Fin de l’abondance, crise ou défi ? / n°261 / 4 septembre 2022

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FIN DE L’ABONDANCE : CRISE OU DÉFI ?

Introduction

Philippe Meyer :
En conseil des ministres, le 24 août, le président a annoncé la « fin de l’abondance, de l’insouciance et des évidences  ». La «  fin de l’abondance  », c’est celle de l’accès aux matières premières et aux produits «  qui nous semblaient perpétuellement disponibles  », a reconnu Emmanuel Macron. La crise sanitaire puis le conflit ukrainien ont réduit la voilure des échanges internationaux et l’espoir d’une mondialisation heureuse. C’est aussi l’accès à l’eau, raréfié en raison du réchauffement climatique, mais également celui aux «  liquidités sans coût  », a ajouté le chef de l’Etat. Les taux d’intérêt négatifs appartiennent désormais au passé. «  Nous aurons à en tirer les conséquences en termes de finances publiques  », a prévenu M. Macron. Il y a cinquante ans, le Club de Rome, un cercle de responsables économiques et politiques occidentaux, lançait un cri d'alarme. Reprenant le discours « malthusien » d'un révérend, Thomas Robert Malthus, auteur d'un Essai sur le principe de population publié à Londres en 1798, il affirmait : « si les rythmes de croissance et donc la surconsommation des réserves se poursuivent, les limites seront atteintes au siècle prochain. » Après le choc pétrolier de 1973, Pierre Messmer, alors Premier ministre, ne disait pas autre chose en annonçant, la fin de l'énergie illimitée et bon marché.
Après un été marqué par la canicule, la sécheresse et des incendies de forêt hors norme, l'enjeu est au cœur de la rentrée politique de la Première ministre, à travers un entretien au Parisien, le 28 août, son discours aux entrepreneurs, le 29, puis un séminaire ministériel à l'Élysée, le 31. Devenue plus populaire que le président, elle aura la lourde tâche de vendre aux Français son grand plan pour une sobriété choisie plutôt que subie, une sobriété juste et équitablement répartie. Pour le court terme, il convient d’« arrêter dès maintenant toutes les consommations d'énergies qui ne sont pas indispensables ». Dans ce but, elle en a appelé à « la responsabilité collective » : État, collectivités publiques, entreprises, associations et particuliers. Pour le plus long terme, le gouvernement prépare « un plan global et complet : se déplacer, se nourrir, produire, se loger, consommer », a détaillé Élisabeth Borne. Celui-ci sera élaboré « à l'automne », secteur par secteur, avec les ministres concernés. Trois premiers chantiers vont être lancés « dès septembre » : la forêt, l'eau et la production d'énergies décarbonnées, qu'il s'agisse du nucléaire ou de l'accélération du déploiement des sources renouvelables. Son suivi sera réalisé par le nouveau secrétaire général à la planification écologique, Antoine Pellion.
En annonçant « la fin de l'abondance », Emmanuel Macron a réalisé une improbable union des oppositions ; les uns criant à l'insulte pour les plus modestes, privés d'abondance ; les autres dénonçant un discours aux résonances décroissantes. Selon un sondage Elabe publié le 24 août, les trois premiers mots évoqués par les sondés pour qualifier cette rentrée sont « lassitude », « nostalgie » et « tristesse », la « sérénité » ne pointant qu'en quatrième position.

Kontildondit ?

