Rouge, Vert, Jaune : la méthode allemande / France - Grande-Bretagne : le torchon brûle / n°222 / 5 décembre 2021

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ROUGE,VERT, JAUNE : LA MÉTHODE ALLEMANDE

Introduction

Philippe Meyer :
En Allemagne, après moins de deux mois de négociations, les Verts, les sociaux-démocrates (SPD) et les libéraux (FDP) se sont entendus le 24 novembre sur un contrat de coalition de 177 pages. Baptisé « Oser plus de progrès - alliance pour la liberté, la justice et la durabilité », ce contrat a pour priorités immédiates la relance et la réorganisation de la lutte contre l'épidémie autour de l'obligation vaccinale, alors que le pays connaît une flambée des contaminations. Le programme de gouvernement concerne la lutte contre le changement climatique et la limitation de la hausse des températures à 1,5 °C, qui devient un objectif général pour les ministères de l'agriculture, du logement et de l'énergie. La couverture de 80 % de la consommation d'électricité par des énergies renouvelables est prévue dès 2030 contre 40 % aujourd'hui. La coalition insiste sur la nécessité d'investir massivement dans la modernisation du pays, dont les infrastructures, en particulier numériques, sont vétustes, un plan d’investissement sans hausse des impôts et du déficit. Le contrat prévoit deux mesures sociétales auxquelles seront sensibles les jeunes, principal électorat des Libéraux et des Verts : le droit de vote à partir de 16 ans et la légalisation du cannabis, en distribution contrôlée pour les majeurs. Les trois partis s’accordent sur une hausse du salaire minimum de 9,35 euros à 12 euros, sur la réforme des retraites et sur la construction de 400 000 logements par an. En Europe, le nouveau gouvernement souhaite s'engager dans une politique volontaire et active. Il ouvre la voie à une révision du pacte de stabilité et prévoit de consacrer 3 % du PIB à l'action internationale ce qui est compatible avec la hausse de l'effort de défense.
Le poste de chancelier revient au social-démocrate Olaf Scholz, qui a permis au SPD de terminer en tête des élections du 26 septembre dernier - il doit encore recevoir l'onction du Bundestag, a priori la semaine prochaine. Le portefeuille des Finances est attribué au FDP. Leur chef, Christian Lindner, fervent défenseur de l'orthodoxie budgétaire, est pressenti pour l'occuper. Les Verts obtiennent les Affaires étrangères, qui devraient échoir à leur co-leader Annalena Baerbock, ainsi qu'un « super-ministère » regroupant Economie et Climat, qui devrait être dirigé par l'actuel coprésident des Verts Robert Habeck, qui deviendra vice-chancelier. Les Verts ont également obtenu les portefeuilles de l'Agriculture et de l'Environnement, et celui de la Famille. C'est la première fois qu'une coalition de trois formations va diriger l'Allemagne. Après avoir franchi avec succès l’étape des négociations le SPD, les Verts et le FDP doivent désormais convaincre les membres de leurs propres partis d’approuver le texte pour former un gouvernement.
Le contrat de coalition est une tradition allemande qui remonte à 1961. Un document qui n’est pas juridiquement contraignant. Sous la dernière grande coalition de la chancelière sortante Angela Merkel, près de 20 % des objectifs inscrits en 2018 dans le contrat liant la CDU-CSU au SPD n’ont pas été réalisés.

Kontildondit ?

