Thématique : À propos des Etats-Unis, avec François Bujon de l’Estang et Richard Werly / n°174 (3 janvier 2021)

A propos des Etats-Unis

Introduction

Philippe Meyer :
Nous allons nous intéresser dans cette émission à la situation des Etats-Unis, avec François Bujon de l’Estang, Ambassadeur de France, qui y a vécu pendant 20 ans et représenté la France pendant 7 ans, et Richard Werly, correspondant à Paris du quotidien helvétique Le Temps, et qui vient d’y passer un mois et demi en reportage entre la mi-octobre et la fin novembre 2020. Nous commencerons par nous intéresser à la situation immédiate, à savoir la transition présidentielle. Pensez-vous qu’un coup de théâtre soit encore possible ?

Kontildondit ?

François Bujon de l’Estang :
Il ne faut jamais dire jamais, mais j’en doute fort. Il y aura des incidents, c’est quasiment certain, car M. Trump n’a pas renoncé à contester le résultat de l’élection. Il est à peu près seul à le faire désormais, tous ses recours juridiques ont échoué les uns après les autres, il se tourne à présent vers des instruments politiques. D’abord, il encourage ses partisans au sein de la Chambre des Représentants à faire le 6 janvier un dégagement, pour contester le résultat du vote du collège électoral, qui sera annoncé ce jour-là. En théorie, la Chambre pourrait donc désapprouver et révoquer ce résultat, pour nommer sa propre liste de délégués pour voter à la place de ceux élus par le peuple le 3 novembre. Les chances que cela se produise dans les faits sont infimes, puisque la Chambre des Représentants est à majorité démocrate, toujours est-il que l’appel est lancé, et qu’on estime que 120 représentants républicains feront ce dégagement. Cet appel concerne aussi les Sénateurs républicains, qui sont eux, majoritaires. Mais ils ont clairement dit qu’ils n’en feraient rien, désavouant ainsi très nettement le président Trump.

Richard Werly :
Donald Trump dispose encore d’une carte de destruction politique massive : son électorat, et le soutien dont il dispose dans une partie de la population américaine. Il a une capacité de mobilisation impressionnante, de gens prêts aux protestations les plus vigoureuses. Cela peut avoir un effet médiatique assez dévastateur pour la transition présidentielle et la prise de fonction de Joe Biden. Mais je me demande si l’homme d’affaires qu’est Donald Trump ne va pas se tourner vers l’avenir et abandonner cette contestation infructueuse. Pas sur Tweeter évidemment, où il continuera sans doute d’éructer longtemps qu’il a gagné, mais dans la rue. Parce qu’il a bien conscience que plus il fait bouger la rue, plus il se met à dos les élus du Parti Républicain, dont il aura besoin s’il envisage de se représenter. Car les politiciens en place à l’heure actuelle ne peuvent pas apparaître comme de potentiels putschistes, et le soutien à Trump devient pour eux de plus en plus intenable politiquement. Après cette échéance du 6 janvier, je me demande si Trump ne sera pas tenté de simplement déserter la Maison Blanche, peut-être d’une manière spectaculaire, peut-être sans rencontrer son successeur, mais en abandonnant le terrain de la confrontation pure et dure.

François Bujon de l’Estang :
Beaucoup de politiciens Républicains songent en effet à leur propre avenir, et n’hésiteront pas à quitter le navire Trump. Ils viennent d’ailleurs de le faire cette semaine, où le Congrès a renversé le véto de M. Trump sur le budget de la Défense, grâce à une majorité des deux tiers. C’est la première fois que le président est ouvertement désavoué par sa majorité, et c’est un signe qui ne trompe pas : chacun se préoccupe de son avenir propre, et à court et moyen terme, il ne passe pas par Donald Trump.

Philippe Meyer :
Les analystes n’ont-ils pas fait que se tromper régulièrement à propos de Donald Trump ? Ils ont d’abord dit qu’il ne serait jamais élu, puis une fois élu qu’il n’arriverait à rien, puis que le Parti Républicain lui mettrait des bâtons dans les roues, puis qu’il était incapable de toute action sensée en matière d’économie et de politique étrangère, enfin (contredisant leurs dires précédents) que son emprise sur le Grand Old Party était telle qu’il serait impossible à déloger.

