Thématique : Molière, avec Georges Forestier / n°247 / 29 mai 2022

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MOLIÈRE

Introduction

Philippe Meyer :
Georges Forestier, vous êtes agrégé de lettres classiques et docteur d'état, vous avez enseigné au Portugal à Rouen à Reims, à la Sorbonne nouvelle puis à Sorbonne université et vous avez dirigé le centre d'étude de la langue et des littératures françaises. Vous êtes l'inventeur de la génétique théâtrale, sur laquelle vous vous êtes appuyé pour étudier Pierre Corneille puis Jean racine puis Molière. Votre livre sur Molière paru chez Gallimard a reçu un excellent accueil, il a été précédé d’un Molière à Paris, il y a une trentaine d’années et, il y a une dizaine d’années, c’est sous votre direction associée à Claude Bourqui que La Pléiade a publié les œuvres complètes de l’auteur du Tartuffe. De ce Tartuffe, vous avez établi ce que vos recherches vous ont amené à considérer comme la version interdite, une version en trois actes, qui se termine par la victoire de Tartuffe et qui a été représentée cet hiver et ce printemps par la Comédie française dans une mise en scène d’Ivo van Hove donnée pour la première fois le 15 janvier dernier, date anniversaire de la naissance de Molière. Nous en parlerons assurément.
Dans le très précieux journal de la littérature en ligne « En attendant Nadeau », Dominique Guy-Blanquet introduit son élogieuse analyse par ce chapô : « Si vous pensez tout savoir de Molière, l'auteur le plus joué en France avant d'être devancé depuis quelques décennies par Shakespeare, détrompez-vous. Georges Forestier rectifie des faits qu'on croyait établis, déplace les projecteurs, tel un éclairagiste judicieux et nous fait découvrir un nouveau Molière au sein du paysage théâtral qu'il a animé : les gazetiers se bousculent pour exploiter son succès, le grand Corneille s'en inquiète, les princes le font jouer à domicile, Boileau l'encourage contre les esprits chagrins, le jeune Racine le salut au lever du roi. »
Sans aucun doute, la lecture de votre Molière fait voler en éclats quantité de représentations répandues dans le public depuis sa mort. Sa mort qui n’est pas le sujet de la moindre de ces légendes d’autant plus tenaces qu’elles se nourrissent de clichés sur les artistes maudits, ou en tout cas réprouvés et qu’elles s’en nourrissent en retour. Mais votre livre est aussi un portrait de Paris et de ceux, petits et grands dont Molière reproduira les travers et les qualités, les ridicules et les délicatesses.
À une époque où il est fréquent que des comédiens écrivent eux-mêmes les pièces qu’ils jouent, Donneau de Visée remarque que Molière se distingue en faisant « des farces qui réussirent un peu plus que des farces et qui furent un peu plus estimées dans toutes les villes que celles que les autres comédiens jouaient ». Molière fut aussi parmi les premiers à ne pas se contenter d’écrire des farces, de petites pièces comiques en un acte dont les scènes sont à peine ébauchées.
Georges Forestier, vous avez, en quelque sorte, dépouillé Molière des différentes couches d’oripeaux dont on l’avait revêtu au fil des 349 ans qui nous séparent de sa mort. Pour introduire notre conversation, je voulais vous demander ce qui vous a le plus surpris dans vos découvertes, mais avant, puisque je vous voyais protester pendant mon introduction à propos du Tartuffe d’Ivo van Hove donné à la Comédie-Française : qu’ai-je dit de faux ?

Kontildondit ?

