Thématique : Camus et l’Algérie, avec Agnès Spiquel / n°257 / 7 août 2022

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CAMUS ET L’ALGÉRIE

Introduction

Philippe Meyer :
Né le 7 novembre 1913 à Mondovi, dans l’Est de l’Algérie, Albert Camus grandit à Belcourt, quartier populaire de la banlieue d’Alger. Il est élève au lycée Bugeaud puis obtient en 1936 un diplôme d’études supérieures à l’université d’Alger. L’année suivante, il refuse un poste de professeur au collège de Sidi-Bel-Abbès et se tourne vers le journalisme, collaborant au journal Alger républicain à partir de 1938.
Adhérent au Parti communiste de 1935 à 1937, Camus est à l’origine du « Manifeste des intellectuels d’Algérie en faveur du projet Viollette » pour une démocratisation de l’Algérie, une assimilation de la population et l’accès à la citoyenneté française pour un certain nombre de musulmans d’Algérie. Sensible à la question sociale, il réalise en 1939 un reportage de onze articles intitulé « Misère de la Kabylie » dans lequel il décrit la grande pauvreté de cette région.
Albert Camus dénonce la répression que subissent les nationalistes algériens et l’étouffement des revendications du Parti du peuple algérien. En mai 1945, à la suite des émeutes dans le Constantinois, il publie dans Combat plusieurs articles dans lesquels il prend la défense de nationalistes algériens comme Ferhat Abbas et Messali Hadj.
Camus quitte l’Algérie en 1940 ; il revient vivre à Oran quelques mois puis reste en France à partir de la guerre. Avant la Seconde Guerre mondiale, ses amis rapportent qu’il indiquait être de nationalité algérienne lorsqu’il remplissait des fiches d’hôtel à l’étranger. Dans son « Petit guide pour des villes sans passé » publié en 1947, il écrit « J’ai avec l’Algérie une longue liaison qui sans doute n’en finira jamais, et qui m’empêche d’être tout à fait clairvoyant à son égard. » Son absence de prise de parti en faveur de l’indépendance au moment de la Guerre d’Algérie lui est reproché. En janvier 1956, il propose une trêve civile afin de pacifier provisoirement la situation. Il préconise une solution fédérale dans laquelle l’Algérie serait constituée par des peuples fédérés et reliée à la France. Il dénonce aussi les violences perpétrées pendant la guerre, autant les pratiques de torture et de représailles de l’armée française que les actions terroristes du FLN.
En juin 1958, il publie ses Chroniques algériennes, rassemblant ses articles sur l’Algérie, et une mise au point sur sa position. Il y décrit la politique de la France comme le résultat d’un aveuglement politique ayant conduit à une suite d’échecs. Il meurt deux ans plus tard, en 1960, avant la fin de la guerre et l’exode des pieds noirs.
Agnès Spiquel Courdille vous enseignez la littérature, vous avez collaboré à l’édition des œuvres de Camus dans La Pléiade, vous êtes un membre très actif de la société d’études camusiennes qui compte des membres dans 24 pays à travers les cinq continents, vous en étiez la présidente jusqu’en 2020. Dans un entretien au Monde, en 2012, vous déclariez. : « Le Premier Homme. Dans ce roman, pourtant inachevé, complètement nourri de la vie et de l'expérience de Camus lui-même, vous percevrez l'intensité de ses souvenirs d'enfance, son amour pour l'Algérie, son déchirement devant la guerre, sa méditation sur la dignité des pauvres, son questionnement sur le dur chemin à inventer pour devenir un homme ; tout cela dans une écriture somptueuse, tantôt nette et sèche, tantôt frémissante et lyrique, toujours gorgée de vie et de sensation. » Comment caractériseriez-vous la place de l’Algérie dans l’œuvre de Camus ? Diriez-vous qu’elle en est la matrice ?

Kontildondit ?

Agnès Spiquel :
Pas tout à fait. Elle est essentielle, car elle lui est vitale. Mais je pense que Camus est également devenu Camus à travers différents engagements, par exemple la Résistance et le dur apprentissage de la vie intellectuelle et politique en France. Mais l’Algérie lui est liée viscéralement. Une matrice, peut-être pas, dans la mesure où tout chez lui ne vient pas de l’Algérie, cependant tout y baigne.

Akram Belkaïd :
Dans le prolongement de cette question, décelez-vous un moment dans sa démarche littéraire et philosophique où il tente de s’éloigner de l’Algérie ? Y a-t-il un moment charnière où il décide d’écrire autre chose ?

