Thématique : Taïwan, avec Valérie Niquet / n°204 / 1er août 2021

Téléchargez le pdf du podcast.

Introduction

Avec Valérie Niquet, chercheuse à la Fondation pour la recherche stratégique, spécialiste de la Chine et de l’Asie du Sud-Est. Elle a consacré de nombreux ouvrages à la doctrine stratégique de la Chine et du Japon.

Philippe Meyer :
Taïwan, officiellement « République de Chine » depuis 1945, représentait 23,6 millions d’habitants et un PIB de 585 milliards d’euros en 2020 selon la Banque Mondiale. Son niveau de vie est le quinzième plus élevé au monde. Son territoire s’étend sur environ 35 000 km2. Il est composé de l’île de Taïwan, située à 180 km du continent et de petits archipels.
Depuis 1949, cet ensemble insulaire est revendiqué par la République populaire de Chine après que les nationalistes du Kuomintang s’y sont réfugiés à la suite de leur défaite face aux communistes et Pékin considère Taïwan comme sa 23ème province.
La Chine continentale poursuit une politique de mise à l’écart de Taïwan du jeu diplomatique, depuis qu’en 1971, dans le cadre de son rapprochement avec les États-Unis, le régime communiste a remplacé l’ancienne Formose à la représentation de la Chine à l’ONU. Depuis, les États reconnaissant la légitimité de Taipei sont de moins en moins nombreux. Ils ne sont aujourd’hui que 14, même si la plupart des pays entretiennent des relations avec le gouvernement taïwanais.
Après le règne autoritaire de Tchang Kaï-check jusqu’à sa mort en 1975, le pays a connu sa première alternance politique en 2000. Depuis 2016, il est dirigé par le Parti démocrate progressiste, favorable à l’indépendance de l’île, tout en étant soucieux de limiter les tensions avec Pékin. Les études d’opinion montrent que la population est de plus en plus acquise à l’indépendance, notamment les jeunes. Taïwan fait office de modèle de société libérale avancée dans le sud-est asiatique, par exemple en étant le premier pays d’Asie à autoriser le mariage entre personnes de même sexe.
Avec 3,11% de croissance en 2020, Taïwan a été relativement peu impacté par la crise économique grâce à une politique sanitaire saluée dans le monde entier et un plan de soutien à l’économie. Sur fond de rivalité sino-américaine, la compétitivité de son économie a été renforcée comme l’illustre le secteur des semi-conducteurs dont Taïwan est le leader mondial, créant de fortes dépendances mondiales vis-à-vis de son industrie.

Kontildondit ?

François Bujon de l’Estang :
Taïwan est l’une des principales revendications territoriales chinoises, et Pékin se montre intraitable à son propos. C’est un dogme que la Chine fait accepter à beaucoup de ses partenaires, au moyen du Taïwan relations act américain de 1979, par exemple, où figure cette phrase : « Il n’y a qu’une seule Chine et Taïwan fait partie de la Chine ».
C’est paradoxal car Taïwan est en train de fleurir. Le pays a eu la sagesse de se tourner vers la démocratie, car il a longtemps été une dictature militaire, avec le parti Kuomintang. Mais les présidents succédant à Tchang Ching-kuo (le fils de Tchang Kaï-chek) ont eu la sagesse de démocratiser le pays, et Taïwan apparaît à maints égards comme un modèle, la fusion parfaite du génie chinois et du capitalisme à l’américaine. Son succès économique ne se dément pas, l’industrie des semi-conducteurs en est par exemple une vitrine éclatante. Ce côté « premier de la classe » s’est retrouvé jusque dans la lutte contre la Covid.
Tout ceci sous l’ombre écrasante de la Chine de Xi Jinping. D’après vous, quelles sont les chances de survie d’un Taïwan démocratique, libéral et quasi-indépendant ? Dans quelles conditions Taïwan peut-elle espérer continuer à prospérer, et de quelles armes dispose réellement Pékin pour l’amener à résipiscence ? Car les rodomontades sont une chose, mais les actes en sont une autre.