François Bujon de l’Estang :
Oui et non. On a fait des erreurs à son propos, notamment à ses débuts pendant les primaires républicaines, très laborieuses. On pensait que les caciques du parti, qui lui étaient très hostiles, allaient en effet tenter de le neutraliser chaque fois qu’ils le pourraient. Mais j’ai pour ma part été très impressionné par la rapidité avec laquelle M. Trump a mis la main sur le parti. Moins de six mois après son élection, il le dirigeait au doigt et à l’œil. Cela s’est vérifié dans les élections de midterm. Je trouve même tout à fait extraordinaire que les leaders républicains aient continué à l’appuyer, même après que les résultats de l’élection le donnaient indubitablement perdant. Il a fallu attendre la mi-décembre pour que Mitch McConnell, le leader républicain au Sénat, félicite Joe Biden pour sa victoire. Les Républicains sont restés collés à Trump pendant quatre ans. Il y a eu très peu de voix dissidentes, et elles étaient très isolées.
Deux mois après l’élection, à trois semaines de l’inauguration, on se demande encore combien de fidèles de M. Trump vont tenter un baroud d’honneur ...

Richard Werly :
Un élément déterminant s’est tout de même produit : l’élection de Joe Biden ! On a bien vu en Géorgie, durant les semaines qui ont suivi l’élection, qu’il y a au sein du parti républicain des légitimistes de la démocratie, qui ne sont pas prêts à nier le résultat du vote pour contenter M. Trump. Il était donc logique que sa mainmise sur le parti se dissolve après sa défaite. Même dans des Etats contrôlés par une administration républicaine, la victoire de Biden a été démocratiquement validée.
Rappelons que la majorité républicaine au Sénat est encore en balance, puisqu’il y aura deux élections partielles en Géorgie en janvier. L’une concerne un sénateur sortant, l’autre une sénatrice qui était remplaçante et va devoir affronter les urnes. Si ces deux sièges devaient basculer côté démocrate, les cartes politiques seraient considérablement rebattues. C’est tout de même assez improbable, mais sait-on jamais.
Quelque chose m’a frappé lors de mon récent voyage, au Texas, en Pennsylvanie ou dans le Massachusetts : j’ai constaté partout une différence entre les élus du Parti Républicain et les militants. On voyait très nettement un « peuple Trump », qui quadrillait les comtés pour inciter les gens à voter Trump. Quant aux élus eux-mêmes, ceux avec qui j’ai parlé ont toujours été nettement plus distants. La défaite était une option envisagée, tandis que les militants se contentaient de scander « Make America Great Again ».

François Bujon de l’Estang :
Sur les élections à venir en Géorgie, il est difficile de faire des pronostics. C’est un Etat où les Républicains sont fortement implantés, et depuis longtemps. Les deux sénateurs sortants, Kelly Loeffler et David Perdue ne sont pas d’une grande envergure politique. Il serait possible que l’un des deux sièges bascule du côté démocrate, mais les deux ... ? Ce serait très improbable. Le résultat sera en tous cas décisif, puisqu’il y a actuellement 50 Sénateurs Républicains contre 48 démocrates.

Philippe Meyer :
Revenons sur ces élections de novembre. La participation a été exceptionnelle, quel enseignement peut-on en tirer ?

François Bujon de l ‘Estang :
Elle a en effet été très élevée, autour de 67%, alors qu’elle oscille généralement autour de 55%. Même lors de la première élection d’Obama, où la participation était historiquement élevée, elle n’était que de 58%. Il y a donc eu à cette élection plus de votants que jamais auparavant. On répète beaucoup que M. Trump a obtenu plus de votes qu’en 2016, et c’est vrai. N’oublions pas cependant qu’il en a toujours eu 7 millions de moins que Joe Biden. La victoire du Démocrate est donc très nette.
Plusieurs raisons expliquent cette participation très forte. D’abord la personnalité hors normes de Donald Trump, qui suscite tant de passions contradictoires. L’élection avait donc largement pris la forme d’un referendum pour ou contre lui, et cela explique la mobilisation exceptionnelle. Ensuite l’épidémie de coronavirus, qui a dopé le vote par correspondance comme jamais auparavant.
Cette participation très forte est certes une première, mais elle pourrait devenir la norme si la vie politique américaine reste aussi profondément polarisée et radicalisée.

Philippe Meyer :
Richard Werly, vous qui avez parcouru les Etats-Unis au moment de l’élection, avez-vous été surpris par cette participation exceptionnelle, ou l’aviez vous sentie venir ?

