L’énigme Marseille / Après le 11 septembre / n°210 / 12 septembre 2021

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L’énigme Marseille

Introduction

Philippe Meyer :
Du 1er au 3 septembre, Emmanuel Macron était à Marseille, deuxième ville du pays avec ses 875 000 habitants, où il a annoncé son plan « Marseille en grand » : 1,5 milliard de financements nouveaux principalement pour les transports, la culture, la sécurité, les écoles. Voilà des décennies que cette cité se délite. Quartiers abandonnés aux trafiquants, pression migratoire continue, intégration délaissée, violences banalisées, dette abyssale (1,5 milliards d’euros), écoles déclassées, obsession victimaire, boulevards congestionnés... 
Dans son livre « Marseille, ville du monde » Nicolas Maisetti, docteur en science politique rappelle qu’« historiquement depuis Defferre, il y a un découplage politique des quartiers Nord par rapport à la ville centre : sauf sous Vigouroux, ces quartiers ont toujours été d'une couleur politique qui n'était pas celle de la mairie centrale. C'est ce qui explique leur mise à l'écart en termes de transports et plus généralement de services publics. Pour Defferre, c'était des nids de communistes, du temps de Gaudin, ce n'était pas sa clientèle électorale, et c'est un peu la même chose pour le Printemps marseillais. » La faute à un « Etat trop distant, qui revient de temps en temps en force ». En 2016, la métropole Aix-Marseille-Provence avait été créée pour donner de l'élan au territoire. François Hollande, qui avait déjà lancé en 2012 un plan de sauvetage de la ville de 2 milliards d'euros, misait alors sur cette nouvelle structure à fiscalité unique pour exercer des compétences stratégiques dans les domaines de l'aménagement, du développement économique, des transports ou des logements. Cinq ans plus tard, personne ne semble en mesure d'en percevoir la plus-value.
Le politologue Patrick Le Lidec, chercheur en sciences politiques au CNRS explique que pour se protéger des villes ouvrières communistes, Gaston Defferre, a pratiqué l'isolationnisme de 1953 à 1986. Progressivement cette ville d'accueil des populations pauvres - notamment après la décolonisation -, privée d'activité économique et de recettes fiscales, est devenue le parent pauvre du département. Aux dernières élections municipales, après vingt-cinq ans de règne de Jean-Claude Gaudin (LR), Marseille a basculé à gauche, avec la victoire de l'écologiste Michèle Rubirola à laquelle a rapidement succédé Benoît Payan (PS). 
La ville possède toutefois des atouts. Malgré la drogue et les règlements de comptes, Marseille a attiré cet été 3 millions de visiteurs sur son littoral et dans ses calanques. Elle séduit de nouveaux habitants, ce qui entraîne la flambée des prix de l'immobilier. Entre 2015 et 2019, selon l'Insee, la ville a accueilli chaque année, en moyenne, 10 500 jeunes âgés de 20 à 34 ans extérieurs au territoire de la métropole. On y observe des phénomènes de gentrification, alors que le taux de chômage n'y est qu'à 9,9 %, contre 8% sur l’ensemble du territoire. Réalités qui coexistent avec les effondrements de la rue d'Aubagne, l'affaire Guérini, les grèves des poubelles et les règlements de comptes.

Kontildondit ?

