LE CONCLAVE SUR LES RETRAITES
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
Le « conclave » sur les retraites, voulu par le Premier ministre pour désamorcer les tensions autour de la réforme de 2023, s'est soldé par un « échec » a annoncé lundi la CFDT, marquant la fin de quatre mois de discussions infructueuses entre partenaires sociaux. Les discussions au sein de ce conclave, qui réunissait le Medef, la CPME (Confédération des petites et moyennes entreprises), la CFDT, la CFE-CGC et la CFTC, visaient à adoucir l'impopularité de la réforme Borne de 2023, qui a relevé l'âge légal de départ à la retraite de 62 à 64 ans. Au-delà des considérations sociales, l'objectif était également d'assurer la pérennité financière d'un système qui anticipe un déficit de 6,6 milliards d'euros en 2030. Pour les organisations patronales, toute concession sur la pénibilité devait s'inscrire dans un cadre garantissant cet équilibre, tandis que les syndicats insistaient sur la nécessité de compenser les carrières hachées et les impacts physiques des métiers les plus exigeants. Sur la question de l'âge, sujet sensible de la réforme Borne, l'hypothèse d'un retour de l'âge légal de départ à la retraite à 62 ans avait pourtant été enterrée par les syndicats. Dans le texte rédigé par l'animateur des débats, les représentants de salariés avaient obtenu le recul de l'âge de la décote (celui à partir duquel les assurés ont droit à une pension à taux plein, même s'ils n'ont pas le nombre de trimestres requis pour y être éligibles) à 66 ans et demi (contre 67 ans aujourd'hui).
Selon l'étude Elabe réalisée pour l'Association française de la gestion financière (AFG) dévoilée mardi, les ménages semblent prêts à une vraie évolution du système : 47 % des Français se déclarent en faveur de la généralisation de plans d'épargne retraite par capitalisation en complément du système de retraite par répartition. Les « cadres » sont favorables à cette idée à 65 %, tout comme les ménages avec « une forte capacité d'épargne » à 64 % et les « investisseurs » à 56 %. Seules 18 % des personnes interrogées se montrent réfractaires à l'idée. L'enjeu financier des retraites est considérable : les pensions représentent près de 14% du PIB, 40% de la dépense sociale et un quart de la dépense publique. Le Conseil d'orientation des retraites indique, dans son rapport de juin, que l'évolution des dépenses de retraites « explique à elle seule une grande partie de la progression des dépenses publiques depuis 2002 ». Si le pays peine à financer ses services publics, c'est parce qu’il a préféré ses retraites alors que les évolutions démographiques ont bouleversé l'équilibre : il n'y a plus que 1,7 actif pour 1 retraité, tandis que le ratio était de 4 pour 1 en 1950. Le COR en tire la conclusion qu'il faudra reculer encore l'âge de la retraite.
Mercredi, François Bayrou a affirmé que le conclave n’était « pas un échec » et présenté jeudi le résultat des discussions après avoir « tranché » sur« les désaccords ».
Kontildondit ?
Antoine Foucher :
On peut analyser ce conclave à trois niveaux : paritaire, partisan, et politique. Au niveau paritaire, contrairement à ce qu’on a pu lire, cet échec n’est pas une rupture mais une continuité. Depuis 2015, aucun accord entre partenaires sociaux n’a réellement changé la donne pour les entreprises et les salariés. Il y a eu un âge d’or du paritarisme entre 2005 et 2015, après la loi Larcher. À cette époque, les partenaires sociaux ont produit des normes importantes : la création de la rupture conventionnelle, la sécurisation des plans de licenciement collectif (déterminante pour les investisseurs) l’extension de la mutuelle à tous les salariés, la mise en place du compte personnel de formation. Pendant cette période, ils étaient le moteur de la transformation sociale. Ce n’est plus le cas depuis dix ans. Et pourtant, on s’obstine à croire qu’ils peuvent encore jouer ce rôle.
