Thématique : avec Thierry Breton, Commissaire européen / n°189 / 18 avril 2021

Introduction

Philippe Meyer :
  Thierry Breton, vous avez été entrepreneur, et vous avez notamment réussi un redressement spectaculaire de Thomson, vous avez été ministre de l’économie et des finances, et vous avez axé votre politique sur la modernisation de l’économie, sur la réduction de la dette et sur la valorisation du patrimoine immatériel. Depuis novembre 2019 vous êtes commissaire européen chargé de la politique industrielle, du marché intérieur, du numérique, de la défense et de l'espace.
Au cours des douze derniers mois, c’est l’industrie pharmaceutique qui a occupé le devant de la scène. Si les laboratoires ont réussi à développer très rapidement des vaccins, l’outil industriel n’a pas suivi. « La science a dépassé l'industrie » a déclaré la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, devant le Parlement européen, le 10 février dernier.
Autre souci : en juin 2020, pour garantir l’approvisionnement et faciliter le déploiement des vaccins, la Commission et les États membres ont adopté une approche européenne commune. 2,3 milliards de doses de vaccins ont été commandées à six fournisseurs différents (Pfizer-BioNtech, Moderna, AstraZeneca, Curevac, Janssen, Sanofi). Pour le moment, quatre d’entre eux ont obtenu l’autorisation de mise sur le marché, délivrée par l’Agence européenne des médicaments. Confrontés début 2021 à une troisième vague épidémique aggravée par des variants plus contagieux et plus mortels, et à des retards de livraison des vaccins commandés par l’UE, certains Etats membres ont rompu les rangs et se sont tournés vers Moscou. La chancelière allemande Angela Merkel a déclaré le 19 mars : « En ce qui concerne le vaccin russe, je suis d'avis que tout vaccin autorisé par l'Agence européenne du médicament devrait être utilisé dans l’UE ». Mais « si celle-ci n'intervenait pas alors l'Allemagne devrait agir pour elle-même et c'est ce que nous ferions ». Le Premier ministre italien, Mario Draghi, a tenu un discours semblable alors que la péninsule pourrait produire le vaccin russe dès juillet. Vous avez répliqué récemment que l’Union aura, d’ici mi-juillet, la capacité de fournir aux États de quoi administrer une double dose de vaccin pour au moins 70% de leur population d’ici mi-juillet.
Dans ce contexte de pandémie, Bruxelles a revu à la baisse ses prévisions de croissance pour 2021passées de 4,2% à 3,8%, En 2020, son économie s'était contractée de 6,8%. En outre, neuf mois après son adoption, seuls 16 des 27 pays membres de l’Union ont ratifié le plan de relance européen.
Avec la Turquie, le récent pataquès protocolaire surnommé sofagate n’a pas montré une parfaite harmonie entre la Présidente de la Commission et celui du Conseil alors qu’ils venaient discuter avec le président Erdogan de l'accord entre son pays et l’Union, de la question de l'union douanière et des visas, ou encore de cette conférence sur la Méditerranée orientale tant voulue le chef de l’État turc.
Dans le ciel, plus précisément dans l’espace, l’Europe fait preuve de davantage d’unité. Elle pilote trois programmes :
Govsatcom doit permettre les communications gouvernementales par satellite dès 2020 et garantir la sécurité des services de communication aux organisations et aux opérateurs jugés stratégiques pour l'UE.
Galileo, système de positionnement par satellites (radionavigation).
Copernicus, système d'observation de la terre très important pour l'étude du changement climatique et dont on a pu écrire qu’il « confère à l'Europe un réel pouvoir de persuasion dans les relations internationales, comme en témoigne la couverture des incendies qui ont ravagé la Sibérie et l'Amazonie au cours de l'été 2019 ».
En réunissant l’industrie de défense et l’industrie spatiale dans une même Direction Générale, l’Union européenne a d’ailleurs pris acte de la dimension stratégique du secteur spatial.

Kontildondit ?

