Campagne présidentielle / n°227 / 9 janvier 2022

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Introduction

Philippe Meyer :
La semaine dernière, une partie des Républicains, à contrepied des positions de Valérie Pécresse et la quasi-totalité de la gauche ont d’abord fait plier la majorité en faisant capoter l'examen du projet de loi visant à transformer le passe sanitaire en passe vaccinal. A peine l’agitation, apaisée et le projet remis sur les rails, des propos d’Emmanuel Macron publiés le soir même dans le Parisien ont rallumé la mèche. Le président de la République, répondant à une infirmière lectrice du Parisien qui faisait état de son agacement à l'égard des non-vaccinés qui occupent des places en réanimation, a renchéri : « Les non-vaccinés, j'ai très envie de les emmerder. Et donc on va continuer de le faire, jusqu'au bout. C'est ça, la stratégie », ajoutant « quand ma liberté vient menacer celle des autres, je deviens un irresponsable. Un irresponsable n'est plus un citoyen. » Ces propos ont électrisé le débat à l’Assemblée nationale. Tous ses adversaires à la présidentielle ont sauté sur l'occasion pour condamner avec la plus grande force une « faute politique » et des propos « d'une violence inouïe », « indignes » de la fonction, de nature à « insulter » les non-vaccinés. Les macronistes, eux, ont défendu la « franchise » du chef de l'État, en le présentant comme le porte-parole de « la majorité silencieuse ». L’examen du texte a de nouveau été suspendu en pleine nuit de mercredi. Après trois jours et trois nuits de débats houleux, le texte a finalement été voté jeudi matin à 214 voix pour, 93 voix contre et 27 abstentions. Valérie Pécresse a vainement tenté une reprise en main de ses troupes en les appelant à la « responsabilité ». Les députés Les Républicains ne s’en sont pas moins divisés en trois blocs (28 ont voté pour, 24 contre et 23 se sont abstenus).
A gauche, plus encore que la division, c’est l’éparpillement. Sept candidats se disputent les voix des électeurs, et rien n’exclut une huitième candidature. Jeudi dernier, Christiane Taubira a déclaré « Je réfléchis très sérieusement à pouvoir être en capacité d’agir sur l’amélioration de la vie des Français ». Plus de précisions attendues pour le 15 de ce mois. Pour tenter de sortir la gauche de ses bataille d’egos comme de ses divisions et dégager un candidat unique un collectif citoyen, organisera du 27 au 30 janvier une « investiture populaire », qui se déroulera avec ou sans le consentement des candidats. 300 000 citoyens se sont inscrits à cette primaire populaire avec l’espoir d’imposer un « socle commun » composé de dix mesures phares pour que « la justice sociale, l'écologie et la démocratie » et qui vont du rétablissement de l’ISF à une vraie loi climat en passant par l’indépendance du parquet de l’inspection générale de la police. La liste des candidats  devrait être connue le 15 janvier.
A 100 jours de la présidentielle, la dernière vague du sondage Ifop-Fiducial pour Le Figaro et LCI place Emmanuel Macron largement en tête des intentions de vote au premier tour, avec 27% des suffrages devant Marine Le Pen (16%) et Valérie Pécresse (16%). Éric Zemmour demeure à 13,5%, Jean-Luc Mélenchon plafonne à 8,5% Yannick Jadot à 7%, contre 3,5% pour Anne Hidalgo, et 2,5% pour Christiane Taubira. Arnaud Montebourg, Jean Lassalle et Philippe Poutou récoltent chacun 1%.

Kontildondit ?

