L’état de la gauche après les négociations entre les partis / Les conséquences de la guerre en Ukraine sur le reste du monde / n°244 / 8 mai 2022

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L’ÉTAT DE LA GAUCHE APRÈS LES NÉGOCIATIONS ENTRE LES PARTIS

Introduction

Philippe Meyer :
Fort de son score au premier tour de l'élection présidentielle (21,95 %), Jean-Luc Mélenchon demande aux Français de l'élire « Premier ministre » et veut, pour les législatives, réunir la gauche sous le label « Nouvelle union populaire écologique et sociale » (NUPES). L’Insoumis a posé ses conditions pour « un programme commun partagé » et une répartition des investitures au prorata des résultats du 10 avril. Les cinq autres candidats de gauche à l’élection présidentielle ont récolté plus de 3,5 millions de voix, soit près de 10 % des suffrages exprimés. Leurs projets comportaient des divergences programmatiques plus ou moins appuyées. Le nucléaire est une pierre d'achoppement importante entre Jean-Luc Mélenchon et le communiste Fabien Roussel. Ce dernier est d'ailleurs le seul candidat de gauche à vouloir investir massivement dans l'atome. Le recul ou non de l'âge de départ à la retraite à 60 ans, ne fait pas non plus l'unanimité à gauche. Les écologistes ne se retrouvent pas dans l'idée des Insoumis de « désobéir » à certains traités européens, nécessaire selon eux pour appliquer leur programme. La fin de la participation de la France à l’Otan ne fait pas non plus consensus.
Dimanche dernier, le conseil fédéral d'Europe Écologie-Les Verts (EELV) a entériné un texte d'accord portant sur une centaine de circonscriptions pour leurs candidats. Hausse du smic à 1 400 euros, retraite à 60 ans, blocage des prix sur les produits de première nécessité, planification écologique et VIe République font partie des marqueurs énoncés. Quant à l'Europe, point de tensions, les deux formations s'accordent sur une longue argumentation qui prône dans le même temps la désobéissance à certaines règles européennes et le respect de l'État de droit. Pour ce qui est du nucléaire, le communiqué commun n'en dit mot.
Mardi, c’est au tour du PCF de valider l’accord avec LFI pour les législatives. Les communistes reçoivent 50 circonscriptions, dont 11 pour leurs députés sortants et 5 considérées comme « gagnables. » Sur le fond, le PCF a reçu des garanties pour sa future autonomie au sein de l’intergroupe parlementaire de la Nouvelle Union populaire et Écologique et Sociale.
Mercredi, le PS s’est accordé avec LFI sur soixante-dix circonscriptions, au prix d’une fracture interne. Le PS a enregistré le score le plus modeste (1,75 %) des grands partis de gauche au premier tour de la présidentielle, mais il détient le plus grand nombre de députés sortants (vingt-cinq), auxquels s’ajoutent trois élus apparentés, contre dix-huit élus pour le groupe LFI. Au PS, les fractures internes se multiplient entre les partisans de l’alliance avec LFI et les tenants d’un courant social-démocrate plus modéré à mesure que l’accord se précise. Au Conseil National socialiste réunis jeudi soir, l’union avec LFI a été entérinée.
La projection Harris Interactive du 4 mai prévoit entre 50 et 100 députés de gauche si désunion au 1er tour et entre 70 et 90 si union …

Kontildondit ?