Richard Werly :
Je l’ai effectivement sentie venir. Outre les votes par correspondance, qui sont au cœur de la tactique de contestation des résultats par Trump (qui les prétend truqués), il y eut aussi dans de nombreux Etats une ouverture anticipée au vote, à cause de la pandémie. Au Texas par exemple, dans la plupart des comtés, les électeurs pouvaient voter dès le mois d’octobre. Ces votes anticipés ont rencontré un grand succès. Quand j’ai vu cela au Texas, j’ai compris que la mobilisation allait être très forte.
Comme l’a dit François, la première cause de ce vote massif est la personnalité si polarisante de Trump. Mais la Covid a aussi joué un grand rôle. Beaucoup d’Américains ont considéré que cela ne pouvait plus durer, que l’absence de politique de lutte contre l’épidémie était trop grave et qu’il fallait faire quelque chose. Paradoxalement, l’épidémie n’a pas découragé les gens de voter, elle les a au contraire incités à le faire.

François Bujon de l’Estang :
Il y a eu 101 millions de votes par anticipation sur 144 millions de votes.

Philippe Meyer :
Les résultats par Etat justifient-ils qu’on parle d’une Amérique divisée ?

François Bujon de l‘Estang :
Géographiquement, oui, mais ce n’est pas nouveau. Les deux côtes et la majorité des grandes villes sont pro-démocrates, (« bleues »)tandis que les votes républicains (« rouges ») se situent dans l’intérieur du pays. Ce phénomène déjà ancien s’est à nouveau confirmé dans cette élection.
Politiquement, c’est vrai aussi ; la polarisation n’a jamais été aussi forte. Les deux partis se sont radicalisés. Le parti républicain a commencé à dériver vers la droite à partir de la fin des années 1960, et cette inflexion s’est fortement accentuée ces 20 dernières années. Quant au Parti Démocrate, on l’a vu pendant les primaires, il a une aile gauche de plus en plus vocale, incarnée par des gens comme Bernie Sanders ou Elizabeth Warren.

Richard Werly :
J’ai pour ma part été frappé par la division au sein de certains Etats clefs. C’est l’une des particularités de l’élection américaine, où le scrutin finit par se jouer dans quelques Etats seulement. C’est une vraie source d’interrogation : le système électoral américain est-il adapté à la réalité d’aujourd’hui ?
Dans cette élection, la Pennsylvanie a été l’un de ces key states. Symboliquement, cet Etat est très important, puisqu’il est le berceau de la démocratie étasunienne, le lieu de rédaction de la Constitution. Quand j’étais en Pennsylvanie, j’ai vu ces divisions entre bleus et rouges, comté par comté. C’est cette polarisation intrinsèque à certains Etats qui me frappe, davantage que celle au niveau national. Chaque comté, voire chaque localité, devient le champ d’une bataille féroce. Il me semble que ce sera l’avenir de la politique américaine, et qu’il soulève beaucoup de questions. Les deux partis ont désormais compris qu’il faut faire du micro management politique : il faut viser les comtés et les localités. Au fond, un candidat à la présidence des USA n’a aujourd’hui plus tellement intérêt à tenir un discours national , car les grands ensembles sont déjà acquis à l’un ou l’autre parti. Il a au contraire intérêt à batte le fer à certains points précis, et cruciaux.

Philippe Meyer :
Il y a aussi un début de transformation, si l’on regarde par exemple le nombre d’entreprises qui déménagent leurs bureaux, voire leur siège social, vers la Floride, ou si l’on observe le mouvement très critique à l’égard de la Silicon Valley, dont les entreprises sont aujourd’hui jugées arrogantes.

François Bujon de l‘Estang :
Le transfert de sièges sociaux s’explique souvent par des raisons fiscales. Mais je ne suis pas sûr que cela ait des conséquences nettes ou rapides sur la sociologie électorale. Ce qu’a dit Richard est juste, mais il reste que dans la typologie des Etats, les vrais swing states sont en réalité très peu nombreux. Il y en a traditionnellement deux : la Floride et l’Ohio (qui ont cette fois tous deux voté pour Trump). Mais les Etats du middle west, où Biden a porté son effort, étaient traditionnellement démocrates, et avaient basculé en 2016 du côté républicain (un peu par accident, et parfois de justesse). Le Wisconsin, le Michigan, la Pennsylvanie sont revenus dans le giron démocrate après 4 ans en faveur de Trump. Mais certains autres Etats sont tellement acquis à l’un des deux partis que les candidats opposés ne prennent même pas la peine d’y faire campagne. Il y a eu cette fois-ci une réelle percée démocrate dans des Etats comme l’Arizona, le Nevada ou la Géorgie. D’autres comme le Texas, structurellement républicain, commence à vaciller. Si un tel état basculait, les choses deviendraient très difficiles pour les Républicains.
Mais au delà des complexités électorales, il faut rappeler que le Grand Old Party n’a pas gagné le vote populaire depuis la réélection de George W. Bush en 2004. Il y a là une tendance lourde qui joue contre les Républicains.

