Coupe du monde de football / Stratégie énergétique de la France / n°275 / 11 décembre 2022

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COUPE DU MONDE DE FOOTBALL

Introduction

Philippe Meyer :
La Coupe du monde de football, organisée du 20 novembre au 18 décembre au Qatar a soulevé à travers le monde différents griefs à l’encontre du pays accueillant l’un des rendez-vous sportifs les plus suivis à l’échelle de la planète : soupçons de corruption dans le processus d’attribution, négation des droits humains, désastre écologique …
A l’heure du dérèglement climatique, les matches se déroulent dans des stades climatisés et les huit stades auraient déjà émis 644.000 tonnes de CO2. Le Qatar, deuxième exportateur mondial de gaz naturel, a bâti pour 200 milliards de dollars d'infrastructures qui s'inscrivent dans le plan de développement du pays à l'horizon 2030. L’émirat est accusé de violations des droits humains, et une enquête du Guardian parue début 2021 a avancé le chiffre de 6.500 décès de travailleurs étrangers sur les chantiers. Les rapports émis par des organismes comme Amnesty International, pointent également les discriminations subies au Qatar par les femmes et la communauté LGBTQIA. Un sondage YouGov commandé par Amnesty International établit que 67 % des 17.477 sondés - originaires d'Europe, d'Amérique centrale et latine, des États-Unis et du Kenya - souhaitaient que leurs fédérations nationales respectives s'expriment publiquement sur la question des droits humains liés au Mondial au Qatar.
En France, alors que les Bleus défendent leur titre dans l’émirat, la plupart des grandes villes métropolitaines, comme Paris, Lille ou encore Marseille, ont renoncé à diffuser les matchs en public sur des écrans géants. Une décision prise aussi par de nombreuses communes outre-Rhin.
Très présentes en Europe, les critiques à l’encontre du pays hôte du Mondial ont toutefois moins d’écho ailleurs. A Doha, ces polémiques sont vécues comme du « Qatar Bashing ». Raphaël Le Magoariec, qui étudie la géopolitique du Golfe par le prisme de la diplomatie du sport, observe que « les Qataris n'ont jamais fait mystère du fait que cette Coupe du monde ne s'adresse pas de prime abord aux Occidentaux. Elle a été organisée pour un public arabe et asiatique. » Un haut fonctionnaire de la région abonde : « Il était temps que le monde arabe ait lui aussi sa Coupe du monde, non ? C'est une question de fierté. »
Pour rendre compte de l’événement, les conditions d'accréditation des médias interdisent aux télévisions étrangères d'interviewer les gens chez eux ou de filmer les logements, comme ceux qui hébergent les travailleurs migrants. Les équipes sont uniquement autorisées à filmer l'espace public dans trois lieux de Doha : la corniche, le front de mer et le quartier cossu de West Bay.

Kontildondit ?

