Thématique : L’Irlande, avec Jonathan Faull / n°206 / 15 août 2021

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Introduction

Philippe Meyer :
Jonathan Faull, vous êtes sujet britannique, vous avez occupé plusieurs postes de directeur ou de directeur général à Bruxelles, et vous avez été directeur général (2015-2016) du groupe de travail de la Commission européenne pour les questions stratégiques liées au référendum au Royaume-Uni, vous êtes membre de l’Institut Jacques Delors.
« Six mois après l'entrée en vigueur du Brexit le protocole nord-irlandais assorti à l'accord de retrait demeure la principale pomme de discorde entre Bruxelles et Londres écrivent Les Échos. Ses difficultés d'application sur le terrain continuent d'alimenter les discussions entre les deux blocs, mais attisent aussi la colère de la population sur place. Au point d'expliquer au moins en partie les heurts les plus violents qu'ait connus la région depuis des années. »
Le protocole nord-irlandais est vécu par les loyalistes comme une trahison de Boris Johnson, qui avait promis de ne pas restaurer de frontière entre la Grande Bretagne et l'Irlande du Nord.
Cette évolution menace le fragile équilibre installé par les accords du Vendredi Saint entre les communautés, et fait craindre un engrenage de violence. Début avril, les événements de Belfast ont rappelé les « Troubles ». Le 29 mars a marqué le début de plusieurs nuits de violences et d'émeutes entre les forces de police et des groupes unionistes, d'abord dans la ville de Derry, puis à Belfast, Carrickfergus, Ballymena et Newtownabbey. L'élément déclencheur a été la décision du procureur de ne pas poursuivre des nationalistes du Sinn Fein après leur participation en juin 2020, malgré les restrictions sanitaires, aux funérailles de l'éminent membre de l'IRA, Bobby Storey. Le Loyalist Communities Council (LCC), qui regroupe des organisations paramilitaires loyalistes, a dit retirer son soutien au traité de paix. De son côté, Michelle O'Neill, chef du parti républicain Sinn Fein en Irlande du nord, a accusé des groupes paramilitaires loyalistes d'inciter de jeunes adolescents à affronter la police et le Democratic Unionist Party (DUP) d’instrumentaliser la violence pour faire annuler le protocole et rétablir une frontière physique sur l'île.  Si le DUP a connu de piètres résultats aux élections générales de fin 2019, une possible défaite aux élections de mai 2022 pourrait faire diriger l'Irlande du Nord pour la première fois par une majorité en faveur de la réunification.
Malgré la crise sanitaire, l’Irlande est le seul pays européen à avoir affiché une croissance positive en 2020. Grandement aidée par la présence des géants de la tech et de la pharmacie, celle-ci a atteint 3,4 % du PIB. Outre une fiscalité basse (avec un taux d'impôt sur les sociétés à 12,5%), la langue anglaise, la présence d'universités d'excellence, et l'intégration au marché commun rendent l'Irlande attractive pour les entreprises. La conclusion d'un accord sur l'instauration d'un seuil minimal d'imposition sur les sociétés modifie à la marge la situation de l’Irlande, souvent considérée comme un paradis fiscal.

Kontildondit ?

Nicole Gnesotto :
Avant de revenir sur l’accord définissant les futures relations entre l’Union Européenne et le Royaume-Uni, j’ai une première question sur l’Irlande comme membre de l’UE. On parle beaucoup des violences en Irlande du Nord et des risques de nouvelle guerre civile, mais on parle peu de la République d’Irlande, que l’UE a soutenue corps et âme (Michel Barnier ne cessait de le proclamer), qui a obtenu 1 milliard de compensation pour les pertes éventuelles du Brexit, qui accueille de plus en plus les grandes sociétés quittant le R-U (notamment financières), et qu’on n’entend pourtant quasiment jamais.
Je voulais donc d’abord vous demander où en était cette République d’Irlande. Est-elle finalement bénéficiaire du Brexit ? C’est le seul pays de l’UE qui, malgré la crise sanitaire, a affiché en 2020 une croissance positive (+3,4%), même si bien sûr, celle-ci inclut les bénéfices des grandes sociétés pharmaceutiques et numériques. Comment la population vit-elle le Brexit ? Comment vit-elle son rapport au nouveau président américain ? On sait que Joe Biden a des racines irlandaises, et qu’il était adoré en Irlande jusqu’à ce qu’il annonce vouloir taxer les bénéfices des grandes sociétés à 15% …