Nicole Gnesotto :
Monsieur le commissaire, dans cette crise, on a l’impression que l’Union Européenne est capable du pire comme du meilleur. Le meilleur a sans doute été le plan de relance décidé l’été dernier, ou la décision d’acheter collectivement les vaccins. Quant au pire, ce sont les batailles de chiffonniers entre les Etats membres, et les difficultés dans la distribution des vaccins. Mais au delà de la gestion immédiate des crises, on peut déjà tirer quelques leçons de la performance relative de la Commission Européenne.
J’aimerais vous interroger non pas sur la politique, mais sur la méthode, et même sur la culture de la Commission. Il me semble que dans la crise actuelle, nous payons l’interdiction (faite par les Etats membres il y a 70 ans) pour la Commission de penser en termes politiques. On l’a confinée dans des compétences économiques et commerciales, si bien que c’est sur le mode commercial qu’elle a réagi, c’est à dire en négociant sur un temps long, en cherchant le compromis et le meilleur prix, d’où un retard sur la commande qui lui est beaucoup reproché (4 mois pour les vaccins Pfizer/BioNtech) et l’exaspération de certains Etats membres tentés par le chacun pour soi.
Comment faire en sorte que la Commission intègre dans ses pratiques commerciales des considérations politiques, voire géopolitiques, qui semblent fondamentales ? La Commission aurait dû acheter les vaccins, non comme des cacahuètes, mais avec l’urgence politique qu’exigeait la situation.