Georges Forestier :
La version présentée à la Comédie-Française se termine sur quatre vers rajoutés par Ivo van Hove, et extraits de la version plus tardive de la pièce, celle en cinq actes que nous connaissons tous. « C’est à vous d’en sortir, vous qui parlez en maître ».
Comment ai-je procédé pour reconstituer la version interdite ? Je suis parti des sources. Molière s’inspirait toujours de pièces de théâtres, de romans, de nouvelles, de récits, etc. Et toutes les sources racontent une même histoire, du moyen-âge jusqu’à certains canevas de Commedia dell’arte : un homme pieux recueille chez lui un saint homme, lequel tombe amoureux de la femme de son hôte. Il cherche à résister à la tentation, se mortifie, mais finalement il cède, s’en ouvre à la dame, qui le repousse aimablement : « vous êtes un saint homme, reprenez-vous et n’y revenez pas ». Il y revient pourtant, alors la femme décide de le dénoncer à son mari, qui ne la croit pas. Elle convainc alors son époux de tendre un piège à celui qui est devenu un hypocrite. On le démasque, et dans la version Commedia dell’arte, on menace de le castrer (il en reste une trace chez Molière, qui fait dire à Damis : « Laissez-moi, je lui veux couper les deux oreilles »), on le chasse de la maison et la pièce finit là.
Dans ma version, pas tout à fait. En étudiant la version en cinq actes, je me suis demandé pourquoi la scène de Mme Pernelle arrivait au milieu de l’acte V, alors que toute la famille est sens dessus-dessous. Cette scène comique paraît bizarre alors que tout le monde craint d’être chassé de la maison. Mais lorsqu’il s’est agi de couper pour faire la version en trois actes, j’ai pris conscience que cette scène s’expliquait très bien en tant que conclusion. Il y a d’ailleurs une chute formidable. Dorine disant à son maître : «  Juste retour, Monsieur, des choses d'ici-bas. / Vous ne vouliez point croire, et l'on ne vous croit pas. ». Ma version finissait donc quasiment là dessus (« quasiment » car il n’y avait que deux autres vers, où l’on envoie Damis se marier).

Philippe Meyer :
J’avais personnellement peu de goût pour le spectacle d’Ivo van Hove, mais je n’avais pas imaginé une seconde qu’il avait changé le texte, et en réalité tout le sens de l’histoire. La colère que j’éprouvais déjà à son égard vient de croître d’une manière exponentielle …
J’en reviens à ma première question : vous avez vécu avec Molière et son époque pendant de nombreuses années. Pendant vos recherches, quelle est l’information qui vous a le plus surpris ?

Georges Forestier :
C’est sans doute la figure de Molière qui a émergé de mon travail : un artiste, un entrepreneur de spectacles, un homme dont j’ignore encore ce qu’il pensait vraiment sur le plan politico-social, parce qu’il était tellement embarqué dans la vie de la cour … J’ai fait quelques réflexions là-dessus dans mon livre. Au moment de la création du Festin de pierre (que nous connaissons sous le nom de Dom Juan), il y avait des inondations terribles dans Paris, des maisons sur les ponts avaient été emportées … Et on a l’impression que Molière vivait dans une sorte de bulle, entre sa maison près de la place du Palais-Royal et la cour. C’est cela qui m’a étonné : je n’ai pas réussi à trouver le moindre indice de l’homme politique et social qu’il pouvait être.

Nicole Gnesotto :
C’est exactement ce qui m’a le plus frappé en lisant votre livre : Molière n’a laissé aucune trace personnelle. Nous n’avons par exemple aucun manuscrit.

Georges Forestier :
C’est typique de cette époque : une fois un ouvrage publié, on mettait les manuscrits au feu. Tout le monde faisait cela, c’est la même chose pour Racine par exemple.