Richard Werly :
Tout d’abord, pour ceux qui n’en étaient pas encore convaincus : Emmanuel Macron est candidat. Avec cette déclaration tonitruante devant un panel de lecteurs du Parisien, le doute n’est plus permis. La manière dont le président de la République s’est exprimé, la force qu’il a mis dans ses propos et l’envie évidente de disruption prouve qu’il est candidat. La déclaration officielle importe peu désormais, Emmanuel Macron est dans l’arène. Ou sur le ring, puisque c’est ainsi qu’il envisage cette campagne électorale. Le président a réussi à donner le premier coup puisque finalement, il sort de cette séquence plutôt conforté dans ses positions. Quant à ses adversaires, ils ont dû se définir relativement à lui et sa fameuse déclaration « d’emmerder ». Valérie Pécresse a été obligée de coller aux jusqu’au boutistes de l’extrême-droite. Emmanuel Macron se place dans la position de celui qui exprime ce que ressent prétendument une majorité de Français.
Vu de l’étranger, l’emploi du verbe « emmerder », suivi du qualificatif « d’irresponsable » et du raisonnement selon lequel un irresponsable n’est plus un citoyen est une chose terrible. Du point de vue démocratique, le constat est navrant. Même si du côté de la stratégie électorale, c’est tout à fait compréhensible. On peut même penser que le Français moyen pense cela ; mais qu’un chef de l’Etat, quasiment omnipotent, traite ainsi une partie de ses concitoyens est très choquant vu d’un pays parlementaire et consensuel comme la Suisse. Le système politique n’y est pas du tout le même évidemment, mais il ne viendrait jamais à l’idée d’un conseiller fédéral de dire qu’une partie des citoyens est irresponsable. C’est tout bonnement impensable.
Le choix des mots du président pose problème et il faudra en tirer des conséquences. Depuis le début du quinquennat, l’une des caractéristiques d’Emmanuel Macron est d’attiser la colère. Il l’a toujours fait, et il veut l’instrumentaliser. Ce n’est pas avec de pareilles déclarations qu’il apaisera un pays où le niveau de colère est très élevé.
La campagne présidentielle s’annonce comme un combat de gladiateurs, avec le public tout autour de l‘arène, qui lèvera ou baissera le pouce. C’est assez désolant. On peut être pragmatique et admettre que c’est la réalité, que les candidats extrémistes ou radicaux sont déclarés, que les chaînes d’information continue jouent un rôle d’infernale caisse de résonance, tout cela est bien connu. Il n’en reste pas moins qu’on peut se demander s’il est souhaitable pour la France d’avoir une telle campagne présidentielle.
Enfin, par rapport à la gauche et aux interrogations de Mme Taubira, qui datent de la mi-décembre, on se demande vraiment à quoi sert ce suspense. Pourquoi ne pas tout simplement s’être déclarée à ce moment là, puisque rien n’a bougé depuis ? Je ne crois pas que la primaire populaire en ligne y changera quelque chose, d’autant qu’elle ne compte que 300 000 inscrits, ce qui n’est finalement pas tant que cela, il en faudrait au moins un million pour que cela pèse notablement sur les débats. Je crains qu’à gauche, cette candidature de plus ne change rien, sinon accroître la dispersion.

Philippe Meyer :
A propos des chaînes d’information continue, Médiamétrie vient de faire paraître ses mesures d’audience, et les trois chaînes commerciales d’information continue se disputent environ 2% de l’audience. Il est utile de le rappeler. Elles sont certes diffusées dans tous les bistrots ou hôtels, mais c’est parce qu’elles payent …

Lucile Schmid :
La déclaration d’Emmanuel Macron a en effet provoqué un tonnerre de réactions indignées. Personnellement, je les trouve tout aussi tactiques que ne l’était la déclaration elle-même. A quel moment sortira-t-on de ce petit jeu pour entrer dans la campagne réelle, dans les contenus ? Quand sortira-t-on de cet étrange sentiment de virtualité ?
Emmanuel Macron a en tous cas réussi à considérablement « emmerder » Mme Pécresse, puisque la droite s’est divisée sur cette affaire, donnant l’impression que la candidate ne parvient pas à tenir ses troupes. La manœuvre a été habile, mais cela a-t-il touché les Français, ou bien seulement un petit microcosme journalistique et télévisuel ? Emmanuel Macron a pris le risque de cliver non seulement ceux qui ne se sont pas vaccinés, mais aussi ceux qui se sont vaccinés à contrecœur, ou ceux qui se sont vaccinés sans avoir envie d’en débattre tous les jours.