Valérie Niquet :
Avant de vous répondre, j’aimerais préciser deux points qui je l’espère, permettront de mieux comprendre ce qu’est Taïwan.
Tout d’abord, dans l’accord du Taïwan relations act de 1979, les Etats-Unis s’engagent à fournir à Taïwan les moyens de se défendre d’une manière équivalente contre la République populaire de Chine. Cela explique les régulières ventes d’armes américaines à Taïwan. Les autres pays auraient théoriquement le droit de vendre des armes, même si la Chine essaie évidemment de l’empêcher. Mais cet accord reconnaît également que la position chinoise consiste à dire qu’il n’y a qu’une seule Chine. Les interprétations de nombreux experts américains stipulent que les Etats-Unis ne reconnaissent pas la position de Pékin, mais ils prennent en compte que cette position existe.
Il y eut aussi un communiqué fameux en 1992, émanant du Kuomintang et de la République populaire de Chine, reconnaissant qu’il n’y a qu’une seule Chine, sans que celle-ci ne soit clairement délimitée. Par ailleurs, la présidente actuelle, Tsai Ing-wen, extrêmement prudente mais indépendantiste, refuse de reconnaître ce communiqué (qui par ailleurs n’a jamais fait l’objet d’une publication), ce qui irrite régulièrement Pékin.
J’en reviens à vos questions. La plus grande force de Taïwan est d’avoir assuré une transition démocratique qu’on pourrait qualifier de parfaite. Cela a commencé après Tchank Kaï-chek, qui remit le pouvoir à son fils Tchang Ching-kuo. On avait beaucoup craint à l’époque que la dynastie continue, or Tchang Ching-kuo, pourtant formé en URSS, a décidé de démocratiser progressivement, et sans aucune violence, la vie politique de l‘île. Les premières élections du président d’origine taïwanaise (bien que toujours affilié au Kuomintang) Lee Teng-hui ont eu lieu en 1986 avec une assemblée populaire locale. Les premières élections présidentielles au suffrage universel eurent lieu en 1996, ce qui donna d’ailleurs lieu à des manœuvres militaires chinoises dans le détroit de Taïwan, avec des tirs de missile pour tenter de les interdire.
Avant cette démocratisation, la Chine et Taïwan étaient d’accord pour dire qu’il n’y avait qu’une seule Chine, car Mao rêvait de la conquête de Taïwan, tandis que de son côté Tchang Kaï-chek espérait reconquérir le continent. Aujourd’hui, Taïwan fait figure de seule vraie démocratie du monde sinisé. On connaît les problèmes actuels d’Hong-Kong, et même Singapour n’est pas une démocratie aussi exemplaire. C’est en ce sens que Taïwan pose un défi particulier à Pékin, puisque l’argument de la Chine consiste à dire qu’il n’y a pas de valeurs universelles, que la démocratie n’est pas quelque chose de possible en Asie. Or Taïwan ne cesse de prouver le contraire, donnant à la population chinoise un contre-modèle éclatant.
Enfin, je rappellerai qu’il y a eu une République de Taïwan indépendante, en 1895. Tout le monde l’a oublié, car cela ne dura que quelques mois ; le ministre des Affaires Étrangères éduqué en France, prévoyait des élections présidentielles au suffrage universel. C’est un groupe de notables taïwanais qui refusait que la dynastie Qing, mandchoue, ait si facilement cédé Taïwan à l’empire du Japon. C’est ainsi que Taïwan s’est très brièvement constituée en république autonome, devenant la première République d’Asie, avant la période contemporaine.

Lionel Zinsou :
Une chose m’a frappée en arrivant à Taïwan : le rayonnement culturel, et la magnificence du grand musée national. Le soft power taïwanais est également culturel. Économiquement les succès sont éclatants, et technologiquement, Taïwan semble même dépasser la Chine. Pékin est même obligé de faire venir de Taïwan de nombreux ingénieurs. Dans le domaine des semi-conducteurs, la domination est totale : 10 fois la puissance de l’Europe, 4 à 5 fois celle des Etats-Unis. Huawei, le géant chinois, énorme consommateur de semi-conducteurs, est en réalité entièrement dépendant de l’industrie taïwanaise.
Ce soft power taïwanais présente donc différents visages : politique, culturel, technologique. Il est renforcé par ce à quoi nous venons d’assister à Hong Kong, en Thaïlande, ou en Birmanie. Tout les réseaux démocratiques de la région se réfèrent à Taïwan. Mais est-ce que tout cela protège Taïwan, ou bien est-ce que cela l’expose ?

