Thématique : Jamais frères ? Ukraine et Russie : une tragédie postsoviétique / n°271 / 13 novembre 2022

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JAMAIS FRÈRES ? UKRAINE ET RUSSIE : UNE TRAGÉDIE POSTSOVIÉTIQUE

Introduction

Philippe Meyer :
Six mois après l’invasion russe en Ukraine, Anna Colin Lebedev, chercheuse française « d'origine soviétique », comme vous aimez à vous présenter, maîtresse de conférences à l'université Paris-Nanterre et spécialiste des sociétés postsoviétiques, dans votre ouvrage « Jamais frères ? (Le d’interrogation est important) Ukraine et Russie : une tragédie postsoviétique », vous vous attachez à déconstruire le mythe des « frères » slaves. Vous décryptez les similarités entre les sociétés russe et ukrainienne, le poids des traumatismes du XXe siècle et les trajectoires de plus en plus divergentes que les deux pays ont suivies depuis 1991.
A l’époque de l’Union soviétique, vous rappelez-vous, la Russie était le centre, et l’Ukraine une périphérie. L’homogénéisation s’est faite en écrasant un certain nombre de différences, l’histoire commune avait été écrite en gommant certains aspects gênants qui ne rentraient pas dans le récit officiel. Les trajectoires contraires suivies par les sociétés russe et ukrainienne ne sont pas un argument suffisant pour expliquer la guerre entre les deux pays, observez-vous. Mais un certain nombre de sujets aident à comprendre ce qui se joue aujourd’hui. Sujets que vous passez au crible : rapport à l’histoire soviétique, construction d’une mémoire de la grande famine et de la Seconde Guerre mondiale, place des communautés juives et de la mémoire de la Shoah, rapport au pouvoir politique, rapport à la violence, place des langues. Votre livre décrit également la fracture entre les deux sociétés, lorsque Russes et Ukrainiens ont cessé, en 2014, de partager la même vision de ce qui se joue entre les deux pays, en Crimée et dans le Donbass. En 2022, la fracture s’est transformée en rupture.
Ce qu’on présentait comme une fraternité, disent les Ukrainiens, s’est révélé un rapt. Côté russe, l’Ukraine serait une Russie transformée en anti-Russie par l’Occident hostile. La ligne de fracture que dessinent les deux discours montre bien, soulignez-vous, la nature existentielle d’une guerre qu’on ne peut réduire à une volonté de conquête territoriale ou d’accès à des ressources naturelles ou économiques. Existentielle, car pour l'Ukraine : soit elle parvient à vaincre la Russie - ce qui veut dire que Moscou renonce à toute prétention territoriale et d'influence sur l'Etat ukrainien - soit elle cesse d'exister. Contrairement à la société ukrainienne, la société russe, en grande partie aveugle à cette guerre conduite en son nom, n’a pas l'expérience de protestations qui auraient réussi. Vous dressez le portrait d'une société russe convaincue de son impuissance et soutenant sans enthousiasme une guerre qu'elle ne peut pas ou peu critiquer et qui ne réalise pas encore la profondeur de la déchirure, qui est pourtant entérinée du côté de l’agressé, l’Ukraine. Pour les Ukrainiens, désormais, tout ce qu’il pourrait y avoir de commun avec les Russes – la langue, les références culturelles partagées, la mixité, les souvenirs de l’époque soviétique - n’est plus vu que comme l’effet d’une domination ou d’une oppression. On avait pensé, à tort, les comptes de l’Union soviétique soldés lorsqu’elle s’était dissoute sans conflictualité majeure en 1991 écrivez-vous, le vrai prix à payer nous est donné aujourd’hui.

Kontildondit ?

Béatrice Giblin :
Votre livre est important, je me demandais s’il n’aurait pas pu également s’appeler : « Plus jamais frères ? » Toute la période soviétique que vous analysez dans l’ouvrage ne cesse de montrer cette fraternité des populations : les mariages mixtes, mais aussi les Ukrainiens qui étudient ou travaillent en Russie avec de vraies réussites professionnelles. On a l’impression qu’un véritable terreau commun s’était créé entre les deux pays. Je trouve remarquable la finesse avec laquelle vous étudiez les représentations, tant du côté russe qu’ukrainien. Vous revenez sur des périodes très douloureuses et que les deux côtés se sont efforcés de mettre sous le tapis. Une double représentation existe déjà pendant l’ère soviétique, selon laquelle Kyiv est le berceau, l’origine de la civilisation russe. Mais quand on est dans cette représentation là, on est déjà dans quelque chose qui relève du sentiment, donc de l’irrationnel. Cela me fait penser à l’idée que certains Serbes se faisaient du Kosovo. Et dans le même temps, il y a également l’idée que les Ukrainiens sont des « sous-Russes », avec une langue au rabais, etc. Ce qui compte, c’est la civilisation russe, la langue russe, on parlait même de « petite Russie ».
Cette double représentation a été intégrée par l’Occident. Je reconnais que l’image que j’avais des Ukrainiens était teintée de ce discours dominant.