Jean-Louis Bourlanges :
Je ne rentrerai pas dans les analyses tactiques, car je crains que mon discours ne soit en fort décalage avec celui de mon camp. Je partage la tristesse de Richard Werly, j’ai été abasourdi par cette déclaration, mais aussi et surtout par le fait qu’elle a été selon moi accueillie de façon plutôt positive. Par ceux dont la fonction exige de défendre tout ce que dit le président, certes, mais aussi par des gens très raisonnables comme notre ami Brice Couturier, pour qui cette déclaration n’avait rien de choquant. Cela m’a beaucoup étonné sur les attentes d’une grande partie du corps électoral par rapport à ce que doit être une campagne ou un candidat à la présidentielle. J’en ai conclu que je devrai conclure ma carrière politique, car il est clair que je ne suis plus assez représentatif pour demeurer représentant. Les échos qui ont suivi cette déclaration m’ont conforté dans cette conclusion.
Le président n’était pas dans son rôle, et ce pour trois raisons. D’abord, la vulgarité de l’expression. On sait que le général de Gaulle jurait comme un charretier, mais il le faisait en privé. Ensuite, le désir, « l’envie ». Le désir a fait une irruption remarquée dans la vie politique française avec Mme Ségolène Royal et son « désir d’avenir ». C’est une figure très importante, notamment dans les menaces de mort que certains de mes collègues ou moi-même recevons à cause de notre soutien au pass vaccinal. Il ne s’agit pas de justice mais de désir ; on ne me dit pas « je veux te tuer parce que tu as manqué aux libertés » ou « porté atteinte à la démocratie », mais parce que le signataire en a un adent « désir ». Le pulsionnel comme moteur de l’action politique.
Or la politique n’est pas de l’ordre du désir. Peu importe ce que le président a ou n’a pas envie de faire ; ce qui compte c’est ce qu’il fait et ce qu’il dit. Personnellement, je considère vraiment que les antivax militants (ce qui est très différents des gens qui ne se font pas vacciner, car ils peuvent avoir mille raisons) sont de dangereux crétins. Je n’ai aucune espèce d’indulgence pour eux, mais considérer qu’ils ne sont pas citoyens alors qu’ils n’enfreignent pas la loi est un problème tout à fait significatif de la part du chef de l’Etat. Je crois que c’est irresponsable, et même que dans le climat actuel c’est un pousse-au-crime.
Enfin, c’est incohérent par rapport au discours que le président venait juste de tenir : « les petites phrases, c’est fini, c’est du passé ». Et effectivement, depuis les Gilets Jaunes, il n’y avait plus de petites phrases. Pour être indulgent, et puisque je ne vais pas changer de candidat dans la mesure où les autres ne me plaisent pas, disons que c’est une piqûre de rappel. Espérons que c’est la dernière dose.

