Nouvelle Première ministre / Adhésion de la Suède et de la Finlande à L’OTAN / n°246 / 22 mai 2022

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NOUVELLE PREMIÈRE MINISTRE

Introduction

Philippe Meyer :
Emmanuel Macron voulait un, voire une, Premier ministre « attaché à la question sociale, environnementale et productive ». Le 16 mai, trois semaines après sa réélection et moins d'un mois avant le premier tour des législatives, il a nommé à Matignon, Elisabeth Borne, son ancienne ministre des Transports, puis de la Transition écologique et solidaire, et enfin du Travail. Trente et un an après Edith Cresson, cette polytechnicienne, âgée de 61 ans, devient la deuxième femme Première ministre sous la Ve République. Ancienne du cabinet de Lionel Jospin à Matignon, venant donc de la gauche, elle a cependant porté dans les gouvernements Macron des réformes jugées de droite : SNCF, assurance-chômage. Si la Première ministre n'a jamais été élue, - comme Georges Pompidou, Raymond Barre et Dominique de Villepin - elle est candidate aux législatives dans le Calvados.
De la campagne des législatives à la composition du gouvernement, alors que le rôle de patron de la majorité est normalement dévolu au Premier ministre, le président est à la manœuvre. Interrogé pendant la campagne présidentielle sur sa pratique de « monarque », qui « veille à tout et s'occupe de tout », Emmanuel Macron avait défendu une méthode de gouvernance cohérente avec l'esprit de la Ve République, depuis que les législatives se déroulent dans la foulée de la présidentielle. Accusé d'avoir instauré durant son premier quinquennat une présidence « jupitérienne », le chef de l’Etat a promis d'entamer le second comme « un président nouveau pour un mandat nouveau » avec « une nouvelle méthode », plus horizontale et plus participative. Un collectif d'anciens rocardiens regroupés autour du cercle Inventer à gauche, présidé par Michel Destot, ancien maire socialiste de Grenoble, a lancé un « Manifeste pour la social-démocratie », rédigé par l'économiste Jean Peyrelevade critiquant cet exercice de plus en plus centralisé du pouvoir. « Cette évolution, continue depuis plusieurs années, a été fortement accélérée par l'adoption du quinquennat et l'inversion du calendrier électoral qui a ramené l'Assemblée nationale au rôle d'une chambre d'enregistrement. »
L’opposition a dénoncé la nomination de la nouvelle Première ministre. « Tout changer pour ne rien changer. Trois semaines de tergiversations et de petits arrangements, sans vision ni perspective. Avec la nomination d'Elisabeth Borne, on repart avec les mêmes », a raillé le président du parti Les Républicains, Christian Jacob. En choisissant Elisabeth Borne, le chef de l'Etat « poursuit sa politique » de « saccage social », a dénoncé la cheffe de file du Rassemblement national, Marine Le Pen, tandis que le leader de La France insoumise, Jean-Luc Mélenchon, a fustigé la nomination d'une « figure » parmi « les plus dures de la maltraitance sociale ».
Dès lundi soir, avant même qu'Elisabeth Borne n’effectue la passation des pouvoirs avec son prédécesseur, le chef de l'Etat a dressé la liste des chantiers qu'il attend qu'elle mène : « écologie, santé, éducation, plein-emploi, renaissance démocratique, Europe et sécurité ».

Je précise qu’au moment où nous enregistrons cette émission, le nom de la Première ministre est connu, mais ceux du nouveau gouvernement n’ont pas encore été rendus publics.

Kontildondit ?

Matthias Fekl :
D’abord, regrettons que la nomination d’une femme au poste de Première ministre soit encore un évènement, alors que ce devrait être tout à fait banal. Force est de constater que nous n’en sommes pas encore là. Réjouissons-nous donc de la nomination d’une femme. J’espère qu’elle ne sera jugée que sur son travail et ses compétences. Ce n’est qu’à cette condition que le débat sera de bonne foi. L’opposition, même très dure, est légitime sur le fond des projets. Espérons que nous ne retournerons pas à ce qu’avait connue sa prédécesseure, Edith Cresson, à qui Mme Borne a rendu hommage.