Anna Colin Lebedev :
Ce qui a été compliqué dans l’écriture de ce livre, ce fut justement de rendre sa juste part à l’hybridité, à la proximité, au mélange entre les deux cultures. Vous aviez raison d’évoquer les parcours professionnels qui ont amené des Russes à s’intégrer en Ukraine ou des Ukrainiens à occuper des postes de pouvoir à Moscou. Il s’agissait donc à la fois de rendre compte de tout ce commun, et en même temps de reconnaître qu’il contenait une part d’écrasement et de domination. Cette part a eu une grande importance dans les années 1990 et 2000, lorsque l’Ukraine indépendante cherche à s’interroger sur ce qui fait d’elle une nation à part entière avec ses spécificités. Cette interrogation a fait remonter à la surface ce qu’il a pu y avoir de commun, mais évidemment aussi ce qu’il y avait d’objectivement différent, et ce qu’il a pu y avoir d’oppression dans la manière dont Moscou traitait Kyiv. Il y a donc eu la volonté de se détacher de la tutelle, pour pouvoir se concevoir comme un Etat indépendant ou une société à part entière.
Tout cela forme un portrait complexe. C’est pour cela que le titre comporte ce point d’interrogation, qui en est en effet l’élément le plus important. On retrouve ce point d’interrogation dans le titre de chacune des parties de l’ouvrage, je ne cesse de poser des questions, car il ne s’agit pas de dire à la va-vite que cette fraternité entre les deux peuples n’est qu’un mythe utilisé par Vladimir Poutine, il y a des éléments de proximité entre les deux sociétés. Ils sont là dans l’Histoire mais aussi dans le présent.
Il faut cependant voir en quoi compte la différence, a fortiori parce que cette différence est niée du côté russe. Les divergences historiques, mais aussi les dynamiques des relations entre Moscou et Kyiv auraient pu être résolues d’une autre manière, dans le débat ou le désaccord, c’est d’ailleurs un chemin qui a failli être pris. Mais à partir du moment où la proximité est devenue une arme de guerre, elle est devenue insupportable. C’est pourquoi on s’est employé à la détruire côté ukrainien. Le livre ne va pas très loin dans le déroulé de la guerre, car je l’ai écrit entre avril et juin 2022, et j’avais évidemment conscience que dès sa sortie, un certain nombre d’éléments auraient déjà évolué. Mais cette logique du commun déjà en train d’être détruit n’est pas l’effet de circonstances objectives. Certes, il fallait bien qu’à un moment, la prise de conscience des différences soit actée et débattue, mais rien n’obligeait à ce qu’elle débouche sur un conflit armé. C’est l’idée centrale du livre.

Marc-Olivier Padis :
Dans votre interrogation sur les divergences entre les deux pays, vous examinez ce qu’il y a de commun, et un élément qui s’impose est bien évidemment le monde soviétique. De quelle manière le statut des nationalités a-t-il évolué au sein du système soviétique ? Si j’ai bien compris, dans un premier temps, après la révolution de 1917, on avait commencé par encourager l’expression des singularités nationales, notamment des langues nationales. Ce premier moment, qui devait correspondre à cette idée d’Union des Républiques Socialistes Soviétiques s’arrête avec Staline et connaît par la suite une régression. Comment expliquer ce double mouvement, qui a dû laisser des héritages contradictoires ?

