8 milliards, est-ce tenable ? / L’avenir de la Nupes / n°272 / 20 novembre 2022

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8 MILLIARDS, EST-CE TENABLE ?

Introduction

Philippe Meyer :
Selon l'estimation officielle des Nations unies, le cap des 8 milliards d'habitants a été franchi ce 15 novembre 2022, et devrait atteindre 10 milliards d'ici 2080. Le premier seuil est « un important jalon du développement humain » et un rappel de « notre responsabilité partagée de prendre soin de notre planète », a souligné le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres, au moment même où se déroule la COP27 en Égypte. En à peine plus de 200 ans, la population mondiale a été multipliée par huit. 60% de la population mondiale vit dans des pays où le taux de fécondité est inférieur au seuil de remplacement de 2,1 enfants par femme. Les 2 milliards de Terriens supplémentaires attendus d'ici à la fin du siècle naîtront principalement en Asie, dans une bande entre Kazakhstan et Pakistan, mais surtout en Afrique, dont la population devrait tripler. D'ici à 2050, huit pays seulement concentreront la moitié de la croissance démographique : la RDC, l'Égypte, l'Éthiopie, l'Inde, le Nigeria, le Pakistan, les Philippines et la Tanzanie. Autant de zones particulièrement vulnérables aux effets du changement climatique.
Les ONG Global Footprint Network et WWF soulignent qu’aujourd’hui, nous consommons plus de ressources biologiques (forêts, poissons, terres...) que ce que la terre peut régénérer chaque année et cette surconsommation, notamment d'énergies fossiles, entraîne toujours plus d'émissions de CO2. Elles considèrent qu’il faudrait 1,75 Terre pour subvenir aux besoins de la population de façon durable. Si tout le monde vivait comme un habitant de l'Inde, l'humanité n'aurait besoin que de 0,8 planète chaque année, contre plus de 5 planètes pour un habitant des Etats-Unis, selon les deux ONG. Côté climat, le dernier rapport des experts climat de l'ONU (Giec) notait que si la croissance de la population est bien un des moteurs majeurs de la hausse des émissions de gaz à effet de serre, elle l’est toutefois moins que la croissance économique. En matière d'atteinte à l'environnement, le nombre importe considérablement moins que le mode de vie. Un Américain émet en moyenne 17 tonnes de CO2 par an, un Indien 1,76 et un Éthiopien 0,19...
Selon l'économiste Alban Thomas, la planète dispose d'assez de ressources pour nourrir 10 milliards d'êtres humains, mais cela nécessiterait de profonds changements dans nos modes de production et nos régimes alimentaires.
L'humanité va vieillir. Depuis 2018, les plus de 65 ans sont plus nombreux que les enfants de moins de 5 ans et en 2050, leur proportion aura doublé, ils pèseront 16 % de la population mondiale.

Kontildondit ?

