Thématique : les crises et leurs leçons, avec Michel Winock / n°276 / 18 décembre 2022

Téléchargez le pdf du podcast.

LES CRISES ET LEURS LEÇONS

Introduction

Philippe Meyer :
Michel Winock, votre carrière d’historien est celle d’un professeur, d’un chercheur, d’un éditeur et d’un collaborateur de revues. Agrégé d’histoire, docteur ès lettres, après un passage dans le secondaire, vous êtes devenu professeur à l’université expérimentale de Vincennes, avant d’entrer en 1979 à Sciences Po où vous avez occupé la chaire d’Histoire des idées politiques. En parallèle, vous collaborez à la revue Esprit et, aux Éditions du Seuil, vous dirigez ou co-dirigez diverses collections avant de fonder en 1978 le magazine l’Histoire. Votre nom est associé à l’âge d’or de l’édition historique. Vous publiez de nombreux ouvrages historiques sur la République ou des biographies politiques, comme celle de Clémenceau, ou littéraires, comme celle de Mme de Staël. Cette année, une partie de votre œuvre profuse sur la France et ses gouvernants est regroupée dans un ouvrage des éditions Quarto chez Gallimard intitulé : « Gouverner la France ».
« La Fièvre Hexagonale » est un des ouvrages centraux de ce recueil. Il paraît à l’origine en 1986, et reprend les thèmes de votre thèse intitulée : « Crises et idées de crise en France, 1871-1968 ». Il s’agit d’une tentative de conceptualiser les « grandes crises politiques » en s’appuyant sur les exemples français entre la Commune de Paris et Mai 68. Chaque crise est remise dans son contexte et racontée jusqu’à ses retombées plus lointaines. On découvre à travers elles les grandes questions autour desquelles la France et son peuple se sont déchirés. Il y a la problématique religieuse, centrale lors des législatives de 1877. Il y a la question sociale, pendant et après la Commune de Paris, puis lorsqu’une partie des ouvriers, las des promesses non tenues des radicaux soutînt le boulangisme. Il y a la question nationale qui court le 19ème et le début du 20ème siècle.
A partir de 1958, la nouvelle République gaullienne, surtout axée sur l’exécutif, semblait siffler la fin du déchirement français sur les institutions. L’élection du président de la République au suffrage universel comblait le goût français du plébiscite et l’alternance gauche-droite devenait possible.
Aujourd’hui, au terme d’une année 2022 électoralement mouvementée, la Vème République apparaît moins solide. La montée de l’extrême droite, de l’abstention, des affaires, l’explosion du modèle gauche-droite semblent mettre à mal la stabilité du système politique. L’Assemblée est profondément divisée et le gouvernement ne parvient à imposer sa politique qu’à l’aide de l’article 49-3. Dans le même temps, la revendication d’un Referendum d’Initiative Citoyenne, portée par les Gilets Jaunes, est soutenue par 73% des Français. En 2018, à l’occasion des soixante ans de la Vème République, 53% des Français déclaraient voulait passer à la VIème alors que 51% souhaitaient accorder davantage de pouvoir à l’Assemblée nationale. C’est sur ces questions actuelles de refondation que vous vous étiez penché en 2015, dans un rapport codirigé avec Claude Bartolone, intitulé « Refaire la démocratie ». Ces travaux avaient pour thèmes : restaurer le lien entre les citoyens et leurs représentants, redéfinir l’équilibre entre les pouvoirs exécutifs et législatifs, contrôler le cumul des mandats, renforcer l’État de droit. Dans les 17 propositions du rapport on trouve une volonté visible de nuancer la domination de l’exécutif, dans un régime que beaucoup appellent encore : « une monarchie présidentielle ».

Kontildondit ?