Nicole Gnesotto :
Mais tout de même : rien de rien ! Aucune lettre, par exemple ; la seule source connue, ce sont les registres financiers du théâtre, tenus par l’acteur La Grange. Cette absence totale de narcissisme littéraire est très étonnante à notre époque, où le moindre bout de papier d’un auteur fait l’objet d’une très grande attention. Je pense que c’est aussi l’une des raisons pour lesquelles on a construit une telle légende autour de la figure de Molière. Je pensais que c’était plutôt lié à sa personnalité, celle d’un homme de l‘action, du théâtre, pour lequel l’écrit ne comptait pas. Mais si vous me dites que c’était le cas de tous les écrivains de l’époque …

Georges Forestier :
En effet le « culte » du papier du grand homme est un phénomène qui apparaît à la fin du XVIIIème siècle, et explose au XIXème. Mais pour le XVIIème, il est vrai qu’on n’a quasiment rien : 20 lettres de Corneille, et 200 de Racine. Quand j’ai fait la biographie de Racine, j’avais calculé qu’il avait dû en écrire entre 40 000 et 50 000 dans sa vie, sans compter celles qu’il a reçues. Et à la différence de Molière, Racine avait deux fils qui ont vécu dans une adoration posthume absolue. L’un est même devenu complètement neurasthénique, au point de vendre sa charge à la cour. Ces deux fils ont donc cherché à sauver la moindre trace de leur père, et en 50 ans de travail, ils n’ont réuni que ces 200 lettres. Il n’y a aucun de ses manuscrits, sinon quelques poèmes qui n’ont pas été publiés dans ses œuvres, et une pièce, Iphigénie en Tauride, mais qui n’est qu’un premier acte dialogué en prose. Puis il a abandonné cette version pour écrire Iphigénie à Aulis, c’est à dire l’Iphigénie que nous connaissons aujourd’hui. Ne restaient dans les tiroirs que les choses non publiées. De même, si nous avons les manuscrits de certains mémorialistes, c’est parce qu’ils n’avaient pas été publiés de leur vivant. Evidemment, ce phénomène est propice aux légendes, et les théoriciens du complot s’en sont donnés à cœur joie avec Molière. Il y a par exemple la fameuse légende selon laquelle ce serait Corneille qui aurait écrit les pièces de Molière …

Philippe Meyer :
Vous expliquez cependant que du vivant de Molière, personne ne l’a jamais accusé de ne pas être l’auteur de ses pièces.

Georges Forestier :
On l’accusait au contraire d’être plagiaire, de piller ses idées un peu partout …

Béatrice Giblin :
N’était-il pas l’objet d’une grande jalousie ? J’ai cru comprendre qu’il était extrêmement connu de son vivant. Par conséquent, même s’il n’a pas eu de descendant qui soit occupé de son héritage, comme les fils de Racine, on peut tout de même s’étonner qu’il n’y ait pas eu dans son entourage des personnes pour défendre sa mémoire. J’ai personnellement été stupéfaite qu’on puisse le qualifier de « star », je n’imaginais pas qu’un tel niveau de notoriété pût exister au XVIIème siècle. A vous lire, je me disais qu’il était au fond comme l’un de nos humoristes d’aujourd’hui (même si son talent littéraire les surpasse, je doute que les textes d’un humoriste d’aujourd’hui soient encore étudiés dans 400 ans).

Georges Forestier :
La comparaison est assez juste, mais à la différence d’un humoriste d’aujourd’hui, il est capable d’écrire des œuvres qui se tiennent, et non pas des sketches. Molière est d’abord un acteur, il a dans la tête des schémas dramaturgiques, avant d’avoir des blagues ou des répliques. Quand je le compare à un humoriste, c’est évidemment anachronique, mais c’est pour faire comprendre que c’est un homme qui fait rire le public avec la satire des comportements de ses contemporains. C’est me semble-t-il la nature de l’activité de l’humoriste.
Quant à la question de ses papiers, il se trouve que sa famille les a eus entre les mains pendant un certain temps. Armande Béjart a récupéré un certain nombre de choses, avant de vendre à sa propre troupe le manuscrit du Festin de pierre, pour remonter la pièce 15 ans après sa création ; elle a d’ailleurs reçu des parts d’auteur, comme tout ayant droit d’aujourd’hui. Armande, une fois remariée avec un autre comédien, eut un fils, Nicolas Guérin, qui publia une pièce Mélicerte. Il s’agit d’une petite pièce pastorale que Molière avait laissée inachevée, et Guérin a reconnu que si la fin était jugée mauvaise, c’était sa faute car rien dans les papiers de Molière ne laissait voir comment la pièce devait se terminer. Il restait donc des papiers, des brouillons, etc. Mais Nicolas Guérin est mort vers 28 ans et son père, comédien de la Comédie-Française est mort peu après. Armande était déjà morte, et des quatre enfants qu’avaient eus Molière et Armande, une seule fille avait survécu, Esprit Madeleine Poquelin. Elle fut élevée dans un couvent, loin du théâtre. Elle y resta (volontairement) jusqu’à 25 ans, et à sa sortie elle resta proche des milieux religieux et finit par épouser un organiste d’église. C’est à dire qu’elle a grandi dans un milieu où le théâtre était une abomination. Avoir eu des parents comédiens devait être une honte pour elle, d’autant que Molière fut condamné par l’Eglise dans les manuels des écoles privées jusqu’au XIXème siècle. Dès lors, rien d’étonnant à ce qu’elle ne se soit pas préoccupée de sauver les papiers de son père.