Richard Werly :
Ma première réaction à la déclaration d’Emmanuel Macron fut de m’interroger sur sa nécessité. Fallait-il rappeler solennellement aux Français la fin de l’abondance ? Je note qu’au niveau européen il a été le seul à le faire en ces termes. Cela pose question étant donnée sa position, puisque si l’on fait abstraction des problèmes qui découlent de la guerre en Ukraine, une grande partie du problème vient du « quoi qu’il en coûte ». Emmanuel Macron a de facto créé les conditions de l’habitude à l’abondance. Certes le « quoi qu’il en coûte » n’a pas été unique en Europe, mais son volume a été totalement inédit.
On a habitué la population à l’argent qui tombe du ciel, à l’idée que quoi qu’il arrive, l’Etat sera là pour soutenir. Je pense qu’il y a une double peine pour le gouvernement actuel : d’une part, la conjoncture internationale, le prix des hydrocarbures, et d’autre part les conséquences de ce message qu’on a envoyé pendant presque deux ans de pandémie : « ne vous inquiétez pas, nous serons là pour vous secourir ». Or la réalité d’aujourd’hui, c’est qu’Emmanuel Macron est en train d’enlever le filet de sécurité.
Je me suis ensuite demandé si cette déclaration était comprise par les Français. Là encore, je n’en suis pas sûr. Malgré les incendies de l’été, il y a encore en France des questionnements sur les réalités du choc à venir. Il y a notamment l’idée que contrairement aux autres pays européens, la France peut s’appuyer sur le nucléaire, et qu’elle se sortira peut-être grâce à cela de cette crise mieux que les autres.
Troisièmement, j’ai trouvé qu’il manquait à la déclaration du président de la République une position européenne sur cette idée de la fin de l’abondance. Est-ce que les autres dirigeants européens vont tenir le même discours ? Il est impensable que l’Europe ne présente pas un front commun là-dessus, or il n’en a pas été question. Si l’on commence à faire de l’abondance ou de l’austérité à la carte, dans un contexte où Vladimir Poutine guette la moindre division européenne, on est très mal partis.
Il n’était pas si indispensable d’alerter sur la fin de l’abondance, les gens sont assez avisés pour s’en être aperçus. Quant aux discours de Mme Borne sur la sobriété, et à l’idée qu’il y a un plan gouvernemental complet, je suis un peu sceptique, je pense que l’Etat ne pourra pas tout faire, et que c’est précisément cela qu’il aurait fallu dire aux Français.

David Djaïz :
Ce sujet passionnant appelle quelques réflexions théoriques. Depuis les débuts de la modernité, il y a une sorte de pacte tacite entre l’abondance et la liberté politique, et puis la démocratie telle qu’elle s’est consolidée au XVIIIème siècle. L’économie politique classique, à laquelle nous sommes encore biberonnés, repose sur une hypothèse de croissance indéfinie de la richesse, des populations et des ressources. Elle n’a d’ailleurs pu s’établir qu’après avoir congédié les théories propres à un monde stationnaire, comme le mercantilisme (la richesse des uns, c’est la pauvreté des autres), les théories physiocratiques (tout vient de la terre) et le malthusianisme.
Ce pacte tacite entre liberté et abondance est en train de se fissurer sous nos yeux. C’est ce que montre très bien un philosophe tel que Pierre Charbonnet dans Abondance et liberté (éd. La Découverte, 2020), par exemple. Depuis plusieurs décennies, nous faisons l’expérience de la raréfaction des ressources naturelles, de l’épuisement de notre biosphère, mais aussi du fort ralentissement de la croissance (au point que certains économistes parlent de stagnation séculaire). A en croire les dernières projections de l’ONU et de la banque HSBC, vers la fin de ce siècle, on peut même craindre un effondrement démographique.
Nous allons donc vers des sociétés de rareté. Par conséquent, si l’on est attaché à la démocratie, tout le sujet est de renégocier un autre pacte, entre la démocratie et la rareté. C’est de ce point de vue que j’ai trouvé intéressante la déclaration du président de la République, car elle ouvre des débats vertigineux.
Nous faisons l’expérience d’une crise énergétique, qui ressemble à ce que nous avons vécu lors des crises pétrolières des années 1970. Mais il y a des différences : il ne s’agit pas simplement d’un prix qui monte, tout le monde a l’impression que se joue aussi une espèce de répétition générale d’une crise bien plus fondamentale, celle de l‘épuisement de notre biosphère, et surtout de la nécessité de changer le système énergétique. Qu’il faut sortir des énergies fossiles (qui sont abondantes et faciles à récolter et à distribuer), au profit d’énergies bien plus complexes à manier, et qui ne pourront pas délivrer les mêmes quantités que nous permettaient les hydrocarbures. Je rappelle que pour atteindre le « net zéro » en 2050, il faudra faire 40% d’économies d’énergie. Nous entrons donc conceptuellement et politiquement dans un monde entièrement nouveau, et je trouve plutôt sain que nos gouvernants s’efforcent de nous préparer à ce genre de débats.