Béatrice Giblin :
La première constatation que l’on peut faire, c’est que cette union était inattendue. En tous cas si on regarde les déclarations des uns à propos des autres pendant la campagne électorale, y compris au lendemain du premier tour. Certaines personnalités de LFI clamaient : « les socialistes ? Jamais ! » Et voilà que dans la nuit de jeudi à vendredi, un accord est signé, et de façon assez majoritaire puisque le conseil national du PS l’a entériné à 62%.
Il y a évidemment une opposition d’un certain nombre de grandes figures socialistes, comme l’ex-président de la République, d’anciens ministres comme Stéphane Le Foll, de présidents de région comme Carole Delga. Mais c’est le PS des moins de 40 ans qui a négocié, ce sont des noms peu ou pas connus, et eux souhaitaient cette union. Pour la première fois, il s’agit d’une gauche qui se veut radicale, même si Mélenchon a fait ses armes au Parti Socialiste et en connaît très bien la machine, puisqu’il en a porté les couleurs en tant que ministre de Lionel Jospin. A l’époque, il a fait des choses très raisonnables et même très intéressantes sur l’enseignement professionnel et sur la valorisation des acquis de l’expérience.
Aujourd’hui cependant, sa radicalité semble intransigeante : les conditions qu’il pose à l’accord sont par exemple très sévères. La répartition des circonscriptions est l’enjeu majeur des prochaines législatives puisqu’il s’agit de sauver les moyens financiers des partis. Avoir obtenu moins de 5% au premier tour des présidentielles signifie que la campagne n’est pas remboursée, par conséquent il faut à tout prix un certain nombre d’élus (en présenter au moins 50 et obtenir au moins 1% dans chacune des circonscriptions) pour toucher 1,42€ par voix obtenue pendant cinq ans. Voilà pourquoi cette union était indispensable aux partis ayant fait un petit score. Et pour LFI, cette union est nécessaire car le parti n’a aucun ancrage dans les territoires.
Pour Mélenchon, il s’agit d’une opportunité exceptionnelle : il va pouvoir mettre des candidats partout et démarrer cet ancrage territorial qui lui fait cruellement défaut. Je rappelle que l’une des figures pourtant les plus connues de LFI, M. François Ruffin, n’a obtenu que 15% dans sa circonscription, arrivant loin derrière le gagnant. Sans cette union, les législatives à venir risquaient d’être un fiasco pour LFI, comparable à celui de 2017 où ils n’avaient obtenu que 17 élus. Il est à craindre que l’abstention soit très élevée, rendant très difficile d’atteindre les 12,5% des inscrits nécessaires pour se maintenir. C’est ce qui explique pourquoi, malgré de bons résultats à la présidentielle précédente, la formation de M. Mélenchon avait été balayée aux législatives.
C’est cela qu’il oriente sa campagne des législatives sur le thème : « 3ème tour », et se rêve en Premier ministre. Car s’il ne parvient pas à s’imposer en tant que leader de l’opposition de gauche, il risque une très forte abstention.
Si cet accord improbable a été conclu, c’est parce que tous ses participants en avaient besoin : pour avoir des groupes parlementaires et pour avoir de l’argent. Sur les questions de fond, rappelées en introduction, ils ne sont toujours pas d’accord. Il s’agit d’un détricotage en règle d’un certain nombre de lois du mandat de François Hollande (par exemple la loi El Khomri), ou de celui de Macron (séparatisme), des arrangements avec la laïcité, bref un certain nombre de questions importantes, qui devraient très vite provoquer une désunion dans cette union de circonstances.
Cette union est aussi une réponse à une très forte demande de la part de jeunes militants de gauche. Ceux-là ne se soucient guère de l’Histoire de la gauche de gouvernement. Dans une vision impétueuse et un peu romantique, cette dernière apparaît comme traître à la cause.

Akram Belkaïd :
Cette union est aussi une bonne nouvelle pour la démocratie, car la perspective d’avoir, comme en 2017, une très forte abstention était très inquiétante. Que cette union motive les gens, et notamment les jeunes, à aller voter est déjà méritoire. Mais cela l’est aussi car il faut un vrai débat. Il y a en effet des dissensions fortes et nombreuses au sein de la gauche, des postures à la « retenez-moi ou je m’en vais », on a entendu des déclarations de gens qu’on croyait prêts à passer la main et qui tentent en fait de sauver les meubles.
Cet accord nous montre aussi à quel point les vraies questions n’ont jamais été tranchées par la gauche. Ce que Manuel Valls avait résumé de façon un peu lapidaire avec les « gauches irréconciliables ». On peut considérer que François Hollande est un homme de gauche, mais on peut aussi, avec tout autant de justifications, considérer le contraire. Un certain nombre de positionnements, vis-à-vis du marché, de l’économie n’ont jamais été réglés, et cela remonte à loin, on avait déjà les mêmes flous du temps du gouvernement Jospin.
Derrière ces tractations difficiles, c’est cela qui se dessine en filigrane : il y a une très grande demande à ce que les cartes soient rebattues, et que les déterminations se fassent à partir d’orientations fondamentales : est-ce le marché qui décide ? De nouvelles générations qui entrent en politique aujourd’hui entendent bien discuter de tout cela, et tous les états-majors à gauche en tiennent compte.
J’aimerais dire un mot des cris d’orfraie qu’on entend à droite, où l’on vole soudain au secours du PS, en disant que Mitterrand doit se retourner dans sa tombe, etc. Il se trouve que je suis allé rechercher les réactions de 1981, au moment du programme commun, et que ce sont exactement les mêmes. On disait à l’époque que les chars soviétiques allaient rouler sur les Champs-Elysées … Aujourd’hui la menace soviétique n’est plus, mais on a trouvé un autre ennemi, et on accuse cette union d’être une porte ouverte à l’islamisme. Après avoir eu un peu de calme pendant l’entre-deux tours, voici qu’on ré-instrumentalise la question de l’islam en France, ce qui à mon sens est une très mauvaise nouvelle dans la perspective de 2027.