David Djaïz :
Pour ma part, je ne reviendrai pas sur la déclaration d’Emmanuel Macron et m’intéresserai directement à la campagne présidentielle. Je crois qu’il y a un grand paradoxe dans ce pays. D’un côté, on n‘a que la présidentielle à la bouche. Sitôt le président élu, on parle déjà de l’échéance suivante. On lit ainsi qu’Edouard Philippe se prépare pour 2027, que les appétits s’aiguisent après l’éventuel second mandat de Macron … Les élections intermédiaires sont lues par tous les commentateurs comme des signaux pour décoder la présidentielle. De l’autre, les campagnes présidentielles effectives sont de plus en plus courtes. Nous sommes le 9 janvier, et Emmanuel Macron n’est toujours pas officiellement candidat. Les programmes de certains autres sont disponibles, mais aucun n’est discuté dans la conversation publique. Celle-ci est entièrement réservée aux commentaires sur les petites phrases des uns et des autres. Je suis inquiet de voir que de plus en plus en France, nous jouons notre destin collectif aux dés. L’élection hypnotise tout le monde et occulte tout le reste, à commencer par les contenus.
Les semaines qui viennent de s’écouler nous ont apporté trois surprises politiques. Je les hiérarchiserai selon l’incrédulité qu’elles ont provoqué chez moi. D’abord, l’irruption de Zemmour. Ce n’est pas un professionnel de la politique, il n’a jamais fait de terrain, n’a jamais été élu, n’a jamais exercé de responsabilités publiques, n’a jamais « managé » autre chose que lui-même. Et pourtant il est perçu comme un présidentiable crédible, crédité de 15 ou 16% d’intentions de vote. Aujourd’hui, il suffit donc de défendre un discours vigoureux idéologiquement pour attirer des voix. Cela révèle que l’espace de l’extrême-droite n’est plus la rente de monopole de la famille Le Pen. Ce socle idéologique est en dynamique, à la fois électorale et intellectuelle, par conséquent nous verrons de plus en plus de prétendants ou de chapelles convoiter cet espace.
Deuxième surprise, riche d’enseignements : la candidature de Valérie Pécresse, qui montre que la droite n’est pas morte. L’opération politique qu’a menée Emmanuel Macron dès le début de son quinquennat en nommant Edouard Philippe à Matignon a donc échoué. Je m’avoue impressionné par la résilience de la droite, car il n’est pas facile d’exister entre un président qui a gouverné au centre droit et une extrême-droite qui gagne des parts de marché. Or le parti gagne des élus locaux, il est relativement discipliné et l’envie de gagner y est très forte.
Mais le point le plus préoccupant, et celui qui m’étonne le plus, est l’effondrement de la gauche. Que des courants d’idées aussi essentiels à la démocratie française soient aussi faibles n’a rien de réjouissant. C’est la première fois depuis les débuts de la troisième République que la gauche est dans un tel état. Il faut comprendre pourquoi, et cela nécessite un examen méticuleux. La première des raisons est à mon avis qu’il n’y a pas une gauche, mais trois, et qu’elles ne sont pas entièrement compatibles.
Il y a la gauche mélenchonienne, que j’appelle le « mitterrando-bolivarisme repeint en vert ». Elle capitalise sur le socle d’extrême-gauche du pays, qui bon an mal an se maintient loyalement autour de 8-9%. Compte tenu des errances de M. Mélenchon, je doute qu’il réédite l’exploit de 2017 où il avait réussi à rassembler bien au-delà. C’est tout un peuple de gauche et nostalgique de Mitterrand qui l’avait suivi ; ce n’était pas du tout à l’époque une stratégie populiste. Cette fois-ci, je doute qu’il séduise au-delà de l’extrême-gauche ; quand on regarde son programme, chaque problème est résolu par un service public et / ou une taxe, tout cela est un peu fantaisiste.
Il y a d’autre part la gauche social-démocrate, qui est dans les pires difficultés. Elle n’a plus rien à dire, en partie parce que son programme historique s’est réalisé. Certes, il reste beaucoup de précarité et de difficultés, mais malgré tout nous sommes dans un Etat-providence, une société de sécurité matérielle relative. Cette gauche se cantonne donc à quelques propositions, comme celles de Mme Hidalgo (droit de vote à 16 ans ou droit de vote des étrangers), mais qui sont assez largement de l’ordre du gadget.
Enfin, il y a la gauche écologiste, qui est pour moi la plus grande source d’interrogations. Il est évident que le changement climatique, et la transition qu’il implique vers un nouveau modèle de société devrait être absolument central, non seulement à gauche, mais dans toute la société française. Et voici que nous avons une campagne et un parti d’une faiblesse extrême. Comment expliquer cela ? Je pense que c’est parce qu’il y a un décalage profond entre la trajectoire historique du parti Europe-Ecologie-les-Verts et ce que devrait être une écologie de gouvernement dans les années 2020. Tant que la gauche n’aura pas résolu ces contradictions, elle sera condamnée à cette faiblesse, qui n’est pas seulement préjudiciable pour les sympathisants de gauche mais pour toute la société, ainsi que pour la qualité de la controverse démocratique.

Philippe Meyer :
Ipsos a demandé à ses sondés s’ils croyaient que le candidat de leur cœur serait élu. 25% de ceux qui comptent voter pour Mme Taubira pensent qu’elle gagnera. Pour Mme Hidalgo, c’est 12%. Et seulement 4% pour M. Jadot (alors que c’est lui qui recueille le plus d’intentions de vote parmi ces trois-là).

Richard Werly :
J’ai bien peur que la seule solution qui ne reste à David soit le déménagement en Suisse. Visiblement, il a envie d’une campagne présidentielle basée sur des programmes, avec des candidats qui rallient leur camp avec un civisme honorable, des débats d’idées, etc. Le désir de David est tout à fait helvétique. Je lui propose donc de venir dans mon pays, où la politique est d’un calme parfaitement plat, le consensus règne, et même où il existe des écologistes de droite.
Blague à part, il y a un autre point que nous n’avons pas évoqué, et qui explique sans doute lui aussi les difficultés de la gauche française : l’incarnation. Le système présidentiel français a besoin de candidats qui ressemblent à leur camp, qui sont capables de le rallier, et de séduire au-delà. Il n’y a personne de ce genre à gauche. Jean-Luc Mélenchon avait en effet réussi cet espèce de miracle en 2017 avec 19,58% des suffrages, aujourd’hui il n’y a pas le candidat qu’il faut. Pour moi le problème de la gauche est avant tout un problème de casting. A droite en revanche, il semble qu’on ait peut-être trouvé avec Mme Pécresse la personne incarnant les idées.
On peut légitimement déplorer le manque d’idées et la place trop faible des programmes, mais n’en reste pas moins que dans le système français, si vous n’avez pas la femme ou l’homme qu’il faut, vous n’arrivez à rien.