Béatrice Giblin :
La fin de l’abondance est-elle une crise ou un défi ? Je dirais les deux. C’est une crise dans la conjoncture actuelle : les prix du pétrole et du gaz se sont envolés depuis les débuts de la guerre en Ukraine, et on ne s’y attendait pas. Le coût de l’électricité a lui aussi grimpé en flèche. Dans ces conditions, réduire la consommation est la mesure la plus évidente, et il est vrai que les particuliers auront un rôle décisif. Les contraintes seront sans doute encore supportables, elles sont assez semblables à celles des années 1970 (moins chauffer les logements, par exemple). Il y a donc une crise conjoncturelle, qui nécessite de façon urgente de réduire la consommation d’énergie. Dans les entreprises, mais aussi pour les particuliers. Je ne suis donc pas tout à fait d’accord avec Richard sur le fait que les gens comptent sur l’Etat pour les sauver perpétuellement et ne se privent de rien. Beaucoup de gens se sont beaucoup privés pendant la période du Covid ; pour avoir été universitaire, je sais par exemple que les étudiants sont passés par des moments très difficiles. Mais peut-être fallait-il une expression comme « fin de l’abondance » pour prévenir qu’on ne pourra pas continuer à arroser aussi largement, même si la plupart des économistes disent que ce fut sans doute la bonne stratégie, comme en témoigne la force de la reprise. Intervenir sur les prix de l’énergie permet de contrôler un peu l’inflation. Le filet de l’Etat n’a pas disparu, les mailles se sont peut-être simplement un peu élargies.
Mais à côté de la crise, il y a le défi. Et là, il s’agit des changements structurels profonds que David a évoqués. Nous sommes effectivement à l’aube d’un changement profond, peut-être civilisationnel. Cette idée selon laquelle la croissance et le progrès allaient de pair avec la démocratie a vécu. Avec l’exemple chinois, on voit très bien que l’amélioration des conditions de vie et la croissance ne vont pas nécessairement de pair avec la liberté politique ou la démocratie. Ces défis ont lieu à une autre échelle que celle des Etats, ils sont globaux. Une grande partie du monde n’a pas connu cette abondance dont on nous annonce la fin. Il est très difficile de leur dire « tant pis, vous avez raté le train ». Ils ont droit eux aussi à la croissance, mais elle prendra sans doute d’autres formes que celles que nous avons connues.
Pourquoi avons-nous tant de mal à prendre conscience des dangers du réchauffement climatique ? L’été qui vient de passer a apporté son lot d’exemples : sécheresse, incendies … mais en réalité dans nos pays tempérés, le réchauffement climatique n’est pas vécu comme un drame. On se réjouit qu’il fasse beau, de pouvoir se baigner dans la mer du Nord … Mais en Inde ou au Pakistan, ce sont des températures qui avoisinent les 50°C, ce sont deux mondes tout à fait différents.