Marc-Olivier Padis :
Pour comprendre l’importance de cet accord, il faut le remettre en perspective. Angela Merkel quitte le pouvoir après 16 ans à la chancellerie, et une cote de popularité très enviable. Elle a garanti une stabilité pendant une période marquée par de nombreuses crises.
Après ces élections, la CDU est affaiblie, et les jeunes électeurs votant pour la première fois ont majoritairement accordé leurs voix aux Verts et au FDP, les deux partis qui ne figuraient pas dans les coalitions précédentes. L’envie de renouvellement en Allemagne ne concerne pas seulement le personnel politique, mais aussi la façon même de faire de la politique, les objectifs visés, plus ambitieux qu’à l’époque de Mme Merkel, réticente à faire des grandes promesses. La chancelière s’est révélée très efficace pour gérer des crises, mais elle n’a pas su donner de grandes perspectives d’avenir. C’est pourquoi dans ce contrat de coalition, le thème de l’investissement dans l’avenir est si important. Le pays a peu investi dans un certain nombre d’infrastructures fondamentales, et il s’agit de rattraper ce retard. Le contrat souligne par exemple l’importance de la connexion numérique, de la fibre, etc.
Les électeurs ont manifesté un choix de changement, et pourtant le prochain chancelier, Olaf Scholz, est un homme très modéré et très prudent dans son expression, le candidat le plus dans la continuité de Mme Merkel. Cette prudence a payé, puisque le contrat de coalition a été correctement négocié, sans heurt particulier ni fuite dans la presse. Et surtout, il a été obtenu plus rapidement que prévu. Au moment des élections législatives, tout le monde doutait que l’Allemagne parvienne à se doter d’un gouvernement avant la fin de l’année, or c’est chose faite.
Même si ce contrat n’est pas juridiquement contraignant, il constitue tout de même la feuille de route du nouveau gouvernement, et il y a de fortes chances qu’il soit suivi de très près, ne serait-ce que par son niveau de détail, puisqu’il comporte 177 pages. Cet exercice démocratique de compromis politique est assez étonnant à observer depuis la France. Dans cette coalition à trois, les ministres ne sont pas choisis par le chancelier, mais par chacun des partis. Cela signifie qu’ils doivent rendre des comptes à leur parti, et cela leur confère donc une indépendance très forte vis-à-vis de leur chancelier. Par ailleurs, ils sont à peu près sûrs de rester à leur poste pendant l’ensemble de la législature, ce qui ne serait pas le cas en France.
Nous ne pourrons pas aborder tous les points du contrat, j’évoquerai simplement les trois qui me paraissent les plus sensibles : la politique énergétique, l’équilibre budgétaire et le plan européen d’investissement.
Pour ce qui est de la politique énergétique, les Verts ont obtenu une avancée de la date de sortie du charbon. On sait que les émissions de gaz à effet de serre de l’Allemagne (dues à la combustion du charbon) sont calamiteuses depuis sa sortie du nucléaire après la catastrophe de Fukushima. La limite a été fixée à 2030 au lieu de 2038, avec de grands enjeux d’emplois et de reconversion de bassins industriels. Le problème est que le scénario énergétique allemand ne fonctionne pas aujourd’hui sur le papier. Pour le moment, ils ne savent pas comment ils vont garantir la fourniture d’énergie à cette échéance. Cette sortie du charbon en 2038 repose sur des technologies qui ne sont pas encore disponibles à l’heure actuelle. Il y a donc un gros enjeu d’investissement, mais 8 ans pour solutionner de tels problèmes est une échéance très brève. On parle beaucoup par exemple de l’hydrogène, mais sans dire où et comment on va le produire, ni comment il sera transporté. Le contrat demande par ailleurs de réserver 2% du territoire pour des éoliennes. Quand on connaît le niveau de résistance de la population allemande aux éoliennes (à peu près dix fois pire qu’ici, c’est dire), on imagine le tollé.
L’équilibre budgétaire, ensuite. L’Allemagne s’est fixée des règles très contraignantes, et le FDP (le partenaire libéral de la coalition) est extrêmement attaché à l’orthodoxie budgétaire, au point que c’en est presque une question identitaire. Et justement, ce sont eux qui ont obtenu les finances. Il est à craindre que la position soit très restrictive, à propos des déficits ou de la dette par exemple. L’accord essaie de trouver des solutions de financement alternatives pour les investissements, dans le chemin de fer par exemple. Cela s’annonce compliqué là aussi.
Enfin, le plan européen. L’une des dernières grandes décisions d’Angela Merkel fut de convaincre son pays que l’Europe pouvait s’endetter pour un plan d’investissement. Mais on n’a pas encore dit comment on rembourserait cet emprunt européen. L’accord préconise de grandes ambitions en termes de transition énergétique et numérique, qu’il faut des infrastructures ferroviaires intégrées au niveau européen, mais il dit également qu’il faut faire attention à l’inflation et au mandat de la BCE. La position des Verts allemands est proche de celle de la France, tandis que les libéraux sont bien plus réticents. Les discussions s’annoncent très serrées là aussi.