Deux raisons expliquent cette impasse. D’abord, personne — ni le gouvernement, ni les partenaires sociaux eux-mêmes — n’a vraiment tiré les conséquences de la loi El Khomri et des ordonnances travail, qui ont décentralisé le dialogue social en le transférant aux branches et aux entreprises. L’échec sur la pénibilité en est un bon exemple : on a une nouvelle fois demandé à l’interprofessionnel de traiter un sujet sectoriel. Or, la pénibilité n’a rien à voir dans le bâtiment ou dans la banque. Il faut que les branches règlent leurs problèmes elles-mêmes, comme le prévoyaient les ordonnances. Ensuite, contrairement à ce qu’on pense souvent, un exécutif faible n’est pas une chance pour les partenaires sociaux, mais un frein. Pour qu’un accord soit possible, il faut qu’ils aient confiance dans la retranscription de leurs engagements. Quand le pouvoir politique est fragile, il est rationnel de ne pas leur faire confiance. François Bayrou l’a illustré hier soir, en relativisant l’importance de la désindexation des retraites — pourtant la seule mesure capable d’amener un équilibre en 2030. Il a dit : « ça, on verra. » Or, sans cette mesure, il n’y a pas d’équilibre.
Sur le plan partisan, malgré l’échec, c’est un succès pour François Bayrou. Le conclave a permis de prolonger l’horizon, de maintenir le budget, de séparer le PS du reste de la gauche, et d’offrir trois mois de stabilité parlementaire. Mais maintenant, tout le monde est renvoyé à ses responsabilités. Le conclave aurait pu permettre aux syndicats d’endosser les 64 ans, ce que les partis politiques refusent de faire. L’échec les place, une fois encore, face à leur inconséquence, notamment sur la promesse de revenir aux 62 ans.
Enfin, sur le plan politique, ce conclave révèle la déconnexion totale entre nos débats institutionnels et les vrais enjeux du pays. Si l’objectif avait été de préparer l’avenir, il aurait fallu poser la seule bonne question : comment réduire la part des retraites dans le PIB pour dégager des marges d’investissement — dans les services publics, l’énergie, l’éducation, les transports ? Nous avons une particularité française : 14% du PIB sont consacrés aux retraites, parce que nous travaillons peu et que les pensions sont élevées. Si ce débat avait eu lieu, nous aurions pu enclencher une dynamique de redressement. Au lieu de cela, nous nous sommes enfermés dans une logique comptable interne au régime, sans jamais interroger sa place dans l’équilibre national. Et cela nous enfonce davantage.
Michaela Wiegel :
Je voudrais revenir sur l’aspect politique, en particulier sur la place de la France dans le contexte européen. On est aujourd’hui dans une situation géopolitique où l’Europe est fortement sollicitée, et cela devrait nous pousser à harmoniser nos systèmes sociaux, notamment les retraites. Or, la France fait figure d’exception, notamment par son mode de financement.
Ce conclave, très suivi en Allemagne, met en lumière la déconnexion entre le débat français et les véritables enjeux. Au lieu de s’interroger sur les perspectives à long terme, on en est resté à discuter d’aménagements de la réforme de 2023. En Allemagne aussi, le système est sous pression. La démographie y est même plus défavorable qu’en France. Et pourtant, le débat porte aujourd’hui sur deux axes : la capitalisation, envisagée comme complément sans remettre en cause l’existant, et l’âge de la retraite — déjà fixé à 67 ans et dont on envisage l’extension à 70 ans.
L’exemple danois est encore plus éclairant. Le Danemark a compris qu’il fallait dégager des marges pour financer la défense, et que cela impliquait de réduire le poids des retraites et des autres dépenses sociales. En France, cette prise de conscience fait défaut. Ce conclave est resté fermé, sans réel débat public. Pendant quatre mois, aucune pédagogie n’a été faite pour expliquer les enjeux au pays. C’est une occasion manquée. Par ailleurs, la France s’est engagée à consacrer 5% de son PIB à la défense, dont 3,5% en dépenses militaires pures. C’est considérable, surtout dans un contexte budgétaire déjà contraint. Et on continue d’osciller sans fin sur un système de retraites de plus en plus difficile à financer.
Philippe Meyer :
Le vrai conclave, celui de Rome, s’accompagne des congrégations, ces discussions préalables où l’on réfléchit au fond. Ici, on n’est pas certain qu’elles aient eu lieu …
Lucile Schmid :
Ce qui me frappe, c’est que lorsque François Bayrou a lancé ce conclave, il parlait de « démocratie sociale ». Et dans une période marquée par une crise de la démocratie parlementaire et de l’exécutif, ce terme donnait un d’espoir : celui de pouvoir recréer du commun, de mener une négociation substantielle et de renouer avec une capacité à faire des compromis. Très vite, certains acteurs, notamment la CGT mais aussi une partie du patronat, ont refusé cette logique. Peu à peu, le cercle des participants s’est restreint. Pourtant, il y a eu ceux qui ont joué le jeu, peut-être en apparence seulement, mais qui ont adhéré à la méthode. Cela mérite d’être souligné, tout comme le rôle du Premier ministre.