Lionel Zinsou :
Je pense moi aussi que ce problème mérite un peu de recul théorique, à propos de l’emploi un peu paradoxal du mot « abondance », d’abord. Ce n’est pas tellement un vocabulaire d’économiste, mais plutôt de philosophe ou de théologien … Ce n’est pas la même chose que d’avoir dit « le début de l’austérité », par exemple, ce qui aurait été franchement banal et assez peu nécessaire puisque tout le monde l’avait déjà compris.
Mais « la fin de l’abondance », ce n’est pas cela du tout. C’est beaucoup plus que le début de l’austérité. Et contrairement à Richard, je ne crois pas non plus que ce soit la fin du « quoi qu’il en coûte ». L’inflation française est à 5,5% (ou 6,1% si on la normalise au niveau européen). Mais dans le reste de l’UE elle était à 9,1% fin juillet. Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’on a déjà fait de très importants transferts, qui continuent de relever de la protection des ménages. On peut trouver le litre de carburant à 1,50€, en partie à cause des mesures qu’a prises le groupe Total (peut-être pour éviter une surtaxation). Il y a donc des subventions d’Etat ou des efforts d’entreprises pour modérer cette inflation. Et cela, c’est tout de même bien du « quoi qu’il en coûte ». On parle de fléchage vers les plus vulnérables : il y a des chèques d’énergie, il y aura peut-être des chèques alimentaires. La logique de protection des ménages, qui a été puissante en 2020, n’est pas interrompue.
Le problème de l’abondance n’est pas seulement celui de la fin d’une abondance budgétaire dans laquelle on distribuerait de l’argent qu’on n’aurait pas, en se surendettant. D’ailleurs pour les économistes, il n’y a pas non plus d’alarme particulière sur les moyens de la protection des ménages. On rembourse la dette avec de la croissance et de l’inflation. Nous avons eu une valeur de croissance en 2021 historique, jamais rencontrée en France. En 2022, nous aurons une croissance de 2% (grâce à un acquis de croissance précédent), c’est pour cela que nous avons des tensions sur le marché du travail : nous ne sommes pas en récession. Il y a un discours assez prégnant, et rempli de pathos, à propos d’une récession imminente, mais en 2022, nous ferons 2% de croissance en volume. En France, on fait reculer le chômage à partir de 1,3%. Nous continuons donc d’aller vers le plein emploi.
A cette croissance vont s’ajouter les 5% à 6% d’inflation. Tout cela va encore faire en valeur une année de croissance à 9% ou 10% du PIB. Or la dette est à des taux nominaux, pas des taux réels. Avec ces croissances à deux chiffres de l’économie française en 2021 et 2022, on rembourse donc de la dette.
Dans son introduction, Philippe disait que les taux d’intérêt négatifs appartenaient au passé. Ce n’est pas vrai, car la seule chose qui compte, ce sont les taux d’intérêt réels. Le livret A avait un taux de rémunération de 0,5% il n’y a pas si longtemps. Il est désormais à 1% et vraisemblablement il passera à 2% en février prochain. Les gens épargnent beaucoup, attirés par ces taux. Et enfin, il y a l’inflation à 6%. Nous sommes donc en taux d’intérêt réel négatifs de 4%. Ce qu’on obtient de l’épargne quand on la rémunère à 2% et qu’on est à 6% d’inflation, c’est de faire payer aux épargnants une bonne partie du fardeau. Nous sommes dans des taux d’intérêt négatifs croissants, alors qu’on nous dit sans arrêt d’avoir peur, car les taux d’intérêt explosent. Nous sommes en train de rembourser la dette mécaniquement, et les épargnants sont encore en 2022 au dessus du niveau d’épargne pré-Covid : on continue de sur-épargner. Les ménages peuvent donc être un peu protégés par leurs précautions personnelles, mais aussi par le budget de l’Etat. Je rappelle qu’à la surprise générale, la loi de finances 2021 a montré que le déficit budgétaire avait baissé à un niveau acceptable (environ 6% du PIB). Il y a donc les moyens budgétaires, il y a l’effort des épargnants, il y a l’augmentation des rémunérations, mais aussi et surtout celle de l’emploi. Ce qui protège les ménage, c’est qu’on crée des emplois. Nous allons atteindre un taux de chômage de 6% de la population active. C’est du jamais vu depuis 40 ans. Il y a donc des revenus d’activité supplémentaires. Quiconque veut faire des travaux en France constate très vite que les indépendants ont tous des carnets de commande pleins. Les entreprises sont à un niveau de solvabilité supérieur à la situation pré-Covid, elles ont elles aussi constitué des réserves. La question du « quoi qu’il en coûte » ne se pose pas, en réalité.
La question de la fin de l’abondance est bien plus profonde, il s’agit vraiment d’une interrogation sur l’avenir de nos sociétés, sur la façon dont on épargnera la planète, elle va au-delà de la conjoncture.

Philippe Meyer :
A ces considérations économiques doivent s’ajouter des considérations sociales, culturelles ou morales. Cette question de la rareté et des sacrifices qui l’accompagneront nécessairement se pose sous la forme d’une alternative sociétale : pratiquerons-nous le « sauve qui peut », ou renforcerons-nous le lien social pour partager le fardeau ? Est-ce que le premier sacrifice ne sera pas d’abord le sacrifice d’autrui ?