Philippe Meyer :
Danièle Lebrun a créé un spectacle récemment à la Comédie-Française, qui raconte la vie d’Esprit Madeleine, à quel point elle a détesté le théâtre … Une sorte d’illustration de la phrase de Jules Renard : « tout le monde ne peut pas être orphelin ».

Marc-Olivier Padis :
Philippe a mentionné votre génétique théâtrale. Vous regardez les différentes étapes de constitution d’une pièce. Chez Corneille on peut supposer que le travail des comédiens consiste à exprimer le texte. Chez Molière, il y a sans doute plus que cela : jeu de situation, mimiques … Tout cela relève du comique à proprement parler. Dans votre travail de reconstitution, cela ne crée-t-il pas un décalage énorme ? Il y a chez Molière une part qui échappe totalement à la pure littérature : la mise en scène du comique. On sait que Molière excellait dans son jeu gestuel, on raconte qu’il pouvait faire rire une salle simplement en levant le sourcil.

Georges Forestier :
Quand je travaillais sur Corneille, j’avais été frappé par une certaine méthode de travail. Prenons par exemple Cinna. Corneille prend l’argument chez Montaigne, qui avait traduit Sénèque. Et l’anecdote se résume à « l’empereur Auguste apprend que Cinna a fomenté une conspiration contre lui. Il le fait venir pour s’expliquer et lui pardonne ». Mais cela, c’est la fin. Corneille a donc un dénouement, et il construit sa pièce à rebours. Il sait qu’il y a un pardon, et à partir de là, il doit se demander d’où vient la conspiration. Cela va par exemple lui faire inventer une rivalité amoureuse, il faut créer un personnage féminin, etc.
Pour Molière, c’est autre chose. Il faut d’abord distinguer les pièces en vers des pièces en prose. On imagine aisément qu’il est très difficile, sinon impossible, d’improviser en vers. Mais la démarche génétique est la même. Quand j’ai travaillé à l’édition de Molière dans la Pléïade, je l’ai fait avec mon acolyte Claude Bourqui, qui a fait sa thèse sur les sources de Molière. Nous avons donc pu travailler assez précisément. Par exemple, pourquoi Agnès de L’école des femmes est-elle un personnage unique chez Molière ? Elle n’a rien à voir avec les « filles à marier » des autres pièces. Tout simplement parce que dès qu’on creuse, on s’aperçoit que Molière est parti de deux nouvelles. L’une s’appelait La précaution inutile, c’est l’histoire d’un type qui veut épouser une sotte absolue, car toutes les femmes intelligentes l’ont trompé. Et sa femme est si sotte qu’elle ne sait même pas qu’elle trompe son mari. L’autre raconte l’histoire du fils du roi du Portugal, qui après avoir été élevé exclusivement par sa mère et sa nourrice, et n’ayant jamais vu d’autre femme, part en Italie faire ses études, persuadé que sa mère et sa nourrice sont les plus belles femmes du monde. Il tombe sur un médecin qui lui promet de lui faire rencontrer une femme belle comme le jour. Il lui donne rendez-vous à la messe le matin suivant. Le lendemain, il voit en effet arriver un ange véritable. Il la suit, utilise une entremetteuse pour s’introduire chez la dame, les choses se passent très bien. Le mari de la dame en question est évidemment le médecin … Et chaque fois que celui-ci revient pour surprendre les amants, sa femme trouve une nouvelle ruse pour cacher son amant. Dans un coffre, dans une armoire … A la fin, le mari met le feu à toute la maison, et n’épargne que l’armoire contenant les actes du mariage, et dans laquelle est évidemment caché le jeune homme.