Sur la méthode, le processus paritaire a été structuré, avec Jean-Jacques Marret en médiateur, soutenu par l’administration. Il a assuré un travail sérieux, répondant aux questions techniques des deux parties, facilitant ainsi les discussions. Cela a donné à la démocratie sociale une consistance rare en France — plus familière en Allemagne, mais novatrice chez nous. Il y avait donc une dynamique hors des postures habituelles des partis politiques ou de certains syndicats. Le fait que la question de l’âge ait été écartée dès le départ — on restait sur les 64 ans — permettait de se concentrer sur les conditions de retour à l’équilibre d’ici 2030. C’était une manière d’assumer la responsabilité financière.
Mais progressivement, on s’est aperçu que le patronat jouait la montre. Comme l’a souligné Antoine Foucher, il redoutait une absence de traduction fidèle au Parlement. Il craignait que, sans exécutif fort, l’accord soit vidé de sa substance, exposant ses signataires à des critiques internes. Cela montre bien que, du côté du Parlement, les postures en vue de 2027 priment sur toute tentative de responsabilité partagée. Prenons l’exemple de la CFDT ou de la CFTC : elles ont porté des propositions concrètes — abaisser l’âge d’obtention du taux plein même sans durée complète de cotisation, revaloriser les retraites des femmes, inscrire la pénibilité au cœur du débat. Même si cette pénibilité peut être abordée de manière décentralisée, elle reste une question centrale car elle renvoie aux inégalités devant l’espérance de vie, la nature des métiers exercés, et le sens du travail. Je regrette profondément l’issue de cet exercice. Et je terminerai par un constat : la décision du Parti socialiste, tout juste sorti de son congrès, de déposer une motion de censure distincte de celle de LFI, des écologistes et du PCF, n’est qu’une posture réflexe. Elle témoigne d’un refus d’assumer une responsabilité d’alternative et affaiblit l’ensemble de la gauche, en particulier sa capacité à incarner une gauche de gouvernement, au moment même où se profilent des échéances électorales majeures.
Jean-Louis Bourlanges :
Je reprendrai volontiers le plan proposé par Antoine Foucher, que j’ai trouvé très éclairant, mais à l’envers : ce que ce conclave dit de la France, des partis, puis des syndicats.
Ce qu’il dit de la France, c’est quelque chose de profondément inquiétant, une forme d’incapacité à sortir du modèle hérité des Trente Glorieuses. Ce modèle est terminé depuis longtemps, mais nous n’en avons jamais tiré les conséquences. Nous continuons d’ignorer les transformations économiques, technologiques et géopolitiques qui exigent des efforts de rigueur — de formes diverses, certes — mais nécessaires. L’idée même d’un horizon de dépassement s’efface peu à peu du discours politique. Cela me rappelle cette caricature célèbre de Calonne, ministre des Finances de Louis XVI, réunissant l’Assemblée des Notables, croqués sous forme de volailles, et leur demandant : « à quelle sauce voulez-vous être mangés ? », ce à quoi elles répondaient : « nous ne voulons pas être mangées du tout ». Et Calonne de conclure : « vous sortez de la question ». On en est exactement là : le refus de toute forme d’ajustement, d’où les blocages récurrents sur la réforme des retraites, cette bombe politique que Michel Rocard disait capable de faire sauter les gouvernements pendant trente ans.
Les partis politiques, ensuite. Ils sont paralysés. Il est facile de leur jeter la pierre, mais ils ne sont que le reflet des électeurs — lesquels, très majoritairement, refusent ces ajustements. Le PS en donne une illustration caricaturale, mais en réalité la paralysie est générale. Aucun espace ne semble exister pour un discours de responsabilité, pour une réflexion sur l’équité. L’Assemblée nationale donne à ce titre un spectacle désolant.