David Djaïz :
J’aimerais éclairer un peu le débat sur les changements structurels avec l’exemple du système énergétique. Il faut comprendre que nous n’en avons pas changé depuis la révolution industrielle. Il repose sur les énergies fossiles, et chaque « rupture » n’a en réalité été que l’ajout d’une autre énergie, pas un remplacement. Les historiens ont par exemple coutume de dire qu’après 1945, on est passé du charbon au pétrole. Mais pas du tout, le charbon se porte encore très bien, et encore aujourd’hui, la Chine ouvre tous les mois une nouvelle centrale à charbon. C’est simplement qu’après 1945, dans nos sociétés d’hyper-croissance industrielle, nous avons eus de nouveaux besoins énergétiques, que le pétrole a été en mesure de combler.
L’enjeu aujourd’hui est de changer de système énergétique. Comme le dit souvent Jean-Marc Jancovici, l’énergie est le « sang » du système actuel. Il ne s’agit donc de rien de moins que de changer tout notre système hépatique. C’est incroyablement difficile, il s’agit de passer d’un système abondant et très facile d’accès pour aller vers un système où la production elle-même est redistribuée sur les territoires, ce qui suppose des infrastructures lourdes (il ne s’agit plus seulement d’acheminer, il faut produire). Nous importons actuellement presque 20% de notre électricité. Et puis, à côté de l’électricité, il y a la biomasse. C’est l’exemple de l’aviation : les techno-optimistes nous promettent l’avion électrique ou à hydrogène. Pourquoi pas, mais ce n’est pas parce qu’on aura changé le dispositif technique qu’il ne faudra pas mettre de l’énergie dans l’avion. Et quand on regarde la consommation énergétique que représente le secteur aérien, on se rend compte que ce sont des quantités si colossales que leur production aura forcément des impacts sociaux.
Nous savons qu’il faut faire la transition énergétique, mais je crois que nous n’avons pas encore mesuré l’ampleur de la différence entre un système énergétique basé sur les énergies fossiles, facile et abondant, et un système basé sur les énergies renouvelables, le nucléaire et la biomasse.

Richard Werly :
Je crois que notre discussion d’aujourd’hui illustre l’utilité extraordinaire de cette émission : on fait l’explication de texte de la déclaration d’Emmanuel Macron. Et il y en a besoin, car je crains que ce ce discours n’ait pas été compris ainsi par les Français.
Vous estimez qu’à partir du moment où le président a parlé de « fin de l’abondance », les Français ont tout de suite compris qu’il s’agissait des grands défis structurels de l’avenir. Je n’en suis pas sûr. À mon avis, il y a eu un mélange des genres, entre un court terme, lié à la guerre en Ukraine (flambée des prix de l’énergie), et le long terme des grands défis dont vous parlez, mais en arrière-plan.
Nous sommes donc censés reconnaître que l’abondance est finie, car les signes sont évidents. Pourtant, dans quelques mois on assistera à une coupe du monde de football au Qatar, dans des stades climatisés … La sobriété énergétique ne concerne manifestement pas tout le monde au même degré. Il me semble que ce sont des exemples comme celui-ci que les gens ont en tête, et sur lesquels compte Vladimir Poutine pour vendre son gaz.
Le problème de la sobriété, c’est celui du partage du fardeau. Qui va en payer le prix ? On sait que certaines municipalités (Marseille par exemple) se réjouissent du retour des grands paquebots, cela pose question …

Béatrice Giblin :
Il ne suffira pas de dire « la fin de l’abondance, pour qui et comment », il faudra aussi réussir à être cru. Le problème est en grande partie là. La nécessité du changement de système n’est pas encore comprise ou admise par tout le monde. Par conséquent, comme le disait Philippe, les sacrifices, oui, pourvu que soit les autres qui les fassent. On dit par exemple qu’on va contrôler et limiter les piscines. Or ce ne sont pas les seulement les plus riches qui ont des piscines, des millions de Français en ont désormais. Que se passera-t-il quand on y touchera ? Il y a un enjeu de pédagogie absolument énorme, il y a des choses très difficiles à faire passer. Je rappelle que le défi est à l’échelle planétaire et qu’on va devoir parler de fin de l’abondance à des gens qui n’en ont jamais vu le début. Je comprends qu’on le dise, car il faut cesser de prétendre qu’on va pouvoir continuer comme avant. Mais comment faire comprendre à nos concitoyens que ce qui se passe à l’échelle planétaire les concerne directement, au delà de l’incendie de la forêt des Landes ?