Anna Colin Lebedev :
Vous avez raison, et il faut y ajouter que toute l’Ukraine n’a pas connu la même histoire soviétique. Mais effectivement, cette histoire soviétique a des moments très différents quant aux politiques sur les identités nationales. Quand Poutine se permet de dire aujourd’hui que c’est Lénine qui a créé l’Ukraine, et que celle-ci n’existait pas auparavant, c’est en réalité une manière très déformée de dire que le projet soviétique a permis la cristallisation des identités nationales, là où il n’existait auparavant que des identités locales. C’est un type de discours historique sur l’Union soviétique qu’on a entendu à propos de la construction des nationalités. Dans les premières années de l’URSS, on va structurer l’Union en territoires qui doivent avoir une cohérence nationale, avec une ethnie et une langue titulaires. Dans le cas de l’Ukraine, on choisit la langue ukrainienne, qui était très présente bien qu’opprimée sous l’empire russe ; dans d’autres endroits comme par exemple en Asie Centrale, ce sera beaucoup plus délicat et composite : on a composé des langues à partir de différentes langues locales, en créant une grammaire, en uniformisant l’alphabet cyrillique, mais aussi en regroupant différentes communautés sous des termes englobants : « Kazakhs », « Tadjiks », etc.
Dans les années 1920, il y a en effet une espèce d’ingénierie des nationalités pratiquée en URSS, et elle valorise les identités nationales, et notamment les langues nationales. Il y a la conviction dans ces premiers moments que pour que le projet communiste s’implante, il doit parler aux populations dans leurs propres langues. C’est ainsi qu’on développera des pratiques de bilinguisme, pour les documents officiels par exemple. On valorise l’ukrainophonie chez les fonctionnaires, etc. Sauf qu’il y a là-dedans une ambiguïté : si les nationalités sont un atout pour l’implantation du projet soviétique, elles peuvent également se révéler une menace. Dans la pensée marxiste-léniniste en effet, on associe nationalisme et bourgeoisie. Le nationalisme serait ainsi potentiellement porteur d’un projet anti-soviétique.
Par ailleurs, des contestations venant des groupes nationaux ont existé, et en Ukraine elles n’étaient pas négligeables. C’est pourquoi après cette première phase favorable aux nationalités, il y eut des décennies de russification. A la fois pour des raisons pratiques (car traduire dans toutes les langues de l‘union est une tâche intenable), mais aussi parce que le projet soviétique a évolué : il ne s’agit plus d’aboutir à une union multiculturelle et multinationale, mais à un peuple soviétique qui serait l’émanation du peuple russe, qui parlerait russe et se réfèrerait à la civilisation russe. C’est la langue russe qui va unifier. Dans l’armée mais aussi à l’école où elle devient obligatoire. Et parallèlement vont s’installer des logiques d’oppression des langues et des cultures nationales.

Philippe Meyer :
Si l’on veut faire des comparaisons pour mieux saisir la différence entre la langue ukrainienne et la langue russe, pourrait-on dire que c’est un peu comme l’allemand et l’alsacien ? Comme l’allemand et le hollandais ? Comme le portugais et l’espagnol ?

Anna Colin Lebedev :
Des linguistes ont calculé la distance lexicale entre différentes langues européennes. Pour eux, entre le russe et l’ukrainien, il y a environ 65% de similitudes lexicales. Cela peut paraître beaucoup, mais c’est à peu près la même distance qu’entre le français et le portugais. Il s’agit donc indubitablement de langues très différentes. Un russophone qui entend de l’ukrainien sait de quoi on parle, mais il n’est pas capable de saisir le contenu de la conversation. En revanche, là où le français et le portugais sont très différents d’un point de vue phonétique, ce n’est pas le cas de l’ukrainien et du russe. C’est pourquoi un auditeur qui ne connaît aucune des deux langues n’est pas capable de les différencier quand il les entend.

Michaela Wiegel :
A propos de l’opposition entre russification et nationalisme ukrainien, je pense qu’il y eut un moment clef pendant la deuxième guerre mondiale, qui a influencé toutes les représentations occidentales. Il y a des faits historiques, selon lesquels les nationalistes ukrainiens ont été favorables à l’occupation nazie. Le projet d’Hitler était très colonial : l’Ukraine devait être le grenier à blé du Reich. Cette interprétation a survécu très longtemps et n’a pas véritablement été combattue par l’Union soviétique ensuite.

