COP26 : le changement mais pas maintenant / La gauche devant la présidentielle / n°218 / 7 novembre 2021

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COP26 : Le changement mais pas maintenant

Introduction

Philippe Meyer :
« Réunion de la dernière chance », « Sommet décisif », « Tournant pour l'humanité »… A Glasgow, il a plu des hyperboles sur la 26ème conférence des Nations unies sur le climat, la COP26, perçue comme un moment-clé dans l'histoire des négociations climatiques. Elle réunit jusqu’au 12 novembre quelque 30 000 personnes venues de 196 pays dont 120 chefs d’État, mais ni Vladimir Poutine, ni Xi Jinping, des membres de la société civile (entreprises, ONG, scientifiques, collectivités territoriales, populations autochtones, syndicats). Les médias du monde entier en rendent compte. Cette « Conférence des parties » s'avère la plus importante depuis l'adoption de l'accord de Paris sur le climat en 2015. Elle constitue un test de crédibilité pour ce traité international puisqu'elle montrera si son principe fondateur fonctionne : pousser les pays à accroître tous les cinq ans au moins leurs engagements, afin de parvenir à la neutralité carbone d'ici à 2050. Un premier relèvement collectif des objectifs aurait dû avoir lieu en 2020, mais le Covid-19 a empêché la COP de se tenir.
Les constats convergent : le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat de l’ONU (Giec) table sur une augmentation de 1,5°C des températures dès la fin de la décennie actuelle. Le dernier Emissions Gap Report de l'ONU estime que : « l'objectif 1,5°C » en 2100 ne peut plus être atteint qu'au prix d'une division par deux en huit ans des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Dans le trio de tête des plus gros pollueurs, on retrouve la Chine, les États-Unis et l'Union européenne. Quant aux 100 milliards de dollars annuels promis pour 2020 par la COP de Copenhague, en 2009, afin de soutenir la lutte des pays en développement contre le changement climatique annoncés, à peine 80 milliards de dollars ont été décaissés, selon la dernière estimation fournie en septembre par l'OCDE.
Ces dernières semaines, certains pays, y compris parmi les plus récalcitrants, se sont engagés à atteindre la neutralité carbone au milieu du siècle, comme l'Australie, l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis ou la Turquie qui vient de ratifier l'accord de Paris. D'autres importants pollueurs ont relevé leurs objectifs pour 2030, à l'instar du Japon ou de l'Afrique du Sud. Désormais, plus de 140 pays ont déposé auprès de l'ONU de nouveaux engagements climatiques pour 2030. Toutefois, en totalisant l'ensemble de ces engagements, les émissions devraient augmenter de 16 % en 2030 par rapport à 2010, alors qu'il faudrait les réduire de 45 % pour avoir une chance de rester sous un réchauffement d’1,5 °C.
Accusant les dirigeants mondiaux de faire des promesses creuses, des milliers de jeunes ont manifesté le 5 novembre à Glasgow, puis le 6, de Sydney à Paris, à Londres ou à Mexico.

Kontildondit ?

Lucile Schmid :
« A quoi sert une COP ? » semble se demander l’opinion publique. L’espoir suscité par la signature de l’accord universel contre le dérèglement climatique à Paris en 2015 semble s’être étiolé. Pourtant, je ne crois pas qu’il faille priver les COP de leur légitimité.
Depuis la 1ère COP de Bonn en 1995, où Angela Merkel était ministre de l’environnement, les COP ont profondément changé, la société est devenue bien plus perméable à ces problématiques écologiques, elles n’ont cessé de croître dans l’opinion publique. Il faut bien comprendre que les COP sont un exercice diplomatique qui se déroule sous les yeux de la société mondiale, très attentive à ces questions puisqu’elle les vit déjà. Il y a quelques mois, nous disions « c’est pour les générations futures que nous travaillons », à présent, chacun est concerné en son nom propre.
D’un côté, Greta Thunberg et ces centaines de milliers de personnes qui parlent d’un « bla-bla-bla » (l’expression est devenue virale), de l’autre les négociations se poursuivent. Les Etats articulent désormais leurs promesses à des calendriers et des modalités d’action réelles. Ce n’est pas suffisant certes, mais sans les COP, je doute que l’Inde par exemple se serait engagée à atteindre la neutralité carbone en 2070, je ne crois pas que la Chine aurait inscrit dans sa Constitution en 2018 qu’elle voulait une civilisation écologique (même si la Chine continue de brûler de plus en plus de charbon aujourd’hui pour ne pas avoir de coupures d’électricité). On ne peut pas nier que les COP servent à quelque chose.
Il est en revanche très important de les faire « atterrir », car le climat a besoin d’être « gouverné ». Cela signifie qu’il faut passer de ces négociations mondiales aux actions concrètes à l’échelle nationale, en associant les collectivités locales, les entreprises, la société, et en prônant des politiques publiques de réelles ruptures avec notre mode de vie productiviste et consumériste.
La vraie question aujourd’hui est la forme de radicalité concrète que peuvent prendre les politiques publiques. Comment croire que les gouvernements qui ont toujours menés des politiques radicalement différentes de ce qui est nécessaire, puissent changer aussi diamétralement ? C’est l’un des enjeux importants. Nous venons de vivre d’importants procès où l’Etat français a été condamné pour manque de responsabilité climatique, en s’appuyant sur des documents publics. Le débat a désormais atteint le cœur même des institutions.
Enfin, la diplomatie climatique me semble aujourd’hui être un élément de puissance. Ainsi, il est significatif que Joe Biden ait commencé sa présidence en réintégrant l’accord de Paris. Il y a quelques jours, à la tribune de Glasgow, il a commencé par dire que respecter l’accord de Paris, c’était relancer l’économie américaine et les exportations vertes ; il en a également profité pour condamner la Chine. Quant au rôle de l’Union Européenne, Ursula von der Leyen porte le pacte vert depuis son élection à la présidence de la Commission européenne en 2019. Aujourd’hui, l’UE est l’un des acteurs les plus crédibles dans la lutte contre le dérèglement climatique.