Jonathan Faull :
Depuis que l’Irlande a adhéré à la Communauté européenne en 1973, avec les Britanniques et les Danois, le pays s’est transformé. Il est devenu moderne, émancipé, il a énormément grandi pendant ces années d’intégration européenne. Cela ne changera pas. L’Irlande reste un Etat membre, mais elle est désormais doublement exposée.
Au Brexit d’abord, car son commerce se fait essentiellement avec ou à travers le R-U. A la réforme fiscale ensuite, européenne et aujourd’hui internationale, qui remet en cause son modèle, consistant à attirer les multinationales en pratiquant un impôt sur les sociétés avantageux. Espérons pour les Irlandais que leur économie soit désormais suffisamment robuste pour se passer de ce dopage fiscal. L’Irlande a d’autres atouts importants : la langue anglaise, très pratique pour les investissements internationaux (c’est le seul Etat membre de l’UE dont l’anglais est la langue officielle), et d’excellentes universités. Je crois cependant que la Commission Européenne a eu raison d’estimer que le pays était le plus exposé au danger d’un Brexit qui tourne mal. Il est trop tôt pour le dire, car la crise sanitaire occulte tout, mais l’Irlande encourt des risques importants si le divorce entre Londres et Bruxelles s’envenime.

François Bujon de l’Estang :
L’entrée de l’Irlande dans l’UE, concomitante avec celle du R-U, a favorisé l’unité irlandaise, tout comme les accords du Vendredi saint. Il n’y avait plus de frontière, les marchandises et les gens circulaient librement sur toute l’île, et de facto, une certaine unité s’était établie.
Les conditions du Brexit permettent finalement d’essayer de la sauvegarder, puisque l’accord fait passer cette frontière en mer. Mais au delà des difficultés actuelles (douanières notamment), pensez-vous que la marche vers l’unité irlandaise peut se poursuivre, ou voyez-vous revenir les symptômes de la division ?

Jonathan Faull :
L’Irlande du Nord a tout juste 100 ans d’existence politique. C’est une création récente, et en tant que telle elle est fragile, délicate, et dangereuse. Elle a connu une histoire tourmentée, dont les meilleures années sont les plus récentes, avec les deux pays dans l’UE, la frontière ouverte, les accords du Vendredi saint, sous le regard attentif de l’UE et des Etats-Unis. Tout cela fonctionnait plutôt bien en surface. Mais ne nous leurrons pas, de son côté l’intégration des populations n’a guère avancé. Les enfants protestants ne fréquentent pas les mêmes écoles que les enfants catholiques. A part une certaine bourgeoisie assez bien intégrée, les deux communautés vivent assez séparément. Il y a donc encore beaucoup de progrès à faire.
Le Brexit brise-t-il tout cela ? En tous cas il crée en Irlande, pour la première fois, une frontière douanière. L’Irlande et l’Irlande du Nord n’ont jamais vécu sous deux régimes économiques différents. On a fait en sorte de laisser la frontière terrestre ouverte, mais il fallait bien mettre une frontière quelque part. Le départ des Britanniques de l’Union douanière et du marché commun était une décision politique, ce n’était qu’une interprétation du référendum de 2016, pas une obligation. Dès que cette décision a été prise, la frontière devait être établie. D’où le fameux protocole, qui laisse à l’Irlande du Nord un pied souverain dans le R-U et l’autre, économique et douanier, dans l’Europe des 27. Il s’agit d’un compromis très compliqué, dont la mise en œuvre nécessite un pragmatisme qui jusqu’ici a fait défaut.
Sur le plan de l’unification éventuelle de l’île, quelle est l’avancée des accords du Vendredi saint ? Les deux pays ont renoncé à des revendications souveraines. Aussi bien la République d’Irlande que le R-U acceptent que le sort du territoire est dans les mains de ses habitants, ils reconnaissent le verdict de la population, quel qu’il soit. Par conséquent, aussi longtemps qu’une majorité d’Irlandais du Nord souhaite rester Britanniques, l’Irlande du Nord restera britannique. Si un jour une majorité se dégage pour une Irlande réunifiée, les Britanniques disent qu’ils ne s’y opposeront pas. La question est donc économique, démographique et sociale, mais pour le moment elle ne se pose pas. Allons-nous vers un regain de la violence, retardant toute tentative de réconciliation, et par conséquent de réunification ? Nul ne saurait le dire pour l’instant, même si un tel danger existe. Nous arrivons vers la saison des marches, et la commémoration d’anciennes batailles peut parfois réveiller de vieilles blessures. Les communautés organisent des défilés provocateurs, il faut être d’une délicatesse diplomatique exceptionnelle à Bruxelles, à Londres, à Dublin et à Belfast pour maintenir le fragile équilibre actuel.