Philippe Meyer :
Un rapide tour d’horizon des gouvernements européens dirigés par des femmes :
Une femme Première ministre sur dix-huit, quatre pays dans lesquels jamais une femme n’a occupé ce poste, un pays dans lequel il n’y a qu’une femme sur neuf membres du gouvernement, dans un autre une femme sur cinquante-trois, deux sur soixante-dix-sept, une sur quarante-cinq, deux sur vingt-six, trois sur quarante-six, deux sur trente, une sur dix-neuf …

Matthias Fekl :
Je sais que nombreux sont les pays à faire moins bien que nous sur ce plan, mais on pourrait également citer ceux qui font mieux. Dans les pays nordiques par exemple, des femmes Premières ministres succèdent à des femmes sans que cela n’étonne qui que ce soit. En Allemagne, une chancelière a gouverné seize ans. C’est un point sur lequel notre pays est encore en retard, même si les choses vont plutôt dans le bon sens. Ce retard est en train d’être surmonté dans les entreprises, grâce à une loi qui a imposé des quotas dans les conseils d’administration, et cela progresse en politique, là encore grâce à une loi très volontariste.
Mais effectivement, ce n’était qu’une remarque liminaire et pas le cœur du sujet. Ni la soumission du Parlement à l’exécutif, ni une certaine subordination du Premier ministre au président de la République ne sont des faits nouveaux sous la Vème République. Ce qui diffère cette fois-ci, c’est le quasi effacement de l’Assemblée nationale, sous l’effet conjugué de plusieurs tendances, assez différentes.
D’abord, l’inversion du calendrier électoral, où les législatives suivent la présidentielle de quelques semaines. Par conséquent, les députés ne sont là que pour valider tout ce que souhaite le président, soit pour le contredire. Aucun des deux cas ne me semble très intéressant. Ensuite, la manière dont a été réalisé le non-cumul des mandats. J’étais plutôt favorable à ce que cela passe par un renforcement du rôle des parlementaires : moins de mandats, mais des députés ayant plus de pouvoir, pour que l’Assemblée devienne un vrai lieu de contrôle et d’évaluation. Ce n’est pas le cas aujourd’hui, où nous avons des élus qui sont en position d’opposition automatique, ou bien d’allégeance systématique envers tout ce que dit le président de la République. Enfin, la disparition des partis comme force politique à part entière. Par une logique purement institutionnelle (ce n’est pas une question de personnes), il n’y a plus aucun intermédiaire entre une décision présidentielle et la conduite des politiques publiques.
Une telle pratique du pouvoir nous a en réalité fait changer de Constitution. Par l’action conjointe de réformes constitutionnelles et législatives, et par la pratique successive du pouvoir, les institutions sont de plus en plus dévaluées aux yeux de nos concitoyens. Elles doivent être efficaces, c’est à dire permettre la prise de décision et la mise en œuvre de politiques publiques, mais elles doivent aussi être le réceptacle de la conflictualité inhérente à toute société. Dans un Parlement digne de ce nom, les divergences d’idées et de philosophies doivent pouvoir être surmontées, se transformer en débats, en lieux d’élaborations de réformes plus ou moins acceptables par tous. Je pense que nous en sommes loin.
Un tel exercice du pouvoir est risqué, car les débats se déplacent ailleurs, en particulier dans la rue : des mouvements plus ou moins contrôlés, plus ou moins sincères, plus ou mons violents. C’est ce que nous avons connu dans le quinquennat précédent, et que seule la pandémie est parvenue à stopper.

Béatrice Giblin :
Effectivement, la vie parlementaire de la Vème République est progressivement devenue une chambre d’écho et d’enregistrement du bon vouloir du président. Rappelons-nous cependant que c’était un député gaulliste qui avait le premier parlé d’un « Parlement godillot » : l’admiration portée à de Gaulle était telle qu’on se contentait d’entériner tout ce qu’il décidait. Il y a eu plusieurs Assemblées à très forte majorité, en 1978 par exemple, et cela n’a pas pour autant empêché la victoire de la gauche en 1981. Quand un président dispose d’une majorité parlementaire confortable, l’Assemblée s’éloigne en effet du modèle presque idéal que vient de décrire Matthias. Rien de nouveau dans « Parlements godillots », donc.
L’expérience des frondeurs lors du quinquennat précédent a été une inquiétude pour le président Macron, qui tient absolument à ne pas y être confronté à nouveau. Les oppositions précédentes ont à mon avis eu davantage d’effets négatifs que de bienfaits démocratiques. Il s’agissait de tirs de barrages, pas de débats salutaires. On ne le traitait pas de jupitérien alors, mais on le trouvait au contraire mou, on le qualifiait de « culbuto ». On trouvait qu’il « ne faisait pas très président », en somme. Ce sont toujours les mêmes paradoxes : quand on « fait président », on est aussitôt traité de tyran, d’égocentrique et de mégalomaniaque. Quand on est plus ouvert et à l’écoute, on est considéré comme mou, et comme une cible facile. On veut tout et son contraire.
Sur le plan institutionnel, il est vrai que ce sont des personnalités qui « font » la Constitution. Cette dernière est au fond assez plastique, et peut s’exercer de façon sensiblement différente selon la personnalité au pouvoir. Ici, nous risquons une opposition de gauche radicale, puisque le pari de M. Mélenchon semble fonctionner. Si la gauche unie n’est pas seulement dans l’opposition frontale et systématique, mais qu’elle apporte des propositions, on peut avoir un Parlement que l’Elysée soit obligé de prendre en compte. Le rapport de forces est tel que, même avec une majorité absolue (qui serait de toutes façons composite), on va sans doute avoir du débat.