Nicolas Baverez :
Cette COP est effectivement importante à plus d’un titre. Parce que c’est la première fois qu’on évalue concrètement le chemin parcouru depuis les accords de Paris, parce qu’on est en sortie de Covid et qu’on a vu un téléscopage entre les préoccupations écologiques et les préoccupations sanitaires ; mais aussi parce que pour le moment, la situation est absolument alarmante, les scénarios actuels tablant sur une hausse des températures de +2,7°C à +3°C d’ici la fin du siècle.
Quels étaient les grands enjeux de cette conférence (même si clle-ci n’en est qu’à sa moitié, restons donc prudents) ? Il y en avait a priori cinq : quel engagement des Etats ? Quelles mesures concrètes ? Quelle solidarité avec le Sud ? Quel rôle pour le marché des entreprises ? Et la coopération internationale continue-t-elle sur le climat, ou bien est-elle téléscopée par la nouvelle guerre froide entre les USA et la Chine ?
L’engagement des Etats. Aujourd’hui, sur les 191 signataires de l’accord de Paris, 140 Etats ont présenté des plans. La limite est que ces 140-là ne représentent que la moitié des émissions, et que l’on a de très gros pollueurs qui posent des difficultés. La Chine et la Russie ont choisi de ne pas assister à la COP (en tous cas pas leurs dirigeants), l’Inde a proposé d’atteindre la neutralité carbone en 2070, ce qui est très insuffisant, et des pays comme la Russie, le Brésil ou le Mexique annoncent des objectifs qui sont en-deçà de leurs engagements précédents.
Les mesures concrètes. Quelques thèmes majeurs émergent, sur lesquels de réels progrès ont été accomplis. La sortie du charbon, d’abord. Là aussi, la limite est que seulement 46 pays se sont engagés là-dessus, et aucun des plus gros consommateurs. On pense évidemment à la Chine, à l’Inde, à l’Australie et aux Etats-Unis. Le méthane, ensuite. C’est un domaine important car ce gaz à effet de serre a une durée de vie courte, si l’on parvient à réduire les émissions, les résultats seront significatifs. 103 pays ont signé un accord, mais sans la Chine, l’Inde et la Russie, qui à elles trois représentent 33% des émissions. Du côté de la déforestation, les positions ambiguës du Brésil ou de l’Inde sont très dommageables, même si les choses avancent par ailleurs. Il y a un espace qui est vital et n’a curieusement jamais été traité par les COP : l’océan. Il occupe 70% de la surface du globe et absorbe 30% du CO2 atmosphérique. Il est pourtant très maltraité, dans ce qui ressemble à une indifférence générale.
La solidarité avec les pays du Sud. Il y a beaucoup d’affrontements de ce côté. On n’était qu’à 80 milliards de dollars par an en 2019, au lieu des 100 milliards annoncés. L’idée est donc d’augmenter, mais même si les Etats-Unis sont de retour, on est encore nettement en dessous de ce qu’il faudrait.
La mobilisation du marché et des entreprises. De ce côté les nouvelles sont meilleures. La généralisation du prix du carbone progresse, même si elle est encore éclatée suivant les domaines. Et surtout, les grandes entreprises et les banques s’y mettent sérieusement. Ce qui n’était autrefois que du greenwashing est désormais un engagement véritable, avec une réelle comptabilité carbone, et des audits.
La coopération internationale. C’est certainement le point le plus préoccupant car en réalité le climat est à présent bel et bien l’otage de la dégradation du système international, de l’explosion des institutions et des règles. Si l’on ne parvient pas à recréer un minimum de confiance, le mécanisme même des COP peinera beaucoup, car il n’y aura plus d’évaluation possible.
Les progrès réels sont davantage sectoriels qu’étatiques, les meilleures nouvelles viennent plutôt des entreprises et de la société civile.