Philippe Meyer :
Si le Texas basculait, il ne ferait que revenir à ses origines (certes lointaines), puisque c’était l’Etat de Lyndon Johnson.
Que retenir de la présidence de Donald Trump ? Sur le plan de la politique étrangère et économique, par exemple ?

Richard Werly :
Sa présidence a incontestablement été disruptive, et c’est là le principal acquis : il a changé la manière de faire de la politique. Au-delà des réussites ou des échecs. Il a apporté l’insulte dans le débat public, a élevé le mensonge à un niveau jamais atteint, mis des pressions sans précédent sur les élus, bref il a joué de tout ce qu’il y avait de pire dans son autorité pour arriver à ses fins.
Dans sa politique étrangère, c’est le nouveau rapport de forces établi avec la Chine qui me paraît le plus marquant. Lors de mon récent voyage, j’ai été frappé de deux choses. La première, c’est l’économie. Elle explique à mon avis le nombre de voix qu’a obtenu Trump. Il y a un sentiment généralisé que sous Trump, l’économie allait mieux qu’avant. A tort ou à raison, mais il est parvenu à donner l’impression d’être un président pro-business, qui créait des emplois.
La deuxième, c’est que les institutions américaines ont résisté, malgré tout ce qu’il leur a fait subir. Il a fait tout son possible pour les exploiter, voire les tordre, mais elles ont tenu bon.

François Bujon de l’Estang :
Il faut s’en réjouir, en effet. Je suis frappé par l’ampleur et surtout la fréquence de ses mensonges, on se serait parfois cru dans l’ère soviétique. Et depuis le 3 novembre, son attitude est purement et simplement factieuse. Il se comporte à peu près comme Laurent Gbagbo l’a fait en Côte d’Ivoire en 2010. On peut espérer que ce style politique très particulier disparaîtra avec lui, à savoir ce mélange de démagogie, de télé-réalité et de gangstérisme.
Les instances de la démocratie américaine ont résisté, et c’est une bonne nouvelle. Les juges locaux ont jugé les multiples recours sur leur valeur, et non pas de façon politique, ce qui fait qu’ils ont été déboutés. Les commissions électorales locales, malgré des pressions énormes de la Maison Blanche, ont tenu bon et certifié les résultats. Les gouverneurs républicains ont proclamé les résultats dans leurs Etats, même quand ils étaient défavorables à Trump. On peut donc dire que les institutions démocratiques ont été mises à très rudes épreuve (on est passé tout près d’un coup de force), mais qu’elles ont brillamment résisté. Il y a d’ailleurs un certain nombre de personnages importants, tels le Chef d’Etat-major des armées, qui a par exemple, pendant les émeutes en Orégon ou dans le Michigan, a publié un communiqué pour souligner que l’armée n’était pas au service de tel ou tel mais de la Constitution.

Richard Werly :
Une chose m’a tout de même particulièrement surpris en travaillant sur cette élection et ce pays : ce labyrinthe particulièrement complexe des réglementations électorales, qui varient dans chaque Etat. Qu’il s’agisse des délais pour le vote par correspondance, du calendrier du vote anticipé ... Il me semble qu’il y a un problème de ce côté là. C’est à dire qu’on ouvre une voie énorme à tous les recours possibles. Le fait même que les votes continuent d’être comptabilisés deux ou trois semaines après le scrutin paraît une énormité vu d’Europe. Je sais que les votes par correspondance n’existent plus en France depuis 1975, en Suisse ils existent toujours. Mais il y est totalement impensable de les dépouiller après la date du scrutin !