Lucile Schmid :
Les FDP et les Verts étaient déjà partie prenante de négociations en 2017, mais le parti libéral avait fait échouer la possibilité d’une coalition, notamment à cause de désaccords profonds avec les Verts. Cette coalition « feu tricolore » est donc inédite, et l’on peut gager qu’elle sera houleuse. La rapidité avec laquelle le contrat a été négocié traduit l’envie d’être de nouveau au pouvoir du SPD et des Verts. Le partage des responsabilités a été un sujet très intense des discussions, qui ont compté une vingtaine de groupes de travail, plus de 200 personnes travaillant d’arrache-pied, et un aller-retour permanent avec les différents partis. Cela donne une idée de la méthodologie démocratique et partisane allemande, qui nous est assez étrangère.
Les alliés au pouvoir ont donc une volonté commune d’exercer des responsabilités, mais des intérêts et des philosophies divergents. Et puis on peut se demander si cette nouvelle coalition arrangera ou non les affaires de la France, qui présidera le Conseil de l’Union Européenne à partir de janvier.
Le FDP est profondément libéral, défend le secteur industriel (notamment automobile), et Christian Lindner a obtenu qu’il n’y ait toujours pas de limitation de vitesse sur les autoroutes … Dans un pays où les Verts sont au gouvernement, c’est un symbole assez éloquent. Les jeunes allemands ont essentiellement voté pour le FDP et pour les Verts. Pour le FDP essentiellement à cause des libertés et du numérique, et pour les Verts à cause de la transition énergétique et de la question de la distance vis-à-vis de la technologie. Nous avons donc un modèle allemand indéterminé après cet accord, et des tensions existeront inévitablement sur les questions budgétaires. Pour faire les investissements énergétiques que préconise l’accord, il faudra aller scruter les budgets pour découvrir où sont les crédits non utilisés. C’est une nouvelle méthode très intéressante. Il faudra également faire appel à l’investissement privé et à la garantie des banques publiques. Mais l’argent public sera très rare. Le futur vice-chancelier Robert Habeck (Verts) risque de ne pas s’entendre parfaitement avec le tout-puissant ministre des Finances Christian Lindner (FDP).
La question européenne est adossée à une vision très positive des migrations. Il pourrait y avoir là des frictions avec la France, puisqu’on sait que chez nous, dans la campagne présidentielle qui s’annonce, il faut afficher une position restrictive vis-à-vis de l’immigration. Dans le contrat de coalition allemande, il en va tout autrement, et la position pro-immigration est dans la continuité de la politique menée par Mme Merkel depuis 2015. Il y a des idées fortes, par exemple celle de contrat d’intégration, de possibilité d’obtenir la naturalisation allemande après cinq ans de résidence, etc. Il y a là une profonde rupture avec la tradition allemande, et une asymétrie par rapport à la France qui est notable.
Annalena Barboeck (Verts) va sans doute devenir ministre des Affaires étrangères dans le futur gouvernement, or la position des Verts sur ces questions est loin d’être celle d’Emmanuel Macron : par exemple elle discutera pied à pied la question de la souveraineté stratégique européenne. Angela Merkel avait tendance à laisser l’élaboration des concepts aux Français, il semble qu’il n’en ira plus de même si ce nouveau gouvernement est validé par les militants et les partis.

Richard Werly :
Trois éléments me paraissent notables à propos de cette nouvelle coalition, pour la France et pour l’Europe.
D’abord, je suis frappé par la reconnaissance de la diversité politique et de la nécessité d’avancer ensemble. C’est évidemment dicté par les circonstances, puisque cette coalition regroupe des libéraux de droite, des écologistes et des socio-démocrates. Mais le fait que le contrat insiste sur le respect de la diversité des idées, des programmes et des ambitions me paraît très important. L’Allemagne reconnaît la complexité des problèmes, et que les solutions à trouver seront nécessairement complexes elles aussi, et qu’elles demanderont des compromis. Le contraste avec la France est assez saisissant, puisqu’ici chacun propose des solutions simples (pour ne pas dire simplistes, voire carrément arbitraires) à tous les problèmes. Le fossé culturel entre les approches politiques des deux pays n’a jamais été aussi grand.
Ensuite, même si le ministère des Finances reviendra probablement à M. Lindner, n’oublions pas qu’Olaf Scholz a lui-même occupé ce poste, il aura donc un certain ascendant sur son ministre. Et je suis personnellement frappé par le fait que le programme de la coalition est très social-démocrate. On a vraiment l’impression qu’il y a une vraie volonté de ré-ancrer la social-démocratie comme un projet (les références à Willy Brandt sont d’ailleurs nombreuses), non seulement pour l’Allemagne mais aussi pour l’Europe. Et là encore, le fossé avec la France est gigantesque. Ici les projets de gauche peinent à être audibles, et on a l’impression que les sujets de la campagne présidentielle sont tous à droite, voire à la droite de la droite.
Enfin, que se passera-t-il pour cette coalition allemande si Emmanuel Macron n’est pas réélu en France ? Il semble qu’elle ait été conçue pour fonctionner avec Macron, au point qu’on se demande si quelques conseillers français n’ont pas soufflé certaines formules … La présidence française de l’Europe durera du 1er janvier au 30 juin prochain, il n’est donc pas certain que ce soit le même chef d’Etat qui en assure le début et la fin. Mais on a l’impression que tout est fait pour fonctionner avec Emmanuel Macron. Si en revanche c’est un président de droite qui occupe l’Elysée, je pense que les difficultés seront sérieuses.
Enfin, il y a un grand absent dans ce programme de coalition : la géopolitique. Il y a des éléments sur la relation avec les Etats-Unis, qualifiée de privilégiée, mais la question de la Russie a été mise sous le tapis.