Akram Belkaïd :
Il y a douze ans, en décembre 2010, le Qatar se voyait attribuer l’organisation de la coupe du monde. Et immédiatement, le flot de critiques a commencé. À propos du sort des travailleurs, venant pour la plupart du sous-continent indien, de la discrimination à l’égard des femmes, et de cette « folie » consistant à organiser une compétition sportive dans un pays dont la température estivale moyenne (puisque c’est l’été que la coupe du monde était traditionnellement organisée) avoisine les 50°C. Depuis, le Qatar a tenu bon, a maintenu sa candidature, a construit ses stades, et fait mine de réformer certaines de ses dispositions à propos des droits des travailleurs étrangers. Notamment la fameuse kafala, un système qui impose à n’importe quel travailleur non qatari de dépendre d’un sponsor local. C’est ainsi que, contrairement à d’autres monarchies du Golfe, le Qatar a officiellement abrogé cette kafala, même si dans les faits, les pratiques persistent.
Pour les autorités qatariennes, le défi est moins sportif que diplomatique. Il s’agit d’une opération majeure de soft power. L’équipe de foot nationale a très vite été éliminée, et sur le plan de l’organisation de l’évènement, les résultats sont mitigés. Si l’on s’en tient à l’Europe, les critiques et les mises en cause continuent, on voit bien que l’opération de séduction n’a pas réussi, bien au contraire. En revanche si l’on s’intéresse à la façon dont l’évènement est perçu dans le reste du monde, il n’en va pas de même. En Afrique, en Asie ou en Amérique du Sud, le jugement est totalement différent. On n’y entend aucun discours moralisateur, et les audiences sont au rendez-vous.
Sur ces continents, il semble que les gens ne soient pas perméables à ces imprécations européennes, ou quand ils le sont, ils rappellent qu’il existe de leur point de vue un double discours. Ainsi, il y a eu une coupe du monde en 2018 en Russie, un autre pays où les droits humains sont régulièrement bafoués, sans qu’on ait particulièrement protesté à l’époque, en tous cas bien moins qu’aujourd’hui.
Cette coupe du monde constitue aussi une étape importante pour la reconnaissance de la place du Qatar pour les autres pays du Golfe. Pendant très longtemps, ce sont des pays comme l’Egypte, la Syrie ou l’Irak qui ont assuré un certain type de leadership politique ou économique. Avec l’organisation de cette coupe du monde, on se rend compte qu’en termes d’influence, le centre de gravité du monde arabe s’est déplacé. L’Arabie Saoudite vise d’ailleurs elle aussi l’organisation de la coupe du monde pour 2030. C’est une tendance géopolitique assez importante, qui montre bien qu’aujourd’hui, dans cet ensemble de 22 pays, les acteurs de poids ne sont plus les mêmes qu’il y a seulement 10 ou 20 ans.

Nicole Gnesotto :
Je commencerai pas citer deux chiffres. D’abord, 3,5 milliards de téléspectateurs attendus, soit près d’un Terrien sur deux. Il me semble qu’à part la Covid, rien n’a récemment réuni autant d’humains dans une telle communion. Et puis le coût : le Qatar a dépensé 220 milliards de dollars pour préparer cette coupe du monde, la plus chère de toute l’histoire du football. A titre comparatif, 220 milliards de dollars, c’est le PIB de la Nouvelle-Zélande. Le budget d’intervention du PNUD (Programme des Nations-Unies pour le Développement) est de 19 milliards pour la période 2018-2021 … Il est toujours bon d’avoir ce genre de chiffres en tête.
Ces deux chiffres nous renseignent sur l’importance civilisationnelle et économique de l’évènement. On peut l’analyser de trois façons. C’est un désastre écologique ; c’est un scandale social ; c’est une obligation géopolitique. Les trois points sont vrais. Je ne m’étends pas sur le désastre écologique, largement analysé ailleurs. Le scandale social est tout aussi indéniable, le Guardian avait estimé que 6500 ouvriers sont morts pour préparer cette coupe.
Mais qu’on le veuille ou non, c’est également une nécessité géopolitique absolue. Le Qatar est le deuxième exportateur mondial de gaz naturel, en termes de réserves il est n°3. Or les Occidentaux, et notamment les Européens, sont totalement dépendants de ce gaz qatarien, surtout depuis la guerre en Ukraine. Certes, il n’y a pas encore d’embargo sur le gaz russe, mais cela pourrait venir. Et la concurrence de la Chine est elle aussi très préoccupante. Pékin et Doha ont signé en mars dernier un accord de fourniture privilégiée à la Chine de gaz naturel liquéfié pendant 27 ans.
C’est ainsi que le Qatar se trouve dans une position où il peut obtenir l’organisation de la coupe du monde, en condamnant les Européens à l’hypocrisie. Le reste du monde l’a pointé très justement.
Car soit l’on considère la coupe du monde comme un évènement mercantile, et on est alors condamné au silence. C’est le cas de la FIFA. Soit on la considère comme un évènement politique, à propos duquel on peut avoir des choses à dire, et alors on est condamné au double standard. C’est par exemple le cas d’Anne Hidalgo qui refuse de mettre des écrans géants sur le parvis de l’Hôtel de Ville de Paris, alors même que le PSG appartient au Qatar. Ou le cas de Manchester United, qui appartient aux Émirats Arabes Unis, pas plus vertueux en termes d’environnement ou de droits sociaux. Ou du Bahreïn, incontestable dictature, devenue incontournable en Formule 1. Car il n’y a pas qu’envers les pays du Golfe qu’on se montre hypocrite, ni qu’avec le football. On ne peut par exemple pas dire que la Chine, qui organisa les récents Jeux Olympiques d’hiver, soit un modèle de respect des droits humains.
Il n’empêche qu’au niveau citoyen, le débat existe. Boycotter ou pas ? Dans les pays européens, le nombre de téléspectateurs a chuté de 25%. Le nombre global augmente, mais pas en Europe (c’est en Allemagne et dans les pays nordiques que la baisse d’audience est la plus forte). L’argument est le suivant : moins on regarde les matchs, plus c’est un échec pour le Qatar, qui doit en tenir compte et se réformer. A l’inverse, ceux qui ne souhaitent pas boycotter cette coupe disent que plus les projecteurs sont braqués sur le Qatar, mieux on lui met la pression pour qu’il se réforme. Et cela a donné des choses : abrogation de la kafala, autorisation pour les homosexuels d’entrer dans les stades (à condition qu’ils n’y revendiquent rien). Enfin, cette attention médiatique a des conséquences politiques ailleurs qu’au Qatar. Ainsi, le mouvement de protestation chinois contre la politique zéro Covid a été démultiplié après les premiers matchs, quand les citoyens chinois se sont aperçus que dans les stades, personne ne portait le masque.