Agnès Spiquel :
Je ne dirais pas un moment charnière. Il est par exemple évident, si l’on lit les nouvelles de L’exil et le Royaume, qu’il a d’autres inspirations : le Brésil, Paris, l’Afrique subsaharienne … Et puis il est bien obligé de se lancer dans tous les débats parisiens et germanopratins, même à son corps défendant. Mais je dirais que s’il y a un moment charnière, c’est celui de son retour en Algérie, et ce qu’il appelle son premier « vrai » roman, Le premier homme. J’inverserais ce que vous dites, en somme.

Akram Belkaïd :
A propos des débats germanopratins, on a beaucoup dit que Camus n’avait jamais vraiment été accepté par l’intelligentsia hexagonale. Est-ce vrai, faut-il le nuancer, comment a-t-il vécu son algérianité ?

Philippe Meyer :
Et corollaire à cette question, comment les milieux intellectuels prennent-ils en comptent cette algérianité ? Est-il considéré comme un Français venant d’Algérie, ou est-ce gommé dans ces milieux, où il n’est perçu que comme un écrivain, sans qu’il soit besoin d’aller au-delà ?

Agnès Spiquel :
Camus est d’abord connu comme le rédacteur en chef de Combat. Il y a là une sorte de compagnonnage. Olivier Todd me disait qu’ils étaient copains avec Sartre : de beuverie, de danse, etc. Et que jamais ils ne discutaient de choses importantes. Cela dit, il y eut un compagnonnage : on a des photos, des signatures … C’est tout de même Camus qui envoie Sartre faire un reportage à New York, par exemple. Ils étaient dans les mêmes eaux. Pour autant, cela n’a jamais été une amitié, pour des raisons politiques. Les divergences vont devenir irrémédiables, à la fois par rapport au Parti Communiste, mais aussi par rapport à l’Algérie.
Il y a cette phrase dans les Carnets : « Ce qu’ils n’aimaient pas en lui, c’était l’Algérien ». Quand on emploie le mot « Algérien » à cette époque, il désigne tout autant les Français d’Algérie que ceux qu’on appelle (c’est le terme de l’époque) « musulmans ». En tant que Français d’Algérie, il est donc « Algérien ». Est-ce que cela compte ? Oui, indéniablement. Il y a un côté « bad boy » comme on dirait aujourd’hui. Il n’a pas fait les grandes écoles, et cela compte dans sa difficulté à se faire accepter. Mais le compagnonnage a existé, car pendant trois ou quatre ans, ils naviguaient tous dans les mêmes eaux.

Lucile Schmid :
Je suis émue que vous parliez du Premier homme, ce premier roman de 1954 dont la parution fut posthume (en 1994). Ce qui est frappant dans cette écriture, c’est cette alternance que vous décrivez entre le lyrisme et parfois la sécheresse, pour décrire des choses très difficiles. Il me semble que dans ce roman, Camus touche à l’universalité. Dans sa description de ce que peut être une enfance pauvre, par exemple. On a beau être un petit garçon très doué, on a des difficultés quand on parle un langage qui ne peut être partagé avec ses proches. Il y a aussi dans ce livre la figure de sa mère, qu’il fait ressentir très intensément au lecteur, et qui éclaire la façon dont il en a parlé lorsqu’il reçut le prix Nobel de littérature.
Pourriez-vous nous parler de ce roman posthume, qui est au fond une autobiographie assez peu déguisée ? J’ai été très touché par la manière très solaire dont il décrit ses baignades, la chasse, les parties de foot entre copains … Il y a quelque chose d’absolument inoubliable, qui côtoie l’entrée dans un monde bien plus austère, celui de l’éducation et du sentiment qu’il va falloir quitter l’Algérie.

Agnès Spiquel :
Je partage votre sentiment de lecture, mais j’insiste sur un point : il s’agit d’un roman. D’inspiration autobiographique, certes, mais c’est un roman. Ce détour par le roman est capital pour lui. Jamais dans ses carnets il ne parle d’autobiographie, Camus est quelqu’un qui ne peut et ne veut pas dire « je ». Mais il y a aussi dans la construction des choses que le roman permet, par exemple un récit non linéaire. Cela n’empêche évidemment pas la restitution d’expériences personnelles.
Quand je travaillais à la notice de la Pléiade, Catherine Camus m’avait fait l’amitié de me montrer une grande partie des lettres qu’elle avait reçues quand elle avait publié Le premier homme. Et c’était incroyable, car tous ces gens disaient « j’ai l’impression que ce roman a été fait pour moi ». Il ne s’agissait pas forcément de gens ayant vécu en Algérie, mais c’étaient des transfuges de classe, qui avaient eu une enfance heureuse au bord de la mer, qui avaient aimé leur mère … Vous avez raison : il a incontestablement touché quelque chose d’universel ; et en même temps, c’est complètement enraciné dans l’Algérie et dans son expérience.
Je reviens sur la mère, car c’est très intéressant. Si l’on considère ce que Camus a dit de sa mère dans le Premier homme, brouillons compris, et que l’on compare avec ses tous premiers écrits, il y a eu un travail énorme. Dans L’envers et l’endroit, on a un enfant angoissé et qui ne comprend rien à cette mère qui se tait et semble totalement indifférente. Il y a une vraie relecture de la richesse de ce personnage, dans lequel il met une tendresse immense. Je trouve que c’est un cadeau merveilleux qu’il fait à cette mère.
Je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous en revanche quand vous parlez du milieu « austère » de l’éducation. Sans doute, mais cela ne doit pas faire oublier qu’il y a chez le jeune Camus un bonheur de lire, d’apprendre, d’accéder à ce nouvel univers. Il sait qu’il quitte un monde très chaleureux (et j’imagine que vous pensiez au moment où il doit se séparer de son instituteur) mais il y a aussi l’éblouissement.