Nicolas Baverez :
Ma première question s’adresse au citoyen britannique que vous êtes. On voit que lors des négociations entre le R-U et l’Europe à propos du Brexit, et aujourd’hui dans l’application de l’accord, cette question irlandaise a été centrale. C’est le point le plus compliqué, or il n’a jamais été abordé dans les débats du référendum de 2016. J’aimerais savoir quelle réflexion cela vous inspire.
Par ailleurs, le protocole sur l’Irlande est un peu la quadrature du cercle. Il y a des zones d’ambiguïté telles que l’on ne voit pas très bien comment cela pourrait fonctionner ou même se stabiliser.
Enfin, à propos de la violence, les services britanniques ont travaillé très sérieusement sur la reprise d’un risque terroriste, et le considèrent comme très réel. Au delà de la violence en général, pensez-vous que le terrorisme puisse être de retour ? On a déjà vu quelques signaux d’alerte, notamment à Belfast.

Jonathan Faull :
La question irlandaise est indéniablement le point le plus compliqué des relations entre l’UE et le R-U en ce moment. C’est le plus délicat, puisqu’il implique des questions de vie ou de mort. Ceci étant dit, c’est loin d’être le seul. Il y a un tas de questions économiques et diplomatiques qui n’ont pas été résolues par l’accord. La crise sanitaire a éclipsé beaucoup de ces problèmes, mais ils sont bel et bien là et finiront par refaire surface.
Pourquoi le problème irlandais n’a-t-il pas été plus présent dans la campagne référendaire ? Je l’ignore. J’étais à la Commission européenne à Bruxelles, nous en avons parlé, donné les avertissements nécessaires, et prévenu très clairement que si les britanniques quittaient l’Union et son régime économique et douanier, la question d’une frontière terrestre irlandaise se poserait de manière très aiguë. La Grande Bretagne (Angleterre + Pays de Galles + Ecosse) est une île, mais ce n’est pas le pays. Le pays, c’est le Royaume-Uni, à savoir la Grande-Bretagne plus l’Irlande du Nord. Et ce pays a une frontière terrestre avec l’Union Européenne, en Irlande. Nous avons dit tout cela, cela n’a pas fait l’objet de discussions importantes, c’était balayé par de vagues prophéties sur la technologie, censée tout régler. Les Irlandais du Nord, eux, n’étaient pas dupes. Toutes communautés confondues, ils ont voté assez massivement pour le « remain », comprenant la situation très délicate dans laquelle les placerait le Brexit, ne serait-ce qu’économiquement. Je rappelle que l’Irlande du Nord et l’Ecosse étaient largement pour le maintien dans l’Union, mais que le Pays de Galles et l’Angleterre (la nation de loin la plus peuplée du Royaume-Uni) ont chois le « leave ».
L’affaire a donc été honteusement négligée de part et d’autre pendant la campagne référendaire, puis les gens ont affecté d’être surpris quand le problème est devenu éclatant, lors les négociations de retrait.
Où sont les solutions à ce problème ? Les Britanniques accusent aujourd’hui l’Europe de « juridisme », c’est à dire de ne penser qu’au droit et de se montrer inflexible sur des solutions pragmatiques. Ils n’ont pas complètement tort. L’Europe est obsédée par le droit, ce qu’on peut comprendre puisqu’elle est d’abord une entité juridique. Elle n’est pas souveraine au sens de nos États, c’est une création assez récente, organisée par des traités. La grande valeur de l’intégration européenne est d’être la première organisation internationale à légiférer sur la base de souverainetés partagées.
Mes anciens collègues de Bruxelles, dont beaucoup sont juristes, sont très attachés aux règles. La position britannique est plutôt de dire : « les règles c’est bien joli, mais pour que l’Irlande du Nord fonctionne, il va falloir voir plus loin, et mesurer l’impact réel de tel ou tel problème sur la société, sans quoi le déséquilibre créé pourrait engendrer de la violence ». Et c’est vrai. L’Irlande du Nord n’est pas une entité politique lambda, telle qu’on peut en trouver dans les manuels de droit international. Il y a des spécificités qu’il faut prendre en compte. C’est un territoire à souveraineté partagée. Il y a une dimension Nord-Sud (Irlande du Nord- République d’Irlande) une dimension Est-Ouest (Royaume-Uni - Grande-Bretagne), et un régime politique intérieur si compliqué (pour que catholiques et protestants soient équitablement représentés à tous les niveaux), que même nos amis Belges ne s’y retrouveraient pas.
C’est un équilibre délicat, il me rappelle la Belgique parce que j’y habite, mais peut-être serait-il également familier aux Bosniaques. Il faut beaucoup de pragmatisme, on est très loin de la théorie pure des manuels de science politique.
Et il est certain que le Brexit a déséquilibré tout cela, en créant entre les deux parties de l’île une frontière économique et douanière pour la première fois. Sur le plan communautaire, il y a des extrémistes des deux côtés. Ils étaient armés il n’y a pas encore si longtemps, et nul ne doute qu’ils doivent savoir où se procurer des armes encore aujourd’hui. La colère monte, la tradition de violence est récente, les inquiétudes sont donc tout à fait légitimes. « Violence », « guerre civile », « terrorisme » sont des mots très lourds, mais qu’il ne faut pas oublier. Tarder à résoudre ces problèmes, c’est jouer avec le feu.