Michel Eltchaninoff :
Je trouve que la publication de ce Quarto tombe particulièrement à pic. D’abord parce qu’elle permet de lire certains de vos œuvres avec un œil neuf, mais aussi parce qu’elle permet de réfléchir à la situation actuelle. Avant d’entrer dans le détail des différentes crises françaises depuis la Commune de Paris, j’aimerais m’arrêter un instant sur le principe même que vous posez en fondement de cet ouvrage, celui de la « discorde française ». Dans votre exploration historique des crises françaises, vous citez Freud, qui disait que les Français étaient le peuple « des épidémies psychiques, des conversions historiques de masse », c’est à dire des ruptures brutales, du dissensus permanent, voire de la guerre civile.
La discorde comme moteur de notre Histoire, donc. Vous esquissez des pistes d’explications, notamment la rupture entre la France catholique et la France révolutionnaire, mais si on remonte plus loin dans le temps, on trouverait les guerres de religion du XVIème siècle, qui ont provoqué de violentes tensions, parfois meurtrières, et remis en cause le mode de gouvernement. D’où l’appel régulier à des hommes providentiels, qu’ils se nomment Pétain ou de Gaulle.
Depuis une trentaine d’années, nous avions peut-être un peu oublié que la violence et le conflit étaient susceptibles de revenir à tout moment. Dans le contexte de 2022, nous sommes un peu réveillés de notre sommeil kantien, et de ses rêves de paix perpétuelle. La paix n’est pas automatiquement le fruit des progrès de la démocratie ou de la mondialisation. Dans votre ouvrage, vous nous « réveillez » aussi de certains de nos espoirs nationaux.
Que faire de cette discorde ? Faut-il s’en plaindre ? Faut-il tenter de la réduire, en s’inspirant de nos voisins Européens, en tentant de remplacer l’idéologie par le pragmatisme, l’affrontement par la négociation, par exemple ? C’est quelque chose que l’on entend souvent dans la bouche de nos représentants : « laissez-nous réformer tranquilles ». Je crois que la voie que vous empruntez est plus originale. Vous analysez une espèce d’effet « auto-correcteur » des crises françaises. Tout se passe comme si chaque crise nous permettait de mieux vivre la suivante, et d’accepter en France de confronter nos différences selon une règle commune. Or, nous sommes dans une période où les choses se tendent. Est-ce que cette vertu auto-correctrice des crises fonctionne toujours aujourd’hui ?