Marc-Olivier Padis :
Vous avez rappelé que Camus est une figure de la vie intellectuelle parisienne de la libération, et il apparaît avec un projet très structuré : il y a L’étranger, Le mythe de Sisyphe, une pièce de théâtre … Le monde intellectuel fut relativement soudé pendant la Résistance, où un certain nombre de cloisons avaient sauté, mais après la libération, les chapelles se sont remises en place : le Parti Communiste est très pesant, etc. Et Camus est absolument hors des chapelles. On a l’impression que son projet très structuré et volontaire permet sa réception, mais pas de trouver une place dans un monde où les « camps » sont très vite mis en place. Le premier homme contraste avec ce jeune Camus et son projet philosophique composé de pièces de théâtre à thèse, peut-être un peu plus pesantes à relire aujourd’hui. Comment voyez-vous cette première entrée de Camus sur la scène littéraire et ce qu’il devient par la suite ?

Agnès Spiquel :
Le projet allait même au-delà de ce premier cycle de l’absurde que vous avez décrit. D’emblée, le cycle suivant, celui de la révolte, est présent. Et il est tout aussi structuré : il y aura un essai philosophique, un roman, et une ou deux pièces de théâtre. Et il mène ce projet à bien dans les années 1940, avec, L’homme révolté, La peste, Les Justes et l’Etat de siège.
Camus quitte Combat en 1946, car le journal a changé de mains, et il est pris en étau dans la reconstitution des chapelles qui suivit la libération, mais cela n’empêche pas la poursuite de son projet. Sauf que l’idée même de révolte s’est complètement transformée pendant la Résistance. Tous ses écrits notamment les Lettres à un ami allemand (rédigées en 1943-44) sont chargées de cette réflexion sur ce que d’autres que lui appelleront « l’engagement ». Les œuvres du cycle de la révolte s’en trouvent donc considérablement transformées et enrichies, et il les mène à bien. La Peste, qui est le nœud du cycle, paraît en 1947 et c’est un immense succès.
Cela n’empêche pas les querelles de chapelles, et notamment le débat autour du Parti Communiste, dont il ne s’extraira qu’assez tard, dans les années 1950, avec la réflexion sur les juges pénitents. Il y remet en cause les intellectuels parisiens et lui-même. C’est là que se situe la rupture littéraire, ce moment où il s’attelle au Premier homme, dont il dit que ce sera son Guerre et Paix et qui lui prendra dix ans.

Akram Belkaïd :
Les lectures de Camus peuvent être très cycliques, mais pour de nombreux Algériens, il est très difficile de le lire sans avoir en tête ses positions, sinon ambiguës, du moins difficiles à saisir sur la guerre d’Algérie et l’avenir de l’Algérie. Camus lui-même semble hésiter. Peut-on se défaire de ce jugement à son égard ? Je rappelle que des Européens d’Algérie ont clairement pris parti pour l’indépendance. Comment a-t-il évolué sur cette question ? On a par exemple beaucoup dit que sur la fin, il était « Algérie française ».