Jean-Louis Bourlanges :
Je fais partie des gens qui se joignent au concert que vient de dénoncer Akram : je considère effectivement que cette union constitue une rupture très profonde dans l’Histoire de la gauche. Je reconnais que le cas Mitterrand est tout à fait à part, et que le programme commun avait été accueilli avec des cris d’orfraie, mais c’était surtout à cause de l’ambiguïté machiavélienne de Mitterrand, qui avait engagé un processus très complexe, dans lequel il faisait semblant d’embrasser le Parti Communiste, mais pour mieux l’étouffer. Et cela a parfaitement fonctionné, on a vu Georges Marchais se débattre dans ce piège et le PC s’effriter tranquillement.
L’accord qui vient d’être conclu tourne le dos à une tendance absolument fondamentale de la gauche française, incarnée successivement par Pierre Mendès France, par Mitterrand en 1983, par Michel Rocard, par Jacques Delors et chez les Verts par Daniel Cohn-Bendit. Une tradition de gauche fondée par une reconnaissance de valeurs telles que la liberté et le goût pour les libertés, le respect de l’Etat de droit, de la démocratie représentative, de la solidarité multilatérale européenne, et donc de la sécurité collective par l’alliance atlantique. Guy Mollet a signé le traité de Rome, Mitterrand a veillé à ne jamais sortir de l’OTAN, et à ne pas séparer la relance de l’Union Européenne (qui a abouti à Maastricht) de l’ancrage dans l’alliance géopolitique de l’OTAN. On avait donc un corpus important, même s’il subsistait une difficulté majeure : le rapport à l’économie de marché. La gauche française était la seule en Europe occidentale à avoir un rapport malheureux et très tendu avec l’économie de marché, et a toujours biaisé avec ses exigences. Elles les a reconnues de facto, sans jamais les accepter idéologiquement. Cette contradiction a pesé sur toute son Histoire.
La gauche française est l’héritière de deux traditions historiques. L’une est révolutionnaire, elle est plus ou moins blanquiste et bolchévique, issue d’un ultra-jacobinisme, l’autre est américaine, vient du parti Démocrate. Il y a toujours eu une tension entre ces deux courants. Avec cet accord, il y a eu un arbitrage très résolu : dénonciation de l’OTAN, refus d’aide militaire à l’Ukraine, dénonciation du traité européen, programme économique absolument incompatible avec l’économie de marché, et lecture institutionnelle qui prend en tenaille la démocratie parlementaire : par le bas avec la relance de la démocratie directe, et par le haut avec le culte du leader. Il est par exemple extraordinaire d’inscrire dans l’accord la prétention de Jean-Luc Mélenchon à exercer le pouvoir.
Il s’agit donc d’une rupture fondamentale. Les gens célèbrent l’union de la gauche, mais celle-ci répond en effet à de profondes attentes générationnelles. Il existe l’espoir d’une rupture très profonde, du rejet d’une société jugée globalement injuste, inefficace, égoïste, ploutocratique, élitiste, etc. Ce qui caractérise cet accord, ce n’est pas l’union, mais le radicalisme.
Je plaide coupable : je me suis trompé dans les grandes largeurs, et notamment à ce micro. J’ai longtemps dit que la gauche était totalement éclatée, notamment à cause de son clivage traditionnel à propos de l’économie de marché. Elle avait également beaucoup de mal à vivre le clivage de la laïcité (problème plus profond qu’un problème avec l’islam), et le problème de la croissance. A voir cet éclatement, je me disais que les macroniens récupéraient la dimension multi-latérale, libérale et démocratique traditionnelle. Hé bien non : Mélenchon a réussi, d’une façon très dangereuse mais absolument virtuose, à reconstituer un bloc autour des valeurs qui me paraissent être les plus destructrices et suicidaires de la société française. Je suis épouvanté.

Philippe Meyer :
Vos trois interventions me remettent en mémoire plusieurs sondages qui avaient indiqué que les moins de 25 ans étaient très favorables à davantage d’autorité dans le gouvernement de la société.