Michel Winock :
Effectivement, l’acceptation et le règlement des différences selon des règles n’est pas tellement notre fort. Je crois que l’Histoire nous montre que les Français, à un niveau fondamental, acceptent mal le pluralisme. C’est un peu paradoxal puisque nous sommes dans une société politique qui compte de multiples partis. Pourtant, il y a d’abord une tradition de l’Etat. Celui-ci s’est constitué de manière précoce par rapport aux autres pays (on peut remonter à Philippe Auguste). La France a cette originalité : elle a constitué un Etat sur une nation qui n’était pas encore faite, encore composée de bric et de broc. C’est donc par l’Etat que la nation s’est construite.
Une date est pour moi tout à fait caractéristique du problème que vous soulevez : 1685. La révocation de l’édit de Nantes par la monarchie absolue de Louis XIV. Il n’y aura donc en France qu’une seule religion : le catholicisme. Trois ans plus tard, en Angleterre, c’est la Glorieuse Révolution qui mènera à l’autorisation du pluralisme religieux. Naturellement, ce pluralisme n’est pas absolu, mais c’est tout de même une différence fondamentale. En France, nous avons un unitarisme, dans le cas anglais c’est un pluralisme, qui permettra une évolution libérale, puis démocratique. En France, c’est l’absolutisme qui est allé de pair avec le catholicisme. Certes, on m’objectera que la Révolution Française changera tout cela. Mais en réalité elle n’a fait que retourner les données, car le jacobinisme a continué ce que Mona Ozouf a appelé « le culte du peuple uni », de l’indivisibilité. Pendant la Révolution, il n’était pas question de créer des partis, il en existait dans les faits mais ils n’étaient pas officiels. Saint-Just ou Robespierre pourront ainsi accuser les « factions » (c’est à dire les partis) d’attenter à la souveraineté nationale, autrement dit à la volonté générale.
Mais évidemment, dans la société et dans le débat public, cette réalité n’existe pas. D’où cette dissociation entre la réalité sociale et factuelle de la France et cette volonté d’unicité.
Je vois trois principales discordes. D’abord, la discorde à propos des institutions : monarchistes contre républicains, mais aussi au sein de chacun des deux camps. Ensuite, la discorde religieuse, qui n’a pas cessé en France. Elle a atteint son point culminant au XVIème siècle avec le massacre de la Saint-Barthélémy, mais cette guerre religieuse est au cœur de notre Histoire, avec des avatars plus récents, opposants républicains laïcs et catholiques militants. Enfin, il y a la lutte des classes. En France, cette dernière prend un aspect particulièrement violent. Je pense ici à au moins trois épisodes du XIXème siècle : la révolte des canuts de 1831, réprimée dans le sang ; l’affreuse guerre civile 1848, ces trois « journées de juin » où la toute nouvelle IIème République tira sur les ouvriers des ateliers nationaux ; et enfin la Commune de Paris et sa semaine sanglante.
Au fil des siècles, nous avons donc vu se constituer une culture de la radicalité, aussi bien à gauche qu’à droite. A droite, cela commence avec la Restauration, et par la suite on aura tout le courant contre-révolutionnaire. A gauche, ce sera la surenchère entre la gauche républicaine, les socialistes et les communistes. A chaque fois, nous aurons des postures toujours plus intransigeantes. Le mouvement socialiste français n’a jamais été capable de conduire à une social-démocratie, contrairement à d’autres pays. Pour ma part, j’y vois les effets de cette radicalité. En 1895 naît la CGT, constituée sur des bases révolutionnaires, sur la lutte des classes. En 1905 naît la SFIO, qui refuse de participer à un gouvernement bourgeois et capitaliste. En 1920 naît le Parti communiste. Mais les socialistes de Léon Blum refuseront toujours de se départir de leur doctrine marxiste, refusant d’être dépossédés de l’espérance révolutionnaire au profit des communistes. En 1945, le Parti socialiste est refondé avec Guy Mollet, mais toujours sur la base du marxisme. En 1971, nouvelle refondation à Épinay-sur-Seine, sur la base de la rupture avec le capitalisme.
Il n’y a donc pas eu de social-démocratie, au sens d’une alliance presque organique entre mouvement ouvrier et parti politique, permettant de faire progresser la condition des salariés par la réforme, la négociation, le compromis ou la cogestion. La France a été résolument incapable de créer cela.

Béatrice Giblin :
Le titre même du livre laisse supposer que la France est extrêmement difficile, voire impossible à gouverner. Vous nous dites qu’avant que l’Etat ne la constitue véritablement, la nation française était composée de bric et de broc, avec des régions aux langues différentes, des cultures différentes, etc. La France a quasiment toujours été le plus grand territoire d’Etat au sein de l’Europe. Cet Etat « ingouvernable » a tout de même réussi à exister en tant que grande puissance, à faire de sa langue la langue de la diplomatie, ce travail d’unification a donc été déterminant. Nous avons en effet de grandes difficultés à penser le pluralisme, nous n’arrivons qu’à penser le « un », on le voit par exemple avec la langue, et la façon dont la ratification des langues régionales nous met mal à l’aise. L’unité est un caractère fondamental, auquel les Français sont très attachés. Mais à cause d’elle, ils ont beaucoup de mal à penser et accepter le pluralisme, y compris culturel et religieux.
Le spectacle de l’Assemblée nationale actuelle va dans le sens de votre analyse. Une droite et une gauche qui se radicalisent vers les extrêmes, et empêchent de trouver un consensus, ou seulement un compromis, considéré comme déshonorant. Quel spectacle donne cette position radicale à l’ensemble de la nation ? En ce moment, il s’agit de discuter des énergies renouvelables. Certaines propositions seraient tout à fait audibles pour certains des écologistes et des socialistes, or c’est déjà non, avant même qu’elles ne soient rédigées. Quelle image est-ce que cela donne de la démocratie parlementaire, et dans ces conditions, a-t-on vraiment envie d’un rééquilibrage entre exécutif et législatif ?