Agnès Spiquel :
C’est ne pas l’avoir lu que de dire cela. Ne pas avoir lu par exemple l’avant-propos des Chroniques algériennes qu’il écrit en mars 1958, après avoir passé trois semaines en Algérie. Je rappelle que Camus retourne chaque année longuement en Algérie, et qu’il reste en relation avec le milieu des libéraux, c’est à dire des gens à la fois Européens et musulmans, qui dès le fiasco de 1945, se sont interrogés sur l’Algérie future, et sur la possibilité de coexistence de deux communautés.
Mais il était évident que pour ces libéraux, il s’agissait de la fin du système colonial, c’est à dire la citoyenneté égale pour tous en Algérie. On ne peut pas dire que Camus est pour l’Algérie française, dans la mesure où il dit partout que le temps des impérialismes est terminé, que c’en est fini du colonialisme, et que s’il existe une solution pour les deux communautés sur la terre algérienne, ce ne peut être que sur une base d’égalité. Je rappelle que le jour de l’appel pur une trêve civile, le 22 janvier 1956, il n’est là que parce que ses amis l’ont appelé, lui n’avait aucune envie d’y aller. Mais il y va, car ses amis entrevoient une petite fenêtre possible : si Guy Mollet arrive au pouvoir, il y a peut-être un espoir de négociations. Et s’il pouvait y avoir une trêve civile pour que des négociations aient lieu, cela vaudrait la peine. C’est pourquoi il y va, et il se rend compte tout de suite que ce sera un échec. Mais les futurs membres de l’OAS écrivent « Camus au poteau ». Ce jour-là, et pas seulement ce jour-là, il est vu comme l’ennemi à abattre par les tenants de l’Algérie française. Il est donc tout à fait extraordinaire qu’on puisse le soupçonner de proximité avec l’OAS, alors même qu’il était conspué par ces gens.

Akram Belkaïd :
Il n’y avait pas que des gens de l’OAS qui étaient pour l’Algérie française … C’était une position partagée par beaucoup de gens qui n’ont pas pour autant versé dans le terrorisme.

Agnès Spiquel :
Vous avez raison. Mais même les pro-Algérie française du gouvernement conspuaient Camus ce jour-là. Camus se méfait depuis longtemps, tout comme Mouloud Feraoun, de l’évolution du FLN. Ce que Camus et d’autres libéraux souhaitaient, c’est qu’il n’y ait pas que le FLN à la table des négociations. Il y a déjà la lutte sans merci entre le FLN et le MNA, tout le monde le sait, et il existe une méfiance envers une Algérie sous l’égide du FLN, avec la dérive possible vers une Algérie qui ne serait pas multi-ethnique, multi-confessionnelle, loin de l’Algérie libre dont beaucoup rêvaient. Effectivement, Camus ne voulait pas de cette Algérie sous la férule du FLN.

Lucile Schmid :
Je trouve passionnant que vous évoquiez Mouloud Feraoun, car on sait que les deux hommes ont échangé.

Philippe Meyer :
Peut-être pouvez vous dire ou rappeler à nos auditeurs qui était Mouloud Feraoun ?

Agnès Spiquel :
Mouloud Feraoun était un instituteur kabyle, devenu un très grand romancier. Camus a fait sa connaissance dans les années 1950. Il est devenu l’un des premiers classiques de cette littérature proprement algérienne du XXème siècle. Même s’ils se sont peu vus, et il y avait une grande amitié, ainsi qu’une admiration réciproque entre les deux auteurs. Ils entretenaient un dialogue sans concession. Feraoun disait à Camus : « il n’y a pas d’Arabe dans La Peste » et Camus répondait : « un Français d’Algérie ne peut pas parler de l’expérience du colonisé, vous seul pouvez le faire, écrivez ». Ce que Feraoun fit, et magnifiquement, ainsi que d’autres. C’est un très grand écrivain ; il faut lire, entre autres, Le fils du pauvre.

Lucile Schmid :
Mouloud Feraoun a fait un témoignage poignant après la mort de Camus dans un accident de voiture. Sous le coup de l’émotion, il dit « qu’évidemment, Camus est un écrivain algérien ». Peu avant sa mort prématurée, Camus disait qu’il venait de commencer son œuvre. Il travaillait au Premier Homme, ce roman qui lui tenait beaucoup à cœur. Une écriture très différente de ses précédents ouvrages philosophiques, je me demande s’il n’y a pas un sujet sur l’incompréhension dont il pouvait faire l’objet. Car au fond, Camus n’est-il pas plusieurs personnages ? Écrire de la philosophie, ce n’est pas la même chose que de la littérature romanesque. Être engagé dans la Résistance ne signifie pas partager une idéologie ou adhérer à un parti politique. On fait face à la guerre et à l’injustice. Quand Camus se lève contre le massacre du Constantinois, c’est aussi pour cela. Camus ne cesse d’échapper aux catégories et aux cases : romancier, philosophe, homme engagé dans un parti … N’y a-t-il pas dans cette pluralité des visages de Camus quelque chose qui a pu lui nuire ?
Dans une série d’articles intitulés « misère de la Kabylie », écrits en 1939, on a déjà affaire à une écriture très puissante, qui n’a rien de philosophique, mais qui est au delà de celle du reportage. Elle dévoile déjà cet attachement viscéral aux complexités de cette terre algérienne, et à la façon dont la pauvreté y est habitée. En quelque sorte, c’est différent d’être pauvre en Algérie, compte tenu de ce qu’est ce territoire dans sa beauté et dans son intensité.