Nicolas Baverez :
Le sport a toujours eu un lien très fort avec la géopolitique. C’est vrai pour ce qui est de la compétition (on se souvient des rivalités entre USA et URSS aux Jeux Olympiques, ou des Jeux Olympiques de 1936, ou de la tragédie de ceux de Munich), mais aussi pour ce qui est de l’organisation. Les deux plus grand évènements sportifs mondiaux, les Jeux Olympiques et la coupe du monde de football, sont une manière pour un pays de marquer son émergence. Ç’a été vrai pour l’Espagne, pour la Chine …
Qu’en est-il du Qatar, du Golfe, et de la montée des pays « du Sud » ? Pour le Qatar, je trouve le pari plutôt réussi, d’autant que les conditions étaient particulièrement difficiles. Il y a eu la pandémie, mais aussi le blocus par les pays du Golfe. Je constate que dans de nombreux pays qui vont accueillir de grand évènements sportifs (à commencer par la France pour les Jeux de 2024), les infrastructures ne sont pas toujours prêtes. Or pour le moment, force est de reconnaître que l’organisation qatarienne est impeccable, que le public est au rendez-vous, et pas seulement les téléspectateurs mais les supporters sur place. Ils ont changé, il y a désormais bien davantage d’Africains, d’Asiatiques et de Sud-Américains.
Les critiques ont été rappelées : corruption, problèmes sociaux, violations des droits humains. Mais il faut reconnaître que l’Europe est isolée sur ces critiques. Cela ne signifie pas qu’elle a tort, mais l’accusation de double standard a tout de même des fondements. Nous avons évoqué plus haut la Russie en 2018, on pourrait également se rappeler de l’Argentine en 1978, où les violations des droits humains étaient au moins équivalentes à celles d’aujourd’hui. Quant à la corruption de la FIFA et du CIO, on n’a pas attendu cette coupe du monde pour savoir que le problème existe. Les critiques sont justes, mais il faut également reconnaître que le Qatar bouge (même si c’est trop lentement à notre goût).
Ce tout petit Etat a une stratégie, et elle fonctionne. Le pays fait 11 600 kilomètres carrés, il est entièrement désertique, la plupart des gens n’en avaient même jamais entendu parler. Dans une région aussi compliquée et potentiellement dangereuse (avec pour « voisins » l’Iran et l’Arabie Saoudite), la stratégie d’affirmer son indépendance, mais aussi de se projeter dans la mondialisation au moyen du sport, est un pari qui semble fonctionner. Cela mérite d’être souligné.
Et puis, il y a la montée des pays du Golfe. En 2023, presque tous les grands pôles de l’économie mondiale seront en récession. Aux Etats-Unis, elle sera plus technique, en Europe elle sera profonde et durable, en Chine il reste de la croissance, mais elle oscillera entre 0% et 2%, après des années autour de 9%. Le Golfe, avec l’explosion du prix des hydrocarbures, sera la seule région du monde à connaître une croissance soutenue dans les années à venir. Et il y a une réelle transformation du modèle économique. Jusqu’à présent il était fondé sur la rente. Désormais, l’argent des hydrocarbures est plutôt réinvesti sur place, et pas seulement dans l’immobilier.
La troisième leçon que nous enseigne cette coupe du monde est géopolitique. Parallèlement à la compétition et à la visite de Xi Jinping en Arabie Saoudite, les pays du Golfe se sont émancipés. Les Etats-Unis se sont retirés, et comme en Inde, on n’hésite pas à pratiquer le multi-alignement. Ainsi, on a vu l’Arabie Saoudite refuser la demande de Joe Biden de produire davantage, affirmant sans ambages que son objectif était d’avoir un pétrole « rare et cher ». Ces pays sont aujourd’hui de vrais acteurs, émancipés de leurs tuteurs traditionnels. Là encore, il faut prendre garde aux visions manichéennes, car ces pays évoluent. Ainsi, en Arabie Saoudite, plus du tiers des femmes travaillent aujourd’hui, alors qu’on partait de très loin. La dynamique est là.
Enfin, il s’agit d’un changement pour les pays du Sud, terriblement sous-estimé en Europe. Dans la compétition, on voit que beaucoup d’équipes majeures européennes sont d’ores et déjà éliminées (à l’heure où nous enregistrons, Allemagne, Espagne, Belgique). Les pays d’Asie ont été plus nombreux que d’habitude à dépasser les phases de poules. Le Maroc est toujours en lice pour représenter le monde arabe et l’Afrique. Et l’Amérique du Sud est évidemment bien représentée. Certes, la Chine et l’Inde sont absentes, mais je trouve là encore que cette compétition est un reflet intéressant de la montée du Sud. Un Sud global, et de plus en plus émancipé de l’Occident et de ses critiques (qu’elles soient fondées ou non).