Philippe Meyer :
A propos de cette violence, on a tendance à catégoriser les groupes antagonistes comme « Britanniques contre Irlandais », et/ou « catholiques contre protestants ». Cependant, depuis les accords du Vendredi saint, la situation sociale n’a-t-elle pas évolué dans la société, en dépit des événements récents ? Croyez-vous notamment que la place moins importante que prend la religion dans les sociétés occidentales, en particulier en Irlande, a contribué à apaiser les tensions ?
J’étais à Dublin au moment où Jean-Paul II y était allé, au début de son pontificat. Je me souviens qu’absolument tout le monde était dans la rue, montait dans les arbres, sur les lampadaires, etc. La ferveur catholique était extrêmement impressionnante. Ressentez-vous dans la société irlandaise une certaine envie d’en finir avec les tensions constantes, et si oui, la liez-vous à la baisse de la pratique religieuse ?

Jonathan Faull :
J’en ai l’impression, oui. Je m’empresse de préciser que résumer les antagonismes à « catholiques contre protestants » est une simplification, les problèmes irlandais sont bien plus profonds, anciens et compliqués que cela. Il y a aussi un phénomène national. Chaque communauté, protestante et catholique, revêt un caractère d’appartenance nationale de part et d’autre. Les unionistes, qui sont pour la plupart des protestants, veulent rester Britanniques. Les catholiques républicains sont plutôt favorables à une unification avec Dublin. Là aussi c’est une schématisation, mais elle est plutôt juste.
La baisse de la pratique religieuse finira-t-elle par régler le problème ? Il y a du vrai là-dedans, mais aujourd’hui, la grande majorité de la population nord-irlandaise, loyaliste, unioniste et protestante, revendique encore l’appartenance au R-U, tandis que la communauté catholique est plutôt pro-républicaine.
Autrefois, on disait que les catholiques ayant en moyenne plus d’enfants que les protestants, ils finiraient par être majoritaires. Autre phénomène, l’Irlande du Nord a longtemps été beaucoup plus riche et industrialisée que la République, Belfast était un port important de l’Empire britannique. Cela aussi a changé avec l’appartenance commune à l’UE. Aujourd’hui les niveaux de vie sont assez semblables de part et d’autre de la frontière, et la République d’Irlande s’est beaucoup modernisée. Sur le plan des mœurs notamment, l’Eglise catholique ne joue plus un rôle aussi fort qu’autrefois.
Il y a eu une évolution, indéniablement positive, que le Brexit pourrait interrompre si l’on n’y prend pas garde. Il faut gérer le Brexit, les sentiments nationaux et religieux, sachant que le risque de violence interne est important.