Béatrice Giblin :
« Marseille en grand ». Cette opération de deux jours du président a effectivement marqué la rentrée. En 2012, c’était le Premier ministre (Jean-Marc Ayrault à l’époque) qui y avait passé deux jours, accompagné de huit ministres, et avait annoncé un plan de 2 milliards d’euros, pour pouvoir résoudre les problèmes de la cité phocéenne. Et on se demande effectivement si cela a servi à quelque chose.
Les difficultés de Marseille résultent surtout de questions politiques. Marseille est la ville-centre d’une métropole de plus de 90 communes, c’est l’essentiel du département des Bouches-du-Rhône, il s’agit donc d’une situation comparable à celle de Lyon et du département du Rhône. Mais là où le département du Rhône et la métropole lyonnaise sont parvenus à trouver un modus vivendi, ce n’est absolument pas le cas à Marseille. C’est d’autant plus intéressant que pendant très longtemps, il s’agissait de partis politiques identiques : la métropole était tenue par Jean-Claude Gaudin tandis que Martine Vassal dirigeait le département (aujourd’hui, elle préside la métropole). Deuxième particularité : Marseille domine incontestablement les autres communes de la métropole, démographiquement en tous cas. Car la grande ville du cœur de la métropole est aussi la plus pauvre. C’est une spécificité parmi les métropoles françaises.
On dit toujours que « Marseille a sa banlieue dans sa ville » en parlant des quartiers Nord. Il est vrai qu’en termes de superficie, c’est une très grande commune (mais ce n’est pas rare dans le Sud de la France, on pense par exemple à Arles). Dans ces quartiers Nord, on a construit un semblant d’urbanisme à l’arrachée, lors d’une arrivée massive de rapatriés à la fin de la guerre d’Algérie, qu’on a logés à la hâte dans ces quartiers. Il y eut ensuite l’arrivée constante d’une population migrante de primo-arrivants (Arméniens, Comoriens, Algériens). La ville est en intégration permanente, elle fait en cela penser à Saint-Denis.
Autre caractéristique : ce grand ensemble est marqué par des localismes extrêmement forts. Au sein de la métropole, on compte six intercommunalités, qui ont refusé d’y être fondues. L’exemple le plus emblématique étant la communauté du pays d’Aix, qui est arc-boutée à la volonté de ne surtout jamais collaborer avec Marseille. Elle a même proposé de créer une autre métropole.
Je pense qu’une des difficultés majeures auxquelles Marseille fait face est cette tension politique constante. Vous rappeliez que Gaston Defferre refusait la moindre collaboration avec les communistes, raison pour laquelle il a refusé la communauté urbaine dans les années 1960. C’est étonnant, car à l’époque, quand l’Etat décidait d’une communauté urbaine, les maires ne pouvaient pas dire non, c’est comme cela qu’ont été créées celle de Lille ou de Strasbourg. Or Defferre a réussi à ne pas l’avoir. Ce refus de collaboration avec les communistes dans les années 1960 (ceux du Pays d’Aubagne par exemple) a placé Marseille en position d’être encerclée par des intercommunalités hostiles.
Dans nos représentations, on est habitués à ce que Marseille s’oppose à Paris, lui reprochant une domination injuste, on l’a vu par exemple avec la Covid. Mais de la même façon, les intercommunalités entourant Marseille lui font le même reproche : un autoritarisme injuste auquel elles n’entendent pas se plier. On reproduit donc à une échelle locale le discours d’opposition forte que Marseille tient au plan national.
Marseille et ses voisins seront-ils capables de partager un projet commun ? On ne peut pas faire fonctionner une métropole sans cela. Or il n’y a pas de projet commun sur les déchets, sur les transports, ni même sur ce que pourrait être un pôle universitaire (car on sait très bien que Marseille et Aix communiquent très mal). Je ne suis pas d’accord quand j’entends que l’Etat a laissé tomber Marseille, car chaque avancée est toujours venue de l’Etat. La dernière en date fut la métropole, imposée en 2013, mise en place le 1er janvier 2016 et qui fonctionne encore mal.