Akram Belkaïd :
Il sera très intéressant d’observer l’impact de cette coupe du monde sur le Qatar et la société qatarienne dans les années à venir. Par exemple, on a beaucoup parlé du coût de cette manifestation, mais n’oublions pas qu’en plus des stades, Doha est désormais dotée d’un métro, par exemple. Et par exemple les expatriés qui vivent à Doha remarquent que les Qataris, qui ne sont pas très nombreux (rappelons que le pays a une superficie comparable à celle de la Corse), découvrent qu’il existe d’autres moyens de transport que la voiture. Ce sont des choses comme cela qui peuvent changer la donne à long terme.
Je suis également intéressé par la perception des dirigeants qataris à l’égard de l’Europe. Je pense que cette campagne de mise en cause et de déclarations plus ou moins hypocrites va donner des représailles, même si elles ne sont pas directes. Mais à lire les discours aujourd’hui, on constate une certaine irritation des dirigeants, qui ne comprennent pas, disent que c’est tout de même étonnant d’entendre ces critiques de la part de gens qui réclament des livraisons de gaz prioritaires en même temps qu’ils moralisent, et qui ont eu leur part sur les 220 milliards cités. Par exemples les sept stades construits ont été conçus par des cabinets d’architectes européens, et les entreprises qui les ont construites sont françaises, allemandes, chinoises, etc. Il y a donc un sentiment qui se renforce : « d’un côté, on nous prend notre argent et notre gaz, de l’autre, on nous accuse perpétuellement alors que d’autres partenaires n’en font pas autant ». En l’occurrence la Chine ou l’Inde. Je crois qu’en termes de relations internationales, cette attitude européenne va avoir des conséquences.