Valérie Niquet :
D’une certaine manière, je pense que c’est davantage une protection. On l’a vu pendant la pandémie, où tout à coup Taïwan est devenu visible et légitime. On le voit au niveau du Parlement européen, ou même en France, puisque certains de nos députés prévoient de se rendre à Taïwan (provoquant évidemment la fureur de Pékin). Il semble que ce véto permanent de la Chine, s’efforçant d’interdire tout contact entre le personnel politique taïwanais et celui des grandes démocraties, commence à s’effriter. On l’a vu également lors des débats à propos de l’OMS. Même s’ils n’ont pas débouché sur une réacceptation de Taïwan en tant qu’observateur, on voit bien que dans les médias ou dans le débat public des grandes démocraties, l’idée que Taïwan soit en permanence exclu est de moins en moins acceptée.
Le soft power est effectivement l’une des grandes forces de Taïwan. Vous évoquiez le musée, je rappelle que lorsque Tchang Kaï-chek est arrivé à Taïwan en 1949, il avait fui la Chine en emportant toutes les collections du palais impérial. C’est donc à Taïwan qu’on peut voir les plus grandes collections accumulées par les différentes dynasties impériales chinoises. Cela entre toutefois un peu en contradiction avec un discours indépendantiste voulant remettre à l’honneur une culture taïwanaise. Les plus extrémistes (très minoritaires cependant), nient même la « sinitude » de Taïwan.
Il est vrai que Taïwan n’était pas du tout chinois jusqu’au XVIIème siècle, la population venait du Pacifique, elle était constituée en tribus souvent très agressives. Par la suite, les Portugais mais surtout les Hollandais s’en sont servis comme base de commerce. Ce sont d’ailleurs les Hollandais qui ont fait venir des Chinois du Sud du continent pour cultiver le riz et mettre en place des cultures à meilleur rendement. Les habitants venus du continent n’ont commencé à peupler Taïwan qu’à partir du XVIIème siècle, et très lentement. Lorsque l’empire mandchou a pris possession de Taïwan, l’empereur a qualifié l’île de « tas de boue inutile au milieu de la mer ». C’est ce qui explique que pour la dynastie mandchoue, céder Taïwan aux Japonais n’était pas le pire dans la défaite qu’ils venaient de subir.
La culture taïwanaise est indéniablement influencée par la culture du sud de la Chine, mais aussi par celle du Japon, qui dirigea l’île de 1895 à 1945. C’est d’ailleurs l’un des rares espaces de colonisation japonaise où les choses se sont plutôt bien passées, bien mieux en tous cas que la conquête par la Chine qui suivit. Il y eut les massacres de la « terreur blanche » en 1947-1948, la dictature de Tchang Kaï-chek qui imposa un contrôle des continentaux sur Taïwan, faisant naître la volonté d’autonomie et d’indépendance.
La force de Taïwan est donc sa démocratie. Sa faiblesse, c’est d’abord sa très grande dépendance économique face à la Chine. On pourrait parler de co-dépendance, mais 30% des exportations taïwanaises et 22% des importations sont aujourd’hui tournées vers la Chine, en dépit des volontés de diversification. Cela montre la très grande imbrication des deux économies. L’économie chinoise a fait ses réformes et s’est développée grâce aux capitaux taïwanais. Quand nous parlions des investissements étrangers en Chine, il faut préciser qu’ils sont en réalité à 80% chinois. Majoritairement hong-kongais pendant très longtemps, mais également taïwanais. Encore aujourd’hui, économiquement, Taïwan sans la Chine n’existe plus. C’est ce qui fait la force du parti Kuomintang, qui joue de cet intérêt des entreprises taïwanaises pour le marché chinois.
La question militaire est une autre fragilité. Du point de vue de l’armement, la Chine serait sans doute en mesure de conquérir Taïwan de force. Cela paraît cependant difficilement envisageable, car on imagine mal les Etats-Unis ne pas intervenir dans un cas pareil. Mais même sans eux, ce ne serait pas une affaire facile. On imagine cependant que les pressions, le chantage aux frappes de missile pourraient fournir la victoire à la Chine avant même d’avoir commencé les combats réels : la population taïwanaise terrifiée serait forcée à la reddition. Mais pour le moment on en est très loin.