Béatrice Giblin :
Ce contrat de coalition est un programme dont la mise en œuvre sera conditionnée au contexte politique dans lequel l’Allemagne va se trouver. Le gouvernement va devoir tenir compte d’un certain nombre de pressions. Il est par exemple possible que le ministre des Finances ne puisse pas se montrer aussi inflexible qu’il le souhaiterait. L’Allemagne nous est sans cesse donnée en modèle, mais il y a des domaines où elle a accumulé un retard certain. Je doute que des rattrapages aussi massifs puissent se faire dans des conditions parfaites d’équilibre budgétaire. Ou alors au détriment d’un autre secteur, le rail pourrait par exemple pâtir du développement numérique. On sait que les Allemands vont devoir jouer la carte de la voiture électrique, car l’industrie automobile est cruciale dans l’économie allemande, or les investissements à faire sont colossaux. Là encore, il est possible que la rigueur budgétaire n’y résiste pas.
Comment expliquer le ressurgissment de cette social-démocratie que l’on croyait enterrée ? C’est très étonnant, et cela redonnerait presque le moral : en politique, rien n’est jamais perdu, à condition d’être capable de composer avec les autres. Cette coalition en feu tricolore est certes inédite au niveau national, mais pas au niveau des Etats, puisqu’elle fonctionne depuis déjà cinq ans en Rhénanie-Palatinat. Il y a en Allemagne une tradition du compromis et des négociations, de l’entreprise jusqu’au sommet de l’Etat. La France a évidemment des leçons à en tirer.
Le contrat-programme de cette nouvelle coalition est tourné vers l’avenir. Un tel discours d’ouverture dans un pays vieillissant est ici aussi très étonnant. Là encore, nous devrions nous inspirer de la perception de la migration telle qu’elle figure dans ce contrat, les débats de la primaire française de la droite sur ce sujet sont par exemple tout à fait consternants. C’est le moment où nous devons penser la migration autrement que comme une calamité.

Lucile Schmid :
A propos de la rigueur budgétaire, on a vraiment le sentiment que la satisfaction de M. Lindner est symbolique, qu’il fallait lui accorder d’écrire noir sur blanc dans le contrat que le frein budgétaire était fondamental. Mais au-delà de cela, on a pu lire que les Verts étaient au fond perdants, parce que Lindner avait obtenu le poste qu’il désirait. Je ne sais pas si c’est vrai, mais nous serons vite fixés au niveau européen, avec la règle du déficit public annuel (ne devant pas dépasser les 3% du PIB). L’Allemagne reste favorable au plan de relance, mais elle stipule qu’il s’agit d’une position provisoire, et qu’il faudra revenir aux critères de Maastricht. Or on sait que la France n’est pas de cet avis, qu’il s’agisse du président actuel ou d’un autre. La question budgétaire en Allemagne ne sera donc pas seulement un débat national, mais aussi européen.

Marc-Olivier Padis :
L’accord de coalition stipule en effet que l’Europe devra revenir au pacte de stabilité en 2023, c’est une échéance très courte. Peut-être que seul un ministre des Finances libéral est en mesure de faire accepter un renversement de doctrine, comme le souhaitent les Verts et beaucoup de Français. Robert Habeck (le n°2 des Verts) était candidat au poste, précisément pour cette raison.
Olaf Scholz et le SPD étaient considérés comme politiquement morts et enterrés, usés par toutes ces années de coalition avec Mme Merkel. Le futur chancelier est spectaculairement revenu dans la campagne avec un programme axé sur le thème du respect. Il a ainsi pu recréer l’unité dans le parti, déchiré par l’héritage de ce que Gerhard Schröder avait appelé le « Nouveau centre ». Dans l’esprit d’Olaf Scholz, ce thème du respect consistait à dire aux gens qu’il ne fallait pas voir la situation actuelle comme une simple opportunité, mais aussi comme l’occasion de faire mieux. D’où les ambitions conséquentes, en matière de logement par exemple.