François Bujon de l’Estang :
Le processus électoral américain a ceci de particulier qu’il réussit à être à la fois archaïque et byzantin. Archaïque pour ce qui est du collège électoral, byzantin par les grandes variations d’un Etat à l’autre, comme celle que vous venez de citer. Il y a en effet des myriades de complications, et à mon avis c’est sans espoir, car les conditions d’amendement de la Constitution sont si difficiles à remplir qu’il est quasiment impossible de la modifier. Il est possible de changer des modalités locales ça et là, mais pas l’économie générale du scrutin, héritée des pères fondateurs. Cela nécessiterait une ratification des deux tiers du Congrès, et des trois quarts des cinquante Etats. Or étant donnée la polarisation du pays dont nous parlions plus haut, ce n’est pas près de se produire ...

Philippe Meyer :
Archaïque, byzantin, et pratiquement sacré, semble-t-il.
Intéressons-nous maintenant à Joe Biden. Peut-on entrevoir ce que seront son programme ou son administration ? Ses convergences ou ses divergences avec sa vice-présidente Kamala Harris ? François parlait du « gauchissement » du Parti Démocrate. On sait que Bernie Sanders est très populaire, il a renoncé à sa candidature pour ne pas risquer de faire réélire Trump, mais il pèse lourd dans le débat, il a des propositions précises et concrètes. Comment ce mélange peut-il « prendre » dans la marmite démocrate ?

Richard Werly :
Dans l’immédiat, Joe Biden a une seule priorité, sur laquelle il sera jugé : la lutte contre la pandémie. C’est ce qui a coûté à Trump sa victoire, car son déni de la situation est devenu intolérable pour les Américains. Il a été incapable de mettre en place une politique fédérale digne de ce nom, et l’a payé dans les urnes. Ce chaos sanitaire lui a coûté son poste.
Le deuxième axe de la politique de Biden sera en revanche un peu du « Trump sans Trump » : il va lui falloir relocaliser un certain nombre d’entreprises et d’emplois aux Etats-Unis. C’est un point de son programme, il va s’efforcer de le réaliser, et espère sans doute la collaboration des secteurs de l’économie les mieux disposés à son égard : les géants du numérique et de la « tech ». Cet effort industriel va le mettre en compétition directe avec la Chine, mais également avec l’Europe. Il ne faut pas se le cacher : les relations resteront tendues. Biden a besoin que des emplois soient créés aux Etats-Unis, et cela passe par certaines industries, comme celle de l’armement.
En revanche, là où le ton changera considérablement, c’est au sein de la communauté internationale. Les USA réintègreront l’accord de Paris sur le climat, et Biden compte remettre le pays au centre du dispositif multilatéral. Y parviendra-t-il ? Et de quelles exigences s’accompagnera ce retour ? Il est un peu tôt pour le dire, mais tout porte à croire que les Etats-Unis dont nous verrons le retour ne seront pas des tendres. Ils demanderont beaucoup.

François Bujon de l’Estang :
Joe Biden est un politicien et un gouvernant très expérimenté. Il a derrière lui six mandats de sénateur, et deux de vice-présidence. Il connaît parfaitement le fonctionnement des institutions. Et sur le plan politique, c’est un modéré.
Il a trois priorités majeures : la lutte contre la pandémie est la principale, mais il doit aussi relancer l’économie (ce en quoi le plan de relance de 900 milliards de dollars qui vient d’être accepté devrait beaucoup aider), et reconstruire une administration fonctionnelle. N’oublions pas que l’administration Trump a été très chaotique, avec un certain nombre de départements ministériels quasiment laissés à l’abandon, avec des postes vacants ou d’autres, pourtant haut placés, tenus par des intérimaires.
Pour ce qui est de la politique étrangère, Biden va revenir dans la doxa traditionnelle des Démocrates : rétablir le leadership américain, revenir dans les institutions multilatérales, rassurer les alliés, et prendre des positions claires et rapides sur un certain nombre de dossiers préoccupants, comme le contrôle des armements et la prolifération nucléaire. Des questions dont Donald Trump ne se préoccupait absolument pas, pas plus que des relations avec la Russie, empêtré qu’il était dans des accusations de collusion. Il a également échoué avec la Corée du Nord, malgré la mise en scène de ses rencontres avec Kim Jong-un. Joe Biden s’efforcera également de poursuivre ou de consolider les conquêtes de l’administration Obama dans le domaine de l’assurance santé, par exemple. Des mesures plus à gauche pourraient être prises, mais pas avant d’avoir traité ces questions prioritaires.