Nicolas Baverez :
Je voudrais revenir sur le modèle économique qui a fait le succès de l’Irlande, ce « tigre celtique ». Quand l’Irlande rejoint l’Europe en 1973, le PIB par habitant est le tiers de celui des autres États européens. Le rattrapage a donc été absolument extraordinaire, il s’est fait au croisement de deux grandes évolutions. La mondialisation d’abord, dont l’Irlande a toujours été l’une des têtes de pont. D’une certaine manière, elle l’est encore dans l’espace anglo-saxon post-Brexit. L’intégration européenne ensuite, avec la constitution du grand marché, et le fait que l’Irlande a pleinement bénéficié de la concurrence fiscale et sociale.
Ces deux grandes évolutions mutent. La mondialisation est en train de se reconfigurer en grands blocs régionaux, et du côté de l’UE, il y a clairement la volonté de sortir de cette concurrence fiscale et sociale, c’est clair du côté de l’Allemagne aujourd’hui, qui veut sortir des droits de veto. En matière fiscale, il faut l’unanimité, or deux États ont toujours bloqué : le Luxembourg et l’Irlande.
Pensez-vous que le modèle économique irlandais survivra, ou bien que la pression croissante pour un changement de paradigme le forcera à changer ? Jusqu’ici, on était dans un paradigme de libre-échange, de baisse des dépenses publiques et des impôts, et plus généralement du poids des Etats. Aujourd’hui, on semble basculer vers l’inverse : protectionnisme, Etat interventionniste, remontée des dépenses publiques et des impôts. Comment l’Irlande s’adaptera-t-elle à ce nouveau contexte ?

Jonathan Faull :
Elle va effectivement devoir s’adapter. Elle a confirmé son choix européen au moment du Brexit. C’est l’Europe qui a permis à l’Irlande de se moderniser, de s’émanciper et de se créer une identité sur la scène internationale. Le pays a profité de ces années de basse fiscalité, il va lui falloir à présent voler de ses propres ailes.
Géographiquement, sa situation est compliquée, mais elle a des atouts, que nous avons rappelés plus haut. Elle est désormais dans le camp des pays nordiques, qui hésitent à suivre la France (et peut-être l’Allemagne) dans une politique économique volontariste et étatique.
Là encore, le Brexit et la Covid-19 occultent un peu ce nouveau rapport de forces entre pays européens, mais les débats ne font que commencer, sur la concurrence, le commerce, la technologie … La France sait ce qu’elle veut, et a un vrai pouvoir dans les instances européennes. Nous verrons la position du prochain chancelier allemand, et comment les 27 Etats membres organiseront la grande reconstruction économique qui nous attend. Nous sommes pour le moment un peu gelés par les mesures d’urgence, mais il y a beaucoup à faire. En France, si le président actuel est réélu, c’est sans doute la même politique qui sera poursuivie.
L’Europe a encore un grand débat à mener pour prendre la mesure des défis auxquels elle est confrontée après le Brexit et la crise sanitaire.