Lionel Zinsou :
Terra Nova a rédigé une note très pratique sur la sobriété. On peut y lire des choses très concrètes, combien il faudrait réduire la consommation de viande par exemple, mais on y trouve aussi des gestes symboliques et sans doute utiles d’un point de vue pédagogique. Mais la pratique et le concret n’empêchent pas le recul théorique et la réflexion plus abstraite. Je crois que les gens sont tout à fait capables de questionnements structurels, mais il est vrai que c’est bien d’avoir un mode d’emploi …
La prévision de l’Insee de réduction du revenu disponible pour les ménages français en 2022 est de -1,5%. On n’est donc loin du saut sans filet dont parlait Richard. Mais il est vrai que la perception est qu’on va s’appauvrir de 10%. Comme le prix du blé a doublé, les gens ne s’étonnent pas que le prix de la baguette ait tant monté. Mais ils oublient qu’en réalité, une baguette c’est surtout du travail, des taxes, de la logistique, et très peu de blé.
De même, on dit « les containers coûtent dix fois plus cher qu’il y a deux ans ». Oui, mais il y a deux ans, les containers ne circulaient pas. Il y a un réel problème de perception, d’images si fortes qu’elles occultent la réalité. Il y a un appauvrissement imaginaire, dans un pays où, si vous étudiez les données, vous constatez que le niveau de solvabilité et celui des réserves financières n’a jamais été comparable. Ce décalage va évidemment poser un problème politique très sérieux.
Quant au choix du mot « abondance », je pense pour ma part qu’il est très bien choisi, car on pouvait être certain qu’il ferait réagir l’opposition. Le problème est d’éviter l’insignifiance des propos. En utilisant ces termes, vous pouvez être sûr que chaque député de la Nupes s’écrierait qu’il s’agit d’une insulte aux plus pauvres. C’était donc une provocation linguistique dont la publicité était garantie.
Il y aura des conséquences géopolitiques. Il y a des pays où il n’y a pas de rareté de terres, où la productivité connaît des sauts considérables, et où l’on n’utilise que 3% de la capacité hydraulique potentielle. Il y a tout un univers, en Asie Centrale, en Asie du Sud et en Afrique qui va apporter des réponses. Mais bien évidemment, celles-ci vont changer l’ordre du monde. Il ne s’agit pas seulement de savoir si le minuscule Qatar peut se payer une coupe du monde climatisée, il y a d’immenses espaces à la disposition du monde, qui seront les maîtres de l’énergie non fossile de demain.

David Djaïz :
L’économie politique classique s’est constituée sur l’idée que ce qui prime, c’est la population. Alors que dans les théories précédentes, ce qui comptait, c’était la terre. On y revient.
Pour exprimer ce que va représenter la transition écologique en termes économiques, il faut dire, reconnaître et admettre qu’au moins dans un premier temps, il y aura une perte de bien-être. Ne serait-ce que parce que les montants des investissements pour construire le nouveau système seront astronomiques, or des flux d’investissement en plus, ce sont des flux de consommation en moins. On peut estimer que c’est un sacrifice à faire pour un bonheur et une prospérité à plus long terme, mais il ne faut pas se mentir, il y aura une phase difficile. Le « droit opposable à la piscine », les billets d’avion à 35€ pour un week-end à Barcelone (dont on fait encore la publicité sur les autobus), est-ce bien raisonnable ? Il y a à la fois le débat théorique mais aussi des questions très concrètes. Il s’agit donc de savoir comment l’on va répartir les coûts de cette transition. Si on ne réfléchit pas, si l’on ne prend pas en charge cette question politiquement, cela va toujours retomber soit sur le consommateur, soit sur l’Etat dans les pays qui ont une forte tradition d’intervention publique.
Il faut un vrai travail d’économie politique pour établir qui va payer quoi. Cette question est devant nous et va changer l’architecture de notre démocratie.