Béatrice Giblin :
« Urgence » et « impuissance » semblent être les deux sentiments ressentis le plus fortement par les opinions publiques mondiales, à propos de la gravité des enjeux écologiques. Il y a ce sentiment d’une marche presque inéluctable vers la catastrophe. Nous avons des COP qui fonctionnent par secteurs : il y a eu le réchauffement climatique, il va y avoir la biodiversité, la désertification … Or la question écologique est globale, toutes ces problématiques sont étroitement imbriquées. Tout ce travail par secteur, sans doute utile pour amorcer la réflexion, est aujourd’hui un frein. Nicolas a très justement soulevé le problème des océans, grands oubliés des COP, alors que leur importance est sans doute plus grande que la déforestation. Mais la déforestation, cela se voit, contrairement à ce qui se passe sous l’eau. C’est pourquoi les images d’une forêt en feu ou défrichée sont bien plus marquantes qu’une dégradation océanique. Ce problème d’image compte beaucoup.
L’approche globale est indispensable. Ces grand-messes étatiques sont importantes, mais il faut mettre en valeur tout ce qui est fait au niveau local ou régional. Ce pourrait être un appui pour que l’opinion publique prenne conscience que des choses avancent. Insuffisamment, certes, mais on n’est pas dans l’impuissance. Le défaitisme est ce qui pourrait nous arriver de pire. Changer le niveau de l’analyse et revenir aux initiatives locales pourrait être mobilisateur.
La Chine est absente de la COP26 (en tous cas Xi Jinping), c’est vrai. Mais il ne faut pas s’imaginer que le gouvernement chinois ferme les yeux sur la gravité de la situation écologique. On en est à 750 000 décès liés directement à la pollution. En ce moment, les écoles du nord du pays sont fermées à cause de cela. Il y a une réelle conscience de la gravité de la situation. Il y a un autre point que nous n’avons pas encore abordé : comment la révolution numérique peut jouer un rôle dans le traitement des grands défis écologiques. Je pense que sur ce point, la Chine pourrait nous surprendre. On sait qu’il s’agit d’une société de contrôle ; le développement du numérique permet de tracer tout un chacun, et tous ceux qui ne seront pas dans le respect des normes écologiques seront certainement remis au pas assez fermement. La révolution numérique est l’un des atouts qui peuvent nous permettre de surmonter les défis écologiques. Le Big Data et les énormes puissances de calcul nous seront indubitablement nécessaires.