Béatrice Giblin :
C’est ce qu’on retrouve chez les moins de 25 ans qui votent Le Pen. Car les jeunes ne votent pas que pour LFI, beaucoup d’entre eux soutiennent Mme Le Pen. Il y a non seulement une demande d’autorité, mais aussi d’incarnation, avec des programmes qui « changent la vie ». Le contenu des programmes est certes très opposé, mais ces critères-là les réunissent, il est important de le rappeler. Personnellement, je trouve cela assez préoccupant.
En revanche, je n’analyse pas comme Jean-Louis l’union de la gauche comme un « bloc » construit. Il s’agit plutôt d’un rafistolage pour sauver les meubles. S’ils obtiennent leur groupe parlementaire, je ne crois pas que Mélenchon arrive à imposer véritablement sa ligne à ses partenaires. Les divisions réapparaîtront très rapidement. En outre, M. Mélenchon n’est pas un démocrate, il n’a par exemple jamais été élu chef de son mouvement, il s’est auto-proclamé candidat à la présidentielle. Comment les choses se passent autour de lui ? On n’en sait à peu près rien. C’est lui (et tout petit cercle) qui décide, et celui qui n’est pas content n’a qu’à sortir.

Jean-Louis Bourlanges :
France insoumise, parti soumis.

Akram Belkaïd :
Je vous trouve excessifs. Car si l’on s’attarde sur le fonctionnement de la majorité parlementaire des cinq dernières années, ou sur celui de LREM, il y a beaucoup à dire en matière de soumission … C’est par exemple le président en personne qui choisit les candidats LREM. Je ne trouve pas que cela vaille beaucoup mieux. On sait très bien que la maladie politique française est celle du sauveur. Il n’y a pas un parti politique en France où le patron est remis en cause et n’a pas les pleins pouvoirs.

Jean-Louis Bourlanges :
Vous avez raison, mais il y a pourtant un accent d’emphase très fort. Le « cubano-madurisme » est tout de même une réalité.

Béatrice Giblin :
Et puis il y a une tradition au PS du débat, même si Mitterrand était un leader incontesté. La façon qu’a Mélenchon de pratiquer son hégémonie a de quoi inquiéter. Je pense que l’union de la gauche ne tient que sur la survie : on avale autant de couleuvres que nécessaire pour se renflouer, et on verra les questions politiques plus tard. Tous les désaccords ont été mis sous le tapis : nucléaire, désobéissance aux directives européennes, nombre d’annuités nécessaires au départ en retraite, etc. Tout cela fait un programme dont on est à peu près certain qu’on n’aura pas à l’appliquer.

Philippe Meyer :
D’après Le Canard enchaîné, le président de la République aurait dit à ses ministres de ne pas aller sur les plateaux de radio et de télévision, pour que toute l’attention médiatique se porte sur les débats de la gauche, et en rende les contradictions plus saillantes. S’il l’a fait, c’est assez habile, mais cela peut être à double tranchant : comme Akram, les gens pourraient bien se pencher sur les contradictions internes du camp Macron …

Akram Belkaïd :
Il est absolument naturel d’avoir des points de friction au sein d’une coalition politique, on pourrait évoquer ce qui s’est passé quand Nicolas Sarkozy a mis en place son parti unique de la droite. Mais ce qui est intéressant dans le nouveau rapport de force qui est en train de s’installer à gauche, où le PS a longtemps été hégémonique avec ses partenaires, c’est que désormais les questions de fond ne sont plus esquivées.
Pendant très longtemps, le PS, a pensé qu’il pouvait faire l’économie du social. Qu’on pouvait abandonner les progrès sociaux au profit de réformes sociétales, présentées comme de gauche. On a peine a trouver une seule réforme sociale accomplie sous François Hollande. La loi travail ou la réforme des retraites ont par exemple beaucoup hérissé de gens de gauche, qui n’étaient pourtant pas des sympathisants de Mélenchon. Parce qu’aux justifications comptables et financières, très recevables, s’opposent malgré tout toujours les attentes et les espoirs des gens.
Que les vrais débats aient lieu sur ces questions me paraît moins mortifère pour la gauche que l’habitude de la gauche de gouvernement, consistant à faire avaler aux militants des couleuvres de plus en plus indigestes ; d’avancer de renoncement en renoncement.

Jean-Louis Bourlanges :
Nous sommes sortis de la croissance depuis longtemps, et sommes dans une période de stagnation relative, de menaces internationales et de compétitivité très forte. Par conséquent le véritable enjeu social est la sauvegarde de l’Etat-providence, des mécanismes incroyablement favorables et généreux dont bénéficient les Français. Il s’agit de préserver tout cela, et pas de faire des promesses inconsidérées et infinançables. On ne va pas faire « enfin » du social, on va seulement créer un ensemble de déséquilibres que nous ne pouvons pas nous permettre. Si je regarde les démocraties scandinaves par exemple, elles sont toujours attentives à maintenir une politique d’égalité, de protection et de sécurité, mais elles savent que les marges de manœuvre économiques sont extrêmement étroites. Or la caractéristique de Mélenchon, c’est de dire que ces impératifs économiques n’existent pas.