Nicolas Baverez :
Lors de sa cérémonie d’investiture, le président de la République a parlé d’une « nouvelle méthode pour un nouveau mandat et pour un nouveau peuple ». Dans les faits, où sont les nouveautés ?
Il y a certainement une rupture avec la nomination d’Elisabeth Borne. Le fait qu’elle soit une femme est effectivement déjà une rupture en soi, puisqu’elle n’est que la deuxième, et que la première avait été nommée il y a trente ans. Il s’agit de toute évidence de remédier à une anomalie.
Mme Borne est une femme remarquable par son parcours et ses compétences, ainsi que par sa droiture. C’est une scientifique, dont les convictions sont à gauche, et cela la différencie de ses prédécesseurs Édouard Philippe ou Jean Castex. Il y a en revanche une énorme continuité dans la mesure où Mme Borne, lors du mandat précédent, a incarné certaines des réformes les plus symboliques : la SNCF, l’assurance-chômage ou l’apprentissage.
Du point de vue des institutions, on est encore dans la continuité complète. La décision de cette nomination, avec le revirement de dernière minute qui a écarté Mme Vautrin, est un processus conduit entièrement par le président de la République, continuant ainsi l’habitude d’hyper-centralisation et le côté très technocratique. Ce n’est pas pas la première fois que le président de la République gère dans le détail l’investiture des 577 candidats, mais c’est la première fois que c’est rendu public, et d’une façon détaillée. Non seulement on s’inscrit dans la continuité, mais on pousse même encore plus loin le mode d’exercice du pouvoir qui a prévalu lors du premier quinquennat.
La nouveauté viendra sans doute du téléscopage entre les attentes et les difficultés de la réalité. Le programme de travail du nouveau gouvernement est gigantesque, puisqu’il va falloir s’attaquer au problème immédiat du pouvoir d’achat, au problème de long terme de la transition écologique, à la remise en route du système de santé, du système éducatif, à la réforme des retraites, au réarmement, et à l’accompagnement des politiques européennes en matière d’énergie, d’alimentation, et de défense. Tout ceci devra se faire dans un environnement perçu et compris par les Français comme une dégradation très forte de l’économie (croissance zéro et forte inflation), un déficit public qui va encore augmenter, un déficit commercial de plus de 100 millards d’Euros, et une remontée des taux d’intérêts, qui vont mécaniquement augmenter les charges de la dette. Ce retournement de l’économie est très sous-estimé, il crée une équation budgétaire quasiment impossible à résoudre.
Mais le défi le plus difficile concerne la société française. Le pays est fracturé, et réconcilier les blocs s’annonce particulièrement ardu. Les législatives en tous cas se feront autour de cette configuration politique.
Enfin, si l’Europe n’est pas réellement en guerre, on ne peut plus dire qu’elle est en paix. Les conséquences de la guerre d’Ukraine pèsent lourd sur le plan géopolitique mais aussi sur l’économie (explosion du prix de l’énergie et des denrées agricoles, et peut-être des pénuries). La vraie nouveauté viendra du choc entre les attentes et la réalité.