Face à cette impasse, le Premier ministre se tourne vers les partenaires sociaux. C’est habile pour détendre l’atmosphère, mais cela pose deux problèmes. D’une part, les syndicats ne sont pas là pour organiser les sacrifices, mais pour défendre les intérêts de leurs mandants. Ils peuvent aider à les répartir équitablement, mais à condition qu’on reconnaisse le besoin de sacrifices — ce que peu de responsables politiques assument. D’autre part, cette logique exige de penser par branches. Gilles Berset, président du Conseil d’orientation des retraites, ancien de la CFDT, l’a très bien dit : il faudra sans doute aller au-delà des 64 ans, mais les questions comme la pénibilité doivent être traitées au niveau des branches, parce que c’est là qu’elles prennent sens. Par ailleurs, le syndicalisme lui-même est en tension. On l’a vu avec Laurent Berger, qui, en tenant un discours modéré, a gagné en popularité. Sa successeure, Marylise Léon, que j’estime beaucoup, essaie de faire de même, mais sa cote baisse, au profit de Sophie Binet. Cela montre que plus un syndicaliste se rapproche d’une posture constructive, plus il risque de se couper de sa base.
Enfin, il faut remettre tout cela dans une perspective plus large : ce n’est pas seulement un problème d’équilibre des retraites. Le vrai sujet, c’est le taux d’activité des Français. Son insuffisance est la cause profonde de nos déficits — budgétaires, sociaux et commerciaux. Et cela, c’est à l’exécutif et au Parlement de le traiter. Aujourd’hui, les acteurs — gouvernement comme partenaires sociaux — ont peu de cartes en main. Ils font ce qu’ils peuvent, ils « touillent », mais le résultat reste très en deçà des besoins du pays. C’est un jeu terriblement inquiétant.
Antoine Foucher :
Deux compléments à ce que vient de dire Jean-Louis sur notre aveuglement collectif et notre incapacité à débattre lucidement, que ce soit dans le pays ou au Parlement, de ces enjeux majeurs. C’est précisément cet aveuglement qui a servi d’argument à certains, dont François Bayrou jeudi dernier, pour proposer de confier non seulement la gestion du régime complémentaire — déjà entre les mains des partenaires sociaux — mais aussi celle du régime général. L’idée étant la suivante : les partenaires sociaux ont désindexé les retraites complémentaires sans que personne ne s’en aperçoive. Cela s’est fait, discrètement, sans provoquer de tollé. Donc, on pourrait leur confier le régime général, avec le même espoir d’efficacité silencieuse. Car lorsque la réforme passe par le Parlement, elle devient visible et déclenche une mobilisation.
Je comprends l’argument, mais il me paraît très « français », au mauvais sens du terme. Comme le disait Jean-Louis, c’est un raisonnement rocardien — mais encore faudrait-il que les problèmes de fond soient réellement traités et qu’on rende des comptes. Ce qui me gêne profondément, c’est cette idée que plus un problème est massif, moins il faut en parler pour espérer le régler. Or, je crois que c’est exactement l’inverse : il faut confronter le pays à ses responsabilités, créer une prise de conscience collective — y compris, si nécessaire, par référendum. Imaginer qu’on peut réformer dans le dos des citoyens, en procédant par mesures invisibles ou techniques, est une grave erreur d’analyse.
Parce que le jour où les partenaires sociaux gèreront le régime général et qu’il faudra désindexer, cela ne passera plus inaperçu. Ce régime représente 80% des pensions des ouvriers et des employés : bien sûr que tout le monde le verra. Et comme les partenaires sociaux ont encore moins de légitimité démocratique que le Parlement, ils n’y parviendront pas. L’idée de réformer discrètement, en dehors du débat public, me semble être l’inverse exact de ce dont nous avons besoin pour redonner à notre pays un souffle collectif.
Jean-Louis Bourlanges :
C’est un problème extrêmement profond. Rien ne fonctionne, ni l’escamotage, ni la méthode directe. On est face à un débat méthodologique fondamental, celui qui séparait Pierre Mendès France de Michel Rocard. Mendès France disait : il faut dire la vérité, frontalement. Mais une fois que vous êtes retoqué, que faire ? Rocard, au contraire, pensait que réformer consistait à désamorcer l’agressivité, à adoucir, à habituer progressivement les gens au changement. C’est dans cette logique qu’il a mis en place la CSG : d’abord minuscule, elle est devenue massive.
Cette tension entre transparence brutale et transformation progressive, on la retrouve partout dans l’histoire. C’est Turgot face à Calonne, c’est un dilemme récurrent. On constate qu’aujourd’hui, ni l’une ni l’autre des deux approches ne donne vraiment de résultats.