Nicole Gnesotto :
Il y a tout de même un décalage abyssal entre la solidarité que l’UE manifeste à l’Irlande, et l’absence totale de réciproque. Par deux fois, l’Union a totalement soutenu l’Irlande, pendant le Brexit, mais aussi pendant la crise de 2010, où le modèle économique avait été touché en plein cœur, puisque le système bancaire irlandais subissait le contrecoup de la crise américaine des surprimes. A l’époque, l’UE a sauvé la Banque Nationale Irlandaise, en injectant 67 milliards d’euros en trois ans.
Qu’obtient-on en échange ? Absolument rien. Avec une arrogance confinant au mépris, l’Irlande pratique un dumping fiscal que j’ai personnellement toujours trouvé scandaleux. Je sais que la fiscalité ne fait pas partie des compétences de l’UE, mais tout de même, l’Irlande s’est enrichie sur le dos des autres pays européens (comme les deux autres paradis fiscaux que sont les Pays-Bas et le Luxembourg). On se souvient que lorsque Mme Vestager avait voulu taxer l’Irlande de 13 milliards d’euros, c’est à dire le montant de l’impôt qu’Apple aurait dû payer, le ministre des Affaires Étrangères avait parlé de « viol de souveraineté » de la part de l’UE. Je trouve donc l’Europe particulièrement gentille, peut-être serait-il temps d’avoir avec l’Irlande un peu de conditionalité, comme on essaie de le faire avec la Pologne et la Hongrie sur d’autres sujets.

Jonathan Faull :
L’Europe doit s’organiser. Si les 26 autres étaient d’accord sur une politique fiscale, je ne pense pas que l’Irlande serait en mesure de s’y opposer. Mais elle n’est pas seule, elle a des alliés. Elle sait cependant qu’elle va devoir s’adapter, car au niveau européen et même international désormais, un certain plancher fiscal semble se dessiner. Mais tant que l’Europe ne peut pas adopter une politique fiscale commune (ce qui n’est pas près de se produire tant que l’unanimité sera nécessaire), l’Irlande s’efforcera sans doute de faire durer aussi longtemps que possible son attractivité fiscale.
Ceci dit, l’Irlande a sans doute compris que le moment où elle devra compter sur ses autres atouts est proche. La politique fiscale n’explique cependant pas tous les succès de l’Irlande. Certes, de nombreuses multinationales européennes ont décidé de s’y établir, et sans doute pour des raisons fiscales, mais pas exclusivement. Le pays doit s’adapter, pour le moment il est un peu orphelin du Brexit. L’Irlande est géographiquement séparée du continent européen, la plupart de son commerce se fait avec l’Europe, aujourd’hui il y a des liaisons maritimes directes avec des ports belges et français, les choses commencent donc à bouger. J’espère qu’elle est reconnaissante de tous les efforts de solidarité que vous avez mentionné. Le pays a énormément souffert de la crise financière, et le Brexit est un autre coup dur. Elle a indubitablement une dette morale à l’égard de ses partenaires européens, mais comme tout Etat, elle s’efforcera de défendre ses intérêts autant que possible.

François Bujon de l’Estang :
J’aimerais pousser encore un peu le raisonnement. Il est vrai que l’Irlande a égoïstement joué sa partition en solo. Le dumping fiscal comme moteur économique a fonctionné pendant longtemps. On sent cependant que la fête est en train de finir. Les Américains eux-mêmes sont favorables à un plancher fiscal international.
Pendant ces années d’attractivité, l’Irlande est parvenue à attirer des multinationales, et à mettre en place quelques points forts : l’industrie pharmaceutique, l’électronique … Compte tenu de sa position géographique, de sa singularité fiscale, de son dynamisme économique, n’est-ce pas elle, le véritable « Singapour de l’Europe » ? On sait que c’est le modèle que vise Boris Johnson, mais le R-U est empêtré dans ses problèmes (nationalisme écossais, organismes financiers quittant la City, etc.). Même en cessant d’être le paradis fiscal qu’elle a été, l’Irlande a-t-elle de quoi récolter les fruits de ces 30 ans, et développer aujourd’hui un modèle d’avenir ?

Jonathan Faull :
Peut-être. Il est vrai que la révolution numérique chamboule tout. Autrefois, la fiscalité était une affaire assez simple : on taxait l’industrie là où elle fabriquait les choses. Le numérique est beaucoup plus mobile, c’est une affaire de propriété intellectuelle et de bases de données. Et nos régimes fiscaux ont du mal à rattraper cette réalité. Les multinationales sont évidemment plus rapides que les démocraties, et a fortiori que le regroupement de 27 démocraties. Nous devons tous repenser la politique fiscale pour cette ère numérique. On ne peut pas reprocher à l’Irlande de profiter sa situation pour moderniser son économie et sa société. Mais cette époque touche à sa fin. Il y a évidemment le danger du grand Singapour britannique, car la politique fiscale va certainement changer dans le R-U post-Brexit.
L’Irlande a fait son choix européen, et elle devra se rallier au consensus tôt ou tard. Mais tant qu’il faudra l’unanimité et qu’elle aura des alliés, les progrès seront lents.