Lionel Zinsou :
Je reviens sur Elisabeth Borne, et au contexte dans lequel elle intervient. Madame Borne entre dans l’Histoire : quand on est Premier ministre, votre notice biographique sur Wikipédia (ou dans le Larousse si cela existe encore), s’allonge considérablement. Son travail sera examiné pendant des générations, ainsi que sa personnalité. Je trouve par exemple très intéressant de la comparer à Edith Cresson. Il y a ce contraste entre une femme de raison et une femme de passion, nous verrons s’il profite à Mme Borne. La perception de sa personnalité par les Français lui confèrera-t-elle des atouts ? J’admirais le côté guerrière d’Edith Cresson, en tant que ministre du Commerce extérieur, entraînant derrière elle toutes les entreprises … Elle fut aussi une courageuse ministre de l’Agriculture, même si elle fut moins appréciée des agriculteurs.
On sait qu’elle dut s’opposer à tous ses « amis » du Parti Socialiste, en plus de tous ses opposants, et passer outre un très grand nombre de préjugés. La misogynie brute de l’époque atteignait de très hauts niveaux, espérons que Mme Borne ne la subira pas à une telle intensité. Je pense que ce ne sera pas le cas. D’une part parce que l’esprit public a changé, d’autre part parce qu’elle dispose de plusieurs atouts : elle n’est pas issue de l’élite traditionnelle des grandes écoles, elle est en partie d’origine étrangère, sa communauté religieuse n’est pas majoritaire, et ayant perdu son père tôt, elle est pupille de la nation. Un profil atypique, loin de la fabrique des élites.
Elle a tous les titres de noblesse universitaires : c’est une scientifique, polytechnicienne, Ecole des ponts, puis Collège des ingénieurs. Au gouvernement, Julien Denormandie en est également issu (Ndlr : M. Denormandie a quitté le gouvernement vendredi 20 mai au soir, après l’enregistrement de cette émission). C’est un petit établissement qui fait une espèce de formation accélérée au management pour les hauts fonctionnaires. On a reproché à Mme Borne de ne pas avoir l’expérience du privé. C’est vrai, elle a cependant cette formation, et elle a tout de même dirigé de grandes entreprises, même si elles n’étaient pas privées.
Un leader syndical comme Laurent Berger rend hommage au fait que Mme Borne est une négociatrice assez extraordinaire. On se souvient d’épisodes difficiles de Mme Cresson à la Commission Européenne. Mme Borne est quant à elle davantage dans la négociation que dans le combat. Les réformes qu’elle a animées sont très importantes. M. Berger dit qu’elle écoute, et qu’elle tient compte de ce qu’elle entend.
On la dit « dure ». Pour ma part, je crois que c’est un cliché qu’on sert à toute femme de pouvoir. Il est certain qu’on ne dirige pas des entreprises comptant des milliers de salariés en faisant preuve de laxisme. Les qualités de Mme Borne sont nombreuses, et contrebalancent largement les reproches qui lui sont faits, qui me paraissent excessifs (son surnom de « Borne-out » par exemple).
Enfin elle met la gauche en situation difficile, car elle est réellement de gauche. Matignon est une machine assez technique. Elle a passé cinq ans auprès de Lionel Jospin, elle a été directrice de cabinet de Ségolène Royal, elle connaît parfaitement le fonctionnement de l’Etat dans tous ses aspects techniques. Ce n’était pas le cas de tous ses prédécesseurs. Il s’agit donc d’une personnalité remarquable, qui mérite sont entrée dans l’Histoire.

Béatrice Giblin :
Après le paysage catastrophique brossé par Nicolas, on serait tenté de baiser les bras. Je crois qu’on aurait tort. Il est vrai que les attentes sont grandes dans la population, mais je crois aussi que les Français sont capables de prendre en compte le contexte international, des difficultés qui ne relèvent pas seulement de problèmes franco-français. L’heure est grave, certes. Pour autant, il ne faut pas toujours attendre le pire, ni de nos concitoyens, ni de nos dirigeants. Comme Lionel, je pense qu’une femme exerçant le pouvoir est automatiquement jugée rugueuse et autoritaire. Mme Borne a de l’autorité, accompagnée d’une grande compétence.

Nicolas Baverez :
Je suis d’accord, mais je suis frappé par le fait qu’on a très peu parlé (à mon avis insuffisamment) dans le débat public des problèmes que j’ai évoqués plus haut. Il y a un réel défaut de pédagogie sur la situation réelle de l’Europe et du monde, parce que je pense qu’on ne peut réformer qu’en rassemblant. Je sais qu’il y a une grande capacité de mobilisation des Français, encore faut-il qu’ils aient une claire conscience de la situation.

Philippe Meyer :
Nous disions plus haut que le président de la République ramenait à lui tous les dossiers. Je n’ai qu’une expérience très brève (si brève qu’elle est peut-être insignifiante, je le reconnais) du contact avec Mme Borne, mais cette expérience pourrait me faire croire qu’elle aussi. Cela ferait tout de même un drôle de mode de gouvernement.
Je faisais il y a quelques années un séminaire sur Paris, son Histoire et ses problèmes à destination des élèves de l’Ecole des Mines. Je voulais évidemment qu’on s’intéresse aux transports, et notamment à la RATP, que Mme Borne dirigeait à l’époque. Je projetais d’organiser une visite commentée des réseaux souterrains, montrant les extraordinaires prouesses techniques et les problèmes tout aussi extraordinaires que les ingénieurs de l’entreprise rencontraient. Il ne s’agissait que de « promener » quinze étudiants dans les couloirs de la RATP, j’imaginais qu’il suffirait d’une simple lettre au secrétariat général pour que le projet aboutisse. Pas du tout : Mme Borne a exigé d’avoir elle-même le dossier pour l’approuver en personne.