Nicole Gnesotto :
Avant de nous intéresser aux conséquences potentiellement inquiétantes de ce chiffre de 8 milliards, je voudrais commencer par me réjouir, car il cache deux bonnes nouvelles.
D’abord, l’accroissement de la population mondiale va de pair avec un formidable accroissement de l’espérance de vie. Aujourd’hui, la moyenne mondiale est de 70 ans, elle n’était que de 47 ans en 1950. Les progrès de la médecine et de l’éducation permettent donc à ces huit milliards d’humains de vivre plus longtemps qu’autrefois.
Ensuite, ce chiffre de 8 milliards ne représente pas le début d’une catastrophe, mais la fin d’un pic. A partir de maintenant, nous allons entrer dans une phase d’accroissement démographique plus lente. Depuis le début du XXème siècle, la population mondiale a doublé environ tous les 50 ans. 2 milliards en 1920, 4 milliards en 1970, 8 milliards en 2022. Désormais, le rythme sera moins rapide, puisque nous atteindrons 10,4 milliards en 2080. Contrairement à l’impression vertigineuse que peut donner ce chiffre, nous somme en réalité à un tournant démographique.
Ceci étant dit, ce chiffre pose évidemment des problèmes sur une planète aux ressources qui n’augmentent pas. Je crois cependant que le problème n’est pas toujours là où on le dit. J’ai quatre distinctions à faire à ce sujet.
Premièrement, le problème n’est pas la production de ressources, mais plutôt leur exploitation. En particulier les ressources alimentaires, que nous aurons. Malthus n’avait pas prévu les progrès technologiques extraordinaires qui nous permettront de nourrir ces dix milliards d’humains. Ce sont les ressources naturelles qui posent problème : les énergies fossiles, et les terres agricoles notamment. De ce point de vue, nous devrons faire face à un problème de rareté.
Deuxièmement, ce n’est pas un problème de consommation, mais un problème de déchets. Pas seulement le dioxyde de carbone, mais aussi les mégapoles. On sait par exemple qu’à Bombay, 40% de la population vit dans des bidonvilles. On sait aussi que les populations de certaines mégapoles vont atteindre plusieurs dizaines de millions de personnes.
Troisièmement, ce n’est pas le nombre d’humains qui est inquiétant, mais leur vieillissement C’est le corollaire de l’augmentation de l‘espérance de vie. Dans toutes les sociétés va se poser un problème de gestion de ces populations vieillissantes. En 2050, les plus de 65 ans représenteront 15% de la population mondiale, c’est à dire davantage que les enfants de moins de cinq ans. Le problème des retraites va donc se poser de façon très aiguë. En Chine, dont la population décroît déjà, en 2050, le tiers de la population aura plus de 65 ans. Pour le régime, c’est une question autrement plus problématique que Taïwan.
Quatrièmement, le problème n’est pas tant celui de la démographie mondiale que celui de la démographie africaine. C’est sur ce continent qu’aura lieu le plus gros de l’explosion démographique. Le taux de fertilité des femmes y est plus élevé que sur tous les autres continents (plus de 4,5 enfants par femme en moyenne). Or le taux de la croissance économique est loin derrière le taux de croissance démographique. Si en 2050 l’Afrique représente un tiers de la population mondiale (comme les études de l’ONU le laissent penser), des problèmes terribles vont se poser à ces populations.
Les solutions ne sont évidemment pas l’interdiction de faire des enfants, comme le prône cette espèce de robespierrisme écologique qu’on voit poindre un peu partout, mais celui de l’éducation des femmes. Une étude de l’Unesco nous apprend qu’en Afrique subsaharienne, les femmes non scolarisées ont 6,7 enfants en moyenne. Quand elles vont à l’école primaire, le chiffre tombe à 5,8, et quand elles vont dans le secondaire, il tombe à 3. Le problème de la démographie africaine est un problème lié à l’éducation des filles.

Marc-Olivier Padis :
Comme Nicole, je pense qu’il est important de faire le distinguo : nous ne sommes pas confrontés à un problème de surpopulation ou, comme on l’a dit trop longtemps, à « une bombe démographique ». En fait, nous assistons plutôt aux débuts d’un retournement. Évidemment, quand on dit que nous n’étions qu’un milliard en 1800, que les deux milliards n’ont été atteints qu’en 1927, et que par contraste nous étions 7 milliards en 2010 et 8 milliards en 2022, cela paraît affolant. On n’est pourtant pas en réalité dans une accélération, car la vitesse de croissance de la population a diminué. Depuis les années 1970, elle a été divisée par deux. La population mondiale augmentait de 2% par an entre 1965 et 1970, désormais c’est 1% par an, et le rythme de l’augmentation continue à décroître. La population mondiale va peu à peu se stabiliser, puis diminuer.
D’abord, les variations géographiques sont très grandes. Il y a d’importantes régions du monde où la population baisse déjà. Nous avons tous en tête que la Chine est le pays le plus peuplé du monde, mais il nous faut désormais prendre conscience que c’est terminé. A partir de 2025, la population l’Inde va prendre la tête. Mais même en Inde, il y a certaines régions où le taux de fécondité est inférieur au taux français. Le Japon perd déjà 750 000 habitants par an. En Corée du Sud, il n’y a que 0,9 enfants par femme, la population a commencé à baisser en 2021, bien avant les prédictions des démographes qui penchaient pour 2029. En Europe, le solde naturel (la différence entre les naissances et les décès) nous fait perdre 1 million d’habitants par an. C’est compensé par l’arrivée de migrants, mais pas partout. Un pays comme l’Italie, qui refuse d’en accueillir, voit sa population baisser. La Hongrie perd 350 000 habitants par an depuis 10 ans, et je ne parle pas du fait que les jeunes quittent le pays, mais seulement du solde naturel. Le chiffre global de 8 milliards fait perdre de vue ces importantes disparités. Ces baisses de population peuvent avoir des conséquences politiques très inquiétantes, certains auteurs (comme Ivan Krastev) font le lien entre la baisse de la population d’un pays et le raidissement du régime politique. Dans le cas de la Hongrie et de l’Italie c’est tout à fait frappant.
Comme le disait Nicole, le problème majeur n’est pas l’accroissement, mais le vieillissement. En Chine c’est tout à fait frappant, on assiste à la fin du phénomène du « dividende démographique ». Le dividende démographique, c’est quand la population jeune (en état de travailler) est disponible en grand nombre, et qu’elle a peu à payer pour les classes âgées. Ce moment est fini : le poids des dépenses sociales augmente, et pose les problèmes que l’on sait.
Le cas de l’Afrique est tout à fait particulier, et la question de l‘éducation des femmes y est effectivement cruciale. En revanche, je ne dirais pas que le cas de l’Afrique est un « problème ». C’est d’ailleurs une difficulté dans nos relations aux pays d’Afrique que de leur dire : « votre démographie nous pose un problème », car c’est perçu comme un regard néo-colonial. Ils considèrent que c’est à eux de gérer leur stratégie démographique comme ils l’entendent, et que nous n’avons pas à leur donner de leçon. Un message international est cependant organisé à destination de l‘Afrique. Il s’agit de défendre les droits des femmes et la libre disposition de leur corps, en faisant valoir un ensemble. Pas seulement la reproduction, mais plus largement à propos de la santé sexuelle et reproductive. Un ensemble de droits inséparables de la procréation : l’accès à l’éducation, mais aussi à l’information, aux soins, aux méthodes contraceptives, et la protection contre les violences sexuelles : viols, mutilations génitales, mariages forcés et / ou précoces. Il faut déplacer le regard, de la « menace » démographique au profit de la défense des droits des femmes. La France a d’ailleurs développé une diplomatie féministe et une aide au développement qui prend en compte ce nouveau régime des droits sexuels et reproductifs.