Akram Belkaïd :
Vous avez évoqué la demande d’autorité chez les jeunes. Pour ma part, je l’analyserais autrement : il s’agit à mon avis d’une demande d’Etat, ou plutôt de visibilité de l’Etat. Nous sommes dans un contexte de démantèlement des services publics, tout le monde s’en aperçoit au quotidien quand on vit hors des grandes métropoles. Pourquoi l’Etat est-il de moins en moins présent ? Parce qu’il a de moins en moins de moyens. Et pourquoi en a-t-il de moins en moins ? A cause des politiques fiscales suivies au cours des dernières décennies. Certes, on va m’expliquer qu’en pourcentages de PIB, les dépenses publiques restent très élevées, il n’en reste pas moins que cette couche d’austérité est là, qu’elle est perceptible, et qu’elle découle de politiques fiscales.
S’il s’agit de remettre les choses dans leur contexte, alors nous sommes dans un contexte d’aggravation des inégalités, toutes les études le démontrent. Les richesses se concentrent au sommet de la pyramide, et se raréfient de plus en plus à la base. Nous entrons effectivement dans une grande période d’incertitude, la réserve fédérale américaine vient de relever ses taux directeurs d’un demi-point, ce qui signifie que le crédit va renchérir, il va donc falloir combattre l’inflation, l’épargne populaire va être affectée … On verra alors quelles mesures seront prises. C’est vraiment l’affaire de la gauche que de se déterminer par rapport à cela.

Jean-Louis Bourlanges :
Votre problématique n’est pas la bonne. C’est faux de dire qu’il y a un désarmement fiscal. La puissance publique a énormément d’argent. La vraie question est : pourquoi fait-on si mal avec tant de moyens ? Pourquoi avons-nous un système éducatif qui paraît totalement non-performant aux réfugiés ukrainiens ? Pourquoi a-t-on une justice qui fonctionne aussi mal ? Alors qu’on met énormément d’argent dans tout cela. L’Etat ne se désarme pas financièrement, on ne fait au contraire qu’accroître les déficits, le problème est que l’argent est mal utilisé. Et là il n’y a pas une demande d’Etat, mais au contraire une envie de désobéissance générale dans la société. Il y a une extrême difficulté à avoir une fonction publique performante. Je fais partie de ceux qui n’ont jamais demandé la réduction du nombre de fonctionnaires, car je crois que c’est un bouc émissaire absurde. En revanche, je suis le premier à m’effrayer des dysfonctionnements de la fonction publique. C’est son amélioration qui est le cœur du problème, et n’attendez pas de M. Mélenchon qu’il fasse le moindre pas dans cette direction, il est préposé à la conservation de toutes les rigidités, de toutes les inerties et de tous les immobilismes.

Béatrice Giblin :
Je ne suis pas d’accord avec vous quand vous dites que l’Etat abandonne les territoires. La répartition de la population française a considérablement changé. Les services sont donc répartis différemment eux aussi. Il est très difficile de maintenir une maternité quand il y a dix habitants au kilomètre carré, comme dans le Morvan par exemple. Car un acte médical qui n’est pas pratiqué souvent devient dangereux.
Mais surtout, quand vous regardez la carte des résultats électoraux de Jean-Luc Mélenchon, il n’est pas présent dans les zones les plus marquées par la pauvreté et la désindustrialisation. Il est très présent dans la banlieue nord et est de Paris, dans les Cévennes, dans la Drôme provençale, dans l’Aveyron, dans l’Ardèche. Ce n’est pas un vote populaire et pauvre dont il dispose. Dans ces catégories, il fait deux fois moins bien que Marine Le Pen (respectivement 15% et 30%). C’est très préoccupant.