Philippe Meyer :
Et pour ce qui est de sa compatibilité avec sa vice-présidente ? Peut-être faut-il également dire un mot de l’âge du président élu (78 ans) ?

Richard Werly :
Je me suis rendu à Berkeley, dans la baie de San Francisco, d’où est originaire Kamala Harris puisque sa mère y enseignait à l’université. La vice-présidente élue a fait toute sa carrière de juriste en Californie, successivement comme procureure d’Oakland, puis de San Francisco, avant d’être élue sénatrice de Californie. Politiquement, elle n’est pas du tout à placer aux côtés de Bernie Sanders. Elle a indéniablement la compréhension de l’impératif social américain, mais elle n’est pas aussi à gauche que peut l’être Sanders. Elle est très liée aux firmes de l’internet, et n’a pas du tout ce dialogue privilégié avec les masses populaires « col bleu » qu’a Bernie Sanders.
J’ai pour le moment l’impression que dans le cabinet Biden qui se dessine, la sensibilité de Sanders soit la grande oubliée de la nouvelle administration. Et Joe Biden peut se le permettre, précisément parce que la pandémie occulte tout le reste. Il serait malvenu de la part de Sanders d’exiger en ce moment la part du gâteau politique que sa popularité lui confère. Mais je pressens des difficultés à venir de ce côté là : l’aile gauche du parti démocrate va vouloir peser sur les choses, et ni Biden ni Harris ne semblent disposés à cela.
Pour ce qui est de l’âge de Biden, soyons francs: aux Etats-Unis, même les soutiens du président Biden trouvent que le sobriquet dont Donald Trump l’avait affublé (« Sleepy Joe ») n’est pas tout à fait faux. Lorsqu’on mettait côte à côte les deux adversaires, la frénésie de Trump provoquait par contraste l’impression que Biden était léthargique. Evidemment, la suractivité de Trump était totalement insensée à cause de l’épidémie, puisqu’il tenait de grands rassemblements où les gens n’étaient souvent pas masqués. Joe Biden a de son côté compris l’importance de se ménager, il sait qu’il court son dernier marathon politique et il sait aussi peut-être que l’hyperactivité n’est pas ce que les Américains attendent après quatre ans de frénésie trumpienne.

François Bujon de l’Estang :
Je trouve que le qualificatif de sleepy est injuste, il y a une différence entre calme et endormi. Les conditions très particulières de la campagne électorale, avec l’interdiction de faire de grands rassemblements, ont plutôt servi Joe Biden. Il a pu donner cette image de « force tranquille » si chère aux Français, depuis son sous-sol du Delaware.
Il est en train de nommer à ses côtés un aréopage de gens compétents et assez consensuels, dont la plupart sont très expérimentés. Il y a aussi quelques innovations, comme de nommer une Native American au département de l’Intérieur, ce qui est symboliquement assez fort. Il n’y a pour le moment pas de gens positionnés très à gauche dans ce cabinet, qui donne une image de calme, d’expérience et de modération.
Quant à la dialectique Biden-Harris, il est encore un peu tôt pour l’analyser. Il est certain que Kamala Harris n’est pas dans l’aile gauche démocrate, et n’a pas comme Sanders l’oreille des masses laborieuses, ni celle des jeunes et des étudiants auprès de qui Bernie Sanders est également très populaire (et dont le programme comportait la gratuité des études universitaires). Nous verrons si la nouvelle administration fait quelques pas dans le sens de cette aile gauche du parti.

Philippe Meyer :
François vous avez représenté la France aux Etats-Unis de diverses manières et à divers titres, pouvez-vous nous dire un mot du prochain Secrétaire d’Etat (l’équivalent du ministre des Affaires Étrangères), que vous connaissez bien ?

François Bujon de l’Estang :
Oui, mais je connais également un peu le prochain président ! M. Biden était sénateur du Delaware, membre puis président de la Commission des Affaires Étrangères du Sénat, et c’est à ce titre que je l’ai rencontré à plusieurs reprises. Quant au futur Secrétaire d’Etat, Antony Blinken, je le connais bien en effet, puisqu’il était à la Maison Blanche avec M. Clinton et était chargé des affaires d’Europe Occidentale. C’est un interlocuteur très agréable, un diplomate expérimenté, et parfaitement francophone. Il va reprendre en main une administration absolument sinistrée pendant l’administration Trump.