Isabelle de Gaulmyn :
Je ne reviens pas sur tous ces points avec lesquels je suis d’accord, j’aimerais plutôt faire part de quelque chose qui me choque depuis quelques années : on ne parle de « bombes démographiques » qu’au moment des COP. Dans les années 1970, on entendait déjà ce refrain « nous allons être trop nombreux », avec ce problème de l’épuisement des ressources naturelles, et aujourd’hui, c’est au moment où les projecteurs médiatiques sont braqués sur l’environnement que l’on entend parler de ces questions. Autrement dit, on impute la dégradation de l’environnement à l’augmentation de la population. J’étais particulièrement choquée en 2017, où 15 000 scientifiques avaient publié un avertissement à l’humanité.
Ce raisonnement culpabilisateur, qui lie problèmes environnementaux et nombre d’enfants est une espèce de double peine pour les populations du Sud les plus pauvres : non seulement elles subissent le réchauffement climatique alors que ce sont elles qui polluent le moins, mais en plus on leur reproche d’avoir trop d’enfants. Je trouve cette vision aussi occidentale que tordue. En plus, certains raisonnements sont aberrants. Nombreux sont aujourd’hui les jeunes Français à dire « étant donné l’état de la planète, je ne veux plus d’enfants ». J’ai plutôt envie de leur recommander de cesser de prendre l’avion … Il est vrai qu’un Américain qui naît est beaucoup plus polluant qu’un Indien ou un Éthiopien. Pour autant, poser le problème écologique avec la seule alternative « avoir des enfants / ne pas en avoir » ne résoudra rien.
Un enjeu écologique majeur est celui de la finitude : comme les ressources sont limitées, plus nous sommes nombreux, plus c’est difficile. C’est le problème du partage qui se pose. Cela devrait nous conduire à envisager la question de la décroissance, non pas comme un chiffre de population qu’il s’agit de faire baisser, mais comme une façon de mieux partager. Pour un certain nombre de gens riches, notamment nos sociétés, cela suppose effectivement une décroissance, un mode de vie plus frugal.
On sait que la démographie a toujours été l’objet de manipulations idéologiques et / ou religieuses. L’Eglise québécoise avait à un moment donné demandé aux Québécois de faire beaucoup d’enfants, pour ne pas se laisser distancer par les anglophones (anglicans) ; en Irlande, il y a eu des choses de ce type, il y en a aujourd’hui chez les Juifs orthodoxes en Israël … Politiquement, qui dit « bombe démographique » dit très vite « immigration », c’est un sujet propice aux manipulations dangereuses. Il y a une responsabilité des scientifiques et des médias à lancer leurs alertes à certains moments bien précis, alors que les choses sont en réalité plus complexes.