Anna Colin Lebedev :
Cette question est d’autant plus importante que la Russie de Poutine utilise cette représentation pour donner une certaine image des Ukrainiens depuis 2014. L’histoire de la deuxième guerre mondiale dans cette région est politiquement et socialement complexe. C’est aussi le cas dans d’autres pays, et l’on sait à quel point il est difficile ensuite pour les sociétés de se réconcilier, d’entendre l’ensemble des récits, de rendre un compte juste de cette complexité.
Dans le cas de l’Ukraine, cette Histoire complexe a eu des capacités inégales à être dite et écrite. A l’époque soviétique elle n’existe pas. Pour l’URSS, l’Histoire de la seconde guerre mondiale est très lisse et très uniformisatrice : c’est « le grand peuple soviétique » qui a vaincu et consenti de grands sacrifices, et qui fut unanimement combattant et opposé aux nazis. C’est le seul récit qui existe, et cela permet de gommer un tas de choses, à commencer par la Shoah. Car la Shoah met en avant des Juifs, or dans le récit soviétique il n’y a qu’un grand peuple homogène, qui en plus doit être victorieux et non victime. Cela permet également de gommer les logiques des pays qui ont commencé par être annexés (comme ce fut le cas de l’Ukraine ou des États baltes). Par conséquent la question « quelle est la puissance ennemie et quelle est la puissance alliée ? » n’est pas si simple que cela à trancher. Cela gomme aussi la complexité sur le terrain même de la Russie. Pour ces combattants mobilisés venus de toute l’Union soviétique, il s’agit de combattre pour un Etat qui a opprimé leurs parents : exécutions, déportations, etc. La question : « suis-je prêt à me battre pour l’Union soviétique ? » se pose donc très intensément pour de nombreux combattants dès le début de la guerre.
Le récit soviétique n’a jamais intégré ces complexités, et il a malgré tout imprégné nos représentations. A partir des années 1990, avec la fin de l’URSS, le récit peut devenir complexe. Mais il le devient très inégalement. On parle des « erreurs » faites par Staline, par exemple dans les répressions contre les officiers, qui ont beaucoup handicapé l’Armée Rouge. On évoque les premières phases meurtrières de la guerre où l’Union soviétique a envoyé des combattants non entraînés et à peine équipés, certains de perdre la vie.
Et puis cela ne s’écrit pas de la même manière en Ukraine et en Russie. En Russie, cela s’arrête très vite. Dès les années 2000, on a de moins en moins la possibilité de travailler sereinement sur ce sujet, parce qu’on valorise à nouveau la grande guerre patriotique comme un élément fédérateur, un moment de fierté où la Russie ne saurait être qu’immaculée. La collaboration n’y a jamais existé, etc. Les historiens ont continué à travailler, mais avec un accès moins grand aux archives, moins de possibilités d’échanges et de libertés. Jusqu’à ce qu’il ne devienne purement et simplement interdit d’avoir en Russie un récit alternatif sur la seconde guerre mondiale.
Il s’agit d’une amnésie qui s’est transmise. Je suis par exemple surprise d’entendre encore cette confusion : « les Russes sont le peuple qui ont le plus sacrifié dans la seconde guerre mondiale ». C’est le peuple soviétique qui s’est sacrifié, il ne comptait pas que des combattants russes.
En Ukraine, on aborde aussi cette complexité. Comme c’est souvent le cas dans les récits de construction nationale, ceux qui ont défendu l’indépendance sont valorisés. Or ces mouvements nationalistes, qui vont du XIXème siècle à la seconde guerre mondiale ont très souvent des volets armés, avec des actions violentes, etc. Le mouvement des nationalistes ukrainiens est une organisation terroriste, comme beaucoup d’autres mouvements nationalistes en Europe. L’adversaire principal fut longtemps la Pologne, puis l’Union soviétique quand elle annexa l’est de la Pologne en 1939. Lorsque l’Allemagne nazie arrive, un choix est fait : l’alliance avec les Nazis contre les Soviétiques. Mais il est important de complexifier là aussi : ce choix n’est pas fait par tous les Ukrainiens. Je donne un chiffre dans le livre : on estime à 200.000 le nombre d’Ukrainiens qui ont combattu aux côtés des Nazis, et à 4 millions ceux qui ont combattu les Nazis au sein de l’Armée Rouge. L’image d’une population collaboratrice est donc une représentation fausse, même s’il ne s’agit pas de nier la participation de ces 200.000 personnes. C’est d’autant plus compliqué que parmi ces 200.000, il y a des combattants pour la liberté nationale. Que faire de cette question dans l’Ukraine contemporaine ? La manière dont la société ukrainienne a géré cela fut d’autoriser tous les discours à s’exprimer. Selon les gouvernements au pouvoir on a favorisé telle ou telle interprétation, mais on a surtout laissé faire. Je donne l’exemple d’un musée de la résistance nationale pendant la deuxième guerre mondiale dans une petite ville ukrainienne. Ce musée n’a qu’une salle. D’un côté de la salle, un mur de photos des combattants ukrainiens nationalistes, et de l’autre côté, des photos des combattants ukrainiens soviétiques qui les ont combattu. Et aucun commentaire pour le visiteur. Mais ces mémoires coexistent, c’est déjà un premier pas. Le débat a lieu, il est houleux, mais au moins ce n’est pas l’amnésie.