LA GUERRE USA -IRAN
Introduction
Philippe Meyer :
L'attaque américaine, menée dans la nuit de samedi à dimanche derniers sur l'Iran, a été « intentionnellement limitée » à des cibles nucléaires et ne visait pas un changement de régime, a déclaré dimanche le Pentagone. Avec l'opération Midnight Hammer (Marteau de minuit), Donald Trump a exploité une fenêtre d'opportunité après qu'Israël a presque réduit à néant les alliés régionaux de l'Iran (Hamas, Hezbollah) puis les défenses iraniennes. S'il proclame toujours vouloir la paix, Donald Trump n'hésite pas dégainer. Il l'avait fait à trois reprises au cours de son premier mandat : contre la Syrie, après des attaques chimiques, en avril 2017 puis en avril 2018, enfin en ordonnant un assassinat ciblé à Bagdad contre le général iranien Soleimani, chef des forces spéciales des Gardiens de la Révolution, en janvier 2020. Toutefois, jusqu'à dimanche, il s'agissait d'opérations limitées.
Dimanche, le président américain a annoncé que les trois sites de Natanz, Fordo et Ispahan avaient été « totalement anéantis ». Une affirmation difficile à confirmer, les cibles étant souterraines. Le général Dan Caine, chef d'état-major des armées américaines s'est montré plus prudent, comme le vice-président JD Vance. Selon les « premières évaluations du champ de bataille », a dit le soldat, les sites visés ont subi « de sévères dommages et destructions ». Un document classé confidentiel du renseignement américain, relayé par CNN et le New York Times, suggère que les frappes américaines sur l'Iran auraient retardé son programme nucléaire de seulement quelques mois, sans le détruire complètement. Jeudi, l’ayatollah Khamenei a affirmé que Donald Trump a « exagéré » l’impact des frappes américaines sur le territoire iranien.
En représailles, lundi, l’Iran a attaqué la base aérienne américaine d’Al-Udeid, au Qatar. Treize missiles ont été interceptés sans difficulté selon l’armée, tandis qu’un autre s’écrasait sans dégâts. La base, qui en temps normal accueille près de 10 000 soldats, était très largement dépeuplée. Pour Téhéran, « la priorité était de retrouver les voies de la négociation afin de sauver le régime », estime le chercheur Bernard Hourcade, spécialiste de la République islamique. Selon lui, « les dirigeants iraniens ne voulaient pas couper les ponts avec Donald Trump, car ils savent que c'est lui qui peut arrêter la guerre avec Israël ». Via le Qatar et probablement Oman, Téhéran avait averti les États-Unis de ses tirs de missiles contre la base aérienne américaine, afin qu'il n'y ait pas de victimes. Ce fut le cas. Mardi, Israël et l’Iran ont déclaré accepter l’initiative américaine de cessez-le-feu. Tandis que les membres de l’administration Trump revendiquent une réussite totale, les questions s’accumulent sur le sort des quelque 400 kg d’uranium hautement enrichi dont disposait l’Iran. Cette question sera au centre des négociations qui devraient s'ouvrir prochainement entre l'Iran et les Occidentaux, via l'Agence internationale à l'énergie atomique (l’AIEA), dans l'espoir de tourner durablement la page de la guerre.
Kontildondit ?
Michaela Wiegel :
Il est sans doute trop tôt pour tirer des conclusions sur cette guerre de douze jours. Cela rappelle la célèbre réponse de Zhou Enlai à Henry Kissinger, lorsqu’il lui demanda ce qu’il pensait de la Révolution française : « Il est trop tôt pour le savoir. » (on a appris depuis que Zhou Enlai croyait qu’il parlait de Mai 68, mais peu importe : l’incertitude reste pertinente ici). Du côté américain, cette séquence a levé un malentendu : l’époque Trump n’est pas un retour à l’isolationnisme, mais bien une nouvelle forme d’impérialisme. C’est une logique unilatérale : les États-Unis agissent unilatéralement quand et où cela les arrange, sans concertation. Lors du dernier sommet de l’OTAN, on a vu que même le secrétaire général appelait Trump « daddy ». Il expliquait que l’Iran et Israël se comportaient comme deux enfants qui se battent dans une cour de récréation, et qu’il fallait que le père intervienne pour les séparer. L’intervention américaine n’a été coordonnée ni avec les Européens, ni avec les Britanniques, ni avec la France. Washington a utilisé des moyens militaires uniques — ces bombes capables de frapper en profondeur — sans que les résultats soient clairement établis. Les premiers rapports de renseignement laissent penser que les objectifs n’ont pas été atteints, mais rien n’est confirmé : personne n’est sur place, et les informations données par l’Iran relèvent probablement aussi de la propagande. Fait notable : les Américains ne partagent désormais plus aucune donnée avec nous. Nous ne savions même pas, avant cette attaque, à quel stade en était le programme nucléaire iranien.