Molière a génialement mêlé ces deux histoires, pour faire de L’école des femmesune pièce dans laquelle tout repose sur des récits et sur la réaction comique d’Arnolphe qui les entend.
Les méthodes de travail de Corneille et de Molière sont donc radicalement différentes. Quant au jeu comique de Molière, qui lui assura son extraordinaire popularité, il se trouve qu’il commença, après avoir quitté la farce, par jouer de petites comédies à l’italienne, dans lesquelles il jouait le rôle de Mascarille, autrement dit « petit masque ». Il jouait donc avec un demi-masque. Dans sa première pièce parisienne, Les précieuses ridicules, où il a l’idée géniale de se moquer de ses contemporains, il est encore « le Marquis de Mascarille ». Six mois plus tard, il invente le personnage de Sganarelle « celui qui se trompe lui-même », et joue désormais à visage découvert. Il s’inspire de Scaramouche, le personnage de l’acteur italien Tiberio Florilli, que Molière fréquentait beaucoup. La qualité essentielle de Scaramouche est d’être un mime, et donc d’exprimer ses émotions au moyen de mimiques. Molière a l’idée géniale de les lui prendre et de les adapter à son jeu parlé. C’est ce qui va lui permettre de jouer des choses comme L’école des femmes. Quand Horace raconte à Arnolphe ses progrès auprès de la jeune Agnès, au lieu de répondre que la jeune femme est déjà promise à quelqu’un, « il se retourne pour faire des grimaces ».

Philippe Meyer :
N’y a-t-il pas en plus chez Molière une forme de bienveillance dans la critique et dans la moquerie ? Le fait de reconnaître chez l’autre un défaut, qui est exagéré pour être mis en évidence, mais dont on peut se sortir ? Agnès commence idiote et finit maligne. Arnolphe commence buté et finit lucide (même s’il est mentalement ruiné). Les personnages évoluent dans la pièce. Arnolphe n’est peut-être pas radicalement transformé, mais il a indéniablement changé.

Georges Forestier :
A mon avis, vous prêtez trop de malléabilité à l’esprit d’Arnolphe. En tous cas par rapport à ce qui est écrit. On en revient à la différence entre le texte et la représentation théâtrale. Quand je vais voir une représentation de L’école des femmes, mon imagination est active pendant le spectacle. Mais hors du théâtre, quand je réfléchis sur le personnage d’Arnolphe, je ne le vois pas au-delà de ce que dit le texte. Je distingue toujours le moment de l’interprétation de celui de l’étude. Quand je suis spectateur, je bloque pour un temps mon esprit critique et je consens à me laisser emporter. Mais inversement, quand j’étudie le texte, je prends bien garde à voir où celui-ci s’arrête.

Marc-Olivier Padis :
Vous insistez beaucoup sur l’importance de la satire : c’est un apport décisif de Molière que de se moquer des mœurs de son temps. Personnellement, je n’ai jamais vraiment réussi à me représenter comment il se situe. Les pôles de la vie sociale et intellectuelle du XVIIème sont la cour et la ville. Molière se moque à la fois des courtisans et des bourgeois, et il joue aussi bien à la ville qu’à la cour. Cela signifie-t-il que l’un rit de l’autre, ou bien est-ce que les courtisans rient d’eux-mêmes ? Il me semble que faire rire de quelqu’un d’autre est facile et à la portée de tous. Faire rire de soi exige en revanche un talent bien supérieur.