Michel Winock :
Je commence par une précision : je ne considère pas la France « ingouvernable », et n’emploie pas ce mot dans mes travaux. Mais il n’empêche que l’antagonisme entre la puissance de l‘Etat et les discordes profondes qu’il y a dans la société française est très grand. Pour le surmonter, quelle solution a-t-on choisie ? L’appel à l’homme providentiel.
La Révolution Française a duré une dizaine d’années. Les divisions extrêmes entre la gauche et la droite de l’époque ont eu raison du Directoire, si bien que cette décennie se termina par un coup d’Etat. Arrive alors l’homme providentiel, Bonaparte. Regardons à présent la IIème République : même scénario. Une incapacité de l’Assemblée à trouver un accord profond, et un refus de prolonger le mandat du président Louis-Napoléon Bonaparte. Et c’est de nouveau le coup d’Etat, avec un « sauveur » qui arrive. La IIIème République a certes duré un peu plus longtemps, mais elle est sans cesse ponctuée de fièvres et de soulèvements, dont la maxime est la plupart du temps « restaurer l’autorité de l‘Etat ». En 1940 elle s’effondre, à cause de la guerre certes, mais aussi parce que le vote du 10 juillet 1940 accorde les pleins pouvoirs à Pétain, alors que cela n’avait rien d’obligatoire. On a souvent entendu que c’était la majorité du Front populaire qui a voté cela, ce n’est pas tout à fait vrai car les communistes n’y figuraient pas (le parti avait été interdit), mais il n’empêche que la majorité des socialistes et des radicaux ont voté cet hara-kiri en faveur de Pétain. Venons-en à 1958. C’est encore une fois un « sauveur » qui arrive pour remettre de l’ordre dans une République empêtrée dans des problèmes apparemment insurmontables, en l’occurrence la guerre d’Algérie.
Nous sommes encore sour le régime constitutionnel de 1958 (avec la révision de 1962, depuis laquelle on élit le président au suffrage universel). Nous restons dans la logique de l‘homme providentiel, que représente le président de la République. Il a tous les pouvoirs, sans être responsable devant les assemblées. Si la France est gouvernable, elle ne l’est donc que par le biais de cette « solution » qui n’est pas exactement démocratique.