Thierry Breton :
D’abord merci de me permettre de m’exprimer sur ces sujets. Je ne partage pas votre analyse, mais je l’entends souvent, c’est donc pour moi l’occasion de corriger quelques points, et de faire entendre une musique un peu différente.
Cette analyse, si elle traduit une impatience tout à fait légitime de nos concitoyens européens, n’est pas vraie pour autant. D’autant qu’il s’y ajoute souvent des comparaisons pas forcément équitables, j’irai même jusqu’à dire qu’il y a une espèce de terrorisme de la comparaison, qui n’a je crois pas grand sens.
Voici comment je vois les choses. Tout d’abord, c’est en marchant qu’on apprend à marcher. Nous apprenons, et nous le faisons très vite, parce que les circonstances l’exigent. Non, l’Europe n’a pas négocié et acheté les vaccins comme des cacahuètes. Dès le mois de juin 2020, nous nous sommes réunis pour essayer de voir quel type de vaccins nous pourrions choisir. Et je puis vous dire que ce n’était pas une mince affaire à ce moment là, où tout le monde disait qu’il faudrait entre 5 et 10 ans avant d’avoir un vaccin efficace. Nous avons eu 105 demandes, les avons beaucoup étudiées, avons délibéré, et sélectionné 6 grands laboratoires. C’était d’ailleurs intéressant car il ne s’agissait pas de grands groupes (à part un ou deux dont Sanofi), mais de centres académiques et d’entreprises biotech.
Évidemment, nous savions qu’une stratégie vaccinale exigerait une industrialisation massive, nous avons donc demandé à ces biotech de s’associer avec des industriels pour pouvoir produire et livrer leurs vaccins le moment venu. Nous nous sommes positionnés sur des vaccins Oxford avant les Britanniques. Il convient d’ailleurs de noter qu’Oxford était d’abord associé à Merck avant de changer son fusil d’épaule, à la demande du gouvernement britannique, et de travailler avec AstraZeneca. Il est vrai que Pfizer a signé avec les USA quelques semaines avant de le faire avec l’Europe. J’aimerais aussi tordre le cou à cette rumeur selon laquelle nous avons tardé pour avoir un bon prix, ou que les premiers à avoir signé ont été les premiers servis. Il est vrai que nous sommes dans un monde consumériste, et qu’on a l’impression quand on achète quelque chose qu’on sera livré aussi vite qu’avec Amazon. Or il n’en va pas de même avec des vaccins.
C’est la deuxième phase dans laquelle nous entrons : le processus industriel. Il y eut donc d’abord les commandes, puis l’excellente surprise que des vaccins efficaces aient été mis au point dès la fin novembre, et approuvés par les autorités de santé. Je rappelle qu’entre décembre et janvier, l’Agence Européenne du Médicament approuve trois vaccins : Pfizer, Moderna et AstraZeneca. Il s’agit ensuite de les fabriquer. Après l’exploit scientifique, il s’agit d’accomplir un exploit industriel. J’en profite pour signaler que l’exploit scientifique est largement européen : BioNtech, Janssen, CureVac, ou Oxford, ces quatre vaccins ont été développés en Europe et avec des fonds européens. C’est de la recherche européenne, accélérée par la BARDA américaine (Biomédical Advanced Research and Development Authority, un bureau du département de la Santé consacré à la lutte contre les menaces d’ordre biologique). Cette coopération entre l’UE et les USA a permis d’avoir ces vaccins.
Quant au défi industriel, il est immense. Il faut augmenter très rapidement la capacité de production, notamment en Europe. D’ordinaire, il faut environ 4 à 5 ans pour créer une entreprise de vaccins ex nihilo. Pour réorienter des chaînes de production déjà existantes (la stratégie que nous avons adoptée), il faut normalement entre 18 et 24 mois. Ici, tout va se faire en moins de dix mois, voire six pour certaines entreprises.
Dès lors, pourquoi a-t-on ce sentiment, exprimé par Nicole Gnesotto ? Parce qu’en signant ces accords, l’UE signe avec ces laboratoires. AstraZeneca devait fournir 120 millions de doses au premier trimestre et 180 au deuxième. Or il se trouve que seulement 30 millions de doses seront livrées au premier trimestre. Et c’est là que commencent les comparaisons.
On va par exemple prendre l’exemple d’Israël et du Royaume-Uni. Israël est certes un grand pays, mais enfin c’est 9 millions d’habitants. L’Etat hébreu a fourni les données de santé de ses citoyens (anonymisées) à Pfizer, en échange de sept millions de vaccins. Ce n’est pas un chiffre considérable, si on le compare aux 446 millions d’Européens. Les données fournies par Israël seront utiles, elles vont permettre de documenter la qualité et la réceptivité du vaccin. Quant au Royaume-Uni, AstraZeneca y livre 70% de ses doses, et seulement 30% en Europe.
Quand je compare ensuite la montée en puissance des deux grandes plateformes industrielles mondiales qui vont régler cette pandémie, c’est à dire les Etas-Unis et l’Europe, nous montons à peu près exactement aux mêmes niveaux de production : 14 millions de doses en janvier, 28 millions en février, 64 millions en mars, 120 millions en avril et 150 millions en mai. Les Etats-Unis, à la suite d’un executive order ont choisi de ne pas exporter de doses tant que l’immunité collective ne sera pas atteinte sur leur territoire. L’Union Européenne a choisi de garder 60% des doses fabriquées en Europe et distribuera les autres 40% aux pays avec lesquels nous avons les relations les plus étroites. Il s’agit principalement du Royaume-Uni, mais aussi des pays de l’OTAN, du Mexique, de l’Arabie Saoudite, du Japon, etc.
J’ai été nommé à la tête de la Task Force européenne sur les vaccins le 5 février dernier. J’ai tout de suite commencé à étudier de près cet aspect industriel, en visitant les usines, en essayant de comprendre les problèmes et de repérer les améliorations possibles. J’ai aussi demandé à avoir des outils. Et je puis vous assurer qu’ils sont politiques. C’est ainsi que depuis début février, je donne ou non mon autorisation si des doses doivent quitter l’Europe. Mais cela ne suffit pas, on m’a aussi donné un second instrument, plus géopolitique cette fois. Il s’appuie sur trois principes. La réciprocité d’abord : on ne livre des doses qu’à des pays qui ont tenu leurs engagements envers l’Europe. Deuxièmement, on n’autorise les exportations que dans les pays où la situation épidémiologique est peu près comparable à la nôtre. Et troisièmement, et c’est une évolution très significative, puisque l’on connaît désormais parfaitement les 53 usines qui contribuent à la fabrication des vaccins, nous avons pu inverser le rapport de forces avec l’ensemble des fournisseurs. Désormais, c’est nous qui leur disons « voilà ce que nous attendons pour les prochaines semaines ». Si les termes des contrats sont respectés, les exportations sont autorisées, dans le cas contraire elles sont reportées.
Voilà comment les choses se sont passées. Et tout ceci en cinq mois.