Béatrice Giblin :
Dans le contrat de coalition, il y a l’affirmation de la nécessité d’une autonomie stratégique européenne. Je pense que la politique de Trump (et peut-être aussi celle de Biden) a fait prendre conscience aux Allemands que le contexte géopolitique exigeait une autonomie européenne. Cela va dans le sens d’une Europe plus fédéraliste. Je suis moi aussi frappée des avancées institutionnelles dans ce domaine quand je lis le contrat-programme : il est écrit qu’on pourra revoir les traités par exemple. Nous sommes à un moment décisif pour l’Europe.

FRANCE/GRANDE-BRETAGNE : LE TORCHON BRÛLE

Introduction

Philippe Meyer :
La relation diplomatique franco-britannique s’est envenimée après le naufrage d'une embarcation qui a coûté la vie à vingt-sept migrants. Le lendemain, Boris Johnson a rendu publique sur Twitter une lettre à Emmanuel Macron avant qu’elle ne soit remise à son destinataire. Le Premier ministre britannique y demandait à la France de reprendre les immigrés arrivant sur les côtes de la Grande-Bretagne... « On ne communique pas d'un dirigeant à l'autre sur ces questions-là par tweets et par lettres qu'on rend publiques », a dénoncé le président français. En représailles, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a annulé l'invitation de son homologue britannique à une réunion consacrée aux migrants à Calais. A l’issue de celle-ci, le ministre de l'Intérieur a appelé le Royaume-Uni à ouvrir un « accès légal à l'immigration » et à prendre « ses responsabilités », rappelant que, chaque année, 30 000 demandes d'asile sont enregistrées en Grande-Bretagne contre environ 150 000 en France. Il a précisé que la France n'entend pas remettre en cause les accords du Touquet de 2004. Ces accords placent la frontière britannique côté français et stipulent que Paris ne peut pas laisser les migrants traverser la Manche. En 2018, est venu s'ajouter le traité de Sandhurst en vertu duquel le Royaume-Uni a accepté de verser chaque année quelque 50 millions d'euros pour renforcer la protection et la surveillance des côtes françaises. Si les Britannique dénombrent 20 000 tentatives de traversées interceptées par les services français en 2021, Emmanuel Macron évoque, lui, 47 000 tentatives ininterrompues et 7 800 migrants sauvés par les services de secours.
Au-delà de la crise des migrants, les tensions se sont accumulées à propos de la pêche. Selon les accords du Brexit, les pêcheurs européens ont toujours accès à certaines eaux britanniques, et une licence doit leur être accordée pour peu qu’ils apportent la preuve qu'ils y pêchaient déjà auparavant. Mais Paris estime que les Français ont été délibérément lésés dans l'octroi de ces permis, notamment les petits chalutiers, qui peinent à apporter les preuves nécessaires de leurs anciennes activités dans les 6 à 12 milles nautiques des côtes britanniques et autour des îles anglo-normandes. Selon le président, 40 % des demandes de licence sont encore en attente, onze mois après la signature de l'accord commercial, tandis que le Royaume-Uni soutient avoir délivré 98 % des permis demandés par la flotte européenne. Les pêcheurs français ont lancé le 26 novembre, une opération de blocage de ports et des accès au fret du tunnel sous la Manche, côté français, pour exiger le règlement de ce litige avec le Royaume-Uni.
La crise de confiance bilatérale s’était déjà aggravée en septembre lorsque Paris a découvert que Londres avait négocié en secret avec les États-Unis et l'Australie un accord de partenariat stratégique, Aukus, qui a précipité l'annulation d'un contrat de vente de sous-marins français à Canberra.

Kontildondit ?