Lionel Zinsou :
Mais il ne faut pas raisonner en statiques comparatives, il y a des dynamiques intéressantes. Il existe des façons intéressantes de financer des investissements considérables : réduire les pertes. Entrer dans des mécanismes d’économie circulaire, réduire le gaspillage. Dans le discours de M. Macron, il n’y avait pas que la fin de l’abondance. Il s’agissait aussi de changer les évidences, et se départir d’une certaine indifférence ; au gaspillage notamment. Cela peut créer des révolutions très importantes. Ainsi les progrès considérables de l’alimentation au XVIIIème siècle ont permis une révolution démographique, ou ceux de l’agriculture russe et ukrainienne à la chute du bloc soviétique.
En Afrique par exemple, on estime aujourd’hui qu’on perd 40% de la valeur de la production agricole par défaut de capacité à la collecter, la stocker et à la distribuer, parce qu’on manque de routes, d’électricité, de chaînes de froid, etc. On perd ces 40% bord-champ. Dans les pays riches, on ne perd rien de cela, en revanche on met à la benne à ordure une partie significative de la production, ce qui n’arrive absolument jamais en Asie ou en Afrique. Dans les pays pauvres, on perd une partie considérable de la valeur en amont, dans les pays riches, on la perd en aval. Mais les deux peuvent tout à fait changer. Si l’on ne se comporte plus de la même façon devant l’alimentation, si l’on respecte la nature comme le font un Indien ou un Béninois, et si l’on a les infrastructures d’un Français ou d’un Allemand, on parviendra à réduire les pertes. C’est un moyen de financer la transition énergétique auquel on ne pense jamais dans les pays d’insouciance. Il y a là des marges de manœuvre tout à fait considérables.

Béatrice Giblin :
Je reviens un instant sur le problème du coût, avec l’exemple de l’eau. En France, 80% du coût de l’eau est payé par les particuliers, 15% par l’industrie, et 5% par des agriculteurs. C’est ce qui explique qu’on voie des champs de maïs dans des endroits où ce n’est visiblement pas une bonne idée, que l’on arrose à midi … C’est parce que ça ne coûte presque rien à celui qui le fait. Si l’on veut une agriculture raisonnée, si l’on veut une irrigation mieux réfléchie, il faut que cela ait un coût. C’est par exemple la différence qu’il y a entre Israël qui a mis au point des systèmes d’irrigation très performants, tandis que du côté palestinien l’eau continue d’être gratuite. C’est une fondamental. L’insouciance vient très facilement avec la gratuité. S’il s’agit de réduire les pertes, il faut aussi faire en sorte que le gaspillage coûte au gaspilleur.

Richard Werly :
Si l’on fait la somme de tout ce que nous venons de dire, il faudrait presque remercier Vladimir Poutine … C’est le choc de la guerre en Ukraine qui a conduit à la prise de conscience de la gravité des défis qui nous attendent. Si la guerre se terminait demain, et que la manne des hydrocarbures russes était de nouveau disponible à loisir, je crains que tout notre discours soit subitement oublié. Comment maintiendrait-t-on alors ce discours de sobriété ?
J’insiste sur un point : je trouve la conversation très Franco-Française. La dimension européenne a totalement manqué à l’allocution d’Emmanuel Macron. La prise de conscience est-elle commune ?

David Djaïz :
Comme le disait Lionel, il y a beaucoup à faire pour optimiser le système tel qu’il est, et il est vrai que c’est presque un angle mort dans notre perception de société d’abondance. Simplement, il ne faut pas sous-estimer le coût d’investissement dans les infrastructures, dans la recherche, etc. Il y a aujourd’hui des batailles entre économistes pour savoir ce que tout cela coûtera, au regard de ce que cela rapportera, combien d’emplois seront détruits et combien seront créés. A titre personnel, j’ai récemment donné une conférence dans la vallée de l’Arve, où se trouve l’industrie du décolletage, qui participe à la filière automobile. Ces gens ont évidemment fait des études sur l’évolution de leur secteur à l’heure du tout électrique (je rappelle que la vente de véhicules thermiques sera interdite en Europe en 2035), et à moins de réorientations massives et urgentes, on va détruire chez eux trois emplois sur quatre. Le décolletage, ce sont des savoir-faire très sophistiqués, qui peuvent être employés dans d’autres secteurs, mais pas sans des changements qui nécessitent d’être pensés et anticipés.
Je crains que dans un premier temps, le solde net de cette transition ne risque d’être négatif. On peut s’en sortir, mais il faut apprendre à partager le fardeau, à répartir la perte. Et c’est quelque chose auquel notre logiciel politique, entièrement conçu sur la croissance, n’est pas prêt.