David Djaïz :
Vous êtes convaincant sur les vaccins, car je partageais le même scepticisme que Nicole. J’aimerais pour ma part vous interroger sur la transition écologique et l’industrie. A n’en pas douter, les années 2020 vont être le théâtre de grandes mutations économiques, qui seront en partie placées sous le signe de la transition écologique. Le président Xi Jinping annoncé l’automne dernier que la Chine visait la neutralité carbone pour 2060. Cela aura évidemment des conséquences sur la politique industrielle chinoise, dont on voit déjà le début dans le 14ème plan. De son côté, le président Biden investit massivement dans les infrastructures et l’innovation.
Sur la transition écologique, l’Europe a longtemps été la première de la classe en se fixant des objectifs ambitieux. Ne risque-t-elle pas désormais de se retrouver en queue de peloton ? Sur le plan de la technologie et de la réindustrialisation verte, elle est en décrochage.
A quelle échelle faut-il penser la réindustiralisation ? On voit qu’il y a des plans un peu dans tous les sens, au niveau national ou européen, sur le quantique, l’aéronautique, l’aérospatial, la défense, les semi-conducteurs ... Cette désorganisation des dépenses ne risque-t-elle pas de nous faire rater le coche technologique ?

Thierry Breton :
C’est précisément pour répondre à ces questions que j’ai présenté une véritable stratégie industrielle dès ma prise de fonctions. C’était le 11 mars 2020, le jour où la pandémie a été déclarée par l’OMS.
Il y a trois axes dans cette stratégie industrielle :
- la mise en mouvement de l’objectif zéro carbone pour 2050
- une accélération de la transition numérique
- l’étude de nos chaînes de valeur, pour repérer les points faibles et ainsi gagner en autonomie.
C’était il y a un an. L’administration Trump n’était pas emballée, les Chinois ont couru après l’objectif de neutralité carbone (au passage, la leur nécessitera un développement massif du nucléaire). Et puis la crise est arrivée. A la fin du mois d’avril, je présenterai quelques aménagements de cette stratégie industrielle, même si les axes ont été prévus pour le long terme. Il y a d’abord eu le plan de relance de 750 milliards, et nous espérons pouvoir commencer à distribuer la somme dès la fin juin. Sur ces 750 milliards, 37% sont exclusivement consacrés à la décarbonation, avec toutes les conséquences que cela implique pour l’industrie automobile, l’industrie chimique ... Ce sont des sommes tout à fait considérables, qui vont nous donner les moyens de nos ambitions.
Pour autant, disposons-nous des outils nécessaires ? Je crois que oui : ces outils s’appellent des Projets Importants d’Intérêt Européen Commun (PIIEC) ; ils permettent à la fois d’avoir des financements publics, de la part des Etats membres, associés à des fonds privés, et sans distorsion de concurrence (un sujet ô combien important pour l’UE). Cela fonctionne plutôt bien, on l’a vu avec les batteries. J’en pousse un autre sur les semi-conducteurs, il y en a un sur l’hydrogène, on en prévoit un autre sur les clouds industriels, et un sur les lanceurs spatiaux. On les limite, et c’est tout l’intérêt de la stratégie industrielle, car cela nous permet de focaliser nos efforts, de nous fixer des priorités, tout en réunissant tous les acteurs autour de la table.
L’un de mes premiers patrons, René Monory, qui fut aussi mon mentor en politique, disait toujours : « c’est celui qui paye qui est le patron ». Je n’ai jamais oublié cette leçon. C’est la première fois que la Commission paye. Et massivement. C’est pourquoi j’ai bien l’intention qu’elle soit, sinon le patron, au moins l’un des principaux patrons.
En ce qui concerne les industries vertes, là aussi il y a énormément de projets et des fonds non négligeables. Nous avons me semble-t-il des instruments pour aller de l’avant. J’ai enseigné la gouvernance dans une université américaine, et je disais à mes étudiants que lorsqu’on est en situation de leadership et qu’il faut aligner de multiples vecteurs, je n’ai trouvé qu’une solution : aller plus vite que les autres. Quand tout le monde vous court après, tout le monde va dans le même sens.