Béatrice Giblin :
Connaissant bien Calais, on peut dire que la vision anglaise n’est pas précisément amicale. Et l’attitude de Boris Johnson y entraîne une hostilité presque palpable que j’ai ressentie, alors que j’étais sur place il y a quelques jours. Les tensions Franco-britanniques se jouent au niveau externe (entre les Etats) mais aussi au niveau interne. Si Boris Johnson en rajoute et continue de jouer la provocation, comme avec cette lettre rendue publique avant même de parvenir à son destinataire, il ne peut que déclencher une très grande irritation chez ses détracteurs (qu’ils soient français ou britanniques) et l’admiration des brexiteurs les plus durs. Il y a là-dedans un jeu dont il faut tenir compte. Le Brexit est loin d’être l’éclatant triomphe promis aux Britanniques (on a vu ces images des étals vides dans les commerces, on connaît les problèmes du fret, etc.), et le Premier Ministre est dans une situation difficile. Dans ces conditions, désigner la France comme responsable de tous les maux est bien pratique.
Les pêcheurs britanniques ont majoritairement voté pour le Leave, ils ont le sentiment aujourd’hui de s’être fait avoir. Qu’ils aient l’exclusivité de leur zone de pêche paraît normal dans la mesure où celle-ci est en dehors des eaux européennes. Seulement voilà, il ne s’agit pas que de pêcher le poisson, il faut aussi le vendre, et l’essentiel du poisson qui arrive à Boulogne-sur-Mer vient des eaux britanniques. Les rodomontades publiques de Boris Johnson sont donc de nature à torpiller les négociations de fond comme celles-ci, absolument vitales pour les pêcheurs britanniques.
A propos des migrants, on entend certains responsables politiques français demander à ce qu’on leur fasse traverser la Manche dans les ferries, pour mettre fin aux pratiques des passeurs. C’est absolument irresponsable, là encore on voit que le simplisme à la française fait des ravages, on ne saurait résoudre des questions aussi complexes avec de telles solutions à l’emporte-pièce.

Richard Werly :
On ne répètera jamais assez que Boris Johnson est arrivé au pouvoir sur un mensonge. La pierre angulaire de son entrée à Downing Street est le mensonge du Brexit. Le Premier Ministre a menti et continuera à la faire, puisqu’il faut bien reconnaître que cela lui réussit. C’est pourquoi attendre de lui qu’il se comporte autrement que comme un flibustier est illusoire : c’est son identité politique, et c’est ce que ses électeurs attendent de lui. Les appels d’Emmanuel Macron à davantage de civilité sont donc tout à fait vains, Boris Johnson ne peut pas changer : s’il le faisait, il perdrait son capital politique.
En ce qui concerne les migrants, la France doit bien admettre qu’elle n’a pas de marge de manœuvre. Elle ne peut évidemment pas mettre les migrants dans les ferries, et ceux qui, comme Xavier Bertrand préconisaient de les laisser partir s’en sont mordu les doigts après la tragédie récente. C’est donc une réelle impasse. On entend que les accords du Touquet ne seront pas remis en cause, personnellement, je ne comprends pas pourquoi. Pour le moment il faut reconnaître que le Royaume-Uni joue sur du velours : la France est tenue de surveiller la frontière alors qu’elle n’en a clairement plus envie, il n’y a qu’à écouter les discours du ministre de l’Intérieur pour s’en apercevoir. Dénoncer les accords du Touquet entraînerait probablement une crise majeure, mais au moins on regarderait la réalité en face.
Sur la question de la pêche, il faut reconnaître que les Britanniques n’ont pas tout à fait tort. Des règles ont été fixées, et un certain nombre de pêcheurs français les ont prises à la légère. Dans les îles anglo-normandes par exemple, on reconnaît que les organisations professionnelles française n’ont pas travaillé correctement à ce sujet.
Enfin, pour ne rien arranger dans cette crise, l’hybris de la présidentielle bat son plein en France. Tout le monde est candidat, donc tout le monde se déclare à même de « dompter » le Royaume-Uni. N’oublions pas que Boris Johnson a été réélu et dispose d’une majorité, lui.