Nicolas Baverez :
On a l’impression que la stratégie de la Chine était la récupération de Taïwan par l’intérieur, à travers le Kuomintang ou un certain nombre de patrons à succès, symboles de l’intégration entre Taïwan et la Chine continentale, tels celui de Foxconn qui a essayé de se lancer en politique. Mais pour le moment, cela n’a rien donné. On constate que le discours chinois s’est considérablement durci, et qu’en matière militaire, la prise de contrôle de la Mer de Chine du Sud est un premier pas vers une éventuelle intervention sur Taïwan. A l’inverse, la population de Taïwan est de plus en plus hostile à la Chine, à la fois pour des questions d’indépendance, mais aussi de liberté. Il est paradoxal qu’au moment où la liberté politique recule dans nos démocraties occidentales, en Asie des gens risquent leurs vies pour garder la leur.
L’extraordinaire aventure de Taïwan était fondée, dans le contexte de la mondialisation, sur l’ouverture de la Chine, mais aussi sur le fait que Chine et USA s’étaient alliés au milieu des années 1970 contre l’URSS. Il y avait certes des ambiguïtés, mais quand même un accord fondamental pour geler la situation. Aujourd’hui ces deux modèles sont caduques. Le modèle économique taïwanais nécessite sans doute une réorientation vers le monde occidental. D’autre part le pays est sur la ligne de front dans la nouvelle guerre froide opposant la Chine aux Etats-Unis.

Valérie Niquet :
Les semi-conducteurs sont l’une des conséquences de cette ligne de front. L’entreprise TSMC (Taïwan Semiconductor Manufacturing Company) a un quasi monopole, et va réorienter ses lieux de production vers le Japon ou la Corée du Sud. C’est un grand débat actuel et quadripartite (Etats-Unis, Japon, Taïwan et Australie) : comment créer en Asie de nouvelles chaînes de production et de distribution, pour ces produits absolument stratégiques ? On voit ici la vulnérabilité chinoise. On a coutume de présenter la Chine comme étant à la pointe de l’innovation, en réalité ce n’est pas le cas. La Chine reste un pays qui fabrique, mais pour la technologie de pointe, elle a absolument besoin de certains éléments. Quant à Taïwan, l’île est à la pointe pour ce qui est des fonderies (l’élément de production des semi-conducteurs) et du savoir-faire, en revanche les brevets sont détenus par les Etats-Unis.
C’est ce qui a permis aux Etats-Unis de faire pression sur TSMC, qui était d’abord réticente à abandonner son marché chinois. C’est un jeu très complexe, des réorientations sont en cours, mais globalement, les économies sont encore interdépendantes. Il existe égalent une réorientation vers l’Asie du Sud-Est, même si elle est moindre. Là encore, il s’agit d’être moins dépendant de la Chine.
Pour le moment, les résultats pour Taïwan ne sont pas mauvais : une croissance à 3,11% l’année dernière, supérieure à celle de la Chine (même si Pékin tente d’englober les chiffres pour masquer les succès taïwanais), et prévue à plus de 4% cette année. En dépit des tensions avec la Chine, l’économie taïwanaise se porte bien.
Mais ce qui fait la force de Taïwan, c’est aussi la bêtise du régime chinois. Depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, pour des raisons très complexes, la Chine s’est positionnée très agressivement d’un point de vue idéologique, mais aussi en matière territoriale. Vous avez mentionné la Mer de Chine du Sud, on pourrait aussi évoquer les tensions avec le Japon à propos des îles Senkaku en Mer de Chine Orientale, et les incessantes manœuvres militaires, perpétuelle gesticulation sous le nez de Taïwan. Cela ne veut pas nécessairement dire que cela débouchera sur un conflit, car les militaires chinois sont parfaitement conscients du risque encouru. Une défaite face à Taïwan aurait des conséquences aussi dévastatrices qu’irrémédiables pour Pékin. Mais il est vrai qu’en observant la répression à Hong Kong, les lois très dures qui viennent d’y être adoptées, mettant à bas les accords signés avec le Royaume-Uni, les Taïwanais sont de moins en moins favorables à une éventuelle réunification. Et ce refus est plus politique que culturel.

François Bujon de l’Estang :
La Chine mettait en avant sa formule « un parti, deux systèmes » qu’elle proposait à Taïwan, et qu’elle appliquait soi-disant à Hong Kong. Évidemment, ce qu’elle vient d’y faire ruine ce modèle.
J’aimerais m’attarder sur la dimension militaire du problème. Le face-à-face est très menaçant, et on sait que la Chine a fait un effort considérable pour moderniser son armement, notamment sa marine. En face de cela, Taïwan dispose de cet accord avec les Etats-Unis, qui n’est pas une alliance, mais une simple autorisation pour les Etats-Unis d’aider Taïwan à se défendre en cas d’agression. Il y a une ambiguïté stratégique complète, cultivée aux USA par toutes les administrations successives.
De son côté, Taïwan dispose d’une armée qui, bien que non négligeable, n’est pas à la hauteur de l’enjeu. Taipei a augmenté le budget de la Défense de 10% en 2020. C’est considérable, mais il y a beaucoup à faire. Il faut moderniser l’armement, mettre l’accent sur la défense anti-missiles (qui suppose l’aide américaine). Il y a également un gros effort à faire sur la défense civile pour faire de Taïwan une île-forteresse inexpugnable.
Selon vous, Taïwan aborde-t-il correctement le volet militaire de son problème ? Compte-t-il trop sur les Etats-Unis ?