Nicole Gnesotto :
On sait que les relations entre l’Europe et le R-U sont très tendes, aussi bien sur la pêche que sur les vaccins AstraZeneca. On s’aperçoit que l’UE a peu de moyens pour influencer la politique de Boris Johnson, et même pour s’assurer qu’il mette en œuvre les accords passés. Je crois comprendre que la situation des citoyens européens au R-U n’est toujours pas stabilisée, par exemple.
Par rapport à l’Irlande, l’UE a très peu de moyens de pression pour éviter le retour à la violence. Paradoxalement, est-ce que les Etats-Unis pourraient être un meilleur médiateur ? On sait que Joe Biden est fier de ses origines irlandaises, qu’il a menacé Boris Johnson de ne pas signer l’accord commercial entre les USA et le R-U si les accords du Vendredi saint étaient remis en question. Les Etats-Unis vous paraissent-ils pouvoir jouer un rôle pacificateur en Irlande ?

Jonathan Faull :
Oui, mais quelle tristesse de d’en arriver là. Une fois de plus, les Européens feraient appel à Washington pour régler leurs problèmes. Les Etats-Unis ont tout intérêt à ce que leurs alliés européens s’entendent et ne créent pas des crises inutiles, ils ont déjà largement assez de problèmes comme cela. Je suppose donc qu’en coulisses, Washington doit nous taper sur les doigts et nous presser de régler cette histoire. Évidemment, Londres comme Bruxelles rétorquent : « c’est pas moi, c’est lui ». Tout cela est un peu navrant.
Si les Européens n’arrivent pas à trouver des solutions dans les mois qui viennent, peut-être les Etats-Unis taperont-ils du poing sur la table. Mais cela ne devrait pas être au delà de nos possibilités collectives que de trouver une issue qui maintienne l’équilibre irlandais actuel, si fragile qu’il en est presque miraculeux. Ce modèle doit être maintenu à tout prix, et chacun doit pouvoir garder son identité. C’est aussi l’un des acquis de l’accord du Vendredi saint : l’identité est personnelle, les deux nationalités sont ouvertes aux Nord-Irlandais, ils sont libres d’adopter celle de leur choix, ou les deux à la fois. Tout le monde a donc intérêt à cet équilibre. Si les Européens échouent à le maintenir (et je considère ici les Britanniques comme européens eux aussi), peut-être faudra-t-il une médiation externe. Mais en tant que Britannique et qu’Européen, je trouverais absolument désolant d’en arriver là. J’évoquais la Bosnie précédemment ; ce sont les accords de Dayton qui ont permis de régler le problème, or Dayton se trouve aux Etats-Unis.

François Bujon de l’Estang :
Je vais gratter encore un peu la plaie si vous me le permettez. Comme Nicole, je pense que les Etats-Unis peuvent jouer un rôle beaucoup plus important que l’Europe dans l’avenir de l’unité irlandaise. Il me semble que vous minimisez un lien affectif très fort entre les Américains et les Irlandais. Pour moi, il ne s’agit pas d’une histoire de rivalité entre Européens et Américains. Ce n’est pas parce que l’Europe piétine sur cette question que les Américains se mêleront de l’unité irlandaise, c’est plutôt parce qu’il y a 45 millions d’Américains qui revendiquent une origine irlandaise.
Quand j’étais ambassadeur à Washington, je m’occupais des relations franco-américaines et euro-américaines. Ce n’était absolument pas le cas de mon homologue irlandais ! Lui s’occupait de ces 45 millions d’Américains. Il passait un temps fou à cultiver ce lien, il ne s’occupait que de cela, et avec une efficacité remarquable, au demeurant. Il me semble donc que si les Américains sont plus qualifiés que les Européens pour faire avancer le problème irlandais, c’est parce qu’ils sont en partie d’origine irlandaise, et que bon nombre d’entre eux sont très intéressés par ces questions de paix civile, sans se préoccuper des facteurs géopolitiques ou commerciaux.