Nicole Gnesotto :
Marseille est la plus ancienne ville du pays (fondée vers 600 av. J.-C.), c’est aussi l’une des plus vieilles énigmes de France. Blaise Cendrars définissait Marseille comme l’un des villes les plus mystérieuses du monde, et les plus difficiles à déchiffrer. L’énigme Marseille va au-delà de son histoire moderne et de la décentralisation.
J’aimerais creuser deux points que vous avez tous deux évoqués ; d’abord l’incurie administrative totale de la classe politique marseillaise (et sa corruption), ensuite la pauvreté de la ville, alors qu’il s’agit tout de même du premier port de France.
L’incurie administrative peut être illustrée très facilement (et très douloureusement) par l’effondrement de la rue d’Aubagne en 2018. Le récent voyage d’Emmanuel Macron a révélé qu’il y a en réalité 68 immeubles de ce type prêts à s’effondrer de façon similaire. 174 écoles sont totalement sinistrées, avec des rats et un état de délabrement général incroyable dans une République moderne. Il me semble que l’on peut trouver l’une des raisons de cette incurie dans l’Histoire ancienne de la ville. La Provence, avait d’être rattachée au royaume de France, avait Aix pour capitale. Et Marseille, tournée vers la mer, avait très peu développé de culture administrative : le gouverneur était à Aix, ainsi que les tribunaux, etc. Le clivage entre Aix, la capitale administrative, politique et bourgeoise, et Marseille est donc très ancien. Il reste des traces aujourd’hui de cette divergence culturelle. Marseille s’est en quelque sorte désintéressée de la gestion administrative.
A cela s’est ajoutée la corruption, car il faut le dire, Marseille est l’une des villes les plus corrompues du pays. On trouve cette corruption dans tous les domaines : dans le sport (on se souvient du match de football contre Valenciennes en 1993), dans le BTP, dans la politique (mise en examen en 2020 de M. Gaudin), dans la police, etc. Ce mélange très spécifique d’incurie et de corruption a conféré à la ville une culture très clanique. En même temps, il y a une formidable culture collective marseillaise, une espèce de micro-nationalisme. On l’a vu avec Didier Raoult : même les Marseillais qui n’étaient pas d’accord avec lui le défendaient parce qu’il est marseillais.
La pauvreté de la ville ensuite. Elle paraît incompréhensible, car le port est tout de même le 5ème port européen. Pourquoi le sentiment de cette ville « sale et pauvre » dont parlait Cendrars ? Parce que le port de Marseille a subi de plein fouet le choc de la décolonisation dans les années 1960 (là où Bordeaux et Nantes avaient été touchées beaucoup plus tôt, au moment del a fin de l’esclavage), en particulier vis-à-vis de l’Algérie. 700 000 Pieds-Noirs sont arrivés en 1962, beaucoup sont restés sur place (et bon nombre d’entre eux ont glissé vers l’extrême-droite, ce qui alimente une culture mafieuse). Par la suite il y eut les vagues d’immigration (algérienne notamment, dans les années 1990). L’accueil de ces populations cosmopolites pauvres pèse sur le budget de la ville, et ne lui permet pas de prospérer comme Aix.

David Djaïz :
Marseille est une ville de contrastes forts, et c’est pour cette raison qu’elle nous inspire des sentiments forts. C’est la deuxième ville de France, elle occupe une grande place dans notre imaginaire national, mais c’est davantage : si la Méditerranée était un pays, Marseille pourrait prétendre en être la capitale. Il y a effectivement cette ambiguïté : Marseille regarde-t-elle vers la France du Nord, ou vers le Sud ? Il y a par ailleurs un niveau de criminalité absolument explosif, largement dû au narco-banditisme. Comme on a déstabilisé un certains nombre de grands réseaux ces dernières années, il y a une guerre des chefs très meurtrière. Et pourtant, par contraste, les populations semblent cohabiter mieux qu’ailleurs : il n’y a par exemple pas eu d’émeute dans les quartiers Nord en 2005. Dans ce registre des contrastes, on a le délabrement des écoles, le scandale des partenariats public / privé (qui a mis sur orbite le printemps marseillais), la rue d’Aubagne, mais dans le même temps, une identité collective vibrante,et un sentiment d’appartenance à une identité collective.
L’Histoire et la Géographie pèsent lourd dans les difficultés de Marseille. La première pesanteur historique tient au fait que les arrivées successives de population se sont fixées par quartier et par communauté. Et à partir de Gaston Defferre, c’est devenu un mode de gestion politique explicite. C’est ainsi que le clientélisme est entré dans les mœurs politiques de la ville. Cela fait de Marseille un cas particulier. Si la Seine Saint-Denis présente des similitudes en termes de population par exemple, la gestion n’y a rien à voir.
Deuxième pesanteur : la disparité économique trop forte entre la ville-centre et les autres communes constituant la communauté urbaine Aix-Marseille. L’écart économique, social et culturel est trop grand, et dans ce contexte, il rend très difficile le fonctionnement du fait métropolitain. Celui-ci ne peut advenir que quand la ville-centre est le cœur économique de la communauté, comme c’est par exemple le cas pour Lyon, qui attire des navetteurs dans un mouvement d’allers-retours entre la ville-centre et l’extérieur. Marseille me fait davantage penser à Lille, c’est à dire une ville assez peu tournée vers les communes de son environnement (même si Lille est beaucoup plus dynamique économiquement). Il y a donc un échec du fait métropolitain, car la ville-centre ne peut pas jouer le rôle de locomotive économique.
Troisième pesanteur : le manque de diversité du tissu productif. Aujourd’hui, on voit dans de nombreuses métropoles une polarisation autour de l‘économie de la connaissance, des services aux entreprises, de l’ingénierie, fortement créatrices d’emplois. On voit que Marseille n’est aujourd’hui pas du tout au niveau dans ces domaines, restant focalisée dans des fonctions productives plus traditionnelles, mais à moyen terme plutôt sur le déclin (comme la pétrochimie à Fos-sur-Mer). Il y a certes la manne touristique, mais il faut une vraie réflexion à propos d’une diversification économique.