Lucile Schmid :
La question de l’incarnation ne se pose pas de la même façon à gauche qu’à droite. La gauche n’arrive pas à faire de sa diversité un atout, mais ce n’est pas une fatalité, elle y était parvenue en 1997 ; elle avait gagnée parce qu’elle était plurielle. De même en 1981, François Mitterrand avait gagné avec un programme commun. Le leadership de gauche est moins autoritaire que celui de droite, il doit faire plus de place à la démocratie, mais aussi à la créativité d’une certaine façon. Ainsi la primaire populaire par exemple me paraît pouvoir représenter une perspective, voire une porte de sortie. J’avoue que j’étais assez sceptique quand j’en ai entendu parler : l’idée est que les citoyens désignent leur candidat, au besoin en choisissant quelqu’un qui n’avait pas l’intention de se présenter. On sait qu’en France, vouloir être président de la République est un habitus, que l’on prend généralement cette décision en se rasant, bref qu’il faut avoir envie de l’être de longue date. La primaire populaire renverse la proposition : la légitimité à se présenter vient d’un choix des citoyens, et non du candidat lui-même. Je me disais « ça va trop loin », et quelques candidatures m’ont paru étonnantes, comme celle de Gaël Giraud, qui est quelqu’un d’intéressant mais de parfaitement inconnu du grand public.
Le sens a changé au moment où Mme Hidalgo, en grande difficulté dans les sondages, a réclamé une primaire de gauche. Il est alors apparu que le cadre de la primaire populaire pouvait être le réceptacle de cette idée, et permettre de créer une union à gauche. Il est très frappant que depuis, les différents candidats refusent de se prêter à cet exercice. Même si il n’y a que 300 000 inscrits, on peut en consultant le site de cette primaire voir qu’il y a des personnalités intéressantes qui la portent, qu’il y a un socle commun, etc. Le refus d’y participer ne fait donc que refléter la faiblesse des candidatures de gauche. Lorsque Yannick Jadot refuse « parce qu’il est le plus fort », ou Mélenchon « parce qu’il est le seul qui incarne » alors qu’il n’obtiennent que 8% ou 9% des intentions de vote, on a envie de rire …
Les candidats déclarés de la gauche seront-ils capables de prendre cette interpellation citoyenne au sérieux d’ici le 27 janvier ? C’est une question qui me paraît essentielle.
Pourquoi ces candidats qui prétendent incarner la gauche n’y parviennent-ils pas ? Il me semble que le Parti Socialiste y est pour beaucoup. Il y a apparemment des revanches à mener ; rappelons que Jean-Luc Mélenchon a fait sa carrière comme sénateur socialiste de l’Essonne, et que Yannick Jadot avait dû s’effacer en 2017 derrière Benoît Hamon, candidat du Parti Socialiste. Ces deux-là n’ont pas digéré d’avoir été traités comme des alliés de second rang pendant des années. Du côté du PS enfin, il y a la volonté de ne pas disparaître complètement, mais le problème est effectivement qu’ils n’ont plus rien à dire, sinon clamer qu’ils sont devenus écologistes. Mais la question des contenus et de la créativité est largement laissée de côté, il ne reste plus que la capacité à gouverner au niveau local.
A gauche, la question de l’incarnation se pose différemment ; on n’y attend pas une espèce de général de Gaulle providentiel. Il faut une équipe capable de représenter la diversité et en faire une richesse.