ADHÉSION DE LA SUÈDE ET DE LA FINLANDE À L’OTAN

Introduction

Philippe Meyer :
  La Finlande et la Suède ont formellement transmis le 18 mai leur demande d'adhésion à l’Otan. Le principe de neutralité, pourtant ancré dans l'histoire de ces deux pays, a été balayé par l’agression de Moscou en Ukraine. La perspective d'une protection collective, garantie par l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord - l'attaque contre un membre est considérée comme une attaque dirigée contre tous - a eu raison des fortes réticences qui s'exprimaient jusqu'alors dans une partie des opinions publiques finlandaise et suédoise. Cela s'est inversé depuis le 24 février, avec l'invasion russe de l'Ukraine. Aujourd'hui, 70 % des Finlandais et 50 % des Suédois sont favorables à une adhésion à l'Otan. « Une nouvelle ère s'ouvre », a déclaré le président finlandais Sauli Niinistö, lançant en direction de Moscou : « Vous avez causé cela. Regardez-vous dans le miroir. »
L’Otan devrait donc passer de 30 à 32 pays dont 23 membres de l'Union. Ces demandes d’adhésions sont la preuve qu'« une agression » comme la guerre en Ukraine « ne paie pas », s'est félicité le secrétaire général de l'alliance occidentale, Jens Stoltenberg. Déjà membres du Partenariat pour la paix depuis 1994 et partenaires « actifs » dans les opérations de l'Otan depuis 2014, les deux pays intégreront rapidement l’Alliance. En rejoignant l'Union européenne en 1995, les deux voisins s’étaient déjà progressivement éloignés de leur politique de stricte neutralité. Ils ont aussi participé à diverses missions de l'alliance militaire et échangent des renseignements avec elle. Ils pourraient donc bénéficier d'un coupe-file, devançant trois pays déjà sur les rangs : la Géorgie, l'Ukraine et la Bosnie-Herzégovine. Les pays nordiques ont l'avantage de remplir trois critères : être un pays européen, respecter les principes démocratiques et contribuer à la sécurité de la zone euroatlantique.
Partageant une frontière de 1 340 km avec la Russie, la Finlande possède une des plus grandes armées européennes comptant 900 000 réservistes, dont 280 000 mobilisables immédiatement pour un total de 5,5 millions d'habitants. La Suède, qui a commencé à réinvestir dans son armée depuis l'annexion de la Crimée par la Russie en 2014, a quant à elle partiellement rétabli le service militaire en 2017. Le pays dispose d'une armée de 25 000 soldats aptes au combat et de 25 000 autres réservistes.
Deux pays ont déclaré leur hostilité à ces adhésions. Le président turc Recep Tayyip Erdogan a affirmé sa ferme opposition à l’arrivée de la Finlande et de la Suède dans l’Otan. Les Occidentaux y voient surtout une manœuvre d’Ankara pour obtenir des concessions sur le dossier kurde. Moscou a menacé de renforcer son arsenal nucléaire en mer Baltique et annoncé des mesures de rétorsion « militaro-techniques », dont la suspension de livraisons en électricité à la Finlande. Si le président russe Vladimir Poutine a assuré « n’avoir aucun problème » avec les deux pays, il a averti que l’installation d’infrastructures militaires de l’Otan sur leurs territoires pourrait « entraîner une réponse » de la Russie. La nature de la réponse « dépendra des menaces à notre encontre », a-t-il ajouté.

Kontildondit ?

Nicolas Baverez :
Un autre sujet à propos de décisions historiques ! Ces candidatures de la Finlande et de la Suède sont un tournant absolument majeur. Les deux pays remplissent toutes les conditions pour adhérer à l’alliance : ils sont dans la zone géographique, ce sont des démocraties, des Etats de droit, des économies de marché, et leur contribution militaire à la sécurité des alliés serait tout à fait significative. Reste la position de la Turquie, qui les accuse de soutenir le terrorisme du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), mais il est vrai que cette opposition semble surtout tactique, et on ne voit pas très bien comment la Turquie pourrait s’isoler durablement en maintenant son veto.
Si ce tournant est historique, c’est parce que cette décision était absolument inenvisageable il y a seulement quelques mois ; elle est la conséquence directe de la guerre d’Ukraine. Sur le plan de la sécurité du continent, ce serait un changement considérable, car la Finlande consacre 1,9% de son PIB à la Défense, elle a 870 000 réserviste, dont 280 000 immédiatement mobilisables, et plus de 1 300 kilomètres de frontières communes avec la Russie. De son côté, la Suède a aussi beaucoup réinvesti et elle a rétabli le service militaire. Sur le plan stratégique, la défense des pays baltes était très compliquée à cause de leur situation géographique, mais avec la Suède et la Finlande membres de l’alliance, elle serait considérablement facilitée.
Ces candidatures ne font que souligner une fois encore l’échec et l’impasse de l’attaque russe contre l’Ukraine. Non seulement sur le théâtre d’opérations, mais aussi parce que cela a ranimé l’OTAN, soudé les Européens et les Américains. Un autre rideau de fer a été recréé en Europe, allant de la mer Baltique jusqu’à la Moldavie, incluant un théâtre d’opérations ouvert (l’Ukraine), et touchant l’économie et la finance plus encore qu’à l’époque de la guerre froide. La Finlande a des relations très importantes avec sa voisine orientale sur le plan économique. La Russie représente 12% de ses importations, 5,4% de ses exportations, et tout cela est en passe de s’arrêter.
L’alliance atlantique s’est donc remise en marche, autour de la sécurité collective. Les Etats-Unis se réengagent sur le continent européen. Pour autant, il ne s’agit pas d’une nouvelle bipolarisation mondiale, car on oublie trop souvent le poids des grands pays émergents. La Chine est liée à la Russie par un accord de partenariat, mais les autres restent en dehors du conflit : ils attribuent plutôt les problèmes de coût de l’alimentation et de l’énergie aux sanctions occidentales qu’à l’agression russe.
Il faut faire très attention à ce que cet élargissement de l’OTAN ne provoque pas une euphorie parmi les démocraties occidentales, sur le modèle de ce qui a conduit Vladimir Poutine à son erreur historique d’envahir l’Ukraine. Il faut évidemment défendre la liberté, et reconnaître que celle-ci est mise en grand danger par la Russie de Poutine. Mais il faut le faire en mettant en place une stratégie d’endiguement de long terme des régimes autoritaires, plutôt qu’en encourageant une logique d’escalade. Cela implique de la dissuasion, de la supériorité technologique, mais aussi de la résilience des nations, le refus de l’affrontement direct, le maintien du dialogue avec les sociétés civiles, et une ouverture en direction des pays émergents. Il est vital de ne pas laisser le Sud dériver loin de l’Occident, et se rapprocher des régimes autoritaires.