Philippe Meyer :
Je reste stupéfait à propos de la grande famine ukrainienne provoquée par Staline en 1932 et 1933, le Holodomor, qui a fait des millions de morts, et fut une atrocité inimaginable. Qu’est-ce qui en a transpiré à l’étranger pendant et après ?

Anna Colin Lebedev :
Tout autant que lors des autres politiques répressives soviétiques, il y a eu quelques correspondants qui se sont rendus sur place, mais l’Union soviétique des années 1930 était très fermée. Mais la place de cette famine dans la mémoire collective de ceux qui furent les citoyens soviétiques est une vraie question encore aujourd’hui. Cela fait partie des opérations répressives les plus meurtrières et les plus cruelles du pouvoir soviétique. Je le réexplique rapidement.
Parce qu’on les jugeait récalcitrants, il s’agissait non seulement de confisquer aux paysans l’ensemble de leurs récoltes, bétail et réserves, mais aussi de les enfermer dans leur village et de les laisser mourir de faim. Les estimations les plus récentes portent le nombre de victimes à 4 millions. Les campagnes meurtrières de masse à l’époque stalinienne ont existé vis-à-vis d’autres populations, notamment de groupes ethniques. On pense par exemple aux Tatars de Crimée, qui firent tous déportés en 48h, à la déportation de l’ensemble de la population tchétchène, à la répression contre d’autres groupes nationaux (baltes ou allemands), et aux répressions contre les paysans, dans la région de la Volga ou au Kazakhstan. Il s’agit donc de savoir ce que cette grande famine ukrainienne avait de différent, dans cette longue liste des répressions de masse. C’est là-dessus que porte le débat. Car la visibilité de la grande famine est aussi à remettre en perspective avec les autres répressions, ou leur importance dans l’imaginaire public. Les Ukrainiens disent que cette répression là fut particulière, parce qu’elle correspondait à un projet génocidaire, et certains historiens avancent des arguments en faveur de cette thèse.
De leur côté, les historiens russes, même s’ils n’ont presque plus la possibilité de parler des répressions staliniennes, ont dit que c’était certes affreux, gigantesque et impardonnable, mais que ce n’était qu’un acte parmi d’autres, sans spécificité particulière. C’est en cela que les discussions à propos de la grande famine sont aujourd’hui plus politiques qu’historiographiques.

Béatrice Giblin :
Vous avez rappelé que toute l’Ukraine n’avait pas la même histoire soviétique. Si j’ai un regret à propos de votre ouvrage, c’est qu’il ne comporte pas de cartes. Peut-être est-ce une déformation de géographe, mais je crois qu’il eut été éclairant de montrer combien les frontières actuelles de l’Ukraine sont récentes. La Crimée n’est ukrainienne que depuis 1954, donnée par Khrouchtchev. Évidemment, dans le système soviétique, ce don n’avait aucune conséquence politique.
Vous parliez de la reconnaissance des nationalités dans les débuts de l’Union soviétique, mais il faut rappeler qu’elles n’étaient accompagnées d’aucun droit politique. On était sous la coupe du système central.
L’Ukraine actuelle est un très grand territoire, en tous cas à l’échelle de l’Europe. Ce territoire a une Histoire occidentale et une Histoire orientale. D’un côté « l’empire polonais », de l’autre l’empire russe. J’avais été très étonnée en 1991, au moment du referendum pour l’indépendance, de voir à quel point la partie Est, qu’on disait très russophone et parlant très peu l’ukrainien, avait majoritairement voté pour cette indépendance. En tant qu’Occidentaux, nous aurions dû être marqués par cette Histoire, mais il faut reconnaître qu’en France nous avons longtemps été bien disposés à l’égard du récit soviétique, notamment dans les milieux universitaires. Même aujourd’hui, un certain nombre d’intellectuels ont eu beaucoup de mal à reconnaître que l’invasion russe est inexcusable. Vous montrez dans votre livre combien l’ukrainien est devenu la langue majoritaire. Continuer à parler russe était même plutôt mal vu. Pour une fois, le rôle de la langue est extrêmement important dans cette constitution nationale de l’Ukraine actuelle. La nation ukrainienne existe depuis longtemps, mais celle qui est en train de se constituer dans la guerre d’aujourd’hui est à mon avis d’un autre ordre.