Agnès Spiquel :
Il est vrai que Camus ne se range pas dans nos catégories habituelles. J’ai longtemps enseigné la littérature en lycée, et Diderot figurait dans les manuels, or c’est un philosophe. Il y a une tradition française, où la limite entre littérature et philosophie est très floue. Tous les professeurs de lycée en font l’expérience. Je suis d’accord avec vous : l’écrivain est déjà là dans les articles de Misère de la Kabylie, mais il l’est tout autant dans les éditos de Combat. Il y a une unité de l’écriture, même si Camus est un assez grand artiste pour savoir que l’outil du langage doit s’adapter à ce que l’on veut dire. On qualifie parfois sa prose « d’écriture blanche », mais cela me sidère. Ceux qui disent cela n’ont pas lu L’Etranger. Il y a des phrases immenses avec des métaphores … Il n’y a pas une écriture de Camus, il l’adapte à son propos. Vous connaissez sa phrase : « ma patrie, c’est la langue française ». Il y a chez lui un amour et une très grande maîtrise de la langue.
Philosophie et littérature sont dans le même souffle, celui des mots. C’est pourquoi je pense que sous la diversité des genres, il y a une unité profonde dans son œuvre.
Et je partage tout à fait le sentiment de Mouloud Feraoun : bien sûr que Camus est un écrivain algérien, je n’ai aucun problème à le dire. Il est aussi un écrivain universel. Et puisqu’il écrit en français, on peut aussi dire que c’est un écrivain français. Et alors ? Qu’il soit revendiqué en Algérie comme étant un écrivain algérien me paraît être un magnifique cadeau qui lui est fait.

Philippe Meyer :
Vous dites qu’il est revendiqué comme algérien en Algérie ?

Agnès Spiquel :
Oui, avec cette grille de lecture dont parlait Akram Belkaïd quant à ses positions sur l’indépendance. Il est considéré comme ayant un angle mort dans sa réflexion, et les Algériens le déplorent. Il n’a pas perçu la force du sentiment indépendantiste depuis les années 1930. Il a bien vu que la France ne cessait d’échouer, qu’elle passait à côté de toutes les occasions, que tout arrivait toujours trop tard. Le plan BLum-Viollette n’a même pas été discuté à la Chambre … Mais même ceux qui considèrent qu’il n’a rien compris à l’indépendance le revendiquent en tant qu’écrivain algérien.

Philippe Meyer :
Là aussi, pouvez-vous rappeler ce qu’était le plan Blum-Viollette ?

Agnès Spiquel :
Il s’agissait d’un projet de loi du Front populaire de 1936, visant à élargir la citoyenneté française à certains musulmans. Quelques dizaines de milliers, pas plus (alors qu’il y en avait des millions). Mais cela souleva un tel tollé que le projet, si minime fut-il, n’arriva pas jusqu’à la Chambre.
Camus n’a pas hésité sur ce que devait être l’égalité. Il est vrai qu’il plaidait pour un système de peuplements assez comparable à ce qui existe dans le Commonwealth. Mais cela reposait sur une égalité de tous. S’il y eut un angle mort, c’est sur la force du désir d’indépendance.

Akram Belkaïd :
Ce sont des questions épineuses, mais je m’attarderai encore un peu dans l’angle mort. On aime le Camus de La Peste, celui du théâtre, du cycle de la révolte, mais je vous avoue que la lecture de L’Etranger est un supplice. Je rappelle à nos auditeurs qui ne l’auraient pas lu qu’il y a des personnages sans nom. Vous rappeliez plus haut que Mouloud Feraoun reprochait à Camus l’inexistence d’Arabes dans La Peste. Dans L’Etranger il y a des Arabes, (l’un d’eux est tué), et ils n’ont pas de nom. C’est pour moi un grand mystère, parce que si je compare avec une littérature de Blancs sud-africains par exemple (même si j’ai conscience que ce n’est pas la même chose), les Noirs y ont des noms et des vies.
Je sais vous avez dit que L’Etranger était un réquisitoire contre la peine de mort. Il est très étonnant que le protagoniste ne soit pas un miséreux, car si l’on parle d’injustice, de peine de mort, c’est avant tout à ces gens là qu’elle s’appliquait. Enfin, il y a dans ce roman un chose étonnante : que dans un contexte colonial, un Européen puisse être condamné à mort pour le meurtre d’un Arabe. Camus s’est basé sur un fait divers survenu à Oran, et qui n’a pas connu la même fin …