Valérie Niquet :
Pendant longtemps, il y a eu à Taïwan une forme d’indifférence (d’inconscience, peut-être) face aux menaces militaires chinoises. Il est vrai qu’avant Xi Jinping, ces menaces semblaient plutôt décroître. En dépit des déclarations régulières de Pékin sur le fait qu’un jour Taïwan reviendrait « dans le giron de la mère patrie », une certaine insouciance s’était installée, surtout dans la jeunesse. C’est d’ailleurs un peu comparable à ce qu’on peut observer en Corée du Sud aujourd’hui, face au Nord toujours très menaçant.
Ce sentiment a changé avec l’arrivée de Xi Jinping et l’agressivité renouvelée de la Chine. D’autre part, ces derniers mois, le discours chinois semble avoir changé de ton, sous-entendant que l’on pouvait certes se montrer patient, mais qu’on n’attendrait pas éternellement. De nombreux analystes ont tendance à dire que le temps joue pour la Chine, personnellement j’en doute. Le régime chinois est largement tourné vers le passé, il est à mon avis assez obsolète, en ce qu’il est peu adapté aux transformations que nécessite le monde d’aujourd’hui. Taïwan est au contraire beaucoup plus dynamique. Je ne suis donc pas certaine qu’à l’horizon (même moyen), ce soit le système chinois qui l’emporte. Il semble donc que les Chinois eux-mêmes pensent que le temps n’est pas de leur côté. Le 100ème anniversaire de la République populaire de Chine est pour 2049, et si Taïwan pouvait avoir réintégré la Chine d’ici là, cela arrangerait beaucoup Pékin.
Taïwan a des moyens qui ne sont pas négligeables en matière militaire, et se renforce de ce côté, même s’il fait face à une grande difficulté : il ne peut pas se fournir en dehors des Etats-Unis, ce qui limite considérablement les coopérations possibles. Pour ce qui est du matériel, Taïwan compte donc énormément sur les USA. Taipei réfléchit également à des choses plus controversées, comme par exemple se doter d’une capacité de frappe préventive, et pas seulement d’une défense. C’est un débat que l’on retrouve aussi au Japon : faut-il attendre d’être frappé par les milliers de missiles chinois, ou essayer de détruire les lanceurs ? Tout cela est bien sûr très complexe, car cela déclencherait une chaîne de ripostes, mais la question d’une capacité dissuasive est étudiée.
Taïwan prend sa défense de plus en plus au sérieux. L’ambiguïté stratégique soigneusement entretenue par Washington a aussi pour but de faire douter Pékin. S’il est très peu envisageable (surtout dans la configuration actuelle) de laisser tomber Taïwan en cas d’agression chinoise, il n’en irait pas forcément de même si Taïwan proclamait son indépendance. Si la Chine attaquait Taïwan, je crois que les Etats-Unis seraient forcés d’intervenir, car s’ils ne le faisaient pas, c’est toute la confiance stratégique de ses alliés asiatiques qui s’effondrerait. Celle-ci est déjà entamée au Japon ou en Corée du Sud. Sans les Etats-Unis, la seule alternative pour ces pays serait la dissuasion nucléaire, or personne n’a intérêt à une telle escalade. La Chine prenant possession de Taïwan serait un choc énorme pour les pays voisins, comparable à ce que nous aurions ressenti si l’URSS avait annexé Berlin, par exemple.
La puissance chinoise militaire s’est en effet beaucoup développée ces dernières années, mais le matériel ne fait pas tout. La Chine n’a pas d’expérience du combat, il y a beaucoup de rodomontades, derrière lesquelles se cache une vraie fragilité. Les images sont très impressionnantes : porte-avions flambant neufs, soldats choisis tous de la même taille, etc. La puissance militaire chinoise est une vitrine magnifique, mais sous le feu, c’est une autre histoire, surtout dans les combats d’aujourd’hui, si rapides. Un porte-avions, c’est aussi une cible inratable.
La puissance nucléaire est là cependant. Pour Pékin, il s’agit d’obtenir une situation où les Etats-Unis hésiteraient assez longtemps pour que la situation soit réglée.