Jean-Louis Bourlanges :
Il est vrai que cette question donne naissance à des discours très étranges, où domine la culpabilité d’exister. Cela me rappelle un dessin de Sempé, où deux petits vieux discutent sur un banc. L’un dit à l’autre : « la solution est en vous. Faites-vous donc sauter le caisson ». On a l’impression que c’est ce type de discours qu’on tient à l’humanité. Je suis par exemple frappé par certaines études sur l’empreinte carbone de tout nouveau-né. On l’estime à 60 tonnes, chiffre très étonnant. Comment l’a-t-on calculé ? En prévoyant tous les enfants qu’aurait cet enfant ! Face à tout cela, il est bon de rappeler que tout ce que l’humanité a fait sur Terre n’a pas toujours été totalement inintéressant. Reconnaissons que la solution qui consiste à disparaître n’est pas forcément la moins absurde.
Les chiffres nous apprennent que le problème n’est pas celui de l’augmentation du nombre global, mais bien celui de la régionalisation. La zone de fracture est très précise et nous concerne directement, puisqu’elle est autour de la Méditerranée. Au Nord, les Européens sont les plus modestes sur le plan de la reproduction, tandis qu’au Sud, l’Afrique reste une anomalie statistique par rapport au reste du monde. L’ensemble pakistano-indien continue de faire beaucoup d’enfants, même si l’accroissement se réduit, mais l’Afrique, elle, ne décélère pas. C’est un phénomène qui doit nous concerner au premier chef en tant qu’Européen, puisque cela pose directement des problèmes migratoires, qui ne pourront que s’aggraver avec le réchauffement climatique. La coopération Nord-Sud sera déterminante.
Quels sont les problèmes que pose ce chiffre de 8 milliards d’humains ? S’agit-il des ressources (notamment alimentaires) ou des déchets (notamment les gaz à effet de serre) ? Comme le disait Nicole, la question des ressources devrait pouvoir être résolue, à condition qu’on soit plus économe, ce qui n’ira pas sans mal. La consommation de viande va poser de gros problèmes, ainsi que l’eau potable. Tous les économistes s’accordent cependant pour dire qu’avec la stabilisation prochaine de la population mondiale, nous devrions y arriver. Mais la question des déchets et de l’empreinte carbone est autrement plus difficile. Là se noue la polémique entre ceux qui disent « il y a trop d’enfants, c’est la faute des sociétés du Sud, notamment de l‘Afrique », et ceux qui rétorquent que les Africains ne sont pas le problème, dans la mesure où leur empreinte carbone est dérisoire comparée à la nôtre. Là encore, c’est un problème de mode de vie qui se pose.
Il me semble que les solutions à ces problèmes sont mal posées. On entend par exemple que la modération démographique des Européens ne compte pas, étant donnée leur empreinte carbone catastrophique. Mais c’est faux, car étant donnée cette forte empreinte carbone, si nous avions une forte croissance démographique, les conséquences seraient absolument redoutables. Les pays en développement ont raison de dire que le modèle américain est désormais intenable. Les Européens ne sont pas aussi mauvais, nos émissions ont tout de même considérablement baissé ; insuffisamment certes, mais nous sommes engagés sur la bonne voie.
Mais il reste une antinomie fondamentale : on ne va pas générer un modèle de développement qui serait un modèle d’Africains ou d’Indiens qui vivent très difficilement. Cela ne saurait constituer un idéal à atteindre. Il faut trouver un modèle de développement qui permette de vivre relativement confortablement tout en restant vertueux au point de vue des émissions de gaz à effet de serre. Pour cela, la générosité et la solidarité seront très importantes, même si elles ne suffiront pas. Notre modèle est surconsommateur, mais le leur n’est pas adapté aux aspirations de l’humanité.

Nicole Gnesotto :
A propos du « problème démographique de l’Afrique », je m’empresse de préciser que c’est d’abord un problème pour l’Afrique, et non pour les sociétés occidentales. Quand on regarde les courbes d’évolution de la sécheresse, de la croissance démographique et de la croissance économique, on réalise que les Africains ont un vrai problème de survie. Si nous n’avons aucune « leçon » à donner aux Africains, alors que penser de l’aide au développement ? Du point de vue européen il y a une réelle responsabilité vis-à-vis de l’Afrique : il faut de l’aide au développement, mais aussi de l’aide au développement durable, et enfin de l’aide au développement dans l’éducation des femmes. Personnellement, je suis favorable à des conditions pour ces aides, non pas pour la lutte contre le terrorisme, mais bien pour l’éducation des filles et le respect de l’intégrité physique féminine. Je ne crois pas qu’il s’agisse de néo-colonialisme que de vouloir aider la cause des femmes en Afrique.

Isabelle de Gaulmyn :
Par rapport aux différents modèles de développement qu’évoquait Jean-Louis, je crois qu’il est bon de revenir à une question primordiale : pourquoi fait-on des enfants ? Autour de cette table, nous avons tous connu des générations où les femmes avaient 7 ou 8 enfants, parce qu’il fallait pallier à une mortalité infantile élevée, mais aussi parce qu’il fallait « assurer les retraites ». Il y a sans doute des femmes qui ont huit enfants et sont très heureuses, mais aujourd’hui, objectivment, il n’est pas très enviable d’avoir huit enfants quand on est une femme. Si les femmes des pays du Sud ont davantage d’enfants qu’ailleurs, c‘est plus à cause d’un problème d’éducation que par désir. Il faut d’abord parler de l’éducation des femmes, c’est beaucoup plus compliqué que de distribuer des pilules contraceptives. Il faut d’abord se demander pourquoi ces femmes ont plus d’enfants, avant de se demander si le modèle de développement est meilleur ou pire.