Agnès Spiquel :
Il y a beaucoup à dire … Tout d’abord, L’Etranger n’est pas seulement un réquisitoire contre la peine de mort, mais c’en est un, effectivement.
Récemment, un ami historien a regardé tous les procès pour assassinat d’Arabe par un Européen. A chaque fois, il y a eu les circonstances atténuantes, et donc jamais de condamnation. Aucune. Et Camus le sait. Il est évident qu’il veut que la peine de mort intervienne. Il avait écrit un texte qui n’avait pas été publié de son vivant, La mort heureuse, dans lequel il y a aussi un assassinat, sauf que l’assassin, Patrice Mersault, n’y est pas inquiété, car le meurtre a pu être maquillé en suicide, et que la victime, Zagreus, est un Européen. Autrement dit, quand Camus met de côté La mort heureuse, il décide de faire autrement, et ce sera L’Etranger. La victime européenne nommée Zagreus devient un Arabe sans nom, Mersault deviendra Meursault. Et Meursault est condamné à mort. Trois changements essentiels.
Je pense que Camus s’empare volontairement de la question coloniale. Il décrit la réalité algérienne, à savoir que dans le système colonial, les Arabes n’ont pas de nom, ou bien on leur donne toujours le même. Je signale que les juges ne s’intéressent absolument pas non plus à la victime, et que même pendant le procès, on n’entendra pas son nom une seule fois. Ce que Camus nous dit, c’est qu’en situation coloniale, toute rencontre entre Français et musulmans est potentiellement mortifère. Pourquoi Meursault tire-t-il le premier coup de feu ? Parce que les deux Arabes sont dans le « locus amoenus » de la plage, l’endroit avec une source, où ils ont la tête à l’ombre. Meursault est lui en plein soleil, et il va vers ce lieu heureux. Et quand ils se rencontrent : couteau, revolver, mort. C’est cela la situation coloniale : c’est toute l’Algérie qui est le locus amoenus, ce lieu pour lequel on peut se tuer. Il ne faut jamais oublier la fin de la première partie du livre : « J'ai compris que j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux. Alors, j'ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s'enfonçaient sans qu'il y parût. Et c'était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur ». Meursault comprend qu’il a détruit quelque chose, et qu’il lui faut à présent entrer dans le malheur. L’innocence n’est pas possible dans le système colonial, on est toujours dans le malheur parce que la situation coloniale est mortifère.

Marc-Olivier Padis :
Rappelons aussi que le récit de L’Etranger est fait à la première personne. Celui qui ne donne pas de nom aux Arabes, c’est le personnage lui-même, et le lecteur voit en quelque sorte à travers ses yeux. On ne sait pas pour autant ce qui se passe dans la conscience de ce personnage, qui est « étranger » à lui-même et à la compréhension du monde. C’est un roman à thèse. Vous en faites une lecture relative à la situation coloniale, et vous êtes très convaincante, mais dans le cycle dont fait partie L’Etranger, il s’agit d’un thèse sur l’absurde, et sur l’impossibilité pour le personnage de comprendre la situation dans laquelle il se trouve. Tirer ou plaquer des conclusions politiques sur un roman de cette nature est toujours compliqué. Il est vrai que Kamel Daoud a publié en 2013 un autre roman, Meursault, contre-enquête, écrit du point de vue du frère de la victime, pour compléter la lecture de l’Etranger. C’est donc un débat encore très vif dans la société algérienne.

Agnès Spiquel :
A propos de L’Etranger, une Algérienne me faisait récemment remarquer qu’il est normal que Meursault ne connaisse pas le nom de l’Arabe qu’il tue, puisque c’est son ami Raymond qui a eu maille à partir avec la lui, et comme Raymond est profondément raciste, rien d’étonnant à ce qu’il ne connaisse pas son nom. Comme le roman est écrit à la première personne, la simple logique narrative explique que Meursault ne connaisse pas le nom des deux Arabes (qu’il a d’abord vus dans un groupe de cinq). Il n’y a pas de réflexion sur l’identité de l’Arabe, peut-être est-ce que ça vient plus tard dans sa cellule, mais effectivement on ne le sait pas.
Vous pointez à juste titre que c’est le roman de l’absurde. Je pense que lorsqu’on y regarde de près, Meursault est quelqu’un qui a entériné une fois pour toutes l’absurde. Rien n’a de sens. Il ne se le demande même pas, c’est une donnée acceptée. C’est tout cela qu’il dit à l’aumônier à la fin, il ne se pose pas la question. Rien n’a de sens, parce que la mort est au bout. C’est distillé dans toute la première partie, à travers ses réponses à ses différents interlocuteurs.
Avant qu’il ne devienne si célèbre, j’ai eu de passionnants débats avec Kamel Daoud. Il adore Camus et le connaît merveilleusement bien. Je lui disais : « au fond, vous avez réécrit La Chute ». Car il s’agit du même dispositif : un vieil homme (le frère de l’Arabe tué) raconte son chemin, qui est l’envers exact de celui de Meursault. Car il a, lui, tué un Français en pleine nuit. J’ai demandé à Kamel Daoud s’il voulait « démonter » L’Etranger, et il m’a dit que non, que sa porte d’entrée dans Camus et dans Meursault, contre-enquête était cette anonymisation du colonisé, qu’on retrouve souvent en littérature (il cite par exemple Vendredi dans Robinson Crusoé). Mais ce n’était pas contre Camus. Si Daoud voulait traverser cela, c’était pour parler de l’Algérie contemporaine des années 1990. Et la deuxième partie de son roman est tout à fait extraordinaire. Il s’est donc agi de refaire La Chute pour parler de l’Histoire de l’Algérie depuis son indépendance jusqu’à la décennie de terrorisme. Le tout avec un immense talent d’écrivain.