Marc-Olivier Padis :
Beaucoup a été dit, je me contenterai donc de trois remarques. D’abord, les plus Girondins d’entre nous restent un peu découragés par une telle description de la ville. Ce jeu perpétuel entre les Marseillais qui accusent l’Etat, et l’Etat qui arrive avec des plans et vient débourser de l’argent a de quoi étonner. Quand on entend les Marseillais se dire très déçus par les annonces du président, il y a de quoi être perplexe : les écoles relèvent de la commune par exemple. Municipalité, département, région, les Marseillais savent à qui ils doivent s’adresser. Mais quand l’Etat déclare vouloir faire un effort de solidarité exceptionnel, on entend « ce n’est pas autant qu’on l’espérait ». Certes, Marseille est une ville pauvre, mais ce n’est pas la seule, comment font les autres ? Bon nombre de petites communes rurales sont en difficulté, et parviennent tout de même à payer pour leurs écoles. On est donc interloqués par ce jeu d’acteurs consistant à faire appel à l’Etat, puis à dénoncer une mise sous tutelle de Paris dès que celui-ci fait quelque chose.
Ensuite, Marseille a des atouts extraordinaires. Tout d’abord, la ville est très belle. Les grands paysages marseillais sont absolument magnifiques, sans parler des calanques, l’attractivité est donc extraordinaire. C’est une grande ville aussi : en superficie, il s’agit de la plus grande métropole métropole de France. De plus elle correspond au bassin de vie (c’est à dire le territoire qui recouvre l’ensemble des déplacements des habitants), alors qu’habituellement, les métropoles sont plus étroites. C’est quatre fois le Grand Paris par exemple. Et seulement 15% de cette surface est urbanisé, il y a donc encore une forte présence de la nature, ainsi qu’une agriculture. Marseille est aussi un grand port, même si l’on peut déplorer des occasions manquées (quand on compare Marseille à Barcelone par exemple, c’est désespérant). Le front de mer a été correctement rénové, les opérations urbaines sont intéressantes, le Mucem a redonné un accès à la mer, alors que quand on allait à Marseille il y a vingt ans, on se disait : « mais où est la mer ? ». On sait assez peu qu’il y a des oléoducs reliant le bassin de Fos à l’Allemagne en passant par la vallée du Rhône et l’Alsace, c’est un atout infrastructurel important. Un autre, encore plus méconnu, est que les câbles sous-marins de connexion numérique débouchent à Marseille, faisant de la cité phocéenne un potentiel hub numérique.
Enfin, on est en droit de se demander si cette métropole peut ou non fonctionner. Tout comme Béatrice, je pense que les blocages sont politiques, des histoires de rivalités ancestrales, etc. Mais on a tout de même affaire à une métropole polycentrique. Le fait que Marseille ne soit pas le poumon économique de la métropole n’est peut-être pas un handicap insurmontable : on pourrait ainsi imaginer une métropole à plusieurs cœurs complémentaires. Certes, il y a un problème majeur : tout le monde est « navetteur », il s’agit d’une des villes françaises les plus congestionnées par la circulation automobile. Mais les problèmes dus à ce polycentrisme pourraient être surmontés, pour peu que les différents acteurs arrivent à s’entendre.

Philippe Meyer :
Quand j’ai entendu le discours marseillais du président de la République, il m’est venu à l’esprit sa visite à Beyrouth il y a un an. Il avait alors engueulé (c’est le terme qui me paraît le plus exact) les dirigeants locaux et s’était engagé à ce que les choses changent. Alors je sais bien qu’à Beyrouth, on ne vote pas pour le président de la République française comme on le fait à Marseille. Mais cette façon de flatter les pires habitudes marseillaises est-elle rentable sur le plan électoral ? Je n’en suis pas sûr. Est-elle rentable sur le plan de la politique et de l’idée qu’on s’en fait ? Je suis sûr du contraire.
Vous avez rappelé que la responsabilité des écoles ou de la rue d’Aubagne est municipale. La récompense de cette absence de travail municipal est donc d’1,5 milliard d’euros. Il y a là quelque chose d’inacceptable.