Jean-Louis Bourlanges :
Je reviens sur la première analyse de Nicole Gnesotto, avec laquelle je suis à la fois d’accord et pas d’accord. Il me semble qu’elle a eu tort d’attribuer une défaillance géopolitique de l’Europe, que nous constatons depuis toujours, à la politique vaccinale. Je pense que les problèmes ont été d’un autre ordre dans ce domaine.
En revanche je pense qu’elle a raison de dire que depuis sa naissance, avec le traité de Paris de 1951 instituant la CECA (Communauté Européenne du Charbon et de l‘Acier), l’Union Européenne a eu beaucoup de mal à se situer dans une logique de puissance. Son logiciel était plutôt celui de la réconciliation et de la paix intérieure, des valeurs plutôt que de la défense des intérêts, d’exemplarité plutôt que de réciprocité. Je schématise, mais cette dimension un peu « onusienne » pèse depuis longtemps. Et récemment je constate qu’une vraie mutation est en cours. Vous y tenez une grande place, on le voit à l’étendue de votre portefeuille. En réalité, je pense que vous partagez vous aussi ce diagnostic, même si vous ne le trouvez pas pertinent sur les vaccins.
Pourquoi, en termes de puissance, nous autres européens avons tant décroché ces 25 dernières années ? Que s’est-il passé ? Qu’est-ce qui est imputable à l’Union Européenne, qu’est-ce qui est imputable aux sociétés européennes, qu’est-ce qui est imputable aux Etats ? Pourquoi notre communauté scientifique a-t-elle été si peu réactive ? S’agit-il d’un problème de financement ? Les GAFAM nous ont laissé sur place pendant 20 ans.
Notre situation me fait penser à celle des Prussiens de 1806. Après la défaite d’Iéna, de nombreux Prussiens (Hardenberg, Humboldt, Clausewitz ...) ont pris en main le destin de la Prusse, ont décidé de tirer toutes les conséquences des modernités apportées par la Révolution Française, et ont fait de leur pays une très grande puissance en quelques décennies à peine. Il me semble que nous en sommes à peu près là : nous avons beaucoup perdu ces 20 dernières années, comment pouvons-nous à votre avis redresser les choses ?

Thierry Breton :
Il y a trois points dans votre propos, me semble-t-il.
La Commission Européenne est une institution politique. En tant que telle, le pouvoir y est exercé par ceux qui ont été désignés, nommés, cooptés, ou votés par le Parlement européen. C’est mon cas, et vous êtes bien placés pour savoir que ce n’est pas nécessairement un parcours de santé.
En exerçant mes fonctions, qui je le répète sont politiques, je me suis vite aperçu que pour avancer, il fallait en permanence veiller à ce que tous ceux qui ont -légitimement- quelque chose à dire sur ce que vous faites soient constamment rassurés ou remis dans le droit chemin quand ils s’égarent un peu. Il faut en permanence expliquer, et c’est ce que je m’efforce de faire avec la politique vaccinale depuis le 5 février.
Vous l’avez rappelé, un certain nombre d’Etats ont été tentés de faire cavalier seul et de se procurer des vaccins Sputnik. Après tout, c’est compréhensible, les doses commandées tardaient à arriver, et le vaccin russe était présenté comme disponible. Au passage, je rappelle que ce vaccin est particulier : la première dose est différente de la deuxième, sa production est donc deux fois plus compliquée que les autres, et aujourd’hui les Russes sont en train de courir après toutes les usines européennes pour le produire. Il n’en demeure pas moins que des choses sont promises ici ou là. Quand j’ai vu que M. Orbán avait commandé pour la Hongrie 500 000 doses de Sputnik, je