Lucile Schmid :
Il est difficile lorsqu’on est Algérien (même quand on est né après l’indépendance) de ne pas être choqué par la façon dont, jusqu’au dernier moment, Camus n’a pas choisi son camp. Vous disiez qu’il n’avait pas senti la force du sentiment en faveur de l’indépendance. C’était sans doute possible au début des années 1950. Mais en 1957, il est interpellé avec virulence pendant la réception pour le prix Nobel de littérature par un jeune Algérien. Dans sa réponse, qui ne consiste pas seulement à parler de sa mère, il y a un mouvement de recul. Sans doute trouve-t-il injuste de se faire qualifier de colonisateur. Il y avait de sa part une volonté de ne pas prendre parti sur ce sujet, mais faire cela tout en ayant cette espèce de vocation à dénoncer l’injustice, les errements de la France et à décrire l’Algérie, peut paraître contradictoire. Je ne saurais dire s’il a eu tort ou non, mais ce moment de 1957 a eu lieu, il n’avait rien de littéraire, il s’agissait d’une confrontation presque physique avec un jeune Algérien. J’aimerais que vous nous en parliez.

Agnès Spiquel :
Vous avez dit d’emblée la chose juste : « il n’a pas choisi son camp ». Avant de revenir sur l’incident dont vous parlez, je voudrais vous donner un témoignage très direct. Nous avons fait en 2006 un colloque à Tipaza et à Alger, le premier grand colloque officiel de l’université d’Alger après la décennie de terrorisme. Un écrivain algérien (dont je me reproche de ne pas avoir noté le nom) est venu y faire un témoignage bouleversant. « Quand j’avais 17 ans, je lisais Noces. Quand j’avais 20 ans, on est venu me dire "Camus est un ennemi". Et puis j’ai traversé les dix ans de la décennie noire, avec d’un côté les islamistes et de l’autre le gouvernement. Deux camps impossibles à soutenir. On s’est fait tuer, ou on est partis en exil. J’ai compris Camus ce jour là ». C’est tout ce que je puis vous dire sur « il n’a pas choisi son camp » : pour lui, chacun des deux camps était impossible.
On lui a prêté cette phrase à Stockholm « entre la justice et ma mère, je choisis ma mère ». (Ndlr : en réalité, Albert Camus répond, selon Dominique Birman, journaliste du Monde qui assiste à la scène : « J’ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi un terrorisme qui s’exerce aveuglément, dans les rues d’Alger par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice.»). Mais qu’est-ce que cela veut dire ? On sait, à la lecture de ses Carnets, que Camus a beaucoup réfléchi à cette question de la justice en face de la mère. Ici, la mère représente tous ceux que l’Histoire broie. La justice (à cette époque du côté du FLN), si elle passe par les bombes, se déshonore. C’est la même problématique que dans Les Justes. C’est une pièce qu’il faut relire. Vous disiez tout à l’heure trouver son théâtre un peu pesant, je vous assure avoir senti des salles entières vibrer à ce texte. Une cause, même juste, peut se déshonorer par les moyens qu’elle emploie.
S’il « choisit sa mère », c’est pour signifier qu’on ne peut pas défendre la justice en Algérie par n’importe quel moyen, en tous cas pas par les bombes. C’est tout le débat avec Sartre. Une amie chère, qui était au FLN à l’époque, me disait : « mais sans ces moyens-là, nous n’aurions jamais eu l’indépendance ». Mais il faut aussi entendre une voix éthique qui peut s’écrier que ce genre de moyen n’est pas possible. Quand Sartre dit qu’il faut tout faire pour libérer les colonies et la classe ouvrière, il a sans doute raison en terme d’efficacité. Mais Camus de son côté raisonne sur le plan éthique. On peut ne pas être d’accord avec son choix, mais il faut reconnaître qu’il ne s’agit pas seulement d’une erreur politique.