Jean-Louis Bourlanges :
Je crois moi aussi à l’utilité de ces COP. Parce qu’il faut parler de ces sujets, d’abord. Il y a désormais un triple consensus qui s’est dégagé. D’abord le réchauffement climatique est une réalité indiscutable, ensuite l’activité humaine y est directement liée, par les émissions de gaz à effet de serre, et enfin le danger est très pressant. Il s’agit effectivement de nous, et pas seulement des « générations futures ». Les gens qui ont aujourd’hui 40 ans vont avoir dans la deuxième partie de leur vie des situations à gérer qui risquent d’être catastrophiques. Cela change tout.
Ensuite, tout le monde s’y met. Il ne s’agit pas que des Etats, qui ne sont en effet pas très brillants. Quand on regarde par exemple la contribution que propose Scott Morrison, le Premier ministre australien, c’est assez navrant : de vagues déclarations sans aucune portée. Mais il n’y pa pas que les Etats. Il y a en effet les opinions publiques, bien que je m’avoue un peu sceptique quant à l’ampleur des mobilisations. On parle de 100 000 ou 200 000 personnes ; sur 7 milliards, ce n’est tout de même pas si énorme. En revanche, la mobilisation du secteur productif me paraît plus prometteuse. Un ensemble d’acteurs économiques majeurs semble en effet pleinement engagé sur ces questions désormais. Enfin, la culpabilisation joue également un rôle positif : les vertueux sont cités en exemple, tandis que les plus inconséquents sont publiquement dénoncés. Cela aide aussi à faire avancer les choses.
Mais malgré tout cela, on est encore loin du compte. Une COP ne pourra jamais donner grand chose, en réalité. D’abord parce qu’on est dans un système de souveraineté absolue des Etats. Je suis toujours étonné que des gens protestent contre toutes sortes d’évolutions négatives proposent comme réponse le renforcement de la souveraineté de chaque Etat. Or il est évident que ce n’est que dans des solidarités et des contraintes consenties, au niveau européen et international, que l’on pourra progresser. Ce n’est pas le cas, et on a affaire à des acteurs qui n’en font qu’à leur tête, et ce sont précisément les plus stratégiques. Au premier rang d’entre eux : la Chine. Les Chinois sont gouvernés par des scientifiques, ils vont sans doute évoluer, mais pour le moment, on n’y est pas du tout : ils ont créé l’année dernière autant de centrales à charbon qu’il y a de production de charbon en Allemagne. Ils ont dit qu’ils allaient arrêter, mais ont pris des engagements un peu différents des autres, or dans ces affaires, le délai est primordial, on ne peut pas se permettre d’attendre 20 ans.
L’Europe est dérisoire sur ces questions. En 2015, elle produisait 10% des émissions de carbone (la France 1%). Depuis, on a amélioré nos performances : nous émettons moins, tandis que le monde émet davantage. On se flagelle pourtant en s’exhortant à être meilleurs encore. Mais là n’est pas le problème. On peut condamner la maison individuelle, mais qu’est-ce que ça peut faire, au regard de l’ouverture d’une centrale à charbon par mois en Chine ? Le problème n’est pas d’être exemplaire, mais bien de peser sur l’action internationale. Pour cela, deux solutions : soutenir une fiscalité mondiale du carbone, et accentuer la solidarité avec les pays n’ayant pas les moyens d’effectuer la transition écologique. C’est là qu’est notre responsabilité. Se battre la coulpe en permanence sur notre modèle de consommation n’avance à rien, le problème est ailleurs.
Le modèle n’est pas clair, et c’est l’urgence qui permet de changer. Par exemple de découvrir que l’énergie nucléaire est nécessaire. Ce ne sera pas l’énergie du XXIIème siècle, mais dans les 20 ans à venir, elle sera un outil indispensable de la transition énergétique. Les OGM, la recherche scientifique, le nucléaire, tous ces « diables » qu’abhorrent les écologistes, sont en train d’être réhabilités. On est en face de deux lectures : l’une prône la décroissance, l’autre des aménagements. Elles sont difficilement compatibles.

Lucile Schmid :
Ce qui est intéressant dans la façon dont les gouvernements sont interpellés, c’est qu’on s’appuie sur les rapports du GIEC, la culture scientifique progresse donc. Nous utilisons davantage les sciences que la Chine, me semble-t-il. Articuler les sciences à la démocratie est un vieux problème pour les écologistes. On sait que l’écologie est née au XIXème siècle à la fois d’une réflexion politique, d’une mobilisation associative et de considérations scientifiques.
Je ne suis pas d’accord avec Jean-Louis à propos de l’Europe. Nous ne sommes en rien « epsilonesques » : nous sommes les troisièmes émetteurs mondiaux de GES, mais surtout l’Europe a de longue date une tradition de coopération internationale développée avec les pays du Sud, elle met la main à la poche quant au fonds vert, là où d’autres Etats sont bien plus pingres. La forte tension avec les pays du Sud, qui continuent à énormément dépenser pour leur développement sans financer leur adaptation, est un point crucial dont il faut parler à Glasgow, c’est la géographie inscrite dans la politique. Aujourd’hui des peuples sont engloutis, les Etats insulaires ont créé une coalition et sonnent aujourd’hui une alerte vitale, car les migrants climatiques vont se compter par millions. Là dessus, l’Europe peut jouer un rôle important. Et les négociations difficiles en son sein sont une antichambre de la réalité de ce qu’il faut faire quand on transforme son modèle économique et social. Les négociations entre les 27 sont redoutablement difficiles : la Pologne dépend profondément du charbon par exemple, et la mise en place de fonds de compensation est une sorte de miroir de ce qu’il faudrait faire à l’échelle mondiale. Sur la recherche, sur l’agriculture, sur le verdissement de la PAC, il y a des tensions entre les Etats, mais là encore, cela montre ce qui devrait se passer à l’échelle mondiale à propos de l’agriculture. La question du méthane est par exemple abordée au niveau européen, tandis que les grands exportateurs agricoles comme la Nouvelle-Zélande, le Brésil ou l’Australie sont en retard. L’Union Européenne est en avance sur les problèmes auxquels il faut se confronter quand on veut changer de modèle.