suis allé le voir, nous avons parlé pendant une heure et demie, et j’ai fait une conférence de presse à la suite de cela. Je me suis également entretenu avec le chancelier Kurz, qui revenait d’un voyage en Israël avec Mette Frederiksen, la Première ministre danoise, pour qu’ils m’expliquent ce qu’ils étaient allés y faire. « Pas grand-chose », m’a-t-il dit. J’ai donc fait une autre conférence de presse avec lui, pour dire qu’il m’avait dit que ce n’était pas grand chose. Voilà comment on réaligne les vecteurs. Je continue en permanence ce travail, il n’est pas impossible que j’aille faire un tour en Bavière bientôt, par exemple.
Nous avons aujourd’hui un portefeuille de vaccins considérable, et des usines parmi les plus puissantes au monde. Nous n’avons pas besoin d’autres vaccins, même si cela ne veut pas dire qu’ils ne sont pas bons. Outre l’approche parlementaire et industrielle, il y a aussi celle des Etats, et elle doit être menée par le dialogue, en allant voir les gens, pour maintenir une cohésion et avancer ensemble. Voilà pour le premier point.
Le deuxième point concerne cette ambiguïté politique de l’Union : les Etats veulent un pouvoir exécutif, à condition qu’il ne soit pas vraiment puissant et ne leur porte pas ombrage. Il nous faut trouver notre chemin là-dedans, c’est ainsi, et j’en suis tout à fait conscient. Nous ne sommes pas naïfs là-dessus, et composons avec la situation telle qu’elle est.
Par exemple nous discutons avec mon collègue Paolo Gentiloni, le commissaire en charge de l’économie, et dès avril 2020, nous tombons d’accord sur le fait qu’il faut absolument que tous les Etats membres s’endettent au même niveau pour sortir de cette crise, sans quoi nous allions créer une énorme distorsion dans le marché intérieur, conduisant à une fragmentation, voire une explosion de l’Union. Nous disons donc : « il faut que la Commission s’endette ». Évidemment, succès d’estime : zéro. C’est pourquoi M. Gentiloni et moi écrivons une tribune qui a provoqué quelques remous (car nous n’avions demandé à personne), mais a aussi fait avancer les choses. Il faut donc s’efforcer de bouger et de prendre des risques, dans le cadre de prudence inhérent à la construction européenne. L’Europe avance par petits pas, mais au moins, elle ne revient pas en arrière, quand un pas est fait, l’avancée est acquise.
Troisième point : le sentiment d’un décrochage européen. Je le comprends, et même le partage dans certains domaines. Il me semble qu’après l’arrivée de nos amis britanniques, l’Europe, qui avait commencé à élargir son champ de compétences, notamment en ce qui concerne les règles de concurrence et de commerce extérieur, ont adopté une politique extraordinairement libérale et anglo-saxonne, en sacralisant le consommateur. A mon arrivée, j’ai osé dire : « et si nous mettions l’industrie au même niveau que le consommateur ? ». Je m’efforce de le faire, car derrière l’industrie, il y a des entreprises et des emplois, et il s’agit de les préserver. Enfin, la régulation de l’espace numérique, qui passe par le DSA (Digital Services Act) et le DMA (Digital Markets Act), actuellement en discussion au Parlement et au Conseil, va nous permettre de mieux organiser notre espace informationnel, mais aussi de reprendre la main dans la deuxième vague d’évolution des données, qui concernera les données industrielles, et sera beaucoup plus importante que celle des données personnelles, qui a mené à la création des GAFAM. C’est dans ce domaine que je m’efforce de repositionner l‘Europe.