Béatrice Giblin :
C’était la même analyse qui avait conduit aux 2 milliards de 2012 : là aussi, c’était pour les écoles, les transports, etc. Mais il est de la responsabilité de l’Etat d’intervenir quand un pôle aussi important que Marseille va si mal. En 2012 comme en 2021, il a été répété aux élus locaux que leur responsabilité était engagée dans l’état de déréliction de la ville, et qu’on allait leur demander des comptes. On ne l’a pas fait en 2012, il est trop tôt pour savoir si ce sera le cas cette fois-ci.
Nous avons évoqué la rue d’Aubagne, mais pensons à Bordeaux, qu’on donne toujours en exemple de ville superbe et magnifiquement gérée. Là aussi, on a eu un effondrement de bâtîmes et on est en train de faire l’inventaire d’immeubles menaçants. Là aussi, il y a des gens devant quitter leur logement du jour au lendemain. Les problèmes de vieillissement des équipements, d’insalubrité ne sont donc pas spécifiques à Marseille, il est important de le rappeler. A Lille aussi, on y a été confronté.
Le port a longtemps été un port autonome, c’est à dire entièrement dirigé par l‘État. Le directeur était nommé, et la municipalité n’avait aucun droit de regard sur ce qu’il s’y passait. Comme à Dunkerque, il s’agissait d’un ensemble dont la ville a eu du mal à profiter.
Enfin, nous n’avons pas parlé du rôle des syndicats. On ne peut pas parler de Marseille sans parler de FO et de la CGT. Leur rôle dans l’affaiblissement du port de Marseille a été déterminant. On présente Marseille comme la Mecque de l’emploi public : 15 000 employés municipaux, plusieurs milliers pour la métropole, il s’agit là aussi d’une source de clientélisme considérable. On argue qu’il s’agit de la culture marseillaise. Ces pratiques méditerranéennes me rappellent davantage la Corse ou même l’Italie …

Philippe Meyer :
A propos de la pratique du clientélisme instaurée par Gaston Defferre, on a omis la communauté des truands. L’ancien maire tenait la ville avec un autoritarisme pouvant faire penser au Grand Turc. Je me souviens d’un détail. A l’époque où il n’y avait que trois chaînes de télévision, toutes publiques, et où elles étaient sévèrement contrôlées par le pouvoir central, il n’y en avait qu’une qui échappait à cette mainmise, c’était FR3-Marseille, surnommée « Defferre-3 » …

David Djaïz :
Je voudrais revenir sur le fait métropolitain. Une métropole est une association de communes. Pour que cela fonctionne, il faut un pacte politique, c’est à dire un pacte fiscal. Pourquoi est-ce que cela marche à Lyon, par exemple ? Parce qu’il s’agit d’intérêts bien compris entre les différentes communes : la ville-centre concentre les fonctions productives, les navetteurs viennent y travailler, touchent de bons revenus, qu’ils réinjectent dans les villes périphériques, soit par la fiscalité, soit par la consommation. A Marseille, cela ne fonctionne pas, et j’ai du mal à voir comment des cultures aussi différentes (qu’entre Marseille et Aix par exemple) peuvent arriver à construire un pacte fiscal qui fonctionne.

Béatrice Giblin :
La métropole harmonise désormais la fiscalité, tout de même. Mais tout cela est encore très récent, la métropole date de 2016 et une partie des poids lourds la refuse. Ainsi, Martine Vassal, qui la dirige aujourd’hui, est opposée au maire Benoît Payan. Dans ces conditions, les marges de manœuvre du maire sont très étroites, quelles que puissent être ses bonnes intentions.