Nicolas Baverez :
Quatre brèves remarques. Premièrement, l’objectif est-il impossible et la situation désespérée ? Non. Nous avons un exemple tout proche : le Danemark. Il va arriver à la neutralité carbone au cours de la décennie. Or le pays n’est pas en récession, et le niveau de vie ne s’effondre pas. Cela montre donc que l’objectif est réalisable.
Deuxièmement, il est vrai que l’on touche à des secteurs très divers, c’est pourquoi il est utile d’utiliser des idées simples. La première d’entre elles consiste à identifier l’ennemi numéro 1 : le carbone. Tout ce qui peut permettre de décarboner est bienvenu, donc le nucléaire fait partie de la solution.
Troisièmement, à propos du numérique. Il est tout de même ambigu, car nous ne pourrons pas nous en passer pour trouver des solutions, mais il est en même temps extrêmement énergivore. Il ne fait pas que résoudre des problèmes, il en ajoute quelques-uns.
Quatrièmement, sur l’Union Européenne. Elle est très importante car c’est là qu’on expérimente le prix du carbone. Il est vital d’installer un ajustement carbone aux frontières, c’est une vraie manière d’obliger la Chine à bouger. Par rapport aux pays du Sud aussi, au-delà de l’insuffisance de l’effort, les pays du Nord ont préféré l’Asie à l’Afrique, car elle est plus rentable. L’une des responsabilités de l’Europe est évidemment d’accompagner la transition africaine. Il y a par ailleurs un intérêt vital à le faire : dans le cas contraire on aurait de nouvelles migrations massives.

Béatrice Giblin :
Sur la question du prix du carbone, personnellement je n’y crois pas beaucoup. Cela sera très difficile à mettre en place, il va falloir augmenter énormément le prix pour que ce soit efficace, la solution semble passer davantage par une réduction des émissions de GES que par un jeu sur les taxes.
Sur la Chine présentée comme la bête noire de l’environnement, je ne suis pas d’accord. Le pays travaille énormément sur l’écologie. Oui, il y a des centrales à charbon, mais les questions environnementales sont un enjeu majeur. On est à 750 000 décès prématurés par an, le grenier à blé du nord du pays est menacé, il s’agit de questions vitales et urgentes pour les Chinois aussi.
Le numérique est très énergivore, certes, mais la complexité des écosystèmes exige une puissance de calcul telle qu’on n’y arrivera pas sans compter sur le progrès technologique. Le Big Data est indispensable, bien au-delà des villes et des transports. Pas de révolution écologique sans révolution numérique. Quant au Brésil, Bolsonaro n’est pas éternel, et l’on peut espérer en finir avec la déforestation dans quelques temps.

La gauche devant la présidentielle

Introduction

Philippe Meyer :
A six mois de la présidentielle, l'éparpillement des candidatures à gauche et la faiblesse des intentions de vote ne permettent à aucune personnalité d'émerger. Trois des cinq candidats déclarés plaident pour l’union mais chacun en revendique le leadership : Jean-Luc Mélenchon parce qu’il est en tête dans les sondages, Anne Hidalgo parce qu’elle représente l’« opérateur historique » de la gauche et Yannick Jadot parce que la question écologique est devenue centrale. Fabien Roussel présenté par le parti commuiste et Arnaud Montebourg soutenu par la Gauche républicaine et socialiste font de la figuration. Selon un sondage Ipsos pour Le Parisien et France info publié le 22 octobre, les deux tiers des sympathisants de gauche disent souhaiter une union de leur camp au premier tour mais 64 % d'entre eux ne croient pas que cela soit possible. C’est aussi ce que pensent 72% des Français. 51% d'entre eux jugent toutefois que c'est « une bonne chose » que les différents partis de gauche soient chacun représentés par un candidat différent, afin que les électeurs puissent choisir quelqu'un qui corresponde à leurs idées.
Le candidat de la France insoumise est celui qui semble avoir le plus de « différences incompatibles » avec ses concurrents. Ainsi, 62 % des Français jugent qu'il a « des différences incompatibles » avec Anne Hidalgo, 58 % jugent que c'est aussi le cas avec Arnaud Montebourg et 57% avec Yannick Jadot. À l'inverse, 70% des Français pensent qu'Anne Hidalgo et Yannick Jadot ont « des différences, mais ne sont pas incompatibles » ou n'ont « pas tant de différences que cela ».
Cette campagne sera sa dernière, affirme le candidat de La France insoumise. Le parti pourrait changer de nom pour céder la place à l'union populaire afin de rallier des électeurs hors de la France insoumise, du côté notamment d’Arnaud Montebourg ou de Fabien Roussel. Jean-Luc Mélenchon l’assure, « l'Union populaire aura bientôt son parlement. […] En janvier, nous ferons le meeting d'ouverture de l'Union populaire ».
Dans un entretien accordé au Parisien, le 20 octobre François Hollande a jugé qu’« à gauche toutes les candidatures sont lilliputiennes » estimant qu’« elles se livrent à des batailles aussi picrocholines que microscopiques ».