Akram Belkaïd :
Je signale une chose : le dessinateur Jacques Ferrandez, qui a adapté plusieurs œuvres de Camus en bande dessinée, donne dans son roman graphique L’Etranger un prénom à la Mauresque, celle qui est responsable de tous les malheurs. J’ai trouvé cela particulièrement intéressant, il a compris que dans la structure du récit, un prénom arabe devait apparaître. Il l’a fait avec l’accord de la famille de Camus.
Je voulais vous demander quelle filiation avec camus vous décelez en termes de courant littéraire contemporain. Vous avez déclaré que tout le monde parle de Camus et s’en sert, mais qu’au fond, peu de gens l’ont vraiment lu. Personnellement, je suis réservé à l’égard de l’usage que font nombre de mes compatriotes de l’écrivain : ils ont compris que cela pouvait être un excellent viatique pour se faire un nom dans les milieux de l’édition en France, mais du point de vue littéraire, où en est-on aujourd’hui en France ? Pour ce qui est de l’Algérie, on sait que des variantes sur L’Etranger ont été nombreuses, avant même le livre de Kamel Daoud.

Agnès Spiquel :
Oh oui ! J’ai vu passer un grand nombre de manuscrits, mais c’est la qualité littéraire qui compte, et il y avait de tout : certaines tentatives étaient piteuses, d’autres tout à fait intéressantes. Mais sur la filiation littéraire actuelle en France, je n’ai pas de réponse. Je ne vois pas actuellement qui a cette variété d’écriture dont nous parlions plus haut. Quand j’ai dénoncé ceux qui se servaient de Camus, je pensais plutôt aux discours très officiels. Il y a heureusement beaucoup de gens qui le lisent vraiment. Il suscite un intérêt très profond chez les jeunes et chez les moins jeunes, je le constate quand je fais des conférences à destination du grand public. Les jeunes générations des lycées se passionnent, et pas seulement pour L’Etranger et La Peste. Une amie met les Lettres à un ami allemand au programme de Terminale par exemple.
Je me réjouis qu’on s’appuie pour Camus aujourd’hui. Ce que je refuse en revanche, c’est le « voilà ce que Camus aurait dit » sur tel ou tel sujet. Ce qu’on peut dire c’est qu’il a défendu un certain nombre de valeurs, et que ses réflexions peuvent aider les nôtres sur un certain nombre de problèmes ; comme celui de la violence révolutionnaire, par exemple, que nous évoquions plus haut. Quand on me demande s’il soutiendrait Médecins sans frontières, ou qu’on m’assure qu’il serait forcément écolo, je ne peux que lever les yeux au ciel. De toutes façons le problème n’est pas là. Je pense que les seuls écrivains que l’on peut mettre dans le sillage de Camus sont ceux qui portent ce souci de la variété et de l’universel, et se refusent absolument à prostituer les mots.

Philippe Meyer :
La société des études camusiennes compte des membres dans 24 pays et sur cinq continents. Exerce-t-elle en Algérie ?

Agnès Spiquel :
Il n’y a pas de groupement de la société des études camusiennes en Algérie actuellement. Il y en a en Tunisie mais c’est autour de certains chercheurs. En Algérie, pour le moment, c’est plutôt moi qui la représente. A partir de 2004, j’étais dans l’école doctorale algéro-française, et ai formé des futurs docteurs en langue et littérature française. Ils sont à présent dans toutes les universités algériennes, et j’ai gardé des liens d’amitié avec eux. Ils n’ont pas forcément fait des thèses ou des mémoires de master sur Camus, mais il savent que je travaille sur lui, et je peux donc voir comment ils en parlent.

Akram Belkaïd :
Un débat a à un moment agité le monde culturel algérien. Un grand écrivain algérien, Mohammed Dib, dont on avait pensé qu’il aurait peut-être le prix Nobel de son vivant, était le contemporain de Camus. Voyez-vous un lien entre les deux ? Des convergences, des inspirations communes ?

Agnès Spiquel :
Ils se connaissaient, étaient tous deux à Sidi Madani, cet endroit de rencontres entre écrivains français et algériens. Il y a certainement des convergences. Je suis personnellement sidérée de la richesse d’écriture de Dib. Il y a un souci très fort de l’écriture, il lui eut été facile de s’installer dans une forme de roman semblable à sa trilogie, or il n’a jamais cessé d’inventer. De ce point de vue, c’est une convergence. Et bien évidemment, les deux sont nourris de la même terre, et s’admirent éperdument.

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