Anna Colin Lebedev :
Celle qui est en train de se transformer dans la guerre actuelle va sans doute se débarrasser de beaucoup de choses, dont une certaine richesse, j’entends par là dans la capacité de se référer à la fois à l’Est et à l’Ouest, cette pluralité linguistique. La guerre fait de la langue une arme et de la frontière un élément vital. Je pense cependant qu’avant l’annexion de la Crimée, l’Ukraine était davantage dans une logique de continuité territoriale plutôt que de frontières clairement tracées. Il y avait une diversité territoriale ; l’Ouest du pays avait des relations très proches avec la Pologne et la Roumanie, cherchant à construire des espaces migratoires et culturels communs. De même dans l’Est du pays, frontalier de la Russie, il y avait une grande fluidité, une grande circulation, et de forts liens économiques. La période soviétique a cristallisé des identifications. Vous avez raison de souligner qu’en 1991, une très vaste majorité d’Ukrainiens a voté pour l’indépendance de leur pays, sans différence notable entre l’Est et l’Ouest. La seule région à se singulariser un peu fut la Crimée (même si elle vota tout de même pour l’indépendance). C’est un des paradoxes de l’Union soviétique : les Républiques ont parfois été artificiellement construites (on le voit à certaines frontières tracées à la règle), les langues peuvent être des patchworks créés de toute pièce, et pourtant les sociétés s’y reconnaissent.
En 1991, l’identité ukrainienne est bilingue, plurielle, elle a des influences diverses, mais elle ne pose pas question. Ce n’est qu’à partir de 2014, avec l’annexion de la Crimée, qu’on l’envisage différemment.

Michaela Wiegel :
Vous décrivez très bien dans votre livre la double rupture qu’a représenté Maïdan, cette volonté de penser un destin européen, et puis la répression sanglante. A propos de l’antisémitisme et de la mémoire de la Shoah, il me semble que 2014 a aussi marqué le début de la fin du mémorial en Russie, c’est à dire de l’interdiction de penser l’Histoire, notamment l’antisémitisme russe. Côté ukrainien, c’est là que sont nés tous les lieux de mémoire de la Shoah. Il y a comme une ruse de l’Histoire dans le fait que ce soit aujourd’hui un président juif qui doive affronter la Russie …

Anna Colin Lebedev :
Le livre ne pouvait pas aborder tout traiter, c’est pourquoi j’ai envisagé deux critères pour les sujets que j’y ai abordés. Je me suis d’abord demandée quels étaient les éléments clefs nécessaires à la compréhension de la situation d’aujourd’hui. Mais d’autre part, je savais aussi que le public occidental, et notamment français, est très sensible à un certain nombre de thèmes à propos desquels il y a eu beaucoup de désinformation et d’incompréhension. La question de l’antisémitisme et de la mémoire de la Shoah est clairement de ceux-là. Pour moi, cette question n’est pas nécessaire à la compréhension du Maïdan ou de la rupture entre les deux sociétés. Cet élément là n’est pas du tout présent dans ce conflit armé. Il est en revanche central pour déconstruire un certain nombre de clichés et de préjugés que nous avons sur les deux sociétés.
La mémoire de la Shoah sur le territoire ukrainien à partir de l’indépendance n’a jamais été bridée. La difficulté est ailleurs. L’Ukraine est l’un des territoires où il y eut le plus d’exécutions de Juifs pendant la guerre, où la Shoah est la plus meurtrière. Dans l’Ouest de l’Ukraine, plus de 80% des communautés juives ont été exterminées. La mémoire et les traces sont là, ainsi que les bâtiments (synagogues, yeshivot, cimetières, etc.) mais il n’y a plus de Juifs. A cause de la Shoah, mais aussi parce que les survivants ont massivement émigré de l’Union soviétique. C’est également le cas en Biélorussie, il s’agit de territoires où les lieux de mémoire sont là, mais où il n’y a plus personne pour se souvenir.
Et puis, les réalités économiques ont incité à construire par dessus tout cela. Je me rappelle avoir eu une conversation avec un historien ukrainien, dans l’Ouest du pays, sur le magnifique campus de l’université d’Ostroh. Il me montre le stade du campus et me dit : « c’était l’ancien cimetière ». Il a senti une certaine surprise de ma part, et il m’a dit cette phrase qui m’a beaucoup marquée : « écoute, en Ukraine, tout est un lieu de massacre. » Comment est-ce qu’on vit si l’on mémorialiste tout ? Si l’on mémorialise la synagogue ou la Yeshivah (que personne ne fréquente par ailleurs), la ville n’a plus de lieux de vie, seulement des lieux de mort. C’est aussi à cela qu’il a fallu se confronter en Ukraine, ce n’était pas de l’occultation. Le niveau d’antisémitisme en Ukraine est d’ailleurs très bas.