Après le 11 septembre

Introduction

Philippe Meyer :
La chute de Kaboul, le 15 août dernier, a mis fin à la « guerre contre la terreur » lancée par les Etats-Unis au lendemain des attentats du 11 Septembre qui firent près de 3 000 morts. Les troupes américaines qui occupèrent alors l’Afghanistan, y sont restées jusqu’à maintenant, malgré l'exécution d'Oussama ben Laden, le 2 mai 2011 au Pakistan. Bilan, vingt ans après : le département américain de la défense a dépensé 837 Mds$ pour la conduite de la guerre, au cours de laquelle 2 443 soldats américains et 1 144 militaires de la coalition internationale ont été tués. L’armée afghane a perdu 66 000 hommes. Les Etats-Unis ont déboursé 145 Mds$ pour la « reconstruction » de l’Afghanistan, dont la plus grande partie a servi à former et équiper les forces de sécurité afghanes. Une guerre dupliquée en 2003 en Irak, qui a coûté la mort de 4 500 soldats américains supplémentaires, avec un coût estimé à plus de 2 000 Mds$ selon le groupe Cost of Wars, du Watson Institute. L’image des États-Unis, déjà ternie par les méthodes antiterroristes employées à Guantanamo à Cuba, dans la prison d’Abou Ghraib en Irak, ou dans les centres de détention secrets de la CIA a été sévèrement atteinte par un départ de Kaboul en forme de déroute. « La chute de Kaboul affaiblira considérablement la main de l'Amérique dans le monde prédit Renaud Girard dans Le Figaro. Les Iraniens, les Turcs, les Russes et les Chinois la verront comme un géant aux pieds d'argile, incapable de constance stratégique. » Traumatisée par les attentats du 11 septembre 2001, l'Amérique a vécu pendant des années dans l'angoisse du terrorisme djihadiste sur son sol. Cette obsession nationale s'est estompée au fil des ans.
A la suite du 11 septembre, les alliés occidentaux de l’Amérique se sont engagés à leurs côtés dans les deux plus longues guerres de l’histoire des États-Unis. Désormais, après leur échec, il est exclu de croire qu’on peut « exporter » la démocratie et qu’on peut « construire » des nations. A Kaboul, les talibans parlent de l'application de la charia au sens le plus littéral du terme. Une évolution qui inquiète les grands voisins de l'Afghanistan. L'Inde bien sûr, qui se demande si un tel discours ne peut constituer un encouragement pour les plus fondamentalistes des musulmans indiens, mais aussi le Pakistan pour les mêmes raisons.
« De toutes les innombrables séquelles du terrorisme, la plus importante et celle qui est la moins prise en compte », estime le journaliste américain Spencer Ackerman, « c'est ce que la lutte contre le terrorisme a coûté à notre démocratie ». A toutes nos démocraties, tandis que le Moyen-Orient est durablement déstabilisé.

Kontildondit ?

Nicole Gnesotto :
Vingt ans donc, entre les attentats de 2001 et le retour au pouvoir des talibans à Kaboul. On ne saurait tirer un bilan des attentats de 2001 sans ce contexte général. Vu d’aujourd’hui, ces vingt années ne semblent pas avoir changé le monde. Le terrorisme n’a pas fondamentalement changé le système international. Ce qu’il a changé, ce sont les Etats-Unis, et la puissance américaine. Ce sont des décisions et des politiques (celles de George W. Bush notamment) qui ont changé le Moyen-Orient. Mais les terroristes ont échoué à changer le monde.
Quels sont les effets à long terme du 11 septembre sur les USA ? Il y en a à mon avis deux.
D’abord, l’Amérique est partie en guerre. « War on terror » n’était pas une formule purement rhétorique, cela a été suivi d’effet. Il s’est agi d’une politique au long cours, venant juste de s’achever. La guerre en Afghanistan d’abord, puis en Irak et plus récemment en Syrie. En 2001, la guerre contre l’Afghanistan, était dirigée par les Etats-Unis, mais il s’agissait d’une guerre des Nations-Unies : 41 pays ont participé à cette première étape.
Ensuite, la démocratie américaine a été affaiblie. L’Amérique, choquée par cette violence, a adopté des lois antiterroristes contraires aux principes démocratiques : Patriot Act, Guantanamo, autorisation de la torture, atteintes à la vie privée (on pouvait être inopinément contrôlé en bibliothèque suite à une simple recherche liée au terrorisme, etc.).
Vingt ans après, où en est-on ? Premièrement, la fragilisation de la démocratie américaine s’est répercutée dans les démocraties occidentales. Par rapport à la guerre, l’Amérique a changé d’avis : elle veut aujourd’hui sortir de ces opérations, et cette volonté, même si elle a été plusieurs fois remise en cause par les évènements, semble être établie pour longtemps.
Le choc du 11 septembre 2001 en a caché un autre, encore plus spectaculaire, mais occulté par la sidération consécutive aux attentats. En décembre 2001, la Chine est entrée à l’OMC, et cela a changé le monde beaucoup plus sûrement.