Béatrice Giblin :
Personne ne s’attendait à ce qu’on en arrive là. En janvier dernier, les opinions publiques finlandaise ou suédoise n’étaient pas favorables à une adhésion à l’OTAN. Poutine a tout raté avec son invasion de l‘Ukraine : il réveille l’OTAN, et fait revenir les Etats-Unis en Europe (60 000 soldats américains en Europe en 2020, 100 000 aujourd’hui).
Le changement est colossal. La Suède avait choisi la neutralité depuis deux siècles. Avec un gouvernement socio-démocrate, il n’est pas si facile de changer l’orientation stratégique aussi diamétralement, il a donc fallu que leur perspective change elle aussi du tout au tout. L’engouement des Finlandais à rejoindre l’OTAN a en quelque sorte poussé les Suédois à en faire autant. Mais la neutralité des Finlandais n’était pas forcément un choix, il s’agissait plutôt d’une situation imposée par la Russie au sortir de la seconde guerre mondiale. Il faut également rappeler que la famille du président finlandais est originaire de régions cédées à la Russie par la Finlande.
La Finlande est un apport essentiel à l’OTAN, car les Finlandais, comme les Ukrainiens, sont prêts à se battre et à mourir pour défendre leur pays. Il y a là une nation très consciente des menaces, et 5,5 millions d’habitants prêts à se mobiliser et à faire front.
La Suède et la Finlande sont deux Etats dont l’armement est très performant, disposant d’industries dans ce domaine. Ils peuvent entrer très vite en interopérabilité et ont déjà travaillé avec l’OTAN. Enfin, la profondeur stratégique de la Baltique est absolument essentielle, tout comme l’Arctique, car la Suède y est partie prenante. Dans la perspective de nouvelles voies de circulation dues au réchauffement climatique, l’adhésion de la Suède à l’OTAN est déterminante.