Nicole Gnesotto :
J’aimerais vous interroger à propos de la souveraineté européenne. La crise pandémique a mis cette notion en avant, et pas seulement sur les questions de santé. Les Etats membres se sont rendus compte du danger que représentait l’interdépendance sur le plan politique, et ces questions de souveraineté ont pris un poids considérable pour l’avenir de l’Union. Dans le portefeuille dont vous avez la charge, il y a au moins trois domaines dans lesquels la souveraineté européenne n’est pas acquise : le numérique, le spatial et la défense. En outre, la coopération entre Etats est parfois conflictuelle à leur propos, au moins s’agissant de la défense.
De ces trois domaines, quel est à votre avis celui où nous avons les meilleurs chances de bâtir le plus tôt une souveraineté européenne ?

Thierry Breton :
Je suis assez mal à l’aise avec le concept de souveraineté, car le mot lui-même est un peu polymorphe, et on a souvent tendance à y mettre ce que l’on veut. Plus je voyage et discute en Europe, plus je m’aperçois que chacun en a sa propre définition. Et derrière celle-ci, on trouve associé l’image de soi, l’Histoire, les craintes, les fantasmes ... C’est pourquoi je m’en méfie. Aussi, chaque fois que je l’emploie, je veille à l’accrocher à un autre mot, selon mon interlocuteur, pour m’assurer qu’on parle bien de la même chose ; là encore, pour s’assurer que nous allons dans le même sens. C’est pourquoi je parlerai plus volontiers d’autonomie.
Si l’on regarde les choses qui vont qualifier cette nécessité d’autonomie, il y a d’abord la relation très conflictuelle entre les Etats-Unis et la Chine, qui marquera à n’en pas douter les prochaines décennies. Or, nous sommes au milieu, et nous avons des relations et des partenariats avec les USA. Un peu aussi avec la Chine, mais enfin nous sommes clairement des alliés des Etats-Unis, tandis que la Chine était décrite par la précédente Commission comme « un rival systémique ». Voilà où nous en sommes, et cela ne va pas s’améliorer.
Dans les domaines dont je m’occupe, il s’agit de faire en sorte d’avoir des points sur lesquels nous sommes incontournables, et autonomes. Il nous faut reprendre une autonomie pour avancer, ou pour conclure des partenariats. Car tout partenariat est un rapport de forces, et l’Europe doit apprendre à gérer ces rapports de force. Ce n’est pas simple dans le contexte actuel, et je me focalise sur les points où nous pouvons retrouver une position incontestable. Vous avez cité le numérique, à l’intérieur duquel figurent les clouds industriels. Il s’agit des réseaux 5G, des objets connectés (« IoT », pour Internet of Things, l’internet des objets), qui vont révolutionner l’ensemble des processus industriels et générer des quantités massives de données industrielles. L’Europe est encore aujourd’hui le premier continent industriel de la planète, et le plus innovant. Il faut donc se mettre en position de capter et traiter correctement ces données.
Les semi-conducteurs sont un autre sujet essentiel. Nous étions très bin positionnés il y a 20 ans, beaucoup moins maintenant, car nous sommes passés à des logiques plus anglo-saxonnes là aussi (les « entreprises sans usines » et autres concepts douteux). Il s’agit désormais de corriger le tir, grâce aux PIIEC et au fonds de relance. Je pousse énormément pour cette reconquête industrielle des semi-conducteurs, qui vont devenir un enjeu absolument majeur.
Nous sommes la deuxième puissance spatiale mondiale. La France a une longue histoire dans ce secteur, et à présent l’Allemagne s’y met, avec des mini-lanceurs. Concernant la défense, c’est la première fois qu’elle devient, au niveau industriel, l’une des prérogatives de l’Union, à travers le fonds européen de défense, que j’ai poussé avant même d’imaginer que j’en aurais un jour la charge. Nous disposons d’environ 8 milliards d’euros, ils doivent permettre de lever 30 à 40 milliards, qui seront consacrés à la recherche et à l’investissement. C’est un montant tout à fait considérable.
Là encore, ma stratégie est assez simple. Il n’agit de ne pas trop se disperser ; il y a quelques domaines importants, comme les drones, la cybersécurité ou le quantique. Nous lançons en ce moment des appels à candidature. Je souhaite qu’un nombre important d’Etats membres répondent présent. Je m’efforce que chacun des pays membres me propose quelques entreprises, même des petites, qui pourraient participer à cet effort commun. Pour que chacun commence à créer un affectio societatis européen au sujet des industries de défense. Cela prendra des années, et même sans doute des décennies, mais cela me paraît indispensable.
Pour créer l’équipe qui me permet d’animer tout cela, j’ai demandé à ce que chaque pays me détache un ou une ingénieur de l’armement, pour porter ces projets : les suivre, les négocier les mettre à l’épreuve. Je m’efforce de créer cette dynamique, pour que chacun se sente concerné. Je plaide pour la fin de la naïveté. Fort du petit succès que nous avons eu avec Paolo Gentiloni avec notre tribune sur la nécessité pour l’Europe de s’endetter, j’ai vu que c’était un exercice qui avait ses chances. C’est pourquoi je l’ai aussi proposé à mon ami Josep Borrell sur la fin de la naïveté. Pour chacun de mes autres domaines, je demande à un commissaire européen légitime sur le point en question d’écrire une vision en commun. Cela permet là encore un alignement. Interne à la Commission, cette fois.

David Djaïz :
Pas besoin d’être grand clerc pour voir que la façon dont nous sortirons de cette énorme crise déterminera le jugement que les peuples porteront sur leurs gouvernements, ainsi que sur les institutions européennes. L’Europe joue gros dans cette affaire, et ce travail que vous menez de politisation et d’inflexion sur les vaccins est capital. A vous écouter, on sent bien qu’il y a une nécessité de passer d’une Europe très juridique, fief de juges et de technocrates, à une Europe-puissance, qui fait et produit des choses, et se soucie (entre autres) de l’industrie.
Comment est-ce qu’on pivote vraiment ? On a compris ce qu’est la « méthode Breton », un réalignement constant et méticuleux de chacune des parties prenantes, au coup par coup. N’y a-t-il pas aussi une réflexion sur un éventuel « Big Bang » d’après crise ? En France, on adore les grandes conventions et les changements de traités ... J’ai bien conscience qu’il est un peu incongru de vous demander cela alors même que vous êtes en plein milieu du gué, avec de l’eau jusqu’aux genoux, mais je pense que c’est dès maintenant qu’il faut se poser ces questions.