Georges Forestier :
D’abord, quand on parle de « la cour » et de « la ville », il faut préciser qu’il y a en réalité deux villes. Il y a la ville du peuple, et il y a la ville mondaine, celle des salons. Elle s’interpénètre étroitement avec la cour mais ce ne sont pourtant pas tout à fait les mêmes. Par exemple, la célèbre marquise de Sévigné n’allait jamais à la cour, parce qu’elle n’en avait pas les moyens. Il fallait trop de parures, de robes, etc. Il fallait être extrêmement riche ou s’endetter monstrueusement pour vivre à la cour. En revanche elle fréquentait les gens de la cour, qui se retrouvaient dans ses salons. Le public de Molière est prioritairement celui des salons.
Pour payer une place de théâtre, il faut être assez fortuné. La représentation d’une création coûtait une livre et demie, ce qui correspond environ à 15 euros d’aujourd’hui. Mais il faut savoir qu’un ouvrier gagnait environ 50 livres par an. Pour lui, le théâtre se limitait donc aux tréteaux du Pont Neuf.
Le public de Molière est donc constitué de ce qu’on appelait « les bourgeois de la rue Saint Denis », c’est à dire les marchands qui étaient debout au parterre. C’est ce qu’on appelle « le peuple » au théâtre à l’époque. Le public privilégié de Molière est celui qui navigue entre la cour et la ville mondaine. Et il se trouve que quand il a l’idée géniale d’écrire Les précieuses ridicules, Molière s’inspire d’un écrivain célèbre de son époque, spécialiste de la parodie : Charles Sorel. Celui-ci avait écrit un petit texte, Les lois de la galanterie, destiné aux mondains. Il y explique comment on doit se comporter quand on est reçu dans une chambre (car en vérité le terme « salon » est plus tardif). Après avoir salué les dames avec force révérences, on vous invitera à vous asseoir dans un fauteuil (les fameuses « commodités de la conversation »), après quoi vous sortirez un peigne à grandes dents et affecterez de vous peigner la perruque. C’est exactement tout ce que fait Mascarille dans la pièce.
Les précieuses ridicules sont davantage une parodie burlesque qu’une satire, mais si cela a aussi bien fonctionné, c’est parce que dans les salons, l’esthétique galante était sous-tendue par quelques éléments : le « je-ne-sais-quoi », le fait de ne vouloir se piquer de rien, le fait se savoir un peu de tout avec délicatesse, le fait qu’il ne faut surtout pas, lorsqu’on a écrit des vers, les infliger à la personne qu’on rencontre (d’où la satire du Misanthrope), mais aussi et surtout l’autodérision. Du coup, en se moquant d’eux, Molière établit une certaine connivence avec ce milieu. En même temps, les bourgeois du public, dont certains font des affaires avec la noblesse, reconnaissent les travers de leurs clients et s’en moquent. Il y a donc le comique de connivence d’un côté et la moquerie de l’autre. C’est ce qui explique l’unanimité du public de Molière.

Nicole Gnesotto :
J’aimerais vous interroger sur une pièce à part dans l’œuvre de Molière : Dom Juan. Vous décrivez l’évolution du personnage dans votre livre. Si j’ai bien compris, Molière s’est inspiré d’une comédie italienne jouée pour le carnaval, une espèce de bouffonnerie très spectaculaire, avec beaucoup de machinerie, mais qui était très comique. On y voyait un libertin, voleur, violeur, justement puni à la fin.
Comment Molière a-t-il transformé ce personnage très peu sympathique en héros moderne, peut-être le premier philosophe des Lumières, qui croit « que deux et deux font quatre, et que quatre et quatre font huit », irrévérencieux, athée … ? Comment en est-il arrivé à cela ? Cela lui a beaucoup coûté d’ailleurs, puisque la pièce n’a été jouée qu’une fois …