Lionel Zinsou :
L’adhésion de ces pays à l’OTAN est un processus qui ne date pas entièrement du 24 février dernier. L’annexion de la Crimée, la rapidité de la victoire russe en Géorgie, le détachement des provinces d’Abkhazie et d’Ossétie, la domination de la Transnistrie … Les éléments d’alerte se sont multipliés ces dernières années, et ont manifestement abouti à un renforcement des partenariats et des conversations diplomatiques dans le cadre de l‘OTAN, et surtout des coopérations militaires testées sur le terrain (en Irak, en Afghanistan). Il s’agit donc plutôt d’un aboutissement, même s’il y a indéniablement une spectaculaire accélération.
Diplomatiquement et politiquement, tout était prêt, mais désormais ce sont les opinions publiques qui adhèrent. Même le parti social-démocrate suédois, dont ce n’était pourtant absolument pas la ligne stratégique, s’est rallié à ce choix.
Il n’est pas tout à fait vrai de dire qu’il n’y avait pas de guerre en Europe depuis la seconde guerre mondiale. Dans les Balkans, on a déjà eu des situations de combat qui défiaient déjà beaucoup la situation de la Russie vis-à-vis de l’Europe. Et évidemment la situation dans le Caucase, et l’annexion de la Crimée en 2014. Ce sont donc des processus assez anciens, la paix n’est plus évidente depuis déjà un certain temps, mais il est vrai depuis le 24 février dernier, les choses se cristallisent subitement.
Il faut cependant considérer le poids des pays concernés. La Finlande, c’est 1/10ème du PIB de la Russie. Certes, c’est un PIB par tête très élevé, des revenus supérieurs à ceux de l’Allemagne ou de la France, mais c’est tout de même un « petit » pays, économiquement parlant. S’il s’agit de faire un effort dans une période de menace significative, ce n’est pas parce qu’il y a 800 000 réservistes parmi les 5,5 millions d’habitants, et une flotte de F-18 (car en réalité, les F-35 ne sont pas encore au point) qu’on peut s’en sortir seul face à la Russie. La Suède est plus importante, mais ce n’est tout de même qu’un quart du PIB de la Russie. Et si la Finlande (plus exposée) devait être sous domination russe, la Suède se retrouverait obligatoirement entraînée dans le conflit elle aussi. Il ne s’agit pas de minimiser les ressources ou la détermination de ces pays, mais il y a tout de même des pesées globales qui comptent. Par exemple, les chasseurs Gripen suédois ont encore un peu de marché, mais technologiquement, ils ont à peu près 20 ans de retard sur leurs concurrents.
Comme le disait Nicolas, il est à craindre que les pays du Sud ne rejoignent un camp « russo-chinois » de plus en plus unifié, c’est une pente tout à fait possible. Et là, la Scandinavie serait un atout de poids pour le camp occidental, non seulement parce qu’elle apporte beaucoup de ressources, de recherches, de développement et de technologies, mais aussi parce que, si on la regarde depuis le Sud du monde, c’est une caution morale, car ce sont les pays scandinaves qui sont les plus innovants et désintéressés dans les aides au développement. Ils sont les plus soucieux d’attacher de vraies valeurs éthiques et environnementales à toutes leurs interventions ; ils ne sont jamais taxés d’arrières-pensées néo-colonialistes ou impérialistes, comme peuvent l’être les interventions de la Chine ou de la Russie (voire des pays de l’UE). La Scandinavie est très bien perçue dans le sud du monde, si elle rejoint le camp occidental, ce sera un atout immatériel non négligeable.

Matthias Fekl :
Poutine pensait arriver à ses fins en Ukraine en quelques jours, peut-être en quelques semaines, or on s’aperçoit que le pays résiste, héroïquement. Il pensait que l’Europe, et plus généralement le monde occidental, resterait dans l’indifférence dont elle a fait preuve dans d’autres situations récentes. Il souhaitait enfin empêcher l’élargissement de l’UE et de l’OTAN, or on se rend compte que les deux deviennent possibles. Possible pour ce qui est de l’UE, et certain en ce qui concerne l’OTAN. Sur le plan stratégique, c’est donc un fiasco complet pour le président russe.
Cela peut évidemment conduire au syndrome de la bête blessée. Il est inconcevable pour lui d’en rester à la situation actuelle ; on ne sait d’ailleurs même pas ce qu’il sait de la situation actuelle, si les informations qui lui sont transmises sont complètes et factuelles, car il semble que beaucoup de gens aient fort intérêt à lui cacher beaucoup de choses. Ne sachant pas s’il dispose d’informations réelles et fiables, sa capacité à agir de façon rationnelle peut être mise en doute.
Que se passerait-il si le président Poutine se lançait dans une provocation, peut-être très ponctuelle ? Par exemple en attaquant une livraison d’armes à la frontière avec la Pologne, pour montrer qu’il n’a pas peur de l’OTAN … Au delà de l’élargissement, ce sont de nombreuses questions de doctrines d’intervention qui se posent.
D’autre part, l’intégration des pays émergents est en effet absolument cruciale. Il faut faire très attention à ne pas faire apparaître de nouveaux clivages. Quand on regarde les votes à l’ONU, il faut admettre que des pans entiers du monde sont très réservés, notamment sur la question des sanctions. Il y a enfin le problème de l’architecture de sécurité pour l’avenir. Nous avons évoqué le rôle de la Turquie, mais il faudrait également mentionner la Chine ; sur la question ukrainienne, elle reste très prudente, mais elle peut toujours changer d’approche stratégique, sur ce conflit ou sur d’autres. Que se passerait-il si tout à coup elle devenait un acteur déterminant d’un processus de paix ? C’est quelque chose qui commence à être craint dans certains cercles américains aujourd’hui, car ce serait de fait la fin de la Pax Americana, avec une rôle interventionniste de la chine très fort. Ce ne sont que des interrogations, pour lesquelles je n’ai évidemment pas de réponse, a fortiori dans un contexte aussi mouvant, mais on voit bien que nous sommes face à des mutations potentiellement majeures du monde tel que nous l’avons connu depuis la fin de la seconde guerre mondiale, ou même la chute du mur.