Jean-Louis Bourlanges :
Les questions soulevées par David me semblent très pertinentes, mais je ne partage pas entièrement ses réponses.
D’abord, à propos de l’irruption de Zemmour, je crois qu’il n’y a là rien de nouveau. Le regretté Jean Paulhan disait que « la démocratie appartient au premier venu ». Le soldat inconnu est l’image dominante de la politique française depuis très longtemps. Jean-Marie Le Pen est sorti de rien pour se hisser au deuxième tour il y a déjà vingt ans, François Bayrou avait un tout petit parti, dont personne n’avait imaginé qu’il ferait 18%, Emmanuel Macron est lui aussi extraordinaire dans le genre « sorti de nulle part » : un passage éclair à l’Elysée comme fonctionnaire puis au gouvernement comme ministre nommé. Il y a donc une incapacité de progrès dans les cursus politiques traditionnels, on fait visiblement mieux quand on vient de l‘extérieur d’un appareil politique.
Sur l’effondrement de la gauche, je suis d’accord sur le constat, mais je n’y vois pas les mêmes causes. Le problème me paraît avant tout idéologique. Il s’agit d’une division centrale. C’est pourquoi je ne crois pas à la primaire, car à mon avis, c’est l’unité qui permet la primaire, et non la primaire qui provoque l’unité. C’est comme l’Etat et la démocratie : pour qu’il y ait démocratie, il faut d’abord qu’il y ait un Etat préalable, on voit bien qu’en Libye par exemple, il ne suffit pas de faire des élections pour qu’on obtienne une démocratie libyenne …
Dans la gauche française, les différences sont absolument fondamentales. Il y a la division historique entre les tenants de l’économie de marché et ceux de l’économie planifiée, qui n’a jamais été tranchée mais autour de laquelle la gauche louvoie depuis toujours. A cela s’est ajoutée une autre rupture, entre une radicalité plus ou moins islamisante, et une laïcité qui y est évidemment opposée. Troisième problème : l’écologie, à propos de laquelle deux visions totalement différentes se font face. Soit on accepte le monde capitaliste tel qu’il est en s’efforçant de le réguler, soit on s’engage dans une croisade de décroissance qui est peut-être légitime, mais n’a aucune chance d’apporter des résultats à court ou moyen terme. La situation est intenable, et en effet on ne voit personne ayant la capacité mitterrandienne de dépasser ces clivages, les réprésentants de la gauche sont condamnés à ce huis-clos délétère.
En revanche, sur le problème « droite-gauche », je ne suis pas d’accord avec David. On entend beaucoup que le refus du clivage droite / gauche par Emmanuel Macron serait largement artificiel, la meilleure preuve étant la résistance remarquable de la droite, l’émergence de Valérie Pécresse, etc. La stratégie du président consisterait à saper le plus possible ce clivage traditionnel pour n’avoir à affronter qu’un adversaire moins dangereux comme Mme Le Pen. Il me semble que c’est tout à fait faux.
Le clivage est en réalité entre les partis de l’ouverture et ceux de la fermeture. L’ouverture, c’est à dire l’acceptation de l’économie de marché, de l’ouverture économique sur le monde, du multilatéralisme, de la construction européenne, d’une démocratie pluraliste et d’un système d’Etat-providence (c’est à dire d’une solidarité compatible avec l’économie de marché). Tout cela s’oppose au parti de la fermeture, qui refuse le modèle démocratique (M. Zemmour est par exemple très proche de Viktor Orbán), qui refuse l’Europe au motif qu’elle « déferait » la France, qui retranche une communauté religieuse de la communauté nationale, qui refuse l’égalité entre les femmes et les hommes (Zemmour est la seule personne que je connaisse à considérer que Jean Foyer est un homme de gauche). Ce camp là s’est divisé, parce que Mme Le Pen a échoué dans son élection départementale et régionale, parce que son concurrent Zemmour est apparu, parce que Mélenchon tient une ligne différente mais voisine à bien des égards. Et cette division dans le camp de la fermeture est précisément ce qui autorise une division dans le camp de l’ouverture. C’est cela qui explique la candidature Pécresse, et non pas le retour d’un clivage droite / gauche. Il s’agit simplement d’une espèce de primaire à l’intérieur des deux camps.
Le paysage politique se divise désormais entre gens clairement dans le camp de la fermeture (Le Pen, Zemmour, Dupont-Aignan, Mélenchon), des gens clairement dans le camps de l’ouverture (Macron, Philippe, Bayrou, Juppé, etc.), et des schizophrènes, qui naviguent entre les deux : Pécresse est à la peine, compte tenu de la pression de l’extrême-droite, Hidalgo ne s’en remet pas, et Jadot est englouti quelque part entre Daniel Cohn-Bendit et Sandrine Rousseau …