Jean-Louis Bourlanges :
Il s’agit sans doute d’un malentendu car je suis entièrement d’accord avec vous. Dans la loi qu’a récemment votée l’Assemblée nationale à propos de l’aide au développement, la question de l’éducation des femmes et de leur égalité avec les hommes est une très grande priorité. La question que je posais est : « quel modèle de développement peut-on créer qui ne soit ni la pauvreté des pays « vertueux » en carbone, ni les émissions intenables des pays riches ? Les Africains peuvent-ils accéder à une relative aisance sans créer les mêmes problèmes que nous ? »

Marc-Olivier Padis :
L’éducation des femmes est déjà un axe de développement et de diplomatie. On ne peut pas envisager le lien entre croissance économique et démographie comme une image fixe. Il y a un rapport d’entraînement mutuel entre la croissance de la population et celle de l’économie, prenons donc garde à ne pas faire de pronostics exagérément pessimistes quant à l’avenir de l’Afrique : c’est un continent qui va se développer à mesure que sa population se développe, comme ce fut le cas partout ailleurs.
Par ailleurs, il n’y a pas « d’anomalie » démographique africaine, le nombre d’enfants par femme y baisse comme dans le reste du monde., la « décélération » dont vous parliez est déjà là. Ce n’est simplement pas au même rythme qu’ailleurs. En Amérique du Sud, cela s’est fait plus vite que les estimations et en Afrique, cela va moins vite, mais cela a pourtant commencé.

L’AVENIR DE LA NUPES

Introduction

Philippe Meyer :
En six mois d'existence, la Nupes a déjà dû affronter plusieurs crises. Dès la rentrée, la France Insoumise s'est retrouvée dans la tourmente avec la mise en retrait du député Adrien Quatennens, qui avait reconnu des faits de violences conjugales. Les écologistes ont également été secoués par l'affaire Bayou. Selon un sondage Odoxa-Backbone pour Le Figaro, 64 % des Français estiment que ces incidents ont « décrédibilisé l'ensemble » de cette alliance. Ils sont également une majorité à le penser chez les sympathisants de gauche (52 %). Tandis que des divergences sont apparues sur Taïwan, sur la dénonciation de l'apartheid en Palestine ou encore sur la valeur travail, les partis de la coalition ont dû, dans la foulée, ferrailler ensemble contre le budget imposé par le gouvernement à coups de 49.3. Alors que la première motion de censure a été portée le 24 octobre par toute la Nupes, des désaccords sont apparus sur l'opportunité d'en déposer une à chaque utilisation du 49.3 par Élisabeth Borne. Le 31 octobre, le groupe LFI a voté comme un seul homme en faveur de sa nouvelle motion de censure, mais près de la moitié des députés PS (12 sur 31) a manqué à l'appel. La déperdition a été moindre au sein des communistes, puisque 6 membres sur 22 ont refusé de soutenir la motion Insoumise, comme chez les écologistes (4 sur 23). Chaque fois les voix du Rassemblement national se sont jointes à celles de la Nupes.
De nouvelles divergences apparaissent aujourd’hui au sein de l’alliance au sujet de la sécurité. Alors que le projet de loi d'orientation et de programmation du ministère de l'Intérieur est examiné depuis le 14 novembre à l'Assemblée nationale, la Nupes tente d'harmoniser sa stratégie malgré des positions discordantes de ses différentes composantes sur la sécurité. Le gouvernement propose d'investir 15 milliards d'euros d'ici 2027 pour recruter notamment 8500 policiers et gendarmes sur cinq ans et pour la transformation numérique du ministère. Si les socialistes ne se prononcent pas contre ce texte, en revanche, les insoumis, les communistes et les écologistes le rejettent. Récits pluriels également sur l’immigration. Alors que l’affaire de l’Ocean-Viking, le navire transportant quelques 234 migrants, dont 37 enfants, accueilli le 11 novembre à Toulon, a rouvert le dossier de l’immigration, le gouvernement prépare un nouveau projet de loi sur le sujet. Différentes sensibilités émergent de nouveau au sein de la Nupes. Le PS ne voit pas d’un mauvais œil la mise en place d’un titre de séjour pour les métiers en tension tandis que Jean-Luc Mélenchon continue de surfer sur une ligne de crête, entre discours humanitaire et reconnaissance des frontières et que l’hypothèse d’un titre de séjour hérisse le secrétaire national du Parti communiste Fabien Roussel.
Dans les mois à venir, plusieurs échéances internes attendent les différentes composantes de la Nupes. À partir du 10 décembre, les écologistes seront en congrès. Le même jour, la France Insoumise tiendra son assemblée représentative. Les socialistes suivront en janvier, alors que la ligne tenue par Olivier Faure est contestée par un certain nombre d'entre eux. Le Parti communiste fermera le ban avec son congrès en avril.