Jean-Louis Bourlanges :
Participer à cette discussion avec vous est un grand plaisir et un grand honneur pour moi. Ce qui me frappe quand je lis vos livres, c’est l’élégance et le bonheur de plume. Un historien est un homme de sciences, mais on sent toujours chez vous percer l’écrivain. Ce n’est absolument pas incompatible, Michelet l’a bien montré, et c’est un vrai plaisir pour le lecteur. Mais vous avez une autre qualité, un grand sens des nuances, qui s’accorde mal avec les limites inhérentes à notre conversation d’aujourd’hui (notamment sa brièveté). Vous êtes l’anti-Zemmour, ou l’anti-Mélenchon. Ces deux-là se sont fait une spécialité de résumer l’Histoire de France en quelques blocs stéréotypés. Vous, au contraire, en démontez minutieusement tous les mécanismes. A propos de la Commune de Paris, par exemple, dont vous ne minimisez absolument aucune des violences pour privilégier l’un des deux camps. Vous proposez d’ailleurs une thèse intéressante, à savoir que ce sont en réalité les modérés qui ont finalement imposé leur loi à la République, mais n’entrez absolument pas dans cette construction a postieriori qui, de Marx à Lénine, a transformé la Commune en un évènement qu’elle ne fut pas. C’est une position très précieuse, dont je vous suis reconnaissant.
Cela n’empêche pas quelques points sur lesquels je ne suis pas entièrement d’accord avec vous. Par exemple, je crois que la révocation de l’édit de Nantes est certes un évènement fondamental et une grave erreur de Louis XIV, mais j’ai plutôt tendance à penser que le véritable problème religieux de l’Ancien Régime, c’est le jansénisme. Et surtout, la France ne me paraît pas en situation d’anomalie. Le cujus regio, ejus religio (« tel prince, telle religion ») est la loi de toute l’Europe depuis le milieu du XVIème siècle. Bien sûr il existe un pluralisme en Angleterre, car le protestantisme est pluriel. Mais John Locke analysera (avec Rousseau, d’ailleurs) que les catholiques anglais n’ont pas droit de cité car ils doivent en réalité servir deux maîtres : le Roi et le pape. Ce n’est qu’au XIXème siècle que les catholiques anglais sont réintégrés. Tony Blair lui-même a attendu d’être hors de ses fonctions pour se convertir au catholicisme, car un Premier ministre britannique ne saurait être qu’anglican. Nous ne sommes donc pas si différents ...
Deuxième nuance entre vous et moi : avons-nous vraiment un capital de discorde et d’affrontement social supérieur aux autres ? Je n’en suis pas si sûr. Là encore, on constate que l’Histoire britannique des XVIème et XVIIème siècles est d’une extrême violence, l’Histoire allemande depuis 1848 (et surtout au XXème siècle) ne l’est pas moins, de la révolte spartakiste à l’avènement du IIIème Reich. L’Histoire italienne est elle aussi très tendue, et l’Histoire espagnole n’en parlons pas ! Bref, je trouve que la violence est la loi de l’Histoire dans nos démocraties.

Michel Winock :
Les points que vous soulevez sont évidemment très justes. Je tracerai cependant une ligne de démarcation très nette entre pays protestants et pays catholiques, car je crois qu’il y a une culture catholique de l’obéissance à une autorité, à une hiérarchie, à un dogme. Chez les protestants, il y a au contraire le principe du libre examen, qui fait de chaque individu son propre prêtre. Et c’est tout à fait capital, car à partir de là, on a pu créer librement des églises, considérant que la paroisse est simplement une réunion de gens désirant prier ensemble, il n’y avait pas cette obéissance dogmatique qu’on trouve en France. L’autonomie est dans la culture protestante, or dans les pays catholiques, et notamment en France, c’est l’hétéronomie. Curieusement, je retrouve la même disposition d’esprit dans la Révolution jacobine : une culture de la hiérarchie et de la verticalité. N’oublions pas que tous ces jacobins ont été élevés dans des collèges religieux.

Philippe Meyer :
Mais tout de même : le Royaume-Uni compte environ 23% de catholiques, et comme le rappelait Jean-Louis, aucun d’entre eux n’a été Premier ministre. En France, il y a 2% de protestants, et nous avons eu tant de Premiers ministres protestants … Cela dit aussi quelque chose de la tolérance, non ?

Michel Winock :
En France sous la IIIème République, vous n’avez pas un président du Conseil catholique. La droite qui arrive au pouvoir est celle de Poincaré, celle qui vient de la gauche. Ce sont des laïcs, pas des catholiques. Au Royaume-Uni, les catholiques retrouvent leurs droits civiques en 1829. Dans la mentalité de l’époque, le fait que l’Eglise anglicane officielle puisse être concurrencée par des dissidents me paraît tout à fait crucial : c’est là ce que j’appelle le pluralisme protestant.

Jean-Louis Bourlanges :
Vous avez analysé les crises et très justement souligné les particularités de la construction de la France : la nation à partir de l‘Etat, et le rôle de l’homme providentiel. En même temps, vous êtes un historien du libéralisme, vous êtes l’auteur d’une très belle biographie de Germaine de Staël. Le problème fondamental de la France n’est-il pas une incapacité au libéralisme, c’est-à-dire à la reconnaissance de la multiplicité des intérêts légitimes ? C’est ainsi que le dernier discours de Robespierre commence par « je hais toutes les factions, je les combattrai toutes ». Si le pluralisme est né, c’est à cause d’une vision selon laquelle il n’y a que deux sortes d’opposants : les coquins et les crétins. On guillotine les coquins, et on éduque les crétins. Au bout du compte, le pluralisme doit être réduit. C’est Simone de Beauvoir qui résuma le mieux cette pensée quand elle déclara : « la vérité est une, seule l’erreur est multiple, ce n’est pas un hasard si la droite professe le pluralisme ». Comment voyez-vous l’irruption de la pensée libérale dans cette pensée jacobine qui est la nôtre ?