Marc-Olivier Padis :
Vous avez dû faire des choix dans votre livre, qu’il vous a fallu écrire très rapidement dans le contexte de l’agression russe. J’aimerais vous interroger sur l’orthodoxie, qu’on connaît mal. Vu d’ici, le monde orthodoxe apparaît souvent comme un ensemble homogène. Je suis allé à Kyiv à plusieurs reprises vers 2013-2014, autour du Maïdan, et j’avais été très frappé car les Ukrainiens que je rencontrais étaient très préoccupés de l’offensive du patriarcat de Moscou en Ukraine. C’était une guerre pratiquement paroisse par paroisse. Ce fut finalement tranché, l’Eglise ukrainienne finit par se séparer du patriarcat de Moscou. En termes de soft power, ce fut tout de même un échec majeur pour la Russie, qui avait beaucoup misé sur cette offensive idéologico-religieuse. Pouvez-vous nous dire un mot de l’orthodoxie des deux côtés ?

Anna Colin Lebedev :
Il y aurait énormément à dire, mais pour faire bref : le conflit entre les Églises est effectivement partie intégrante de cette guerre, mais c’est aussi l’effet d’une politisation de la religion en Russie. L’Eglise russe a pris position en faveur du pouvoir. Ce n’est donc pas tant un conflit entre Églises que l’utilisation politique de l’Eglise dans le conflit.
En 2014, beaucoup d’Ukrainiens ignorent si leur paroisse appartient au patriarcat de Kyiv ou à celui de Moscou. Cette question là ne cristallise pas forcément les différences, on ne choisit pas son Église sur ce critère. On fait son choix pour d’autres raisons très diverses et personnelles (confort, tradition familiale, on aime ou pas le prêtre, etc.).
La deuxième chose que l’on sait beaucoup moins, notamment parce que le patriarche de Moscou a une grande visibilité médiatique, c’est à quel point la société russe n’est pas religieuse. La visibilité des églises dans l’espace public russe est très grande, il s’en construit sans arrêt, il suffit de rouler en voiture pour voir des bulbes neufs un peu partout. Mais en réalité la pratique religieuse est extrêmement faible, c’est un pays qui se déclare orthodoxe mais vit de manière laïque. 80% des Russes se disent orthodoxes, là où en Ukraine, 40% de la population se déclare athée. Paradoxalement, la pratique religieuse est plus importante en Ukraine qu’en Russie.
Les enquêtes sur la fréquentation des églises révèlent qu’il y a moins de 2% des Russes qui se rendent à l’église plus d’une fois par an. Le divorce est très fréquent, l’avortement continue d’être le premier mode de contraception, bref il y a un vrai décalage entre le fait de se déclarer religieux, voire d’accrocher une icône dans sa voiture par superstition, et l’impact réel de l’Eglise sur la vie sociale. En Russie, l’Eglise est un acteur politique, mais très peu un acteur social.

Béatrice Giblin :
A propos de l’arrêt du travail sur la mémoire en Russie : coïncide-t-il avec l’arrivée de Poutine dans les années 2000 ? L’évolution parallèle de ces deux pays, dont l’un se tourne vers l’Europe et l’autre cesse de le faire, semble le montrer. Pour moi, la Russie n’est pas un pays asiatique. Elle l’est géographiquement, mais pas culturellement.

