académie franco-allemande de Paris, comme il existe une Académie de Berlin depuis 2006.
Il se murmure que le travail entamé à Paris en janvier pourrait aboutir à une visite d'État du président français en Allemagne l'été prochain.

Kontildondit ?

Michaela Wiegel :
Peut-on vraiment parler d’un « divorce » entre la France et l’Allemagne ? D’abord, pour arriver à un divorce, il faut avoir été marié, et je ne suis pas sûre que « l’amitié et la coopération » dont parle le traité qu’on s’apprête à célébrer aient vraiment créé un « couple », comme on le dit souvent en langue française. En allemand, on parle plutôt de « moteur » franco-allemand, ce qui est nettement moins romantique.
La « séparation » de la France et de l’Allemagne n’a pas commencé avec Olaf Scholz, même s’il est vrai qu’elle est nettement plus visible, surtout depuis la guerre en Ukraine. En revanche, elle se manifeste surtout par un écart économique grandissant. Quelques chiffres méritent d’être rappelés.
En 2009, on avait entre la France et l’Allemagne à peu près le même PIB par habitant et par an, autour de 29 000€. En 2021, il était 6 000€ plus élevé en Allemagne. C’est la même chose pour l’endettement. En 2008, 66% pour l’Allemagne, 68% pour la France ; en 2021 : 69% pour l’Allemagne et 113% pour la France. Enfin, les deux pays ont été pendant des décennies les premiers partenaires commerciaux l’un de l’autre. C’est encore vrai pour la France. Dans le cas de l’Allemagne, en revanche, il y a désormais la Chine, les Etats-Unis et les Pays-Bas avant la France.
Ces trois marqueurs en disent long. Il y a de plus en plus de « non-réponse » allemande vis-à-vis des idées françaises, car la crédibilité économique de la France est sérieusement entamée. C’est particulièrement visible dans cette situation de guerre où, au-delà des freins naturels de l’Allemagne en ce qui concerne l’exportation d’armes, on constate que la France, qui se veut première puissance militaire de l’UE, est en réalité très limitée dans ses capacités. On a beaucoup parlé du fonds spécial de 100 milliards qui doit mettre à niveau l’armée allemande, mais il faut savoir que si les Allemands commandent de l’équipement aux USA, c’est parce que quand ils le commandent en France, il faut parfois attendre une décennie avant d’être livré. C’est le même cas avec l’Ukraine : même si a France a fourni de gros efforts, on voit bien que les capacités de production sont incomparables avec celles des Etats-Unis. Même si je suis parfois moi aussi agacée par la façon de faire allemande, j’y vois surtout un pragmatisme. En cas de problème, on se tourne plutôt vers les Etats-Unis, qui sont bien mieux en mesure d’aider.