Kontildondit ?

Béatrice Giblin :
Ces sondages me semblent prouver que les Français sont assez lucides. L’union de la gauche est évidemment souhaitable pour les sympathisants de gauche, mais pour le moment elle est hors de portée. Comment en est-on arrivés là ? Ou que faudrait-il pour qu’une candidature unique de la gauche soit possible ?
Un projet, d’abord. Sur ce point, Yannick Jadot est sans doute le mieux placé. Sauf que son projet est tellement centré sur l’écologie qu’il a du mal à élargir sa base, même s’il s’y efforce visiblement.
Une crédibilité, ensuite. Le ou la candidate doit être perçu(e) comme « présidentiable ». Quand on examine les différents protagonistes, on constate que le favori des sondages, Jean-Luc Mélenchon, n’est pas le mieux placé de ce côté. Son populisme est préoccupant, ses positons écologiques un peu contradictoires (il semblait totalement converti et fait désormais marche arrière sur le nucléaire, voyant qu’il est indispensable). Anne Hidalgo de son côté peine à imposer une autre image que celle de maire de Paris. Pas de personnalité crédible, donc.
Une chance de gagner, enfin. Et là, la gauche est perçue comme étant dans l’incapacité de gagner. Même si la possibilité d’une candidature Zemmour baisse le seuil d’accès au second de tour autour de 15-16%, on est encore loin du compte.
Ces sondages me paraissent refléter la réalité. Il y a d’abord une défaite sur le terrain des idées. Le « quoi qu’il en coûte » d’Emmanuel Macron a tout de même coupé l’herbe sous le pied de la gauche quant au rôle de l’Etat.

Nicolas Baverez :
Il est vrai que de temps en temps, la politique ressemble à un problème mécanique. L’étiage de la gauche n’a jamais été si faible (entre 28% et 30% des voix), et l’on a un éparpillement entre cinq candidats sans véritable espoir d’union. A partir de là, il devient très difficile d’imaginer la gauche au second tour de l’élection présidentielle, quand bien même le seuil de qualification serait bas.
La situation est bloquée. D’un côté, une gauche radicale autour de Jean-Luc Mélenchon, dont le score (11%) est autant un socle qu’un plafond, et quelques candidatures « de témoignage », comme celle de Fabien Roussel. La seule dynamique d’avenir devrait être du côté des écologistes, mais cela supposerait malgré tout de réaliser l’union, or ce ne sera pas le cas.
Derrière le problème électoral, il y a un problème sociologique pour la gauche française. Elle a perdu les classes populaires, désormais majoritairement du côté de l’extrême-droite. Quant aux classes moyennes-aisées et urbaines, elle penchent plutôt du côté d’Emmanuel Macron. Il y a un problème politique majeur : le manque criant de projet, malgré des élus au plan local. Il y a enfin et surtout un réel problème idéologique. La gauche n’est plus d’accord sur des sujets fondamentaux. Est-on dans un logique de développement ou de décroissance ? Est-on souverainiste ou protectionniste ? Est-on du côté du social ou du sociétal ? Et surtout, est-on du côté des valeurs universelles et de la laïcité, ou de la culture woke et du communautarisme ? Sur toutes ces questions, les fractures sont très profondes.
C’est une spécificité de la France. On a longtemps dit que la gauche se portait mal partout, mais c’est faux. Joe Biden a été élu, Olaf Scholz sera le prochain chancelier allemand, avec une entrée des Verts dans la coalition, Pedro Sanchez dirige l’Espagne, Antonio Costa le Portugal. Quand on explique que le clivage gauche / droite appartient au passé et que la gauche est nécessairement un résidu de l’Histoire, on ignore nos voisins. Comment en est-on arrivés là ? Parce que François Mitterrand n’a jamais fait l’aggiornamento du Parti Socialiste, et l’économie n’a jamais été aussi libérale en France qu’en 1984-1986, même si ce n’était pas assumé politiquement. Pour l’avenir, la dynamique est du côté de l’écologie, mais chez nous, elle reste dans les limbes car elle est encore trop idéologique, il s’agit bien davantage en France d’une écologie de protestation que de gouvernement.