Anna Colin Lebedev :
La chute de l’Union soviétique est un moment d’effervescence des études historiques. Les gens ont besoin de savoir, de nommer et de réhabiliter les victimes. Dans les années 1980 et 1990, les journaux grand public vont publier des enquêtes sur les grands lieux de répression, et le public va absorber tout cela. Dans les années 1990, le pouvoir n’a jamais freiné la recherche historique, mais il ne l’a pas favorisée non plus. Les archives ont toutes été ouvertes en théorie, mais dans la pratique il en allait autrement, notamment pour celles des services spéciaux. Le pouvoir a été de plus en plus indifférent à ces questions, préoccupé par d’autres choses, jeux politiques ou survie économique.
La volonté consciente de gommer, de minimiser ou de mettre l’accent sur un autre récit historique vient vraiment de Vladimir Poutine. On mesure d’ailleurs aujourd’hui son obsession sur le sujet de l’Histoire (qui n’existait peut-être pas il y a vingt ans). Cette obsession est allée croissante, parallèlement à sa volonté de contrôler le récit historique.

Marc-Olivier Padis :
Une fois énumérées toutes les raisons des divergences entre Russes et Ukrainiens, au bout du compte, le cœur de l’antagonisme n’est-il pas le fait que les Ukrainiens ont pris en main leur destin politique et refusé la domination et le système oligarchique ? Je fais référence au Maïdan, ce moment de mobilisation politique très forte, où la jeunesse ukrainienne a dit « non » dans la rue à tout cela, et indirectement « oui » à l’Europe ?
Aujourd’hui, bon nombre d’Ukrainiens exhortent les Russes à se révolter face au régime de Poutine plutôt que d’accepter de lui servir de chair à canons. On a le sentiment que c’est cette volonté d’exister en tant que corps politique qui constitue aujourd’hui la différence fondamentale. Les Ukrainiens ont payé le prix du sang, d’abord par la Révolution orange, puis par Maïdan.

Anna Colin Lebedev :
Je vous avoue que sur ce point, j’ai des réserves de sociologue. Dans le récit historique écrit en Ukraine, le Maïdan est effectivement présenté comme cette révolution anti-oligarques, cette volonté de prendre son envol. Mais pour moi, le moment crucial n’est pas tant que l’Ukraine ait décidé de son émancipation, mais davantage le fait que cette décision ait été insupportable à la Russie.
Les pays de l’ex-URSS ont suivi des évolutions politiques très différentes. On a laissé partir les Etats baltes assez vite, par exemple. Mais pour la société russe, l’Ukraine était peu à peu devenue un Etat étranger. Certes on s’y intéressait, car c’étaient les voisins, mais on se disait que chacun avait ses problèmes. C’est au moment où Moscou a considéré que la situation ukrainienne continuait d’être un problème intérieur pour la Russie que le réel basculement s’est opéré.

Michaela Wiegel :
J’étais au Kremlin quand Poutine a prononcé cette stupéfiante tirade où il parle de l’Ukraine comme d’une femme qu’il faut remettre à sa place. La violence évoquée est très sexuée. Y a-t-il quelque chose à savoir sur la place de la femme en politique dans les sociétés russe et ukrainienne ?

Anna Colin Lebedev :
C’est un sujet dont nous pourrions parler pendant plusieurs émission d’affilée … La dimension genrée de la vie politique est héritée du modèle soviétique, tant en Ukraine qu’en Russie. Et ce modèle est souvent très mal compris en Occident. Il combine d’une part l’idée que la différence biologique entre les deux sexes est fondamentale et qu’elle doit avoir des conséquences sociales, et d’autre part qu’il y a une égalité des droits. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les deux sont pourtant compatibles. L’idée d’accès au droit et à des fonctions pour les femmes paraît aujourd’hui évidente pour les Russes comme pour les Ukrainiens, mais dans le même temps, il y a des éléments biologiques qui font que les rôles endossés vont être différents. Dans les sociétés, il y a donc un jeu des sexes très intéressant, aussi bien dans la politique que dans l’économie. Je suis en contact régulier avec beaucoup d’entrepreneurs qui me décrivent la même chose sans s’être concertés : le PDG qui signe les contrats est toujours un homme. Mais dès qu’il y a un vrai problème à résoudre, c’est toujours au n°2 qu’on s’adresse, et c’est toujours une femme. Parce que la femme est celle qui a véritablement le pouvoir, tandis que l’homme se met en scène. Il y a beaucoup de représentations de ce genre, très intéressantes.
Mais si l’on file la terrible métaphore poutinienne, où l’Ukraine devrait se soumettre, comme une femme, on est en droit de se demander si finalement, l’Ukraine n’est pas, comme une femme, celle qui tient véritablement les rênes.

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