Matthias Fekl :
Un mot d’abord sur l’Académie franco-allemande de Paris que vous avez mentionnée en introduction. Je suis très honoré d’y participer, mais rendons à César ce qui est à César : c’est une initiative que l’on doit très largement à Maurice Gourdault-Montagne, notre ancien ambassadeur en Allemagne. Et je crois -j’espère- que ce n’en sera qu’une parmi beaucoup d’autres. Il s’agit de faire en sorte que la société civile s’implique pour faire vivre cette relation franco-allemande. Car celle-ci ne saurait être qu’au niveau étatique, il doit aussi se passer des choses entre nos deux populations. Ce qui est triste, c’est qu’au cours des dernières années, les deux niveaux se sont affaiblis.
Au niveau officiel, le traité de l’Elysée repose sur l’idée d’une concertation étroite à tous les niveaux : des chefs d’Etat et de gouvernement jusqu’aux fonctionnaires chargés de mettre en œuvre les politiques publiques. Et de fait, il y a beaucoup d’échanges et de rencontres formelles. Mais globalement, on prend surtout conscience de leur existence quand on les annule, comme ce fut le cas récemment. Quand elles ont lieu, il s’agit d’instances très ronronnantes. il y a de moins en moins de prises de décision communes sur les grands sujets stratégiques. Il suffit de regarder les grands thèmes de ces dernières années pour s’en apercevoir. La crise migratoire a été gérée sans réelle concertation. La question énergétique, cruciale pour notre économie d’aujourd’hui et pour les enjeux écologiques de demain, est traitée en parallèle dans les deux pays, sans stratégie commune. Et cela ne date pas des gouvernements actuels, c’est un phénomène qui s’est installé sur plusieurs présidences.
C’est extrêmement préjudiciable. Je ne reviens pas sur toutes les divergences d’intérêt qui ont été évoquées, mais reconnaissons que sur l’essentiel, nos deux pays doivent être alignés. Pourra-t-on surmonter le défi écologique avec des politiques énergétiques totalement divergentes ? Bien sûr que non. La démocratie est attaquée dans le monde : en Europe, aux Etats-Unis, au Brésil … Sur des sujets aussi essentiels, si les deux premières économies de l’Union Européenne ne parlent pas d’une seule voix, il est certain qu’elles n’auront aucune chance d’être entendues. L’extraterritorialité du droit, les sanctions, rien de tout cela n’adviendra si l’on ne le fait pas ensemble.
Le moteur est sans doute moins romantique que le couple, mais quand on connaît la passion allemande pour les voitures, on est en droit de croire qu’il s’agit tout de même d’un compliment. Il nous faut continuer à croire en cette relation. Les difficultés actuelles, qu’il ne s’agit pas de nier ni de minimiser, servent à ressortir de vieux clichés qu’on croyait disparus, et c’est absolument navrant. Nous avons besoin de construire des compromis structurants.
Un mot sur l’énergie, qui est l’une des clefs de voûte du sujet. Le nucléaire est au cœur de l’identité française, l’anti-nucléaire au cœur de l’identité allemande. Peut-on surmonter cela ? De toute évidence, pas pour le moment. Mais au-delà du paradoxe fou d’un gouvernement allemand très « vert » qui va réactiver des mines de charbon, je suis convaincu qu’un compromis d’avenir est possible. Sans le nucléaire à court terme, on n’y arrivera pas, c’est une certitude. Pour autant, s’agit-il d’un horizon indépassable ? N’y a-t-il pas moyen faire ensemble un effort très conséquent sur les énergies renouvelables ? Ces derniers jours, le Secrétaire général de l’ONU a pris sur ce sujet des positions aussi courageuses qu’innovantes.
Enfin sur l’Ukraine, il y a de toute évidence besoin d’un leadership commun. Ce qui se joue en Ukraine, c’est aussi notre avenir. Il s’agit d’un positionnement face à la Russie, et de rien de moins que le futur de la démocratie en Europe.

Nicolas Baverez :
Dès la signature du traité de l‘Elysée, avec l’ajout d’un préambule félon par le Bundestag, l’amitié franco-allemande s’est révélée tumultueuse. Le général de Gaulle avait à cette occasion déclaré : « Les traités, voyez-vous, sont comme les jeunes filles et les roses : ça dure ce que ça dure ! » Cette amitié n’a jamais été simple, car les deux pays sont très différents, par leurs institutions, par leur Culture, et par la manière dont leurs sociétés fonctionnent.
Comme le disait Valéry Giscard d’Estaing, ce qui faisait la qualité de sa relation avec Helmut Schmidt, c’est que sur cent sujets, il n’y en avait certes que vingt sur lesquels ils convergeaient, mais ils se concentraient sur ces vingt-là. Aujourd’hui ces 20% d’accords n’existent plus. Et les désaccords sont non seulement nombreux, mais majeurs. L’énergie, La Défense, l’espace, la vision de l‘Europe, la guerre en Ukraine, le rapport aux Etats-Unis ou à la Chine. Derrière tout cela, il est vrai que les deux dirigeants ne s’entendent pas, mais rappelons-nous que cela avait mal commencé entre Jacques Chirac et Gerhard Schröder, et que les choses ont pourtant fini par s’améliorer. Mais au delà des rapports personnels, nous avons deux pays dont les modèles sont en crise. Le modèle mercantiliste allemand était fondé sur l’énergie russe, les exportations vers la Chine et la dépendance aux Etats-Unis pour la technologie et la sécurité. Le modèle français est encore plus malade, qui consiste à financer la croissance par la dette publique.
Aujourd’hui, les deux pays ne jouent plus dans la même catégorie. La surpuissance de l’Allemagne va s’étendre au domaine militaire, et le décrochage de la France va s’accentuer. On a parlé du PIB par habitant et de la dette publique, on peut aussi citer le déficit commercial, avec 160 milliards d’Euros, soit six points de PIB. Contrairement à ce qu’a déclaré le président de la République, c’est la France qui est aujourd’hui isolée en Europe. Elle est brouillée avec l’Italie, les relations sont tendues avec l’Allemagne, et le modèle français est loin de faire l’admiration de l’Europe de l’Est ou du Nord. La France n’est même pas leader des pays du Sud, dont elle fait partie.
Pour en sortir, il faut se concentrer sur quelques priorités. Energie, Santé, Défense, transition climatique. Mais aussi sur le rapprochement des sociétés, la Culture. Il faut chercher une vision commune de l’Union Européenne, mais surtout il nous faut admettre que le vrai moyen de réparer la relation franco-allemande, c’est de redresser la France.