Philippe Meyer :
Lors du précédent avatar radiophonique de cette émission, nous avions eu la chance de l’avoir comme invité alors que nous avions enregistré à Washington DC avec Jean-Claude Casanova et Jean-François Revel.
Pour finir, pensez-vous que Donald Trump laisse des bombes à retardement derrière lui ?

Richard Werly :
Absolument. J’en vois trois. La première, c’est son électorat. Trump a des supporters hardcore, très radicalisés, qui continueront de battre le pavé, de manifester leur ressentiment, et de propager leurs fake news.
La deuxième, qui a déjà commencé à faire du dégât, ce sont précisément ces fake news, ce nouveau ton du débat public, cette incapacité à différencier le mensonge et la vérité. Donald Trump a véritablement mis la télé-réalité au coeur de la politique américaine dans des proportions absolument aberrantes. Cela ne devrait pas continuer au même niveau, car pour jouer dans ce registre, il faut être aussi outrancier que Donald Trump lui-même. Mais il a montré que c’était possible, et a ouvert une voie qui fonctionne dans l’Amérique d’aujourd’hui.
La troisième est le discrédit qu’il a porté sur la classe politique dans son ensemble. Il a discouru sur le thème des politiciens inutiles, et a ainsi miné toute la démocratie représentative. Biden n’aura pas trop de toute son expérience pour évoluer dans un paysage politique aussi dévasté.

Philippe Meyer :
Nous avons rappelé que les institutions américaines ont résisté, notamment l’institution judiciaire, pour laquelle on craignait les pressions de Trump. Je pense notamment à la Cour Suprême, où il a nommé trois juges. Mais finalement, la Cour Suprême n’a pas pris parti pour le président Trump dans sa contestation des résultats électoraux.

François Bujon de l’Estang :
Mais le mal est fait, et le système judiciaire américain est bien une de ces bombes à retardement dont vous parliez. Certes, elle est à retardement, c’est à dire qu’elle n’a pas été au bénéfice immédiat de Donald Trump, et en cela il a échoué. Mais il a nommé une grande quantité de juges conservateurs à tous les échelons du système judiciaire. Nous avons les yeux rivés sur la Cour Suprême, mais il y en a véritablement dans tous les circuits fédéraux. Pour ce qui est de la Cour Suprême, il y a nommé trois juges pendant son mandat, et à long terme, cela changera nettement le visage des Etats-Unis. Car ces juges sont nommés à vie, et les nouveaux arrivants sont assez jeunes. Franklin Roosevelt disait que le drame avec les juges de la Cour Suprême, est qu’ils démissionnent rarement, et ne meurent jamais.
Avec ce côté puéril qui le caractérise, Trump comptait certainement que les juges qu’il a nommés se rangeraient automatiquement de son côté. Cela n’a pas été le cas, ils ont jugé en droit, et non en politique. Il n’en reste pas moins que leurs opinions très conservatrices influeront dans leurs décisions à venir, et auront sur la société américaine un poids considérable.
Sur le « trumpisme sans Trump », c’est tout à fait vrai, il sera très difficile d’être à ce niveau si l’on est pas Donald Trump lui-même. Et je ne vois pas dans les personnalités du Parti Républicain d’autre leader présentant les mêmes caractéristiques. On retombera sans doute sur des profils plus classiques, comme Ted Cruz ou Marco Rubio. Je ne suis pas sûr que le trumpisme survive très longtemps à Trump. Ce que nous allons revoir, c’est le Parti Républicain conservateur et réactionnaire que nous connaissions. Il ne faut pas oublier que Trump n’est pas arrivé par hasard. Il a surfé sur la vague de la radicalisation droitière du Grand Old Party, qui lui est très antérieure. Je me souviens avoir vu arriver au Congrès, après les élections de midterm de 1994, Newt Gingrich et le Contract with America qui font rétrospectivement figure de prototypes du trumpisme. Mais le Parti Républicain va tout de même se retrouver très endommagé d’avoir joué à fond le système Trump, et le paiera longtemps. Je n’arrive pas à croire que M. Trump va continuer à s’adonner à la politique après le 20 janvier, et à mener une guérilla quotidienne. Il est déjà lâché par la presse qui le soutenait (le groupe de Rupert Murdoch, notamment Fox News), et même un journal comme le New York Post (tabloïd ultra-conservateur) a titré il y a quelques jours : « Mr President ... STOP THE INSANITY » (cessez cette folie).

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