Thématique : Finir en chansons, avec les Goguettes en trio, mais à quatre / n°173 (27 décembre 2020)

Avec les Goguettes en trio, mais à quatre

Introduction

Philippe Meyer :
Je vous propose de tourner le dos à 2020 en chansons. Des chansons qui ont en commun avec Le Nouvel Esprit public d’essayer d’éclairer l’actualité, mais en musique et avec le sourire. Ces chansons sont interprétées et écrites par un groupe qui s’est baptisé Les Goguettes en trio, mais à quatre. Il est composé d’une docteure en musicologie, claveciniste et pianiste, Clémence Monnier de deux compositeurs interprètes, Aurélien Merle et Valentin Vander et d’un journaliste juridique spécialisé dans le chômage partiel, Stan. Ils sont sur leur trentaine débutante ou finissante, ou même finie. Ils sont les paroliers des chansons qu’ils interprètent sur des airs connus qu’ils détournent, d’abord en public, puis, depuis le début de la pandémie, en vidéo. Leur groupe illustre une tradition que l’histoire sociale a presque entièrement passée sous silence, la tradition des goguettes, qui rassemble entre la moitié du 19ème siècle et celle du 20ème, des centaines de milliers de Français, à Paris comme dans les provinces et qui, sans avoir complètement disparue, s’était beaucoup affaiblie depuis 1950 avant de commencer à renaître, dans les provinces comme à Paris, à partir du 21ème siècle. C’est dans l’une de ces goguettes qu’il se sont rencontrés et qu’ils ont formé leur trio à quatre. Leur succès avait commencé avant que le virus ne nous frappe, mais le confinement les a fait décoller très haut puisque l’une de leurs vidéos a été vue 4 millions de fois.

  On n’a rien vu venir.

  « Un homme d’esprit me disait l’autre jour que le gouvernement de la France était une monarchie absolue tempérée par des chansons. » Cet aphorisme de Chamfort, repris dans son discours de réception à l’Académie française par le librettiste et dramaturge Eugène Scribe, l’auteur dramatique le plus populaire et le plus joué du XIXe siècle, non seulement en France mais encore dans le monde entier, cet aphorisme peut être illustré par d’innombrables exemples. Avec une presse contrôlée par le pouvoir à l’exemple de la Gazette de Théophraste Renaudot, dans un pays où le privilège d’imprimerie ne pouvait être accordé que par le monarque et où les illettrés étaient la majorité, la chanson a joué un rôle comparable à celui qu’ont joué les blagues politiques, celles qu’on appelait des « anecdotes », de l’autre côté du rideau de fer. Elles ont exprimé l’opinion publique (on disait « l’esprit public »), avec drôlerie souvent, avec cruauté quelquefois ; elles ont aussi été instrumentalisées par les puissants pour égratigner ou même ruiner la réputation d’autres puissants, à l’exemple des « poissonnades », violents libelles contre madame de Pompadour, née Jeanne Poisson, encouragés, répétés et certains disent écrits par le ministre Maurepas, dont la Pompadour obtînt la disgrâce. Bien d’autres chansons politiques avaient précédé ces poissonnades, toutes écrites sur un air connu – on disait un timbre-, fréquemment un cantique de Noël ou de Pâques. Pendant la Fronde, elles furent plus qu’abondantes, mais l’esprit frondeur, qu’on associe ou qu’on associa volontiers à l’esprit de Paris et des Parisiens se portait volontiers sur les choses de la vie quotidienne.

T’as voulu voir le salon.

  Le peuple était gourmand de ces satires chantées. Mieux valait pour leurs auteurs rester anonymes, même quand leur ritournelle paraissait ne pas porter à conséquence ou plutôt ne porter que sur un petit rien de la vie de tous les jours. En 1698, le lieutenant général de police de Paris René-Marc Le Voyer, marquis d’Argenson, décida que les nuits où la lune éclairerait, on ne mettrait que des demi-chandelles dans les 6.000 lanternes installées dans les rues de la capitale. De là vient l’expression « faire des économies de bout de chandelle ». Et bien, si judicieuse, si économe des deniers publics qu’ait été cette mesure, le Parisien, par besoin et par plaisir d’adresser un bras d’honneur à l’autorité, dans les jours qui suivirent l’arrêt du lieutenant de police relatif à la taille des chandelles, le Parisien chantait : « Le Bout de M. D’Argenson se raccourcit avec la lune, il devient un colimaçon, le bout de M. d’Argenson, mais il est plus gros et plus long lorsque paraît au soir la brune, le bout de M. d’Argenson se raccourcit avec la lune. » Tel est l’esprit frondeur, « injuste dans le détail, mais, au total, utile », disait Michelet. Un tiers d’observation, un tiers de fanfaronnade, un tiers de causticité. Plus un tiers d’enfantillage, car il n’y a pas de raison que les Marseillais soient les seuls à pouvoir diviser les choses en quatre tiers.