Lucile Schmid :
A l’approche de la séquence présidentielles-législatives qui s’annonce, la gauche souffre en effet de plusieurs maux, au premier rang desquels le grand nombre de candidats. Mais je voudrais rappeler que la diversité n’a pas toujours été un handicap pour la gauche. Ainsi, en 1997, c’est une gauche plurielle qui remporte les législatives et fait de Lionel Jospin le Premier ministre. Dans les différents gouvernements de gauche des années 1980, les désaccords profonds entre François Mitterrand et Michel Rocard font partie de son paysage politique. Sur la question du souverainisme et de la relation à l’Europe, au moment du traité constitutionnel de 2005, la gauche était profondément divisée. Laurent Fabius était par exemple sur une position diamétralement opposée à celle de François Hollande, et à mon avis pas seulement pour des questions de personne.
Le sujet pour la gauche, et de longue date, est de parvenir à faire de sa diversité un atout, et non un handicap. Les différents courants peuvent soit rassembler, soit créer une décomposition. A l’évidence, c’est pour le moment la décomposition qui l’emporte, sans doute à cause de cette « foire aux idées » permanente, qui me désole personnellement. C’est sans doute lié à la façon dont les médias évoluent, dont le débat politique ne se noue pas dans la profondeur, mais chaque jour on entend des choses comme « il faut multiplier par deux le salaire des professeurs », « il faut arrêter le nucléaire », etc. Chaque citoyen un peu rationnel sent bien qu’on ne peut pas faire ce genre de proposition sans expliquer un réel processus, que cela ne relève pas du flux médiatique sur BFM … La question est d’apparaître comme des candidats sérieux et légitimes. Je crois que les questions du pouvoir d’achat ou de la politique énergétique sont très importantes. De même, il est très important que la gauche se mesure à la question sociale, mais pas au fil d’une dépêche AFP, ou pour contrer un concurrent parce qu’on entend gagner la bataille des sondages.
Le sujet est de retrouver la profondeur des idées, et non de griffonner sur un coin de table un programme commun auquel on ne croira plus dans six mois.

Jean-Louis Bourlanges :
Le programme de gauche que tout le monde recherche désespérément est en réalité très facile à trouver. Il comprend cinq points : la défense de l’Etat de droit menacé par un tas de gens, de Viktor Orbán à Éric Zemmour, la défense de la laïcité menacée par l’obscurantisme, la défense de la solidarité sociale avec l’Etat-providence, la défense du multilatéralisme international et de la solidarité européenne, et la responsabilisation des acteurs économiques et sociaux sur le plan écologique. Voilà un bon programme de gauche.
Le hic, c’est qu’il s’agit de celui d’Emmanuel Macron. Il s’oppose par exemple trait pour trait au programme de Zemmour, identitaire, autoritaire, populiste, nationaliste, etc. C’est là qu’est le clivage. Par conséquent, la gauche très démunie est traversée par des tensions idéologiques fondamentales, que Nicolas a déjà évoquées : accepte-t-on ou non l’économie de marché ? Considérons-nous, comme Descartes, que nous sommes « maîtres et possesseurs de la Nature », c’est à dire l’action transformatrice opposée à la décroissance ? Enfin, une opposition entre radicalité (de plus en plus islamiste) et laïcité. Avec ces trois contradictions et ces personnages lilliputiens essayant de naviguer dans tout cela, on ne peut que souscrire à l’exclamation de la candidate socialiste, sur son ton bien connu de vulgarité avachie : « ça va pas, non ? »

Les brèves

Cultivons-nous Bien manger avec les paysans d’aujourd’hui

Lucile Schmid

"Le deuxième livre que je vous recommande est très différent, il a été coordonné par Edouard Bergeron, le réalisateur du film « Au nom de la Terre » qui a eu un très grand succès. J’ai aimé ce livre parce qu’il va contre les idées reçues. Rien n’y est tout noir ou tout blanc, il ne faut par exemple pas opposer le bio à l’agriculture conventionnelle. C’est bourré de portraits très émouvants, il y a des recettes de cuisine, et tout un travail sur le parcours à accomplir pour réintégrer le lien entre agriculture et nourriture. Je trouve ce livre absolument palpitant. "