Kontildondit ?

Marc-Olivier Padis :
De quoi parle-t-on exactement quand on parle de la Nupes ? J’ai trouvé six réponses possibles.
D’abord, la Nupes est une alliance électorale qui s’est formée aux dernières élections législatives. Mais une alliance étrange, dans laquelle il n’y eut pas de négociation transparente sur les programmes, pas de validation par les militants, pas d’arbitrage sur les désaccords de fond. Si je trouve cela étrange, c’est parce que j’ai en tête l’exemple allemand. Quand il y a une coalition électorale en Allemagne, il y a un accord écrit, public, validé par les adhérents des différents partis lors d’un congrès ou d’un vote interne.
Deuxièmement, il existe un « parlement de la Nupes », avec une liste de membres qu’on peut consulter sur internet, comprenant des membres de la société civile, des artistes, des intellectuels, etc. Je suis allé voir quelles étaient les actualités de ce parlement, et la dernière publiée sur le site date du 7 juin dernier. C’est la vidéo d’une conférence de presse sur le programme économique, qui répond à une critique formulée par Terra Nova sur la solidité du dit programme.
Troisièmement, il y a un intergroupe de députés de la Nupes. Si j’ai bien compris, un « intergroupe » est une entité qui n’existe pas dans le règlement intérieur de l’Assemblée nationale, il s’agit donc de quelque chose d’entièrement informel, sans règle ou structuration d’aucune sorte.
Quatrièmement, il y a ce qu’ils appellent une « interorga », c’est-à-dire une réunion des représentants des différentes organisations qui composent la Nupes. C’est à la discrétion des différents partis politiques, on ne sait donc pas comment ils se réunissent (ni même s’ils se réunissent), de quoi ils discutent, ce qui s’y décide, etc.
Cinquièmement, il y a eu à un moment une velléité de lancer des associations locales de la Nupes, mais je ne sais pas si cela a finalement abouti quelque part.
Enfin, il était aussi question d’un club de réflexion, mais soit il est clandestin soit il est extrêmement discret, en tous cas on n’en entend pas parler.
Les membres de la Nupes disent « nous allons fonctionner ensemble, il s’agit seulement de se coordonner, tout cela doit rester informel ». Je ne pense pas que cela puisse se passer ainsi avec tous les sujets politiques qu’il y a à discuter. Comment avancer sur la question des programmes avec toutes ces divergences politiques ou idéologiques ?
Le prochain rendez-vous électoral en France, ce seront les élections européennes. Or on sait que l’Europe est l’un des points de divergence les plus saillants au sein de la Nupes. Dans le programme de la LFI était écrit noir sur blanc le principe de « désobéissance européenne », ce qui signifie une confrontation directe avec les instances européennes, mais aussi avec un certain nombre de principes, de politiques, de régulations, etc. Derrière ce terme un peu vague, il y a une contestation centrale de la participation de la France au projet européen. C’est absolument impossible à accepter pour les Verts et les socialistes, qui ont dû employer les formules les plus alambiquées lors des dernières élections pour justifier qu’ils passaient outre. Le problème a donc été mis de côté, mais il va revenir très fort lors des prochaines élections. Je ne vois pas aujourd’hui où est le lieu d’arbitrage politique de tous ces désaccords.

Nicole Gnesotto :
Ce sujet m’a permis de relire la fable La carpe et le lapin. On peut y lire, vers la fin :
« L’heure de la retraite sonne ;
Foin d’amours loufoques ! »
C’est ce qui arrive à la Nupes : la carpe et le lapin ne peuvent rester ensemble, c’est un mariage condamné d’avance. C’est une alliance purement tactique et électoraliste entre des gens qui n’ont rien en commun, si ce n‘est la soif de pouvoir. Cela a d’ailleurs fonctionné puisqu’ils ont 151 députés. C’est ainsi que certains députés ont pu sauver leur siège, mais rappelons tout de même les scores : le PS a fait 1,75% les Verts 4,6%, le PCF 2,28% et LFI 22%. Les élections étant passées, la crise est désormais inévitable, d’autant que les désaccords ne sont pas seulement entre les différents partis qui composent la Nupes, mais aussi à l’intérieur de chacun d’entre eux (à l’exception des communistes). A LFI, Jean-Luc Mélenchon est marginalisé, et le « futur chef » Adrien Quatennens a été évincé, Chez les Verts, Mme Rousseau est parvenu à éliminer Yannick Jadot et Julien Bayou. Quant au PS, les vétérans n’y apprécient pas la ligne de M. Faure. Cela ne peut pas tenir.
Faut-il s’en réjouir ? Oui et non. Oui parce que groupe de députés décrédibilise complètement l’action parlementaire et le respect des institutions. Nous sommes la risée de nos partenaires européens : les « surmulots », le barbecue genré, le travail qui serait une idée de droite … tout cela a assez duré.
Dans le même temps, il faut s’en inquiéter, car le seul effet politique de la Nupes consiste aujourd’hui à crédibiliser le Rassemblement National, qui paraît raisonnable en comparaison.