Nicole Gnesotto :
Il est vrai que ces pays changent, même s’ils ne le font pas tous au même rythme. Ainsi, le Qatar avance plus vite que l’Arabie Saoudite de Mohammed Ben Salmane, qui reste un régime sanguinaire, qui exécute au sabre ou assassine les journalistes opposants … Sur les droits des femmes, je ne crois pas qu’il faille prendre le travail comme un signe de progrès. On pourrait même arguer qu’il s’agit souvent d’une exploitation supplémentaire.
Sur la géopolitique, il est vrai que cette coupe du monde n’est pas vraiment mondialisée. La Chine n’y était pas à cause de la Covid, et l’Inde parce qu’elle a été exclue de la FIFA. Du coup, cette compétition ne reflète pas complètement la hiérarchie des puissances, mais il est intéressant de noter l’effacement européen. Ainsi, l’Italie n’a même pas été sélectionnée.
Contrairement aux espoirs occidentaux d’une marginalisation du Moyen-Orient (à cause du gaz de schiste étasunien ou des préoccupations environnementales européennes), les pays du Golfe se portent très bien. L’énergie reste le moteur incontournable de la puissance des Etats ; aujourd’hui 80% de l’énergie mondiale provient encore des énergies fossiles. Ces pays ont encore un grand avenir de puissance devant eux.

Philippe Meyer :
Akram, quels sont les effets des victoires successives du Maroc sur l’ensemble du Maghreb ?

Akram Belkaïd :
Cela dépasse le Maghreb, on pourrait parler de l’ensemble du monde arabe, et même du continent africain. Les réactions aux victoires marocaines ont montré les profondes divergences entre les opinions publiques et les gouvernements. On sait par exemple qu’officiellement, les relations algéro-marocaines sont très difficiles. Les relations diplomatiques ont été rompues en 2021, et les discours sont très critiques de part et d’autre. Mais dans la réalité, on constate qu’à la frontière, de jeunes Algériens se rassemblent pour célébrer les victoires marocaines et féliciter leurs voisins. On a donc des populations qui ont un vrai sentiment de partage, qui tranche profondément avec les discours officiels. On retrouve cela aussi sur la question palestinienne. L’un des faits marquants de cette coupe du monde est la prépondérance du thème Palestine dans les équipes ou dans les tribunes. Des axes transversaux comme celui-là montrent qu’en dépit de nombreux ratés, l’idée panarabe n’est pas totalement enterrée. Les peuples ont conscience de communautés de destins, que les dirigeants ont eu tendance à mettre de côté au profit d’intérêts nationaux.

STRATÉGIE ÉNERGÉTIQUE DE LA FRANCE

Introduction

Philippe Meyer :
La sortie du Covid-19, la guerre en Ukraine et l’indisponibilité d’une partie du parc nucléaire français, ont provoqué l’explosion des prix de l’énergie. Ils ont plus que triplé en un an pour l’électricité et le gaz, et sont en hausse de près de 15 % pour le baril de brut. Ces augmentations ont conduit l’exécutif à multiplier les dispositifs de soutien aux ménages depuis l’automne 2021, comme l’ont fait les autres grands pays européens, et à chercher de nouvelles sources d’approvisionnement. Conçues comme des mesures d’urgence, ces aides n’ont cessé d’être élargies et prolongées à grand renfort d’argent public, sans qu’il soit possible de prédire quand s’achèvera la crise. Gel du prix du gaz, bouclier tarifaire pour contenir le prix de l’électricité, ristournes à la pompe pour les automobilistes, chèque énergie, indemnité inflation, aides diverses pour les entreprises… La facture totale dépasse les 110 milliards d’euros pour 2021, 2022 et 2023.
A la mi-novembre, le gestionnaire du réseau électrique RTE a alerté sur un risque « élevé » de tensions, en janvier 2023, dû à la maintenance prolongée de réacteurs nucléaires. Le gouvernement a alors dévoilé les premières lignes de son plan pour éviter un black-out, une panne généralisée. Matignon a enjoint aux préfets d’anticiper et de préparer la population, les entreprises et les administrations à ces coupures afin d'en limiter les inconvénients. 60% de la population pourrait être concernée, mais aucun site critique ni client prioritaire. Les sites essentiels à la continuité de la vie de la nation – hôpitaux, casernes de pompiers, gendarmeries et commissariats, prisons, bases militaire – ne seront pas privés d’électricité. Les quelque 4.000 personnes à haut risque vital seront recensées pour assurer leur suivi médical. Dans tous les cas, les coupures auraient lieu aux moments des pics de consommation, entre 8h et 13h le matin, et entre 18h et 20h le soir. Les écoles délestées n’ouvriront pas en matinée. Trains et métros pourront être supprimés pour éviter le blocage en pleine voie. Pour les urgences, il sera recommandé de privilégier le 112. Une cartographie complexe des zones blanches où les antennes téléphoniques relais seraient coupées est en cours de réalisation. « On n’est pas dans un film catastrophe », a voulu rassurer Olivier Véran, en ajoutant toutefois que les feux de signalisation s’arrêteront de fonctionner par endroits, et qu’« il n’est pas impossible qu’on ne puisse pas retirer du cash ». Le 3 décembre, le président français a invité les Français à ne « pas paniquer » face aux menaces de coupures électriques cet hiver. Elles pourraient être évitées, dit-il, si consommateurs et entreprises parviennent à réduire la consommation de 10 %, comme le prévoit le plan du gouvernement. Si délestages il y a, ils tomberont au moment où les Français verront leur facture d’électricité et de gaz augmenter de 15 %.
Dans toute l'Europe, le risque de black-out est bien réel cet hiver et les consommateurs sont appelés à la sobriété.