LES CONSÉQUENCES DE LA GUERRE EN UKRAINE POUR LE RESTE DU MONDE

Introduction

Philippe Meyer :
  Adoptant une approche de plus en plus offensive face à l'invasion russe, le président américain a demandé le 28 avril au Congrès de voter une enveloppe de 33 milliards de dollars pour aider Kyiv. Il ne s'agit plus seulement d'aider l'Ukraine, mais, selon les mots du secrétaire à la Défense Lloyd Austin d'« affaiblir la Russie ». Début mars, 13,6 milliards de dollars dévolus à l'Ukraine avaient déjà été inscrits au budget. La nouvelle allocation de 33 milliards serait destinée pour les deux tiers à la seule assistance militaire. Le reste du plan se décompose entre aide humanitaire (3 milliards de dollars) et appui économique au gouvernement ukrainien. Enfin, 500 millions sont destinés à soutenir des secteurs dont l'économie s'est trouvée affectée jusqu'en Amérique par les conséquences de la guerre, comme la production céréalière et de matériaux indispensables à la fabrication d'armement et de voitures. En outre, une disposition prévoit d'attribuer au gouvernement fédéral le pouvoir de saisir et liquider les actifs d'oligarques russes gelés dans le cadre des sanctions contre Moscou, qui avoisinerait les 30 milliards de dollars, afin de financer à la fois le soutien aux millions de réfugiés, mais aussi la reconstruction de l’Ukraine.
De son côté, la Commission européenne a annoncé, le 4 mai, souhaiter instaurer un embargo progressif sur le pétrole russe. Mais l'Allemagne craint des « perturbations », tandis que la Hongrie s'y oppose au nom de sa « sécurité énergétique ». De plus, l'attitude de certains producteurs de pétrole du Golfe complique les efforts de diversification d’approvisionnement des pays européens. A ce jour, l'Arabie saoudite et les Emirats arabes unis rechignent à augmenter leur production pour infléchir les cours de l'or noir. Le marché des céréales s’enflamme également en raison de la brutale diminution des exportations céréalières ukrainiennes et des sanctions imposées à Moscou. En conséquence, les pays importateurs cherchent de nouveaux fournisseurs tandis que près de 1,7 milliard d'individus pourraient subir des pénuries. « Il faut que les pays occidentaux réfléchissent de façon urgente à des mécanismes pour éviter les émeutes de la faim et leur effet déstabilisateur dans de nombreux pays », a souligné l’ancien responsable du Département des opérations de maintien de la paix de l'ONU, Jean-Marie Guéhenno, en référence notamment à l'Egypte et à l'Afrique du Nord, très dépendantes des céréales russes et ukrainiennes : « Si de tels instruments ne sont pas mis en place, cela poussera ces pays dans les bras de la Russie »,  met-il en garde.

Kontildondit ?

Akram Belkaïd :
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a surpris beaucoup de monde, ç’a longtemps été un scénario auquel personne ne voulait croire. On trouvait cela trop gros pour arriver, or c’est arrivé. Et aujourd’hui, on prend conscience que ce conflit semble parti pour durer. Les Russes amoncellent les déboires sur le terrain, il ne s’agit pas du tout de la campagne éclair qu’ils avaient certainement espéré. D’abord parce que les Ukrainiens résistent, mais aussi parce qu’ils sont aidés par les Etats-Unis et l’Europe.
On a donc une situation très inquiétante, où l’idée d’un conflit nucléaire est en train de se banaliser. On sait que les responsables russes n’hésitent plus à brandir la menace d’une troisième guerre mondiale, ni à faire des simulations de tirs de missiles à longue portée. La menace va donc bien au-delà des frontières de l’Ukraine, elle concerne d’autres pays, notamment en Europe, où d’autres foyers de tensions pourraient renaître
L’autre problématique est la mise hors-jeu de l’Ukraine et de la Russie sur le marché agricole. Il est vrai que d’autres producteurs existent et que beaucoup de pays ont des stocks, mais le problème est loin d’être négligeable : 1,7 milliards de gens sont menacés de famine, les programmes de l’ONU pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) sont menacés eux aussi. Avec la tonne de blé tendre dépassant les 400 dollars, beaucoup de pays vont avoir du mal à boucler leur budget. Je rappelle qu’un pays comme l’Egypte (l’un des plus gros importateurs mondiaux de blé) la budgétise autour de 250$. On imagine très bien quels types de problèmes se poseront à ce pays, où le pain est parfois l’aliment unique pour une bonne partie de la population.
La photographie géopolitique est bien plus nuancée qu’on ne pourrait le croire. Il y a une union entre les USA et l’UE, mais dans le reste du monde, beaucoup de pays rechignent à suivre les Européens et les Américains, même s’ils ont condamné l’agression et voté des sanctions. Je pense par exemple aux pays du Golfe, dont le poids est connu au sein de l’OPEP. Cette dernière vient ainsi de refuser d’augmenter sa production de pétrole brut pour compenser la disparition du pétrole russe. Il y a donc une prise de distance, ou d’autonomie, chez les pays « obligés » de l’Europe et des Etats-Unis. Cela ne signifie pas une sympathie envers la démarche russe, mais plutôt yun pas de côté, qui a de qui interpeller.