Marc-Olivier Padis :
On sent bien que si la relation franco-allemande nous préoccupe beaucoup, elle n’intéresse pas du tout à Berlin. A l’approche de l’anniversaire du traité, j’ai pris quelques contacts en Allemagne pour voir un peu comment les gens y réagissent, et le constat est clair : cela n’intéresse pas. Il y a une forte asymétrie dans la façon dont on s’investit dans ce « moteur » ou dans ce « couple ». Comme le disait Michaela, il y a une non-réponse allemande aux propositions françaises, mais il y a aussi un manque d’intérêt, car l’Allemagne a trois priorités : la Russie, la Chine et les Etats-Unis. Elle n’a ni le temps ni la disponibilité pour s’intéresser à cette relation franco-allemande. Symboliquement, on ne peut pas faire autrement que la célébrer, mais dans les faits, on s’en désintéresse.
Pour éclairer l’allusion de Nicolas au préambule du traité, rappelons qu’en juin 1963, le Bundestag a été appelé à ratifier ce traité de l‘Elysée, et qu’il l’a fait en ajoutant un préambule. Celui-ci reconnaît que tout cela est très important, mais s’inscrit dans la perspective des priorités de la politique allemande, à savoir : 1) l’alliance atlantique, 2) la réunification, 3) l’unification de l’Europe et 4) le développement du libre-échange.
A bien y réfléchir, nous en sommes au fond toujours là. La réunification est faite, mais l’alliance atlantique, le rôle de l’Allemagne au sein de l’Europe et le développement du libre-échange (crucial pour une économie exportatrice) restent les plus grandes priorités. Le retour du protectionnisme un peu partout pose de grands problèmes au modèle allemand, sans parler de la crise de l’énergie et des questions de sécurité. Face à ces défis, que font les Allemands ? On se souvient qu’Angela Merkel n’aimait pas faire de grands discours de politique générale, comprenant une vision générale du rôle de l’Allemagne et de l’Europe. Olaf Scholz quant à lui, qui sur le plan personnel est tout aussi réservé que Mme Merkel, s’est pourtant déjà livré deux fois à des exercices de prospective politique. Il avait fait un discours à Prague sur le projet européen. Et ce mois-ci, dans la revue américaine Foreign Affairs, Olaf Scholz détaille sa vision du « changement d’époque global » (« The global Zeitenwende »). Pour lui, le changement ne concerne pas que l’Allemagne, mais tout le monde. Or dans ce texte, la France n’est pas citée. Certes, une ligne de dernière minute a été rajoutée par un conseiller sur le tandem franco-allemand, mais c’est purement rhétorique. On ne trouve pas aujourd’hui la place politique spécifique que peut apporter le moteur franco-allemand dans les projets et les priorités allemands.