Thierry Breton :
Vous avez parfaitement raison. Au mois d’août dernier, pendant les trois semaines où la Commission s’est arrêtée, j’ai dit à mes collaborateurs : « on s’arrête, et on va s’efforcer d’écrire, toutes les semaines, un article sur les leçons de la crise ». Il s’agissait de prendre un peu de recul, d’examiner ce qui se passait et ce qu’il fallait changer, et comment anticiper les crises à venir. Dans le fond, l’Europe aime les crises, car c’est là qu’elle peut se remettre en question. Ce travail de publication nous a permis de nous engager, ce qui est toujours sain, et d’être transparents. Vous appelez cela un peu facétieusement « la méthode Breton », mais il ne s’agit pas de moi ; il s’agit tout simplement de faire de la politique. C’est à dire qu’il faut avoir une vision, puis l’expliquer, puis il faut mettre les uns et les autres en mouvement, en faisant en sorte que chacun y trouve sa place. C’est ce que je m’efforce de faire.
L’avons-nous fait suffisamment ? Je suis mal placé pour répondre à cela, mais ce dont je suis certain, c’est que dans quelque institution que ce soit, dès lors qu’on a de vrais talents disponibles et que l’autorité politique ne joue pas son rôle comme elle le devrait (à cause de trop de compromis), c’est là que la technostructure entre en jeu. Et c’est peut-être un peu ce qui s’est passé lors des dernières décennies.
Je vais conclure par une anecdote personnelle à ce sujet. Je n’avais jamais imaginé que je serais un jour commissaire européen, cela s’est décidé dans ma cuisine un soir d’octobre, lors d’un dîner avec mon épouse. Le lendemain, j’étais proposé, et c’est là que le parcours du combattant a commencé. Jean-Louis Bourlanges le sait mieux que personne, la procédure pour accepter un commissaire est une espèce de course d’obstacles. Il fallait donc que le Parlement m’accepte. J’arrive à Bruxelles, et tout de suite, on me dit qu’on va me « prendre en main » : me faire réciter, me coacher, me préparer. Etonné, je demande qui sont ceux qui vont décider pour moi. « Les députés » me répond-on. Pour moi il était hors de question de subir un « entraînement » en interne. Je suis donc allé voir les députés un par un, c’est comme cela que je me suis préparé.
Et le jour de mon audition, je prends un ascenseur et j’y rencontre un directeur que je ne connaissais pas, français. Il me dit : « Ah monsieur le commissaire ! Vous allez faire votre audition ? J’imagine que les directions vous ont entièrement préparé. Vous savez, moi, des commissaires, j’en ai fait dix ».
Je n’étais pas l’un d’eux.

Jean-Louis Bourlanges :
Thierry Breton sait peut-être que c’est moi qui suis l’auteur de son supplice, puisque j’ai fait voter cette procédure à l’époque de la Commission Barroso. Avant elle, une commission examinatrice se contentait d’envoyer une petite lettre sans aucune portée politique au président du Parlement, en disant « il est très bien sur ceci, un peu moins sur cela ». La nouvelle procédure, terrible pour les commissaires recalés comme Mme Goulard, est beaucoup plus légitimante pour ceux qui sont admis. J’ai suivi de très près votre investiture, et il est vrai qu’elle n’avait rien d’une promenade de santé. Mais c’est une procédure authentiquement politique, digne de celle observée au Congrès des Etats-Unis, dans des circonstances assez voisines.

Thierry Breton :
Cela n’avait rien d’un supplice. J’ai d’ailleurs conclu mon audition, qui a duré près de trois heures, en disant, très sincèrement, que même s’ils votaient contre moi, je repartirais fort d’une expérience humaine inoubliable. Voir tous les députés un par un lors de la semaine de préparation était très intense et extrêmement enrichissant.

Jean-Louis Bourlanges :
En tous cas la procédure est désormais politique. La Commission Européenne a été conçue par Jean Monnet pour être éloignée de la politique, et c’est devenu une institution assumant pleinement ses responsabilités politiques, devant deux chambres, l’une représentant les Etats (le Conseil européen) et une autre représentant les citoyens (le Parlement européen). C’est un système imparfait, mais auquel on ne saurait reprocher de ne pas être démocratique.

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