Michel Winock :
C’est une pensée qui a été vaincue. Dans ses débuts, la IIIème République est libérale. C’est ce que conteste l’extrême gauche, qui estime qu’il y a là une trahison de l’esprit révolutionnaire. Des hommes comme Gambetta considéraient qu’il y avaient des opinions et des intérêts divers dans la société, et jugeaient qu’un bipartisme (sur le modèle britannique) pourrait refléter cela, et serait l’instrument d’une démocratie républicaine. Avec d’un côté un parti progressiste qui va de l’avant et de l’autre un parti conservateur plus timide, défenseur de certaines traditions. Or cela n’a jamais fonctionné. Sous la IIIème République, on n’a jamais eu cette alternance à l’anglaise.
C’est cette culture de l’intransigeance et de la radicalité qui réapparaît à chaque crise. La République française est multipartiste, or les partis n’ont été légalisés qu’avec la loi de 1901 sur les associations. Jusqu’alors, au sein même des élus, il y a l’idée que chaque député est indépendant et qu’il n’y a pas de discipline de vote commun. Sous la IIIème République, les ministères se succèdent, mais la durée de vie moyenne de chaque gouvernement n’est que de neuf mois. Et sous la IVème, cela tombe à sept mois. Il y a une véritable perturbation du système représentatif en France. Le multipartisme n’est pas arrivé à coaliser ces forces en deux grands mouvements, comme cela s’est produit au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis. Il faut attendre le gaullisme pour que l’élection du président au suffrage universel à deux tours favorise une bipartition à partir de 1965, et plus ou moins jusqu’à 2017. C’est paradoxal car de Gaulle n’aimait pas les partis, il ne pensait qu’au rassemblement et à l’union sacrée.
Nous avons donc un système où la pensée libérale a toujours été suspecte dans le monde intellectuel. Si nous avons de grands esprits libéraux, comme Mme de Staël ou Tocqueville, on ne peut pas dire qu’ils ont été au pouvoir.

Michel Eltchaninoff :
J’aimerais revenir à la logique de cette succession des crises et à cette logique de pacification. Dans la Fièvre Heaxagonale, la dernière de celles que vous décrivez est Mai 68, qui a déjà plus de cinquante ans. Dans d’autres textes annexes, vous revenez sur les Gilets Jaunes, et puis à un moment vous dites que l’élection de François Mitterrand de 1981 fut elle aussi une forme de pacification, dans la mesure où avec son élection s’est dessinée la possibilité d’une forme d’alternance. Or j’ai l’impression que depuis quelques années les périls menacent. Je sais que les historiens ne lisent pas dans le marc de café, mais j’aimerais vous parler d’aujourd’hui. La crise des Gilets Jaunes a montré des pulsions révolutionnaires très violentes, et puis la crise religieuse n’a pas disparu, elle s’est déplacée. De l’opposition entre républicains et catholiques, on est passé à une discussion souvent très dure entre laïcité et islam. Enfin, une sorte de fossé informationnel qui se creuse entre les citoyens, qu’on a notamment observé pendant la crise de la Covid, avec les mouvements anti vaccins. La logique que nous suivons ne semble donc plus être celle de la pacification, mais au contraire celle d’un retour des crises violentes.