Lucile Schmid :
Adresser une lettre par tweet est une manœuvre trumpienne. On voit qu’il n’y a plus de limite en politique aujourd’hui. Les dégâts des réseaux sociaux ne touchent pas que les simples citoyens, on les retrouve à tous les niveaux. Quel exemple donne le Premier Ministre britannique en procédant de cette manière ? Le Royaume-Uni, berceau de la démocratie parlementaire, est en proie aux mêmes difficultés que les autres.
A l’époque où Lionel Jospin était Premier ministre, je m’occupais des questions migratoires en tant que conseillère du gouvernement, et j’ai fait à cette occasion de très nombreux déplacements au centre d’accueil des migrants de Sangatte. C’était un ancien hangar datant du chantier du tunnel sous la manche, dans lequel 3 000 à 4 000 migrants étaient accueillis dans des conditions bien meilleures que dans l’actuelle jungle de Calais. Quand Nicolas Sarkozy est devenu ministre de l’Intérieur en 2002, l’un de ses premiers gestes a consisté à détruire ce hangar et à négocier les accords du Touquet, qui sont entrés en vigueur en 2004. La frontière britannique est alors placée sur le territoire français. L’idée de discussion bilatérale entre les deux pays à propos des phénomènes migratoires ne doit pas faire oublier que cette question est en réalité mondiale. Rien qu’en Europe, les Etats sont nombreux à devoir faire face à ces migrations, de plus en plus nombreuses car les conflits et la précarité augmentent eux aussi à travers la planète. Mais la destruction du hangar était symptomatique : cela créait l’illusion qu’on réglait le problème des phénomènes migratoires en détruisant l’endroit où les gens étaient accueillis …
La question migratoire existe dans sa complexité depuis des décennies. Les solutions juridiques sont en réalité irréalistes et ne peuvent pas fonctionner, surtout quand on a affaire à quelqu’un comme Boris Johnson, qui se sert du mensonge sans vergogne et joue sur les mauvais côtés de l’opinion publique.

Marc-Olivier Padis :
Richard nous disait que la France n’a au fond aucune réelle marge de manœuvre dans cette affaire. J’aimerais pour ma part proposer deux évolutions possibles. Même si cela peut paraître utopique, je crois pourtant que dans des blocages pareils, les propositions ne sont pas inutiles.
D’abord, il me semble que la doctrine de la police quant au traitement des populations migrantes doit changer. Pour le moment, l’idée est la suivante : « si on traite trop bien ces gens, ça se saura, et davantage vont venir ». C’est une idée complètement fausse. La destruction du hangar dont parlait Lucile, le fait de déchirer les tentes, la gêne constante des associations humanitaires, tout cela est non seulement indigne mais n’avance à rien. Parce que ces migrants viennent d’Iran, de Syrie, ils fuient des situations absolument épouvantables, ils ne viennent pas parce qu’ils ont entendu parler de douches chaudes à Calais …
Aujourd’hui le Royaume-Uni se trouve dans une situation absurde. Les migrants qui parviennent à traverser la Manche ont le droit de déposer une demande d’asile quand ils débarquent en Angleterre. Et l’on sait que 61% d’entre eux obtiennent ce statut de réfugié politique. Quand aux refusés, 59% d’entre eux l’obtiennent en appel. Au total, ce sont donc 70% de ces gens qui reçoivent ce statut. Et c’est tout à fait légitime, puisqu’ils sont en majorité Iraniens, Irakiens, Soudanais et Syriens. Il est donc tout à fait insensé d’obliger ces gens à risquer leur vie dans cette traversée alors qu’ils ont le droit d’être accueillis. Il serait nettement plus simple que l’administration examine les dossiers côté français et fasse passer en sécurité ceux qui se voient accorder l’asile politique.

Béatrice Giblin :
C’est ce qui est prévu dans les accords du Touquet. Théoriquement, les Britanniques doivent étudier tous les dossiers de ceux qui sont éligibles au droit d’asile. Mais dans les faits, ils ne le font pas. Nous sommes dans une situation de non respect de la parole donnée. Aujourd’hui le port de Calais et le tunnel sous la Manche sont de tels bunkers que ces gens tentent de passer sur ces petits bateaux. J’ai vu cet été des migrants circuler à des endroits où je n’en avais jamais vus auparavant. Par beau temps, les côtes de l’Angleterre sont visibles. Pour ces gens à bout, cela semble très près et très tentant. Cela continuera pour cela, et aussi parce que les passeurs font tant d’argent qu’ils continueront à prendre de tels risques.

Lucile Schmid :
Boris Johnson semble rejouer la Guerre de Cent ans. Il y a une façon d’instrumentaliser l’ancestrale rivalité franco-britannique. La seule façon d’en sortir est de ne pas céder à ce petit jeu, de le porter au niveau européen, et de solutionner le problème migratoire à cette échelle. Ce n’est pas un accord bilatéral qui règlera une question aussi large et complexe.