Georges Forestier :
Ah non, je vous arrête, ça c’est encore une légende ! La pièce a été jouée une quinzaine de fois, entre la mi-février et le relâche de Pâques (on ne jouait que trois jours par semaine). Il est vrai que dans mon précédent livre sur Molière, paru il y a trente ans, j’avais répété ce que j’avais lu moi-même, à savoir que la pièce avait été « étouffée », et que Louis XIV avait laissé entendre à Molière qu’il serait bon qu’il se calme un peu s’il voulait que son Tartuffe soit joué un jour. Mais quand j’ai travaillé plus profondément sur Molière, je me suis d’abord aperçu qu’à l’époque, toute pièce créée vers fin décembre - début janvier allait jusqu’au relâche et n’était pas reprise après Pâques. C’est par exemple aussi le cas de L’école des femmes ou d’Amphitryon.
Mais il y a une autre raison. Le festin de pierre (qui ne sera rebaptisé Dom Juan qu’après la mort de Molière) a été conçu comme une pièce à machine. C’est à dire un décor par acte, avec changement de décor à vue. Les spectateurs étaient stupéfaits, c’était les effets spéciaux de l’époque, importés d’Italie sous l’impulsion de Mazarin. Un mot du contexte : Tartuffe vient d’être interdit le lendemain de sa création à Versailles. On a donc un trou dans le planning de la troupe, qu’il s’agit de boucher. Premier bouche-trou : la tragédie d’un débutant que personne ne connaît, un certain Racine : La Thébaïde. On est en fin juin, or on ne monte jamais une tragédie l’été. Mais nécessité fait loi, et on tente le coup. Deuxième bouche-trou : la reprise d’une grande comédie-ballet créée pour la cour : La Princesse d’Elide. C’est un succès, mais elle rapporte peu car il faut des musiciens, des danseurs, de la machinerie … Il faut donc autre chose, car Molière sait que la révision de son Tartuffe va prendre du temps. Que faire ? Par bonheur, une partie de la troupe des Comédiens Italiens a quitté Paris. Du coup, leur sujet fétiche du carnaval, celui du Festin de pierre, est vacant. La troupe s’en empare et décide d’en faire une grande pièce à machine. C’est cela l’élément essentiel de cette pièce, à qui l’on n’a attribué de grandes qualités philosophiques qu’au XXème siècle (jamais avant). On peut supposer que Molière s’en désintéressait, puisqu’il aurait eu le loisir de la reprendre, or il ne l’a jamais fait.
C’est particulièrement visible au quatrième acte. Pourquoi Dom Juan est-il chez lui, et doit il réclamer à quatre reprises son souper ? Il subit la visite de Monsieur Dimanche, que Sganarelle s’efforce d’éconduire. C’est une très belle scène mais inutile dramaturgiquement puisque Dom Juan est un noble et qu’il pourrait très bien prétexter son absence auprès de son créancier. Il reçoit ensuite son père, qui lui fait des remontrances, puis Elvire qui tente de le convertir. Enfin il se met à table, demande à Sganarelle de souper avec lui, et la scène du repas est une scène classique de lazzis à l’italienne (canevas comiques de situation) : Dom Juan pose une question à Sganarelle, pendant que celui-ci répond, un valet lui prend son assiette, etc. Et enfin, on entend frapper et la statue du commandeur arrive, à la toute fin de l’acte. Pourquoi une telle structure ? Parce que les décors étaient commandés avant même que la pièce ne soit écrite. Molière savait donc qu’il lui faudrait placer l’action dans un palais, en forêt, au bord de la mer, etc. Et parce que chaque décor doit rester un acte entier. Par conséquent, Dom Juan est obligé de rester chez lui tout l’acte IV, dont le seul enjeu est la visite de la statue. Il faut donc meubler le reste du temps. C’est du remplissage génial, mais c’est du remplissage.
Comme Molière écrit pour un public français, il n’a pas imaginé pouvoir mettre en scène ce grand seigneur espagnol sans foi ni loi. Il change donc des éléments de la pièce originale de Tirso de Molina, et fait du personnage un courtisan français. D’où le costume couleur de feu ou l’abondance de rubans que décrivent Sganarelle ou Pierrot. Ce courtisan français ne peut pas faire n’importe quoi, il ne viole plus par exemple, c’est pourquoi le personnage de Doña Ana disparaît. Le Commandeur a été tué lors d’un duel, c’est à dire suivant les règles de l’honneur. Dom Juan ne viole plus, et il ne tue que « dans les règles ». Mais il faut qu’il reste obsédé par les femmes, et c’est la fameuse tirade de l’inconstant, qui rêve de se lancer à l’assaut de toutes les femmes du monde. Elle est littéralement décalquée de l’élégie IV du livre II des Amours d’Ovide. Aujourd’hui, on qualifie un séducteur de « Don Juan », à l’époque on disait : « c’est un Ovide ». Même si les lieux de la pièce ne sont pas clairement identifiés, il est évident que le Festin de pierre de Molière se passe à Paris …
Après la mort de Molière, Armande Béjart commande à Thomas Corneille, grand versificateur, de mettre en vers la pièce, tout en l’édulcorant de ses éléments les plus sulfureux. Elle est aussi jouée sous le titre du Festin de pierre. C’est après la mort de Molière, quand on publie en 1682 la totalité de ses œuvres, qu’il s’agit de distinguer la version en prose de Molière de celle de Thomas Corneille (qui est à l’affiche sous le nom de Molière). C’est pourquoi on la rebaptise Dom Juan ou le festin de pierre. Mais cela change la signification : Le Festin de pierre, c’était l’histoire du retour de la statue qui vient punir le mécréant. Avec le nouveau titre, on éclaire davantage le libertin que son châtiment.