Les brèves

Leila et ses frères

Béatrice Giblin

"Je vous recommande ce film iranien, réalisé par Saeed Roustaee, qui avait déjà réalisé l’impressionnant « La loi de Téhéran ». Ce réalisateur, dans des conditions extrêmement difficiles (son film est censuré en Iran seulement parce qu’il a été sélectionné au festival de Cannes), nous dépeint une famille iranienne : une sœur qui a la tête sur les épaules, quatre frères vélléitaires et plutôt ratés, et un père âgé qui appartenait à une très grande famille. Il espérait donc à la mort du parrain, devenir lui-même le parrain, titre honorifique accompagné d’une charge financière, dans un milieu extrêmement précaire. "

Salman Rushdie

Philippe Meyer

"Au mois d’août dernier à New York, Salman Rushdie a été poignardé et grièvement blessé. A la suite de cette agression, un certain nombre d’intellectuels et d’éditeurs ont été interrogés par Le Monde. J’aimerais reprendre une citation de Salman Rushdie qu’a utilisée Françoise Nyssen : « La littérature se réjouit des contradictions et, dans nos romans et nos poèmes, nous chantons notre complexité humaine, notre capacité à être simultanément à la fois oui et non, à la fois ceci et cela, sans en éprouver le moindre inconfort. A cette époque où l’on vise à tout simplifier, cette magnifique complexité n’a jamais été plus importante. (…) On nous somme de nous définir de plus en plus étroitement, de comprimer notre personnalité multidimensionnelle dans le corset d’une identité unique, qu’elle soit nationale, ethnique, tribale ou religieuse. J’en suis venu à me dire que c’était peut-être cela le mal dont découlent tous les maux de notre époque. Car, lorsque nous succombons à ce rétrécissement (…), alors il nous devient plus facile de voir en l’autre un ennemi. »"

Tu seras mon père

Richard Werly

"Je vous conseille ce roman, qui parle d’un pays bientôt dans l’actualité, à cause des élections législatives qui s’y tiendront le 25 septembre. Elles seront sans doute très importantes, puisque pour le moment c’est Mme Meloni, dirigeante du parti d’extrême-droite Fratelli d’Italia, que les sondages placent en tête. Ce roman éclaire beaucoup sur l’Italie et la psyché italienne. Il parle de la période encore très obscure des Brigades Rouges, avec ce qu’il y a eu d’idéal. Il parle aussi des pressions extérieures, des Etats-Unis, et de la CIA notamment. C’est cet imbroglio italien qui est ici traité, nous en verrons peut-être le résultat le 25 septembre prochain."

Le livre de l’intranquillité

David Djaïz

"J’admire Fernando Pessoa depuis longtemps, mais je n’avais encore jamais lu ce livre dont plusieurs personnes m’avaient assuré qu’il changerait ma vie. Une espèce de journal de bord, où l’auteur prête ses propres propos à plusieurs personnages fictifs. Il y a eu une polémique autour de la réédition récente de ce livre, car outre la nouvelle traduction,ce sont en réalité trois livres de l’intranquillité, car il y a trois personnages, et non un seul. Pessoa est quelqu’un qui a consacré une énergie folle à ne pas être un homme d’action, je ne résiste pas au bonheur de vous le citer : « Le rêveur n’est pas supérieur à l’homme actif parce que le rêve serait supérieur à la réalité, la supériorité du rêveur vient de ce que rêver est beaucoup plus pratique que vivre, et que le rêveur tire de la vie un plaisir beaucoup plus varié que l’homme d’action. Pour le dire mieux et plus directement, c’est le rêveur qui est le vrai homme d’action. »"

La mémoire, l’histoire, l’oubli

Lionel Zinsou

"Quand il avait 22 ou 23 ans, Emmanuel Macron était l’assistant de Paul Ricœur. Lors de son récent voyage en Afrique, le président français a fait montre de l’influence du penseur. Ses discours autour de la question de la mémoire ont profondément changé le regard que les Est-Africains portent sur la France. Il faut lire Paul Ricœur pour comprendre Emmanuel Macron. On peut aussi aller sur le site de la revue Esprit, et regarder ce que le jeune Macron écrivait à propos de l’œuvre de Ricœur. Le macronisme est sans doute un peu plus qu’une idéologie, presque une théorie. S’il y a quelque chose qui a été réussi ces 5 ou 6 dernières années entre la France et l’Afrique, ce n’est probablement pas le combat contre les djihadistes au Sahel, ou la progression de tel ou tel intérêt économique contingent ; c’est de changer complètement le regard de l’autre sur vous, ou le vôtre sur autrui. Traiter les mémoires qui s’opposent dans une Histoire qui rassemble est on ne peut plus ricœurien."