Richard Werly :
N’oublions pas que Xavier Bertrand, le président de la région où tout ceci se produit est, à l’heure où nous enregistrons, potentiellement candidat à l’élection présidentielle et rival d’Emmanuel Macron. Ce n’est sans doute pas complètement anodin. Les intempéries politiques françaises influent sur le sujet.
Quant au comportement de la police, il y a en effet une étrangeté : elle ne nomme pas les passeurs. On sait aussi que certains sont régulièrement arrêtés, mais curieusement leurs noms ne sont jamais divulgués. Sont-ils britanniques ? Si oui, pourquoi ne nous le dit-on pas ?

Béatrice Giblin :
La plupart des passeurs sont des Kurdes installés en Angleterre, mais qui n’ont pas la nationalité britannique. On est habituellement plutôt bien disposé à l’égard des Kurdes (et non sans raison), mais malheureusement il existe bel et bien une mafia kurde.

Les brèves

The diary of a nobody

Lucile Schmid

"Pour nous réconcilier avec la perfide Albion, je vous recommande un livre en anglais. Il date de la fin du XIXème siècle, et a été écrit par les frères Grossmith. Il est très drôle et nous rappelle à quel point l’humour est constitutif de la culture britannique. Il met en scène un anti-héros appelé Putter, un employé de bureau essayant en vain d’utiliser tous les codes de l’ascension sociale. Les personages préfigurent Laurel et Hardy, c’est Courteline au pays de Boris Johnson. Irrésistible."

Picasso l’étranger

Béatrice Giblin

"Dans le même ordre d’idées, je vous recommande cette exposition qui démarre au Musée national de l’histoire de l’immigration. Picasso était anarchiste, réfugié politique et communiste, il fut donc surveillé de près par les services de renseignement français pendant des décennies. La nationalité française lui fut refusée quand il la demanda, et il la refusa quand on la lui reproposa, une fois au sommet de sa notoriété. L’exposition est très belle, les documents très émouvants et inédits : on trouve des oeuvres méconnues de Picasso, mais aussi des documents secrets de la police de Paris. Le Musée de l’immigration est un endroit remarquable, dont Benjamin Stora est toujours le conseiller scientifique. Saluons le courage de l’établissement d’exposer cet épisode peu glorieux de l’attitude française vis-à-vis des immigrés. Compte tenu du moment que nous vivons, ce rappel me semble important. "

Joséphine Baker l’universelle

Richard Werly

"On sait que Joséphine Baker repose désormais au Panthéon, du moins son cénotaphe, et qu’Emmanuel Macron a prononcé à cette occasion un discours tout à fait touchant. J’avoue que je n’étais pas familier du parcours de Joséphine Baker, et c’est pourquoi je me suis plongé dans ce livre, signé par l’un de ses enfants. Je trouve qu’il s’agit d’un magnifique modèle, à offrir notamment aux élèves des classes, à la fois par son itinéraire, son courage, et par ce qu’elle a subi aux Etats-Unis, qu’on oublie. J’ai ainsi découvert qu’elle accompagnait Martin Luther King Jr lors de la marche des droits civiques, et qu’elle prononça un discours ce jour-là. Il me semble que le moment est propice pour rappeler qui était Joséphine Baker, et pour que son exemple nous inspire."

Paroles de combattants de la Libération

Philippe Meyer

"Il y a sur Tweeter un compte « Paroles de combattants de la Libération » qui s’emploie chaque jour à rappeler le souvenir d’un homme ou d’une femme qui a payé de sa vie son engagement contre Vichy et contre les nazis. Juste quelques lignes après leur nom. André Soussote, 21 ans, radio d’un mouvement de résistance qui écrit à sa fiancée « Ils ne pourront jamais me faire autant de mal que je leur en ai fait, S'ils me fusillent qu'est-ce que la vie d'un homme contre tout ce que j'ai contribué à faire couler, bateaux, sous-marins..." Raymonde Le Névé, 34 ans, photographe à Nantes, qui développe les clichés pris en fraude des installations militaires allemandes et qui sera assassinée au camp du Struthof, Blanche Mouttet, 35 ans, qui recueille des maquisards du Vercors. Les Allemands bruleront sa ferme, et elle à l’intérieur. Justinien Gillaizeau, 63 ans, qui cache des juifs et qui sera mis à mort pour cela. Bernard Courtault, instituteur, qui écrit à son père avant d’être fusillé : « J'ai été heureux pendant les 20 ans que j'ai vécus sur la Terre et tu y es pour beaucoup[...] Je vais mourir en souriant ». « Qu’importe comment s’appelle/Cette clarté sur leur pas/Celui qui croyait au ciel/Celui qui n’y croyait pas/ Un rebelle est un rebelle/Nos sanglots font un seul glas. »"