Marc-Olivier Padis :
Ce que le 11 septembre 2001 a changé, c’est la chronologie de la fin de la guerre froide. Avant les attentats, nous étions dans une période commencée à la chute du mur de Berlin en 1989, une sorte d’optimisme libéral difficile à définir. En 2001, elle s’est brutalement refermée. On a également compris qu’il fallait relire l’Histoire, et revenir sur ce qui s’était passé en 1979. La chronologie pertinente n’était plus 1989-2001, mais 1979-2001 en réalité. En 1979, quatre choses se sont passées. Premièrement, le deuxième choc pétrolier a considérablement enrichi les pétro-monarchies, qui ont ainsi développé un prosélytisme fondamentaliste à travers le monde musulman. Deuxièmement, la révolution iranienne. Troisièmement, l’invasion de l’Afghanistan par l’armée rouge, début de tous les grands désordres afghans. Quatrième point, passé plus inaperçu à l’époque : l’attaque contre la grande mosquée de la Mecque, prise d’assaut par un commando islamiste, et occupée pendant tout de même quinze jours.
Nous avons donc pris conscience qu’il fallait intégrer à notre lecture géopolitique des éléments qu’on a complètement laissés de côté pendant des années.
Nicole analysait que ce n’est pas le système international qui a changé, mais les Etats-Unis. Je me demande spontanément si le système peut ne pas changer alors que son principal acteur s’est ainsi métamorphosé. Ce nouveau paradigme imposé à l’ensemble de la communauté internationale (la guerre contre la terreur) a servi de justification à toutes sortes d’exactions : des Chinois contre les Ouïghours, des Russes contre les Tchétchènes, etc. Et surtout, le choc du 11 septembre, qui aurait dû provoquer une union de l’Occident, a en réalité conduit à un clivage transatlantique. Cette période n’a fait que creuser l’écart entre l’Europe et les Etats-Unis. Bien qu’ayant nous aussi pris des décisions discutables comparables à celles des Etats-Unis, nous nous sommes pourtant beaucoup éloignés de nos alliés traditionnels.

Béatrice Giblin :
Je pense aussi que la « victoire » des Etats-Unis dans la guerre du Golfe en 1991 (très rapide et faisant très peu de morts du côté américain) a donné un sentiment d’invulnérabilité, et de toute-puissance américaine dans un environnement désertique, l’absence de couverture végétale décuplant l’efficacité des bombardements.
C’est ce sentiment de puissance, conjugué à la sidération des attentats du 11 septembre, qui a conduit à cet état d’esprit américain : la vengeance. Les Américains se sont sans doute dit que l’opération serait rapide, et cette confiance a certainement conduit les néo-conservateurs à vouloir régler le problème irakien « au passage ». Évidemment, les choses ne se sont pas du tout passé comme cela, et ont entraîné une déstabilisation. Alors qu’on entendait faire la guerre au terrorisme, on a en réalité alimenté un islamisme politique, allant jusqu’à des grands projets de nouveau califat, etc.
Comme le rappelait Nicole, ces difficultés rencontrées par le monde occidental ont coïncidé avec l’entrée de la Chine dans le commerce international, qui a ainsi eu le champ libre pour sa montée en puissance politique et militaire. De leur côté, les Russes ont aussi constaté que les Etats-Unis ne s’en sortaient pas mieux qu’eux en Afghanistan et ont profité, eux aussi, des revers américains.