David Djaïz :
Je suis très souvent d’accord avec l’analyse de Jean-Louis, mais cette fois-ci elle me paraît complètement fausse. Opposer l’ouverture à la fermeture est une simplification digne de celle qui consiste à dire qu’il n’y a plus que des progressistes contre des nationalistes.
A supposer que cette notion d’ouverture soit devenue le nouveau codex permettant de lire les clivages politiques, il faudrait au moins la compliquer en y ajoutant des coordonnées cartésiennes : l’ouverture culturelle en abscisse, l’ouverture économique en ordonnée. Le paysage politique serait déjà un peu plus complexe, on distinguerait ainsi M. Mélenchon (favorable à l’ouverture culturelle, mais fermé économiquement) de Mme Le Pen (fermée dans les deux cas), ou M. Macron (ouvert dans les deux cas) de Mme Pécresse (fermée culturellement et ouverte économiquement).
Ce que vous avez dit sur les surgissements ne me paraît pas tout à fait exact non plus. Jean-Marie Le Pen était tout de même député de la IVème République, donc une figure bien connue du paysage politique. Ces surgissements médiatiques sont un phénomène plutôt récent, et ils sont liés à l’effondrement des partis politiques, qui étaient l’instance ultime de sélection des candidats à la présidentielle.
La Vème République a été taillée sur mesure pour le général de Gaulle, qui était doté d’une légitimité historique. Quand il a quitté la scène, l’alternance gauche / droite a pris le relais car les deux grands partis regroupaient 30 à 35% des voix, au point que François Mitterrand a endossé les habits de la Vème République d’une façon que nul n’aurait imaginé. Aujourd’hui, nous avons un système d’émiettement électoral extrême, avec des partis qui font entre 5 et 15% des voix, et qui s’avèrent incapables de sélectionner ou former des personnalités capables de remporter la présidentielle. La nouvelle instance de sélection, ce sont les médias.
Quant à ce que disait Lucile à propos de l’union, je ne crois pas du tout à l’union du parapluie et de la machine à coudre. Pour qu’il y ait une union, il faut un rapport de forces (que l’un des deux protagonistes soit supérieur à l’autre) et un travail de persuasion. Rappelez-vous, le programme commun des années 1970 était le résultat de plusieurs années de négociations. Aujourd’hui les programmes et les visions du monde sont on ne peut plus dissemblables. Personnellement, moi qui suis de centre-gauche et de sensibilité écologique et républicaine, je n’aurais aucune envie de gouverner au côté de M. Mélenchon, car je ne partage aucune de ses solutions. Il faut avoir le courage de se dire ces choses-là. Je pense que l’une des erreurs majeures de François Hollande a été de refuser la main tendue de M. Bayrou en 2012. Il y avait là une occasion de clarification de l’espace social-démocrate en France, dont Emmanuel Macron a profité par la suite, avec plus d’ambiguïté. C’est ce qui explique qu’aujourd’hui encore, 50% des électeurs qui avaient voté Hollande en 2012 s’apprêtent à voter pour Macron.

Lucile Schmid :
Dans les nombreux clivages de la gauche ou de la droite (car ils sont nombreux à droite aussi), il y a aussi un reflet de la complexité du monde. La question de l’islam a par exemple pris une importance très grande aujourd’hui, mais il ne s’agit au fond que de la question du lien entre la France et le monde, entre la France et la mondialisation. C’est un sujet sur lequel les candidats à la présidentielle feraient bien de se pencher, car la façon dont cette élection s’annonce, ce un huis-clos franco-français, a toutes les allures d’un déni de réalité. Il ne s’agit pas seulement de division, mais d’aveuglement.
Cette séquence présidentielle se situe avant la séquence législative. Le spectacle qu’a donné l’Assemblée Nationale ces derniers jours autour du vote sur le pass vaccinal a de nouveau montré que la question de la qualité de nos représentants démocratiques est essentielle, et qu’elle est loin d’être résolue. Quand on voit la théâtralité, quand on entend les petites phrases, on est en droit de craindre le taux d’abstention aux législatives. Moi qui suis de gauche, je pense que la question de l’organisation pour les législatives devrait être posée très explicitement, parce que c’est peut-être là que la gauche pourra faire valoir son avantage comparatif, en assumant la diversité de ses opinions, et le fait que cela peut être une richesse quand on débat et qu’on organise l’espace démocratique.