Lionel Zinsou :
Vous êtes également spécialiste du Japon, j’aimerais vous entendre sur les interactions entre l’archipel nippon et Taïwan. Est-ce que la situation de Taïwan fait partie de ce qui incite les Japonais à adopter un modèle plus offensif ? Est-ce que les ilôts japonais menacés sont un facteur de rapprochement ? Taïwan pourrait-il envisager demain un accord de relations avec le Japon ? Si oui, Taipei s’en trouverait-il significativement renforcé ? Le débat a l’air d’exister au Japon. Comment interpréter cette impression d’une solidarité croissante entre Taïwan et le Japon ?

Valérie Niquet :
C’est une question très difficile, car elle touche au positionnement complexe du Japon, entre son allié essentiel et principal, les Etats-Unis, et la Chine, partenaire commercial incontournable.
Le Japon fait face à une pression croissante de la part de la Chine, à des manœuvres militaires, et à une présence chinoise de plus en plus en plus constante autour des îlots Senkaku. Il y en a cinq, ils sont minuscules et inhabités, et ils sont en réalité plus proches de Taïwan que des îles principales japonaises. Pour le moment, les relations avec Taïwan se résument à des accords de partage sur des zones de pêche, ce qui n’est pas un sujet de tension majeure.
De toutes manières, s’il devait y avoir un conflit dans le détroit de Taïwan, le Japon y serait engagé, qu’il le veuille ou non, ne serait-ce que d’un point de vue logistique, car c’est au Japon que se trouvent les principales bases militaires américaines en Asie.
Le Japon reste très prudent. Joe Biden a obtenu il y a quelques semaines, lorsqu’il a rencontré le Premier ministre Yoshihide Suga, que le Japon soutienne « la stabilité dans le détroit de Taïwan » (une formulation volontairement prudente). Il y a au sein du PLD (le Parti Libéral Démocrate, actuellement majoritaire au Japon) un groupe très pro-taïwanais, réclamant des relations plus étroites. Mais pour le moment, c’est la volonté de ne pas fâcher Pékin et la prudence qui l’emportent.

Nicolas Baverez :
A la suite de la pandémie, on s’est aperçu que les pays qui ont le mieux résisté sont les démocraties asiatiques. Par ailleurs, à cause de la pression de la Chine, on voit qu’il y a de la part des Etats-Unis l’idée d’organiser une nouvelle grande alliance du monde libre, avec trois piliers : les Etats-Unis dirigeant le tout, l’Europe et l’Asie. Le pilier asiatique, est composé du « Quad », on y trouve les USA, le Japon, l’Inde et l’Australie. Au delà du Japon, vous semble-t-il qu’un tel pilier asiatique est en train de naître ? Taïwan ne peut pas en être membre à part entière pour les raisons diplomatiques que l’on sait, mais l’émergence de ce « club » démocratique ne va-t-il pas créer ou resserrer des liens avec le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, voire l’Inde ?
Quant à la remarquable performance de Taïwan lors de la pandémie, on a eu l’impression que l’espèce de mise au ban imposée par la Chine est en recul. Une chose a notamment choqué, et légitimement : Taïwan s’est trouvé exclu de l’OMS malgré ses excellents résultats contre le coronavirus, alors qu’un statut d’observateur avait été envisagé. Comme l’Europe et les USA ont laissé la Chine faire une OPA sur le système onusien (et en particulier l’OMS), Taïwan s’est trouvé exclu. Mais il semble que le regard sur Taïwan change, et que cette espèce de muraille créée autour de l’île soit en train de se fissurer aujourd’hui.