  Drope moi un mail asap.

  Les goguettes ne sont pas les chansonniers : il ne s’agit pas d’artistes qui se produisent devant un public. Les goguettiers peuvent être à la fois ou plutôt tour à tour sur la scène et dans la salle. Ils se retrouvent dans des estaminets, terme en usage dans le nord, à Lyon, dans des bouchons, ailleurs dans des caboulots, des bistros, des mastroquets ou des guinguettes, vocable dont la presque homophonie a entraîné une durable confusion ; les goguettes ne sont pas des lieux, elles sont des sociétés, des sociétés festives et carnavalesques. Un remarquable et substantiel article de Wikipédia en recense 1.200, durables ou périssables. On y apprend qu’à Paris, en 1902, il y en avait des centaines, et, en France, des milliers, répandues sur tout le territoire et jusque dans des hameaux isolés. Les goguettes par centaines, les goguettiers par milliers ou dizaines de milliers avec leurs réunions hebdomadaires durant des décennies ont produit certainement des dizaines voire des centaines de milliers de chansons. Plusieurs milliers d’entre elles conservées imprimées sont désormais accessibles sur les sites Internet d’ouvrages en ligne comme celui de la BNF.

  Macron in the sky with diamonds

Les goguettes ont eu parfois maille à partir avec les autorités, notamment sous Napoléon III, dans les années de l’empire autoritaire, et déjà pendant sa présidence où l’on enregistra plus d’une fermeture administrative. Mais, si les goguettes font de l’actualité politique leur aliment, elles chantent aussi les jours avec et les jours sans, les métiers, les patrons, les propriétaires, les choses de la vie ; on en a le témoignage dans L’Enfant de Jules Vallès : « Le dimanche, nous allions dans une goguette, la Lyre chansonnière ou les Enfants du Luth : je ne me rappelle plus bien. Je m’ennuyais un peu quand on chantait des gaudrioles ; mais on disait tout à coup : "C’est Festeau, c’est Gille." Et il me semblait entendre dans le lointain la batterie sourde d’un tambour républicain, puis la batterie était plus claire, Gille entonnait, et cette musique tirait à pleines volées sur mon cœur.
Je ne sais pas cependant, si je ne préfère pas aux chansons qui parlent de ceux qui vont se battre et mourir, les chansons de batteur de blé ou de forgeron, qu’un grand mécanicien, qui a l’air doux comme un agneau, mais fort comme un bœuf, chante à pleine voix. Il parle de la poésie de l’atelier, – le grondement et le brasier, – il parle de la ménagère qui dit : "Courage, mon homme, – travaille, – c’est pour le moutard."
À un moment, le chanteur baisse la voix. "Fermez la fenêtre, dit quelqu’un." Et l’on salue au refrain : le drapeau que le peuple avait à Saint-Merry en 1832, lors de l’insurrection républicaine. »

  Ça balance pas mal

  Les goguettes ne sont pas mortes, et de nouvelles sociétés goguettières se retrouvent, notamment à Paris, au Limonaire, sur la péniche El Alamein, à Saint Bonnet près de Riom, dans le Puy de Dôme, où se réunit la goguette du Gamounet, à Brioude, dans la Haute Loire, à Dunkerque où les goguettes ont toujours été actives, à Toulouse, où la société Ta mère la goguette se réunit au bar Le Barboteur. Nos interprètes de cette dernière émission de 2020, Les Goguettes en trio mais à quatre attendent de pouvoir honorer les engagements nombreux que leur ont valu les chansons du confinement et d’avant. Vous trouverez ci-dessous le lien avec leur site, donc les dates de leur tournée telles qu’on peut les espérer aujourd’hui, la référence de leur disque, dont ils m’ont autorisé à diffuser les chansons que vous avez entendues et les quatre brèves qu’ils m’ont confiées.

Je souhaite que leur bonne humeur, leur verve et leur allant imprègnent notre fin d’année.

Le site des Goguettes en trio mais à quatre

Les brèves

CRA 115 propos d’hommes séquestrés

Philippe Meyer

"Valentin Vander : Un autre livre pour moi, d’un poète, danseur et auteur qui habite à Montpellier, Mathieu Gabard. Il me paraît important, et me semble lui aussi raconter notre société. Les CRA sont les Centres de Rétention Administrative, dans lesquels on enferme pour une durée plus ou moins longues les étrangers en situation irrégulière, avant d’être expulsés ou libérés. Il a recueilli leurs propos, à divers moments de leur procédure. Il n’y a aucun commentaire, seulement les paroles de gens. C’est important de se rappeler que malgré la pandémie, certaines situations reléguées au second plan sont toujours préoccupantes. "