Kontildondit ?

Nicolas Baverez :
Nous nous trouvons confrontés à la crise énergétique la plus rude depuis les chocs pétroliers des années 1970, qui avaient conduit la France à se doter d’un programme nucléaire civil, afin d’assurer sa souveraineté en matière de production d’électricité. Nous vivons aujourd’hui une débâcle électrique, avec un effondrement de la production. On attend des pics de demande à 76 GW en janvier, alors que notre production n’est que de 50 GW, avec 36 réacteurs nucléaires (sur 56) en état de marche. Nos importations sont de 15 GW, et notre capacité d’effacement de 3 GW. Il reste donc un écart, qui explique le risque de black-out.
Pour montrer la vitesse de la dégradation, on peut rappeler qu’en 2014-2015, il n’y avait aucun jour de l’année où la France importait de l’électricité. Depuis le 1er janvier 2022, on en est à 250 jours d’importation. Les conséquences sont très dommageables. Certes, il y a la communication totalement erratique du gouvernement, mais ce n’est pas le pire. Quand on se vante aujourd’hui d’une baisse de la consommation de 10%, elle est en réalité limitée à 1% pour les ménages, mais atteint 15% pour les grands sites industriels. On est donc en train d’ajuster au détriment de notre industrie et de notre production, avec des conséquences sur notre compétitivité et sur notre balance commerciale. Notre déficit commercial va s’élever à 6% du PIB, soit 150 milliards d’euros. Dans cette balance, l’électricité pèse beaucoup, alors que c’était traditionnellement un poste positif. Dernière aberration, et pas la moindre, nous retrouvons un mix énergétique carboné, puisque nous importons de beaucoup depuis l’Allemagne, qui utilise du charbon et de la lignite.
Comment s’explique ce désastre ? Car la guerre d’Ukraine est en réalité davantage un révélateur de nos ennuis que leur cause. Ces causes sont au nombre de trois.
D’abord, une politique énergétique complètement aberrante depuis environ 20 ans. On a programmé une baisse de 40% de la production d’électricité, alors qu’on sait que la demande va doubler. On a fermé 13 GW de capacité pilotable dans le nucléaire, qu’on a rattrapés avec des productions plus carbonées. On a systématiquement démantelé un de nos pôles d’excellence, pour en faire un boulet de compétitivité.
Ensuite : EDF, qui a été massacrée par son actionnaire public, l’Etat, qui n’a cessé de lui donner des injonctions contradictoires. L’entreprise a deux problèmes clefs. D’un côté Flamanville, censé coûter 3 milliards et ouvrir en 2012. En 2022 et après 20 milliards, le site n’est toujours pas fonctionnel. L’autre problème est la maintenance, puisque près de la moitié de notre parc nucléaire est aujourd’hui à l’arrêt. Il y a un réel problème de perte de compétence chez EDF.
Enfin, il y a une responsabilité de l’Union Européenne, puisque le prix de l’électricité y indexé sur celui du gaz. On a donc institutionnalisé la dépendance à la Russie en lui donnant la maîtrise des prix de l’électricité dans l’Union.
Tous les « grands classiques » de la France sont là : un mépris complet pour la production, une très mauvaise gestion de crise avec un Etat défaillant. Il y a des mesures d’urgence à prendre, mais il nous faut absolument devenir des obsédés de la production. Il faut aussi rétablir une planification de long terme, et être plus rigide sur les économies d’énergie. Et il faut que l’UE accepte enfin de réformer le marché de l’électricité.