Valérie Niquet :
Dans les prises de position, cela me paraît tout à fait vrai. On ose désormais soutenir Taïwan, du moins en paroles. Par ailleurs, dans l’opinion publique, dans les médias et chez une grande majorité des experts, l’opinion sur Taïwan est très positive. Encore une fois, la position de Taïwan est renforcée par l’attitude très agressive et provocatrice de Pékin. On a parlé de « diplomatie des loups guerriers », et elle passe évidemment moins bien que la position plus modérée, et plus efficace de Taïwan.
Tout ceci recule, mais se heurte tout de même à quelques obstacles apparemment infranchissables. Tout d’abord, la Chine siège au Conseil de sécurité de l’ONU et dispose d’un droit de véto, par conséquent toute avancée sur la question de la représentation de Taïwan reste bloquée. C’est aussi le cas dans les grandes organisations internationales, puisqu’elles sont une agrégation de tous les États, et que la Chine peut tout à fait s’opposer à toute représentation de Taïwan. Par ailleurs, sans aucun état d’âme, Pékin utilise le chantage. Lorsque le Kuomintang dirigeait Taïwan, le statut d’observateur était accordé à l’OMS. Sitôt que Tsai Ing-Wen a été élue, ce statut a été retiré.
Pour le moment, la reconnaissance de Taïwan n’est pas du tout un sujet, mais on peut se demander : si toutes les grandes démocraties décidaient une double reconnaissance (de la République populaire de Chine et de Taïwan), que ferait Pékin ? Rompre les relations démocratiques avec toutes les grandes puissances démocratiques ? Cela paraît risqué. Est-on vraiment aussi paralysés que ce que Pékin essaie de nous faire croire ? Je m’empresse de rappeler que s’il n’y a pas de double reconnaissance, c’est historiquement la faute de Taïwan, car Tchang Kaï-chek l’avait refusée, persuadé qu’il parviendrait à reconquérir la Chine.
Quant au « pôle asiatique », Taïwan fait partie d’un très important dispositif militaire, cette chaîne d’îles allant du Japon aux Philippines, englobant la Mer de Chine. Si Taïwan tombait, même sans faire officiellement partie du « Quad », la Chine disposerait d’une ouverture directe vers le Pacifique, modifiant considérablement les équilibres stratégiques dans la région. On imagine mal les Etats-Unis laisser faire.

Philippe Meyer :
Qu’en est-il de la France ? Diplomatiquement, stratégiquement, culturellement, économiquement, que faisons-nous ?

Valérie Niquet :
La position de la France à l’égard de Taïwan est celle de l’ensemble des pays européens : nous reconnaissons la République populaire de Chine, il n’y a qu’une seule Chine, et nous n’entretenons donc pas de relations diplomatiques avec Taïwan. En revanche, nous avons des relations « pseudo-diplomatiques » ou « quasi-diplomatiques ».
En termes économiques, il est certain que les relations de Taïwan sont beaucoup plus limitées avec l’Europe qu’elles ne le sont avec les Etats-Unis ou la Chine. En 2019, l’UE était le 4ème partenaire commercial de Taïwan après la Chine, les USA et le Japon, en représentant 10,2% de ses importations et 7,3% de ses exportations. L’Europe est donc en quelque sorte « bénéficiaire » de ses échanges avec Taïwan, ce qui n’est pas le cas avec la Chine.
Je ne pense pas que la France franchisse le pas d’une reconnaissance de Taïwan (et certainement pas seule), mais on a vu une évolution des positions. J’évoquais plus haut la visite de députés français à Taïwan, très sévèrement critiquée par Pékin, mais soutenue par le ministre des Affaires Étrangères. Pendant très longtemps, le pouvoir français était bien plus prudent, et n’aurait certainement pas soutenu publiquement une telle initiative.
L’évolution est là, et l’image internationale de Taïwan est désormais celle d’une démocratie mature, d’un partenaire légitime.

François Bujon de l’Estang :
A propos de cette évolution, je ferai deux remarques.
D’abord, l’isolement diplomatique de Taïwan est très relatif. Certes, le débat sur la reconnaissance prend beaucoup de place, mais c’est davantage une question d’ecole qu’une hypothèse vraiment crédible. En France, la question ne se pose même pas. Cependant, il y a un institut français à Taïwan, et un équivalent taïwanais à Paris. Ce sont des « non-ambassades », dont on plaisante même au Quai d’Orsay : « en avez-vous parlé à notre non-ambassade à Taïwan ? ». J’ai effectué un certain nombre de missions à Taïwan, avec le sentiment qu’elles étaient des missions diplomatiques tout à fait officielles, très bien organisées, etc. Et Taïwan entretient ce type de relation avec tous les grands partenaires, à commencer par les Etats-Unis. À Washington, je voyais régulièrement la « non-ambassadrice » représentante de Taïwan. De facto Taïwan n’est pas isolé.
Ensuite, la Covid a été un tournant, dont Taïwan a incontestablement bénéficié. L’épidémie a projeté une mauvaise image de la Chine populaire, qui est d’une opacité complète (au point qu’elle est même soupçonnée par certains d’avoir créé le virus). A contrario, Taïwan fait figure de bon élève. Ce tournant existe dans l’opinion mondiale, et a entraîné des débats qui bénéficient à Taipei. L’ambiguïté stratégique des Etats-Unis est certes très forte, mais dans les cercles d’experts américains, on débat actuellement pour essayer d’en sortir en étant plus explicites. L’idée d’une déclaration stipulant que Taïwan est un casus belli fait son chemin.