Michel Winock :
Depuis les débuts de la Vème République, la société française a été bouleversée profondément. Nous avons connu la montée en puissance de l’individualisme, avec l’effondrement des grandes structures collectives : l’Eglise, les grands partis, les syndicats, l’école … Il y a une certaine philosophie prégnante de l’épanouissement individuel. Cela va jusqu’à certains ouvrages encourageant le citoyen à ne pas se soucier du collectif mais au contraire à ne s’occuper de lui-même. Cela a des conséquences politiques, avec une abstention qui bat des records. Nous saisissons là une des causes de la crise politique. Nous sommes passés d’une communauté des citoyens (c’est ainsi que Dominique Schnapper définit la nation) à une société des individus (expression de Marcel Gauchet). Et dans ce passage, nous avons massivement perdu le sens de la collectivité et de la solidarité nationale. Cela provoque un morcellement, et une concurrence entre les individus. Cela m’évoque toujours la circulation dans Paris. Entre les bicyclettes, les trottinettes, les voitures et les piétons, chacun se moque éperdument de l’autre et des règles.
Je crois que c’est le plus important des dangers qui minent la démocratie. Car cette dernière ne peut reposer que sur des consciences individuelles du social, du collectif et de la solidarité.

Béatrice Giblin :
A propos de l’individualisation d’une société mue par les intérêts particuliers, je m’interroge sur la jeunesse. Elle est aujourd’hui davantage préoccupée par le devenir de la planète que par celui de la nation. Il y a à ce propos un vrai engagement, s’accompagnant parfois de violence. La prise de conscience collective et l’intérêt général sont toujours là, même s’ils se sont déplacés ; ils déploient encore une vraie réflexion et une vraie mobilisation. En revanche, le combat de la lutte des classes « à l’ancienne », avec un monde d’ouvriers exploités et de patrons dominants a énormément changé.
Je me pose également la question de l‘état de la gauche en France. Peut-elle se relever de l’effondrement de son utopie, avec la fin du communisme et même du socialisme, et en ayant échoué à instaurer la social-démocratie ?

Michel Winock :
Grande question, dont bien évidemment personne ne connaît la réponse. Mais je crois qu’il le faudra bien. Car quelles que soient les distinctions entre les partis, un démocratie n’avance que dans une tension entre forces progressistes et forces conservatrices. A condition que les unes ne condamnent pas les autres, en réduisant (comme Robespierre) les choses à deux camps : celui du bien et celui du mal. Les deux courants sont porteurs de valeurs respectables. Et tout cela ne peut fonctionner qu’avec l’aptitude au compromis et à la négociation. Or c’est précisément cela qui fait défaut en France.
Le Parti socialiste est en crise depuis longtemps, pour des raisons d’abord intellectuelles. Sa doctrine reposait essentiellement sur la lutte des classes, qui comme vous l’avez dit s’est beaucoup transformée. On n’est plus du tout dans la dualité du XIXème siècle, entre prolétariat et bourgeoisie. Les socialistes ont énormément de difficultés à penser un nouveau corpus doctrinal, répondant aux grandes questions d’aujourd’hui, à commencer par l’écologie. Puisque la société n’est plus partagée aussi simplement qu’avant, comment imaginer un projet sur des bases bien plus complexes que celles de la Révolution industrielle du XIXème siècle ? Aujourd’hui, les dominés sont parfois dominants, c’est beaucoup plus nuancé et complexe. Ce déficit intellectuel est à mon avis la grande cause de l’effondrement de la gauche socialiste. Il faut une pensée comprenant un point de fuite : « où allons-nous ? »
Et puis je crois qu’il y a un thème que les socialistes ont raté, c’est celui de l‘Europe. S’ils parviennent à penser la France dans l’Europe, et le socialisme français dans la gauche européenne, il me semble qu’on aura là une première marche vers quelque chose de cohérent. Ce n’est pas à moi de faire leur programme, mais on a souvent l’impression que leur seul objectif est d’être réélu, et comme c’est de plus en plus difficile, ils s’associent à une extrême-gauche avec laquelle ils n’ont pas grand chose de commun. Il faut sortir de l’électoralisme et avant tout recomposer une pensée de gauche, une pensée social-démocrate.

Les brèves