Les brèves

La stupeur

Béatrice Giblin

"Je vous recommande le dernier ouvrage publié avant sa mort par Aharon Appelfeld. On parle beaucoup de l‘Ukraine, de l’héroïsme de son peuple pendant cette guerre. Cet ouvrage traite d’une autre période tragique de l’Ukraine, celle de l’invasion allemande et de la liquidation des Juifs, ainsi que de la participation des ukrainiens à cette liquidation. Pour une fois dans l’œuvre d’Appelfeld, ce n’est pas un petit garçon qui est central dans le récit, mais une femme, une jeune chrétienne qui vit un enfer avec un mari brutal qui la viole plusieurs fois par jour, et qui assiste sans bouger à l’humiliation puis la liquidation de ses voisins juifs, qu’elle n’aime pas, conformément à l’ambiance générale. Elle aura cependant le courage, après leur assassinat, de quitter sa maison et son village. C’est le début d’une errance pour cette femme qui trouvera de l’aide auprès d’autres femmes, qu’elles soient paysannes, prostituées, aubergistes … Absolument magnifique. "

Penser l’Histoire de l’Afrique

Lionel Zinsou

"J’aimerais rendre hommage à ce livre très important du point de vue méthodologique, même s’il est très court. Il est signé de François-Xavier Fauvelle, professeur au Collège de France. On est en droit de se dire que l’ouvrage est à l’Histoire médiévale de l’Afrique ce que Tristes Tropiques a pu être pour la réflexion méthodologique de l’anthropologie. C’est vraiment fondamental, et tout à fait contemporain. Les sources historiques se multiplient, il y a beaucoup d’écrits, contrairement à ce que l’on pourrait croire, et beaucoup de témoignages archéologiques. Malgré tout, il reste énormément d’énigmes, auxquelles est confronté l’historien. Il s’agit donc de mener un travail denquête, tout à fait haletant. Une enquête qui ne finira jamais, un puzzle qu’il faut créer. "

Guerre

Nicolas Baverez

"L’Histoire peut produire des raccourcis ou des téléscopages étonnants, et il est vrai qu’au moment où la guerre est de retour sur notre continent, on publie le roman Guerre de Louis-Ferdinand Céline, écrit en 1934, volé en 1945, et réapparu un peu par miracle. Il raconte la convalescence de Céline à l’hôpital d’Ypres, après sa blessure de 1914. Il s’agit incontestablement d’un texte très puissant, que je recommande car il contient tout ce qui constitue la grandeur tragique de Céline : une écriture tout à fait singulière, et une capacité à décrire la dureté, la violence et les séquelles que laissent la guerre."

La menace 732

Matthias Fekl

"Je vous conseille le livre d’un jeune Préfet, qui est aussi un jeune auteur, Frédéric Potier, que l’on connaissait jusqu’ici pour des ouvrages très sérieux, sur l’antisémitisme ou sur Pierre Mendès-France. Il s’est cette fois-ci lancé dans un thriller politique. Je ne raconte pas l’intrigue, car ce serait gâcher le plaisir du lecteur, mais la menace en question vient de l’extrême-droite, sur fond d’élection présidentielle. On est très vite pris par l’intrigue, mais on est aussi captivé grâce à la connaissance parfaite de l’auteur des rouages de l’Etat."

Hommage à Roselyne Bachelot

Philippe Meyer

"J’aimerais rendre hommage à l’action de Roselyne Bachelot à la tête du ministère de la Culture.. Mme Bachelot est venue à ce micro avant d’être ministre, et plusieurs fois à nos émissions en public, tout le monde sait donc qu’elle entretient avec cette émission d’anciennes relations d’amitié. Je suis personnellement très attentif depuis longtemps à ce qui se passe au ministère de la Culture, et je dois dire que cela faisait longtemps qu’on y espérait quelqu’un capable de traiter les problèmes de fond, comme la question des droits d’auteurs ou des défis du numérique, tout en étant à la fois capable de tenir tête à d’autres ministères. On n’imagine pas ce qu’a été la bataille pour soutenir le monde du spectacle vivant pendant la crise sanitaire, pour permettre que les industries culturelles et les théâtres continuent de vivre…Certains, parmi les plus intéressés par ce sauvetage l’ont imaginé si peu qu'ils se sont revêtus de gilets jaunes de grands couturiers pour aller crier famine à la soirée des César … Le travail accompli par la ministre sortante demande de connaître parfaitement les rouages de l‘Etat et de l’administration, ainsi qu’une solide détermination politique. Rien de tout cela n’a manqué à Mme Bachelot, pas plus que le flair quand il s’est agi des nominations, au Festival d’Avignon, au Louvre, à Orsay, à Beaubourg …"