Nicole Gnesotto :
Il est vrai que pour l’UE, la crise ukrainienne est un révélateur en ce qui concerne l’énergie. Et en France, la situation est en effet due à l’effondrement d’un secteur industriel qui fut toujours présenté comme l’un de nos fleurons.
Cette crise française pose trois questions. Premièrement, va-t-elle mener à une accélération en France ou au contraire à une pause dans les investissements pour les énergies durables ? Deuxièmement, va-t-on rouvrir le débat sur le gaz de schiste, que nous avions été les premiers à interdire ? Troisièmement, comment relancer la filière nucléaire française ?
Quid des investissements dans les énergies renouvelables ? Il y a indéniablement une pause aujourd’hui dans l’UE, ne serait-ce qu’en Allemagne, mais elle est aussi due à une économie de guerre. Les dépenses militaires vont augmenter partout, il faudra bien réduire la voilure ailleurs. En France, le grand projet d’éoliennes en mer a été abandonné faute d’investissements. C’est le paradoxe : la crise énergétique augmente la pression en faveur du passage à une énergie plus durable, mais dans le même temps, elle empêche les investissements nécessaires à ce passage. Il y a un vrai schisme européen entre ceux qui sont idéologiquement (j’ai presque envie de dire religieusement) contre l’énergie nucléaire, et ceux qui font valoir qu’elle est durable.
L’extraction du gaz de schiste avait été interdite par l’UE, car particulièrement destructrice de l’environnement, et voici que nous achetons aujourd’hui du gaz de schiste aux Américains, qui nous le vendent 4 fois plus cher qu’à leurs propres industries (les Norvégiens, eux, nous le vendent 10 fois plus cher). La France fut la première à interdire la recherche et l’exploitation du gaz de schiste en 2011, même si elle n’a pas interdit son importation. La crise ukrainienne nous fera-t-elle revenir sur cette décision ?
Enfin, comment relancer le nucléaire ? C’est la question prépondérante. Ce secteur est en effet dans un état lamentable, mais moins à cause d’un déclassement technologique que d’une carence en matière de gouvernance et de planification. Nous avons également un grand manque de personnel qualifié dans la soudure, la chaudronnerie, la tuyauterie … et un manque d’ingénieurs. C’est toute la filière de l’enseignement professionnel et scientifique qui bloque la relance du secteur. On a d’autre part un coût extraordinaire. EDF chiffre à 24 milliards d’euros les déboires de la filière, et à 46 milliards la construction des six prochaines centrales. Où trouvera-t-on cet argent ? La crise ukrainienne a posé des problèmes énergétiques que nous n’avons pas les moyens (humains ou financiers) de résoudre.