Béatrice Giblin :
J’ai deux questions. Nous avons évoqué le personnage d’Agnès, mais j’aimerais revenir sur la conception que Molière se faisait de la place des femmes. A lire ses pièces, on se dit qu’il devait être sensible à leur accès à la connaissance, et à une certaine forme d’émancipation. Vous paraît-il juste de raisonner ainsi ?
Enfin, 400 ans après sa naissance, Molière est joué partout, j’ai vu qu’il est même traduit en wolof. Vous venez d’insister sur son côté éminemment français avec Dom Juan, mais comment expliquez-vous une telle universalité de son œuvre ?

Georges Forestier :
Il y a des endroits de la planète où certaines pièces de Molière ne pourraient toujours pas être jouées. Tartuffe est par exemple inenvisageable dans l’Afghanistan d’aujourd’hui.
A propos des femmes, il y a un élément de contexte essentiel : Molière vit dans un milieu où les femmes sont les égales des hommes : celui d’une troupe de théâtre. Les actrices ont la même voix au chapitre que les acteurs (même s’il est vrai qu’elles ne s’intéressent pas aux mêmes sujets), et reçoivent la même part des recettes. Ensuite, Molière joue pour un public privilégié avant tout, et dans ces milieux, ce sont les dames qui tiennent les salons. Ce sont elles qui réclament l’égalité de traitement, critiquent la soumission de la femme du mariage catholique, réclament une éducation égale, etc. C’est Mme de Maintenon qui créera quelques années plus tard Saint-Cyr, pour donner une éducation équivalente aux filles de la noblesse. A l’époque, les seules femmes convenablement éduquées étaient celles qui avaient un précepteur, grâce à un père libéral. L’instruction des femmes se fait notamment par la lecture de romans. Molière épousait-il ces idées ? C’est très difficile à dire, on trouve des arguments des deux côtés dans Les femmes savantes par exemple. Mais c’est parce qu’il s’agit d’écrire des dialogues, et pour cela il faut des oppositions.

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