Les brèves

Oh, Canada

Philippe Meyer

"Russell Banks est mort il y a quelques jours et son ultime roman, Oh, Canada est placé sous l’invocation d’un vers de Fernando Pessoa : « Au souvenir de qui je fus, je vois un autre ». La vie de son héros, un documentariste révéré en raison de ses investigations percutantes, est-elle une imposture ? Et, si oui, laquelle ? N’a-t-elle été qu’une longue cavale ? Et pour fuir qui, ou quoi ? Au moment où la mort a déjà saisi presque tout son corps, Léonard Fife, que certains ont héroïsé parce qu’il avait déguerpi au Canada pour éviter la conscription et donc la guerre au Vietnam, veut répondre à ces questions et démêler ce qui fut mystification de ce qui fut le véritable Léonard. Mais est-ce le refus de la guerre qui l’a conduit à abandonner femme et enfant ? Son affaiblissement lui permet-il encore de se souvenir ou les médicaments qui l’aident à maintenir un souffle de vie dans sa carcasse le conduisent-ils à battre la campagne ? La boîte aux souvenirs se révèle être une boîte de Pandore et l’ultime roman de Russell Banks une recherche poignante de la trace que nous gardons de nous-même à nos derniers moments et de celle que nous laisserons après nous."

Boulevard de Yougoslavie

Marc-Olivier Padis

"Je vous recommande ce livre tout à fait original, signé de trois romanciers, Arno Bertina, Mathieu Larnaudie et Olivier Rohe. Avoir trois plumes pour un roman est déjà assez inhabituel, mais ce projet est lié à une invitation. A Rennes, les trois auteurs ont recueilli la parole des habitants, confrontés à un vaste projet de rénovation de leur quartier résidentiel, bâti dans les années 1960. Devant la fronde suscitée par le projet de rénovation que la mairie avait commandé à une agence d’urbanisme, tout le monde a pris conscience qu’il fallait vraiment écouter les habitants. C’est là toute la question de l’ouvrage : c’est quoi, écouter vraiment les habitants ? Quels habitants, d’abord ? Il y a ceux qui ne veulent jamais prendre la parole, il s’agit de comprendre pourquoi. Comment va-t-on les chercher ? Il faut un talent de plume particulier pour restituer ce genre de réticence. A une époque où l’on parle tant de démocratie participative et de concertation, cette investigation littéraire est très éclairante."

Enseignement du français en Allemagne

Michaela Wiegel

"J’avais déjà alerté à ce micro sur la baisse préoccupante des élèves français qui apprennent l’allemand. 70% des places de professeurs d’allemand n’ont pas été pourvues l’année dernière, par manque de candidats. Aujourd’hui, nous avons les chiffres d’Allemagne, guère plus réjouissants. Il n’y a plus que 15,3% des élèves allemands qui apprennent le français. A la différence de la France, cette langue reste tout de même la deuxième étudiée (derrière l’anglais). Mais l’espagnol monte en puissance, et le latin reste très faible. Ce chiffre global cache des disparités, et c’est probablement la seule note d’espoir. La Sarre, qui a une stratégie très offensive pour l’enseignement du français, a encore 51,2% de ses élèves qui l’apprennent. On voit donc bien qu’il s’agit de volonté politique, puisque qu’en Rhénanie du Nord - Westphalie, un Land tout proche, le chiffre n’est que de 11,5%. "

Cuba : une histoire de l’île par sa musique et sa littérature

Matthias Fekl

"Il y a quelques années, Marcel Quillevéré, l’auteur du livre, avait fait sur France Musique une série absolument remarquable d’une soixantaine d’épisodes (« Cuba, la musique et le monde »). C’est ce travail qu’il poursuit dans ce livre à l’iconographie magnifique. Les amoureux de ce pays y découvriront ses influences culturelles ; caribéennes bien sûr mais aussi européennes, africaines, chinoises, ou américaines. "

La relation à l’autre : au cœur de la pensée sociologique

Nicolas Baverez

"Ce livre de Dominique Schnapper éclaire le débat entre l’universalisme et les identités, en reparcourant l’Histoire de la sociologie, et en l’éclairant des traditions nationales : Durkheim avec l’intégration nationale, Max Weber avec le débat entre communautés et sociétés, le Royaume-Uni avec la tradition impériale, et les Etats-Unis avec l’écrasante ombre portée de l’esclavage et de la ségrégation. C’est un livre passionnant, qui souligne le danger des dérives identitaires pour la démocratie, et pour sa vocation universaliste."