Béatrice Giblin :
La situation a en effet fait apparaître un certain isolement de ce qu’on appelle « le camp occidental », au-delà d’un certain nombre de votes, qui avaient fait croire à une unité presque générale. A part quelques exceptions comme l’Inde, qui a fait resurgir un discours de non-alignement, ou la Chine. Mais tout ceci date du début du conflit. Après deux mois d’affrontements, les votes ne seraient peut-être plus les mêmes.
Il est en tous cas incontestable que le « camp occidental » n’est pas unanimement suivi, vous avez mentionné les pays du Golfe, mais il n’y a pas qu’eux, je pense au Sénégal par exemple. La prise de distance est réelle.
Le cas de la Chine est très important : elle a adopté une position attentiste. Si la Russie avait remporté une victoire-éclair (ce à quoi tout le monde s’attendait), il eût été facile pour Pékin de se ranger du côté des vainqueurs. Les « autocraties 2.0 » auraient affirmé l’efficacité de leur modèle, et damé le pion aux Occidentaux. Or ce n’est pas ce qui s’est produit. Malgré une armée très puissante, à laquelle Vladimir poutine a consacré énormément d’argent, les Russes s’enlisent. Prendre un pays plus étendu que la France et comptant 44 millions d’habitants n’est pas la même affaire que bombarder des villes syriennes. Il est donc un peu gênant pour la Chine de soutenir quelqu’un qui semble incapable de gagner. Poutine finira vraisemblablement par obtenir une partie du territoire ukrainien, mais ce n’est même pas sûr. Pour les Chinois, compte tenu de l’importance des marchés américains et européens, il est délicat de se ranger ouvertement du côté russe.
Deuxième point important : l’Inde. Depuis la fin des années 1950, elle est un allié important de la Russie contre la Chine. Elle négocie le pétrole russe sans atermoiements, elle a un parti nationaliste au pouvoir, bref elle est un poids important dans l’équilibre des forces.
Enfin, l’Europe. On ne s’attendait pas du tout à ce qu’elle réagisse ainsi, nombreux étaient ceux qui pariaient sur un éclatement de l’Union. Or on se dirige vers un arrêt progressif des importations de pétrole russe (avec un aménagement pour la Hongrie et la Slovaquie). Il y a assurément un réveil de l’Europe, avec sans doute un projet de défense européenne, que le président Macron appelle de ses vœux depuis son discours de la Sorbonne.

Jean-Louis Bourlanges :
Si on analyse la situation en termes de confrontation Est / Ouest, l’Ouest a l’avantage par la force de la coalition, son dynamisme économique, sa richesse, les moyens militaires, etc. Mais ce que nous enseignent les Russes, c’est qu’il faut regarder l’Ouest par rapport à tout le reste. Et dans cette optique là, la situation des Occidentaux est loin d’être aussi avantageuse. On a vu les réticences des Etats africains, et le scepticisme conjoint de l’Inde et de la Chine.
Les Russes essaient d’exploiter cela en réactivant l’argument anti-colonialiste. Mais cela ne fonctionne sans doute pas aussi bien que ce à quoi ils s’attendaient, car beaucoup de gens sont tout de même sensibles au fait que l’Ukraine est un pays indépendant et souverain, et ne mérite pas ce qui lui arrive. Tout pays indépendant et souverain n’a pas envie d’en subir autant.
Ce qui fonctionne mieux en revanche, et est très inquiétant, c’est « le syndrome de la guerre civile européenne ». C’est un terme que j’emprunte au maréchal Lyautey, qui en 1914 a dit « mais il sont fous. C’est la guerre civile des Européens ». Pour beaucoup de gens du monde en développement, le conflit ukrainien apparaît comme une affaire entre Européens, qui leur est totalement étrangère. C’est ce que j’ai ressenti en discutant avec le président sénégalais, par exemple : il m’expliquait qu’il était difficile de sensibiliser sa population à ce conflit. Tout cela est perçu comme d’anciennes puissances coloniales qui se déchirent entre elles.
On a présenté l’évolution du conflit comme une intensification de la lutte, une montée en puissance d’un régime de sanctions occidentales. En réalité notre analyse, en tous cas celle de la France, n’est pas celle-ci. Nous constatons que la guerre a changé de nature. On est passé d’une guerre de mouvement (brillamment remportée par les Ukrainiens) à une confrontation très dure, « cette désolation qu’ils appellent la paix », comme disait Tacite. Il est vrai que là où les Russes avancent, il ne reste plus rien. Ni population, ni bâtiments, juste quelques vieux qui n’ont pas pu partir et errent en quête de nourriture. Il ne s’agit pas d’une conquête mais d’une destruction. Cette nouvelle guerre implique des moyens militaires tout à fait différents. Les Russes sont beaucoup moins efficaces qu’ils ne l’espéraient, et les Ukrainiens bien meilleurs, mais la situation reste quand même très déséquilibrée. Il s’agit d’adapter notre soutien au changement de la guerre.
Les Américains ont-ils raison de combiner la guerre vocale à l’intensité du soutien aux Ukrainiens ? A mon avis, non. Il me semble qu’ils feraient mieux de suivre la maxime de Theodore Roosevelt : « Prenez un gros bâton, mais parlez doucement ». L’idée de substituer un défi géopolitique traditionnel (USA vs. Russie) à la sauvegarde, l’indépendance et la souveraineté de l’Ukraine est très mauvaise. Cela ne fait que pousser Poutine dans ses derniers retranchements.