La France dans le bouleversement du monde

Jean-Louis Bourlanges

"Michel Duclos est un peu le spécialiste de politique étrangère de l’Institut Montaigne, c’est un ancien ambassadeur, très brillant, mais aussi un excellent observateur. Il fait une sorte de revue générale de la politique étrangère française au cours des cinquante dernières années. On sort de ce livre perplexe, non pas sur les conduites des uns ou des autres, mais sur la capacité de la France et de l’Europe à se saisir d’un rôle décisif dans l’avenir du monde. "

La force des femmes

Jean-Louis Bourlanges

"Je ne peux que redoubler les encouragements de Béatrice à lire le livre de M. Mukwege et à vous intéresser à son travail. Nous l’avons invité à la Commission des Affaires Étrangères de l’Assemblée Nationale, et c’est un personnage tout à fait remarquable. Nous soutenons son combat pour introduire à l’ONU la criminalisation et la poursuite de ces crimes. Ce qu’a démontré le Dr Mukwege, c’est que ces viols ne sont pas des exactions, mais une arme de destruction massive contre des sociétés. Ces violences s’attaquent à l’ordre économique, à la cohésion sociale, à la crédibilité morale. Tout cela ne peut être reconstruit qu’à la condition de poursuites pénales. Reconnaître que ces horreurs sont des crimes est ce qui peut permettre à ces femmes de cesser de culpabiliser. "

La force des femmes

Béatrice Giblin

"C’est le livre de Denis Mukwege que je vous recommande, le co-récipiendaire du prix Nobel de la paix en 2018. Ce chirurgien répare les femmes victimes de viol, et ce livre est autobiographique. C’est aussi un extraordinaire hommage au courage des femmes. Le Dr Mukwege écrit qu’un homme violé est détruit à jamais, tandis qu’une femme trouve la force de se reconstruire si elle est bien accompagnée. Le livre montre aussi que les conflits et ce type de violences ne sont pas réservés au Congo oriental, on va également les retrouver dans les Balkans ou même par le nombre de féminicides dans des sociétés comme la nôtre. Les témoignages sont terrifiants, et le travail réalisé avec son équipe pour améliorer la perception que ces femmes ont d’elles-mêmes force l’admiration. "

Temps sauvages

Nicolas Baverez

"Je vous recommande la lecture de ce chef-d’œuvre signé Mario Vargas Llosa. C’est l’histoire du coup d’Etat orchestré par les Etats-Unis au Guatemala en 1954, sous l’influence de la United Fruit Company, contre le régime de Jacobo Árbenz Guzmán, parfaitement démocratique mais présenté comme un allié de l’Union Soviétique à cause de la réforme agraire. C’est d’abord un très grand roman, avec des personnages aussi médiocres que terrifiants, de l’ambassadeur des Etats-Unis qui arrive en ayant tout juste orchestré la guerre civile en Grèce, jusqu‘au patron de la CIA qui est par ailleurs un actionnaire de United Fruit. C’est aussi très intéressant d’un point de vue historique, car Che Guevara était au Guatemala en 1954, et Vargas Llosa peut en parler lui-même, parce que c’est l’attitude des Etats-Unis en 1954 qui a donné Cuba et fait passer une grande partie de la gauche libérale après la seconde guerre mondiale dans le camp soviétique. Le livre explique comment les Etats-Unis ont largement gâché le développement et la démocratie en Amérique latine. "

Les Olympiades

Philippe Meyer

"Les Olympiades sont un quartier de Paris qui n’existait pas jusqu’à ce que Jacques Audiard ait l’idée de rendre cette inexistence en choisissant de la filmer en noir et blanc. Dans ce Paris qui a bien peu à voir avec Paris, trois jeunes femmes et un jeune homme se croisent comme dans un dessin de Sempé, où l’on voit un jeune homme qui, seul chez lui, rêve d’une jeune femme qui, seule chez elle, rêve d’un jeune homme qui a les traits de celui qui rêve à elle. Lorsqu’ils sortent chacun de son appartement et qu’ils se croisent dans la rue, aucun des deux ne sait comment se déclarer à l’autre et ils passent leur chemin. Les héroïnes et le héros de Jacques Audiard font plus que se croiser, mais ils n’en passent pas moins à côté les uns des autres, sauf, peut-être les deux plus déjantées, Nora, qui a cru que monter à la capitale lui offrirait une nouvelle vie et Amber, qui gagne la sienne en monnayant ses charmes sur internet. Audiard filme, ces vies qui débutent et qui patinent, ces rapports qui se retournent comme des gants, dans ce non-lieu hautement cinématographique qu’est le quartier des tours des Olympiades avec un humour que je qualifierai d’intransigeant servi par des actrices et un acteur dont le choix montre une fois de plus son intelligence exceptionnelle de la distribution des rôles."