Akram Belkaïd :
Nous payons aujourd’hui des décisions prises il y a plusieurs décennies. Rappelons que c’est dans les années 1990 que la France a renoncé au plan, sous prétexte que nous étions dans la mondialisation heureuse, et que tout allait se régler comme par enchantement. C’est ainsi que plusieurs points n’ont tout simplement pas été envisagés. Je rappellerai par exemple qu’au début des années 2000, quand vous lisiez des études consacrées à l’énergie, on partait du principe, qu’on considérait comme indiscutable, que la Russie était devenue un partenaire fiable, et que grâce à elle on pourrait échapper à toutes les incertitudes géopolitiques liées au Proche-Orient. Nous avons donc accueilli Gazprom à bras ouverts.
Aujourd’hui, nous sommes dans une situation dont on ne pourra pas sortir à court terme. Il y a des mesures d’urgence à prendre pour parer au plus pressé, mais elles ne traiteront pas le problème de fond. Il faut sérieusement réfléchir aux choix stratégiques des 20, 30 ou 40 prochaines années. Il faut cette fois envisager les inconnues (dont nos relations avec la Russie ou avec les pays du Golfe) avec prudence. Mais dans la série des responsables, il est vrai que l’UE a une grande part, à la fois sur l’indexation du prix de l’électricité sur celui du gaz, mais aussi dans sa politique de voisinage à l’égard des pays du sud de la Méditerranée. En refusant des débats structurels ou des engagements à long terme, on s’est privé d’une ressource dont nous aurions bien besoin aujourd’hui. L’Algérie produit du gaz (la Libye aussi, mais reconnaissons que la situation y est autrement plus compliquée, trop sans doute), l’Egypte, le Liban, et même Israël. Tous ces pays étaient demandeurs d’accords stratégiques à long terme, que l’UE a refusés -de façon arrogante qui plus est- au début des années 2000. Aujourd’hui elle s’en mord les doigts, et doit aller supplier ces pays les uns après les autres de nous garder une petite part de leur production.
Enfin, je suis très étonné par le retard français en matière d’énergie renouvelable. Le pays est immense, les potentialités en la matière sont gigantesques, comment se fait-il que nous en soyons là ? Les chiffres sont incroyablement bas en comparaison de l’Espagne, de l’Italie, ou même de l’Allemagne. Je sais bien que les éoliennes sont par exemple un sujet de crispation majeur, mais cela n’explique quand même pas tout.

Les brèves

Politique étrangère vol. 87, n°4 Balkans : un nouveau grand jeu

Nicole Gnesotto

"J’ai deux recommandations cette semaine, pour deux revues. La première est le numéro consacré aux Balkans de la revue Politique étrangère. Alors que s’est déroulée cette semaine la réunion entre l’Union Européenne et les pays des Balkans supposés l’intégrer, la revue soulève des points très pertinents. Comme l’échec total du modèle de gouvernance de la Bosnie-Herzégovine, inventé à Dayton en 1996, reposant sur un Etat fédéral à trois minorités. Cela n’a absolument pas produit les effets escomptés (la réconciliation notamment), la Bosnie est un cas typique à partir duquel réfléchir aux conditions de la paix juste. On peut aussi y lire la façon dont la Chine a massivement investi dans certains de ces pays des Balkans, montrant là un agenda européen qui doit nous interroger."

Le grand continent

Nicole Gnesotto

"Cette deuxième revue se lit uniquement en ligne, mais elle n’en est pas moins excellente, à la fois dans la réflexion et dans l’à-propos des sujets. Elle est réaliséée par le groupe d’études politiques de l’Ecole Normale Supérieure de Paris. Mercredi dernier a été publié un très bon petit dossier sur la crise de l’énergie en France, avec une série de cartes très éclairantes sur la crise environnementale et énergétique en Europe. "

Comment ils nous ont volé le football : la mondialisation racontée par le ballon

Akram Belkaïd

"Pour rester dans le football, cet ouvrage collectif, réalisé par les journalistes de la revue Fakir. Il explique comment on est passé d’un sport populaire pas souvent riche au gouffre financier d’aujourd’hui, avec ces clubs surendettés qui survivent en dépit de toute rationalité économique. Et bien entendu, la face cachée y est traitée également : la corruption, le dopage … Très éclairant."

Gouverner la France

Philippe Meyer

"Nous vivons, après les élections présidentielles et législatives, avec un président hyperactif et solitaire et une Assemblée nationale effervescente, quelquefois frénétique et toujours fébrile. Il nous a semblé approprié de revenir, dans une émission thématique, sur la gouvernabilité de la France avec un historien, Michel Winock dont une partie de l’œuvre a été regroupée dans la collection Quarto de Gallimard sous le titre « Gouverner la France ». Michel Winock s’inspire d’un livre de Paul Veyne promouvant une Histoire qui s’appuie sur la comparaison. Il y théorise et y explore le concept de « grande crise politique ». Ces crises sont identifiées dans l’Histoire française récente, puis étudiées et enfin comparées. En mettant ainsi en lumière les particularités et les tendances de fond des évènements qui secouèrent le pays, Winock parvient à tirer quelques grandes observations. Ce sont ces dénominateurs communs qu’il cherche à tirer au clair dans son chapitre final, agrémenté de tableaux comparatifs. Il sera l’invité de l’émission de dimanche prochain."