Valérie Niquet :
Vous avez raison, l’épidémie a joué un rôle de révélateur, en fixant les projecteurs sur l’île. L’opinion publique, généralement peu informée du statut de Taïwan, a pris conscience de la situation, contrastant fortement avec ce qui se passait en République populaire de Chine. Il y eut aussi l’épisode selon lequel Taïwan aurait alerté très tôt l’OMS d’une épidémie en Chine continentale, sans que cette alerte ne soit prise en compte, sans doute à cause de pressions chinoises. Il y a aujourd’hui à Taïwan un débat sur les vaccins, mais sur cette question l’Asie n’est pas un modèle, sans doute les Asiatiques se sont-ils sentis trop protégés par le faible nombre de cas.
Sur la scène internationale, la position de Taïwan s’est donc considérablement améliorée. Il n’en reste pas moins qu’il n’y a toujours aucune légitimité officielle pour ce territoire, ce « non-Etat » au statut si particulier, et que la Chine continue ses pressions pour réduire la marge de manœuvre diplomatique, déjà très étroite, dont dispose Taipei. On l’a encore vu récemment avec le Paraguay (un des derniers États reconnaissant Taïwan), où la Chine n’a pas hésité à faire du chantage : des vaccins en échange de l’abandon de Taïwan.
Autre grande question, un peu moins débattue aujourd’hui mais toujours importante : la position du Vatican. Celui-ci continue de reconnaître Taïwan, mais on sait que beaucoup plaident pour un retour vers la Chine, ne serait-ce que pour lutter contre le développement rapide des sectes protestantes, dont les fidèles sont aujourd’hui bien plus nombreux que les catholiques.
Mais on peut imaginer que l’avenir de la Chine soit tout simplement Taïwan. Si la Chine ne parvient pas à passer par ce processus de démocratisation apaisée, les choses peuvent très mal tourner pour la République populaire. L’économie ralentissait déjà avant le début de l’épidémie, il y a de nombreux défis : la démographie, la capacité à innover, l’environnement, etc. La Chine fait face à des impasses qui imposeraient une évolution du système politique, or le modèle politique réussi dans le monde chinois aujourd’hui, c’est Taïwan. On peut imaginer que lors de la succession de Xi Jinping, si les élites chinoises estiment le résultat insatisfaisant, elles pencheront peut-être vers le modèle taïwanais.

Lionel Zinsou :
C’est assez étonnant, car nous sommes entrés dans cette conversation avec vous en se disant « pauvre Taïwan ! Comment vont-ils résister, ont-ils quelques armes ? » et on en sort en constatant que la Chine ne va pas si bien que cela ! C’est revigorant.
Pour aller dans ce sens, il y a en matière de financement une capacité de Taïwan d’être encore plus influent. On le voit avec les projets d’investissements au Japon ou en Arizona des grandes entreprises. 80% du décollage chinois des années 1980 est dû à des capitaux chinois : Malaisie, Singapour, Hong Kong, mais surtout Taïwan. Ils peuvent parfaitement se redéployer. Il y a des réserves de change considérables, et de liquidités dans le secteur privé.
A un moment où le modèle chinois montre des faiblesses (démographiquement le problème est énorme, mais on pourrait aussi évoquer la reprise de la pollution), Taïwan dispose peut-être également de quelques atouts financiers pour se protéger.

Valérie Niquet :
Vous avez raison, je mettrai cependant un bémol : pour beaucoup d’investisseurs taïwanais, investir en Chine est bien plus « pratique » qu’ailleurs. Je ne sais pas si le mot convient exactement, mais il existe une communauté, des infrastructures, des habitudes qui ont maintenant 30 ans. Par conséquent le redéploiement reste assez difficile. La Chine est encore un pôle incontournable de la croissance en Asie.

Les brèves