Les brèves

Cendrillon

Philippe Meyer

"Ma deuxième recommandation est pour un spectacle déjà assez ancien, mais que je n’avais pas encore vu. Cette pièce écrite et mise en scène par Joël Pommerat se joue au théâtre de la Porte Saint-Martin. Les trouvailles de mise en scène et de jeu sont très réussies, on remarque aussi la qualité des acteurs, des costumes, des lumières, bref tout est impeccable. Mais c’est surtout le fait que cette réussite formelle est au service du contenu. Jean-François Revel disait que ce qu’on cherche dans la poésie est un « voyage en tristesse » dont on sort rasséréné. Il y a quelque chose de cela dans la manière dont Pommerat regarde ce conte, et dont les éléments les plus tristes ne sont généralement considéré comme la mise en valeur d’une fin heureuse."

Misère(s) de l’islam de France

Béatrice Giblin

"Je vous recommande cet ouvrage de 2017, qui vient d’être republié. L’auteur Didier Leschi est un haut fonctionnaire, ancien Préfet et actuellement directeur de l’Office français de l’immigration et de l’insertion. Il a un regard à la fois bienveillant et critique sur ces misères de l’islam de France. Il se demande pourquoi l’islam moderniste ne progresse pas véritablement dans l’ensemble de la population musulmane française. Beaucoup d’intellectuels musulmans écrivent des ouvrages remarquables, mais ils sont à une distance lointaine de ce que vit le musulman pratiquant moyen. Il est important et utile de réfléchir à ce problème, ainsi qu’au rôle relativement faible que tiennent les imams (à part quelques-uns très médiatisés) dans l’accompagnement d’une modernisation."

Le Liban du mythe phénicien aux périls contemporains

Akram Belkaïd

"Daniel Meier vient de publier ce livre, consacré au Liban. C’est fait sous une forme très pédagogique et c’est une lecture assez stimulante. On y explique par exemple que l’origine phénicienne des libanais est largement mythique, et qu’elle est due en bonne partie à l’écrivain Ernest Renan. Mais il y a des choses plus récentes, comme l’explosion du port de Beyrouth en août 2020. Le Hezbollah a été beaucoup accusé, mais on se rend compte qu’en réalité les responsabilités sont multiples. On y trouve aussi une analyse fine du rôle de la Syrie dans ce pays depuis plusieurs décennies."

La République et les sauveurs

Jean-Louis Bourlanges

"Je vous recommande ce livre de Gérard Grunberg. L’auteur s’était déjà signalé par une allergie assez sévère à Napoléon Ier. Dans ce livre, il s’interroge sur la tendance de ce peuple (qui a guillotiné son monarque absolu) à recourir épisodiquement à des sauveurs. Il en distingue cinq : les deux Napoléon, Boulanger, Pétain et de Gaulle. Il bâtit une typologie des raisons qui mobilisent l’appel des Français au sauveur : un état de crise, le goût pour l’Etat, une attente très forte d’autorité, une proximité entre le héros national et l’armée … Il regarde tout cela avec beaucoup de méfiance. On peut cependant critiquer sa démarche peut-être trop unifiante, je suis par exemple très sceptique sur le rapprochement entre Pétain et de Gaulle, ou même entre Pétain et Napoléon. Et puis il y a toute gamme de « demi-sauveurs », comme Gaston Doumergue ou Clémenceau. Grunberg finit par s’interroger sur le cas de Macron : est-il un sauveur ? Est-il un républicain ? La Vème République a greffé l’esprit du sauveur sur la République traditionnelle avec une gamme de solutions intermédiaires, qu’on appelle le présidentialisme à la française, dont il faut reconnaître qu’il est en difficulté. Personnellement, mon héroïne est la Reine d’Angleterre : presque 80 ans d’un dévouement absolu à une inexistence politique tout aussi absolue."