Isabelle de Gaulmyn :
Je ne sais pas si la fin de la Nupes est si proche que cela. Ils ne sont effectivement d’accord sur rien, même pas sur la démocratie. Certaines déclarations de M. Corbière sont clairement anti-démocratiques. N’empêche que cela tient. Il ne s’est jamais véritablement agi d’une réelle alliance politique, simplement d’un rapprochement purement circonstanciel, visant à sauver quelques sièges. Mais c’est le nombre qui compte, car ces 151 députés peuvent exister face au RN. On a l’impression que tant qu’ils sont dans l’opposition, le fait qu’ils ne soient d’accord sur rien n’a pas d’importance, dans la mesure où leur seul point de convergence consiste à être contre.
Mais évidemment, il est tout à fait navrant de ne pas avoir une opposition de gauche crédible et constructive. Au moment du débat sur la taxe sur les super-profits par exemple, les socialistes, plus modérés, n’ont rien pu faire. Sur l’immigration, cela risque d’être la même chose. Les quelques avancées sociales du gouvernement risquent de tomber à cause de la Nupes. Je pense que tant qu’elle sera dans l’opposition, cette alliance de bric et de broc pourra continuer d’exister, mais au détriment de la richesse du débat parlementaire, et surtout du bien commun. Car la Nupes ne peut jamais être « pour » quoi que ce soit, elle n’existe que dans l’expression du « contre ».

Jean-Louis Bourlanges :
La Nupes existe pour deux raisons. D’abord, parce que le macronisme de gauche ne s’est pas assumé en tant que tel. Car il y a indiscutablement un macronisme de gauche. Plutôt favorable au libéralisme culturel, très résolument multilatéraliste, très favorable à l’Etat-providence et à la social-démocratie, et acquis à la transition écologique. Cela dessinait une idéologie de gauche, qui ne s’est pas assumée pour des raisons internes, et donc le macronisme est apparu comme une espèce de vide du côté de sa gauche. Ce vide a laissé la gauche classique social-démocrate en état de déshérence.
Ensuite, le mode de scrutin. Les gens ont tort de dire que parce que l’Assemblée est actuellement fragmentée, on est arrivé à ce qu’aurait été un scrutin à la proportionnelle. En réalité, la logique fondamentale du scrutin majoritaire à deux tours a joué : on a eu une polarisation artificielle autour du parti hégémonique, en l’occurrence LFI (à cause des contre-performances des socialistes notamment). Il y a donc une mainmise idéologique des Insoumis sur la Nupes, mais elle est artificielle. On pourrait tout à fait avoir un scénario similaire demain avec l’opposition de droite, qui pourrait profiter au RN.
C’est ainsi que ces gens en désaccord sur tout vont bientôt ne plus pouvoir cacher leurs différences, à cause des élections européennes à venir. On risque alors de retourner à une véritable régression intellectuelle. Car que s’est-il passé lors des dernières élections européennes ? Pour la première fois on a eu une répartition des votes et des alliances conforme à l’enjeu européen. Il n’y a pas eu le faux combat « droite contre gauche » habituel (faux parce qu’en réalité, chacun des deux camp est divisé face aux enjeux européens), mais un grand centre pro-européen, et les anti-européens aux extrémités. C’est plus sain car cela correspond au véritable clivage du pays à propos des enjeux fondamentaux. On risque aux prochaine Européennes de revenir à une situation artificielle, ou un social-démocrate comme M. Jadot pourrait être forcé de tenir la même ligne qu’un souverainiste agressivement anti-européen de LFI.
Souhaitons qu’on n’en revienne pas là, et que le scrutin des Européennes (proportionnel, celui-là) favorise cette reclassification des forces sur les véritables enjeux, et non sur des commodités électorales purement tactiques.

Philippe Meyer :
On peut aussi déplorer que le ton employé par LFI ait déteint sur le reste des acteurs politiques, et que bien peu d’opposants à LFI leur répondent sur le ton de l’argumentation. On en vient très vite à l’invective, puis à la cour de récréation …

Les brèves

Richelieu

Philippe Meyer

"Avec cette biographie du cardinal, Françoise Hildesheimer est parvenue à maîtriser une bibliographie considérable, et à en tirer une vision extrêmement fine de l’homme mais aussi de la période. Elle peint l’homme d’Etat, mais aussi le prêtre (ce qu’on oublie ou qu’on ignore), et cette légende de « l’homme rouge », à laquelle Michelet et Victor Hugo ont contribué. La carrière de Richelieu fut aussi mouvementée que fragile, et ce jusqu’à la fin. L’auteure en profite pour contribuer à la réhabilitation de Louis XIII, peut-être pas comme homme, mais au moins comme monarque."