David Djaïz :
Je suis trentenaire, et si l’on fait un peu d’histoire vécue, à l’échelle de ma vie, le 11 septembre est un évènement absolument sans précédent, qui a coupé l’histoire en deux. Chacun se souvient d’où il était ce jour là. J’étais pour ma part au Maroc, et je me souviens que certaines personnes, y compris dans la bonne bourgeoisie locale, se réjouissaient. C’est pourquoi je souscris à la chronologie « 1979-2001 » de Marc-Olivier. C’est vraiment le point d’inflexion de cette mondialisation libérale sous parapluie américain. 1979, c’est aussi Paul Volcker à la Federal Réserve, une forme de discipline monétaire, c’est l’élection de Thatcher, bref c’est la mise en place d’un certain ordre du monde, brutalement ébranlé en 2001.
L’année 2001 est donc un point culminant, avec l’arrivée de la Chine au sein de l’OMC, et un point de bascule. Les crises de 2008 et de 2020 sont les deux autres grands évènements de fragilisation de cette mondialisation néo-libérale. Nous entrons vraiment dans un autre monde après 20 ans de transition.
L’autre raison pour laquelle le 11 septembre est un évènement sans précédent tient à ce que disait Jean Baudrillard. C’est la première fois qu’un évènement de cette ampleur est retransmis en direct à la télévision ; et par la suite, on ne fera plus que suivre la guerre en direct, en Afghanistan puis en Irak.
Pour les historiens qui nous étudieront dans 100 ans, je ne doute pas que le 11 septembre 2001 marquera une césure absolument majeure, marquant la fin d’une parenthèse, allant de la fin de la guerre froide au cycle dans lequel nous entrons, que je serai bien en peine de qualifier, même si quelques dominantes se devinent déjà : retour en force des nations, des empires et des blocs régionaux, ou le changement climatique.

Les brèves

Onoda 10 000 nuits dans la jungle

David Djaïz

"Je vous conseille moi aussi un film, celui-ci est réalisé par Arthur Harari, sur ce soldat japonais, arrivé trop tard sur une île des Philippines pendant la Guerre du Pacifique, et qui refuse de désarmer, parce qu’il pense que c’est une ruse, et que la guerre continue. C’est tiré d’une histoire vraie, cet homme va rester 30 ans dans la jungle. Les 2h45 du film me faisaient un peu peur avant la séance, je me disais : « pour un type dans la jungle … » Or on ne s’ennuie pas une seconde. Le personnage a un côté Don Quichottesque. C’est par ailleurs le deuxième long-métrage d’un réalisateur français qui a beaucoup d’avenir."

La guerre de vingt ans Djihadisme et contre-terrorisme au XXIème siècle

Marc-Olivier Padis

"Pour éclairer notre conversation, je vous conseille cet ouvrage remarquable de Marc Hecker et Elie Tenenbaum. C’est vraiment la somme sur le sujet. Les auteurs sont deux chercheurs de l’IFRI. Nous avons eu des centaines de textes éclairant différents aspects du sujet, mais il s’agit ici de la synthèse de tout cela, extrêmement précise, factuelle, très bien construite. Cela se lit presque comme un roman policier. Il s’agit vraiment d’un livre remarquable à tous les égards. "

La cellule Enquête sur les attentats du 13 novembre 2015

Béatrice Giblin

"Je vous recommande un roman graphique dont on commence à beaucoup parler. Il s’agit de l’enquête sur les attentats du 13 novembre 2015, écrite par un Soren Seelow (un journaliste du Monde) et Kévin Jackson. Les dessins de Nicolas Otero sont magnifiques, d’une sobriété remarquable, en noir et blanc avec ça et là quelques touches de couleur. Il ne s’agit pas d’une charge contre les terroristes, ni contre l’islam, ni contre les services judiciaires ou de police, c’est une enquête, avec une précision et une méticulosité remarquables. Cela permet au lecteur de suivre la complexité de la préparation, des commanditaires, comment les services de police étaient tout à fait convaincus qu’un attentat était imminent. On voit les failles (surtout du côté belge) principalement dues à des manques de moyens, mais aussi d’imagination, et des négligences invraisemblables. Cette lecture aide vraiment à s’y retrouver."

La loi de Téhéran

Philippe Meyer

"Je recommande ce film de Saeed Roustayi. Il s’agit d’un film iranien. Scénario, rythme, interprétation, tout est impressionnant, mais c’est également un formidable portrait de la société iranienne, pas du tout celle à laquelle on s’attend sous le régime des mollahs. Une société où la drogue, la corruption, et tout ce qui va avec sont à une niveau d’intensité inouï. Sans compter des images de ce que sont les gardes à vue dans le Téhéran d’aujourd’hui. "