Les brèves

Une télévision française

Philippe Meyer

"Comme il existe un cinéma documentaire, il existe un théâtre documentaire. Au théâtre de la Ville aux Abbesses, Thomas Quillardet et sa troupe le démontre avec finesse, drôlerie et pertinence dans « Une Télévision française », qui retrace le passage de TF1 du public au privé en 1987. « Les gens n’ont pas besoin qu’on leur fasse la morale, ils ont besoin qu’on leur rafraichisse la mémoire », écrivait Samuel Johnson. Quillardet et les siens, en remontant dans le temps, nous font voir comment cette privatisation est à l’origine d’un changement quasi géologique de l’information télévisée. La force de ce spectacle tient à la justesse avec laquelle il décrit ce qu’était le journalisme audiovisuel à l’époque de la télévision d’État dont il ne cache ni les scléroses, ni le retard d’équipement, ni les aspects pesamment institutionnels, tout comme il montre avec nuance à quelles lois nouvelles, celle du marketing et d’une nouvelle forme de complaisance, les journalistes vont devoir -ou pas- s’adapter. Mais cette pièce tient aussi sa force d’une mise en scène enlevée, maligne et même malicieuse, et à des comédiens épatants qui virevoltent d’un rôle à l’autre et nous font revivre des moments savoureux, tel celui ou Patrick le Lay promet sur sa chaîne quantité de retransmissions théâtrales et lyriques (et même les « chorégraphies d’Orange » (sic), tandis que Bernard Tapie annonce la célébration du cinquantenaire de la mort de Maurice Ravel. Du point de vue du spectateur, la pièce aurait pu s’appeler « Les Cocus magnifiques » et de celui des politiques, qui ont appris à passer sous les fourches caudines de l’audiovisuel « Vous l’aurez voulu Georges Dandin ».  "

La grande expérience

David Djaïz

"Je voudrais conseiller un livre qui sera publié à la fin du mois, de Yascha Mounk. C’est un livre sur un sujet assez essentiel, surtout pour notre élection présidentielle. Mounk constate d’abord que la théorie pure de la démocratie libérale ne reconnaît que deux instances : l’individu et l’Etat. Sauf que dans la pratique, se glissent entre les deux des groupes sociaux de plus en plus homogènes sur le plan culturel et/ou religieux. C’est le multiculturalisme : nos sociétés comprennent de nombreuses « sub-cultures ». L’observation de plusieurs sociétés à plusieurs époque n’incite pas à l’optimisme, car on constate que soit on tombe dans l’anarchie, soit dans la domination d’une culture majoritaire. L’auteur essaie donc très honnêtement de proposer des solutions pour éviter ces deux écueils. Mais je trouve que la grande faiblesse du livre est de ne pas s’intéresser suffisamment à notre laïcité, qui est en réalité un moyen extraordinaire de faire coexister dans le respect plusieurs cultures dans un projet politique partagé. N’être ni dans le « zemmouris me » d’écrasement de la diversité, ni dans la démission et la complicité avec des mouvements agressifs sur le plan culturel."

Algues vertes l’histoire interdite

Lucile Schmid

"J’étais quelques jours en Bretagne pendant les fêtes, où j’ai pu discuter du problème des algues vertes, qui a encore augmenté de 40% en 2021. Je vous recommande donc la lecture de cette enquête graphique, menée par la journaliste Inès Léraud, et dessinée par Pierre Van Hove. C’est une saga incroyable, où l’on découvre que les corps des gens empoisonnés aux algues vertes n’ont pas été autopsiés, que les archives ont disparu, que la justice n’a pas statué … C’est en fait une bande dessinée sur l’état de notre démocratie, et la nécessité de lancer l’alerte. L’ouvrage nous rappelle aussi que le travail d’un journaliste ne consiste pas seulement à orchestrer des polémiques sur des plateaux de télévision , on peut aussi mener des enquêtes, et tenir ce rôle fondamental dans une démocratie, et redonner aux citoyens l’envie que des choses se passent. "

Roumanie Au carrefour des empires

Jean-Louis Bourlanges

"Je vous recommande ce livre paru dans la remarquable collection « l’âme des peuples », que dirige notre ami Richard Werly. Des livres courts, incisifs et très intelligemment faits. J’ai beaucoup apprécié celui sur la Roumanie, très justement sous-titré « au carrefour des empires ». Il est écrit par Henri Paul, un autre de mes amis, j’admets tout à fait la partialité de cette brève, mais Henri Paul a été notre ambassadeur en Roumanie. C’est un pays méconnu par la France et l’Union Européenne, alors qu’il est absolument essentiel, c’est la clef des Balkans. La Roumanie est une création de l‘empire romain, on sait que le roumain est une langue latine, mais le pays est au carrefour de la Russie, de la Turquie, de l’Europe … La France a joué un rôle très important dans la constitution de l’indépendance roumaine, à trois reprises : Napoléon III, Clémenceau, puis l’entrée dans l’UE. Edgar Quinet disait : « l’amitié de la Russie a été plus funeste aux Roumains que l’hostilité de tous les autres peuples réunis ». Cela explique beaucoup de choses, et notamment le profond Franco-tropisme des Roumains auquel nous ne sommes pas suffisamment sensibles. Au moment où la France préside l’Union Européenne, rappelons qu’il y a des choses importantes à faire avec nos amis roumains. "