Vivre pauvre - Quelques enseignements tirés de l‘Europe des Lumières

Marc-Olivier Padis

"Je vous recommande moi aussi un essai historique. Celui-ci est signé de Laurence Fontaine, historienne et directrice de recherches à l’Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales. Le livre est passionnant et il suit deux projets. D’une part, l’auteure travaille sur un fonds d’archives qui n’avait pas été remarqué jusqu’à présent. On sait que les académies des arts régionales du XVIIIème siècle aimaient lancer des concours (c’est comme cela que Rousseau se fit connaître), et celle de Châlons-sur-Marne en avait lancé un en 1777 : réfléchir sur « les moyens de détruire la mendicité, en rendant les mendiants utiles à l’Etat, sans les rendre malheureux ». Le concours reçut 125 réponses, ce qui en fait la plus abondante production du siècle pour ce type de concours. Laurence Fontaine a donc analysé ces 125 propositions, mais au delà de ce travail historique, elle propose une perspective que révèle le sous-titre. Il faut s’intéresser à la pauvreté non seulement comme une situation de domination sociale, mais aussi en essayant de comprendre les stratégies des populations les plus pauvres pour sortir de leur condition. Elle s’appuie sur les travaux du grand économiste Amartya Sen, qui a montré que les acteurs économiques ne sont pas simplement dans des situations de domination, mais qu’ils ont aussi des capacités de réponses. Ils développent des stratégies. L’essai est tout à fait original, à la fois historique mais aux fortes résonances contemporaines."

L’aplatissement du monde

Isabelle de Gaulmyn

"Je recommande le petit essai d’Olivier Roy. Au début je me suis dit « bon, Olivier Roy, on le connaît, ça va encore être « la fin de la grande culture », etc ». J’ai été très agréablement surprise. C’est une lecture simulante. Dans un précédent ouvrage, Olivier Roy expliquait comment la religion mondialisée, en coupant la foi de la culture, aboutissait aux fondamentalismes. En appliquant la même grille de lecture sur les schémas sociaux, il analyse la crise de la Culture actuelle, qui s’accompagne paradoxalement d’une énorme augmentation des normes. "

Homo numericus - La « civilisation » qui vient

Nicole Gnesotto

"Je recommande pour ma part un grand livre, à la fois par la taille et par l’intérêt. C’est le dernier ouvrage de Daniel Cohen. L’auteur poursuit ici son interrogation sur le capitalisme. Après le capitalisme industriel et le capitalisme financier, il en vient au capitalisme numérique, toujours avec une remarquable clarté. Deux choses ressortent pour moi de l’ouvrage. D’abord il montre (très brillamment) qu’après avoir produit des biens et des services, le capitalisme fait désormais commerce de l’imaginaire humain. Et aussi à quel point le développement du capitalisme numérique est systématiquement lié à la destruction des institutions qui ont accompagné le capitalisme industriel : les syndicats, les partis politiques, toute la démocratie que nous avons connue. Je trouve ce lien entre capitalisme numérique et crise de la démocratie très novateur et passionnant. "

Aron et De Gaulle

Jean-Louis Bourlanges

"Notre ami Jean-Claude Casanova a décidé de faire quelque chose de très utile : regrouper les écrits épars de Raymond Aron, en les classant par thème. C’est ainsi qu’il avait publié il y a quelques années un « Marx » de Raymond Aron, qu’Aron n’avait pourtant jamais conçu comme un livre. Il vient de faire la même chose à propos du général de Gaulle. Ces deux figures ont dominé ma jeunesse, il y a une gémellité entre ces deux destins tout à fait passionnante. Aron va à Londres au même moment que de Gaulle, il est totalement solidaire du combat des alliés, mais en décalage de la France Libre. Il se retrouve directeur de cabinet de Malraux, à la Libération. Il estime comme de Gaulle et au même moment qu’il faut en finir tôt ou tard avec l’Algérie, il a cette rupture très importante sur la guerre des six jours, mais en même temps on voit bien que sa démarche est très profondément différente de celle du général. Aron est un « classique », qui veut construire un ordre international, de Gaulle est un « baroque », qui chérit le mouvement, l’instabilité, le jeu, etc. Ce sont des esprits différents, mais deux personages qui ont vraiment dominé l’après-guerre en France. "