Jonathan Faull :
Vous avez raison, je le reconnais. Le nombre d’Américains d’origine irlandaise (jusqu’au président en personne) pèse indéniablement dans cette question. Ceci étant dit, les Etats sont les Etats, et les communautés d’Irlande du Nord sont ce qu’elles sont. Il vaudrait bien mieux que le modus vivendi vienne de la base, plutôt que d’être imposé de l’extérieur. Or c’est un problème européen, parce que le protocole qui a accompagné le Brexit est un acte de l’UE, elle est donc pleinement impliquée.
Je pense que dans un premier temps, sur des questions d’ordre juridique, douanière ou même vétérinaire (il y a un problème d’importation de saucisses en ce moment), on ne peut pas demander au président des Etats-Unis de s’impliquer. C’est à nous de régler cela. Si nous n’y arrivons pas et que cela s’envenime, peut-être que les Etats-Unis interviendront, mais j’ose croire que les Européens parviendront à régler le problème entre eux.

Nicolas Baverez :
Y a-t-il à votre avis un lien entre la situation de l’Irlande du Nord et les revendications indépendantistes écossaises, ainsi que celles que l’on commence à voir poindre au Pays de Galles ? Ironiquement, l’aboutissement du Brexit ne serait-il pas le Royaume-Désuni de Petite-Bretagne ?

Jonathan Faull :
Ce n’est pas impossible, hélas. Je ne pensais jamais le dire, mais quand on regarde aujourd’hui l’Union Européenne et l’union britannique, je pense que l’UE est plus stable. Même si je pense qu’à long terme, l’unité britannique est plus probable que l’éclatement du pays, je reconnais que le nationalisme écossais est important. A la différence d’autres pays européens, personne ne s’opposera à la volonté des Écossais d’être indépendants si elle s’exprime de façon démocratique ; la question restant : quand et dans quelles conditions leur posera-t-on la question ?
Un mouvement nationaliste existe aussi au Pays de Galles, mais il est d’une importance bien moindre. L’Irlande du Nord est différente. C’est une création récente, qui visait à éviter une guerre civile de grande envergure, et elle a connu des périodes fastes et d’autres très difficiles. La période actuelle est difficile. Personne ne s’opposera à l’unification de l’Irlande si la population nord-irlandaise le souhaite. Même chose pour l’Ecosse. Le R-U a-t-il un bel avenir devant lui ? Nul ne saurait le dire. Le Brexit est un choc pour ce système, et le R-U était déjà lui aussi bien loin d’être un pays classique de manuel de science politique. Il ne s’agit pas d’une fédération, l’Angleterre domine sur le plan économique et démographique, mais elle n’a pas d’institutions (il n’y a pas de Parlement ou de gouvernement anglais). C’est un drôle de pays, mais il y en a d’autres. C’est un rebondissement dans l’histoire européenne, nous avions tendance à croire que les frontières étaient fixées pour toujours, avec des problèmes ici ou là (Belgique, Espagne), réglés par des astuces constitutionnelles et parfois des éclats de violence. Le Brexit a rebattu les cartes, et rouvert quelques plaies. L’Irlande du Nord saute aux yeux à cause de son passé violent, mais il y en a d’autres. Nous n’avons par exemple pas évoqué le sort de Gibraltar, un autre petit territoire orphelin du Brexit. L’Europe a résolu les relations diplomatiques avec le R-U, les questions de politique étrangère sont absentes. Elle a partiellement réglé les problèmes d’échanges économiques en ne traitant que les marchandises, avec des tariffs et des quotas douaniers, comme si l’on était encore au XIXème siècle, laissant de côté les services, qui constituent pourtant la partie la plus importante de l’économie d’aujourd’hui. Il reste donc beaucoup à faire pour que le Brexit devienne une réalité apaisée au jour le jour. L’Irlande du Nord est le problème le plus saillant, et le mieux compris aux Etats-Unis, mais c’est loin d’être le seul.

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