Deuxième point : Israël. Pourquoi cette guerre ? Était-ce une manœuvre de diversion, à un moment où l’intervention militaire à Gaza devenait de plus en plus difficile à justifier ? Il y avait cette conférence à l’ONU, où la France et peut-être l’Arabie Saoudite s’apprêtaient à reconnaître l’État de Palestine. On ne savait pas avec certitude ce que ferait Riyad, mais il était envisageable qu’ils soient solidaires de Paris. Dans tous les cas, Israël a complètement torpillé cette initiative et détourné l’attention de Gaza. On ignore si les Israéliens disposaient de renseignements montrant une accélération du programme nucléaire iranien justifiant une action immédiate, ou si, tout simplement, Netanyahou — obsédé depuis dix ans par ce sujet — a estimé que le moment était venu. On constate en tout cas que non seulement les États-Unis ont affiché leur solidarité, mais aussi l’Allemagne. Alors qu’on pensait que Berlin prenait ses distances, le chancelier Merz a remercié Israël d’avoir fait « le sale boulot » pour les Européens. En résumé, les Européens ont été totalement absents des décisions et cantonnés à un simple rôle de commentateurs.
Lucile Schmid :
Peut-on vraiment parler d’une « guerre de douze jours » ? Un cessez-le-feu a été annoncé par Donald Trump au bout de douze jours, mais immédiatement violé par les deux principaux protagonistes, Israël et l’Iran. Parler d’une guerre de douze jours relève donc du pari. Ce qui est frappant, c’est que le vice-président américain, JD Vance, s’est montré beaucoup plus prudent que Trump. Était-ce une répartition des rôles — le classique duo bad cop/good cop ? Quoi qu’il en soit, Vance a déclaré très clairement : « nous ne sommes pas en guerre contre l’Iran, nous sommes en guerre contre le nucléaire iranien. » Mais séparer l’Iran de son programme nucléaire et de son régime est une distinction qui relève du sophisme, et qui pose de sérieuses limites sur le terrain.
Cela révèle toute l’ambiguïté de la position américaine. Donald Trump veut être au centre du jeu et capter l’attention, mais cela crée une contradiction entre les promesses faites au public américain et la réalité de l’engagement au Moyen-Orient. De plus, le lien personnel entre Trump et Netanyahou est très fort. Les États-Unis se retrouvent ainsi à suivre un agenda dicté par le gouvernement d’extrême-droite de l’État hébreu. Le moment choisi correspondait clairement aux intérêts d’Israël, mais cela fait déjà plus de quinze ans que l’idée d’attaquer l’Iran est débattue dans la société israélienne. Lors de mon dernier séjour en Israël, il y a deux ans, ce sujet était omniprésent dans les conversations politiques. L’opération a été longuement et méticuleusement préparée, notamment par les services de renseignement israéliens. Tactiquement, le moment était favorable, et cette offensive a permis de ressouder temporairement l’opinion publique israélienne.
Donald Trump lui-même cultive une posture ambivalente. Il cherche à apparaître comme un homme fort, capable d’employer la force, mais rêve dans le même temps du prix Nobel de la paix. Au fond, il voudrait que le monde fonctionne comme une émission de télé-réalité. Quand il annonce le cessez-le-feu en déclarant : « que Dieu bénisse à la fois Israël et l’Iran », on a presque l’impression d’un épisode de House of Cards. Mais la réalité ne suit pas ce script. Les déclarations du général Caine sont beaucoup plus prudentes, et plusieurs éléments factuels contredisent les annonces triomphales de Trump : une nouvelle installation nucléaire plus profonde que Fordow n’a pas été touchée, et les 400 kg d’uranium enrichi pourraient avoir été déplacés avant les frappes.
Sur le plan militaire, l’opération a été un succès technique. C’est la plus vaste mobilisation de bombardiers B2 jamais réalisée. Un leurre a même été mis en scène avec une escadre envoyée vers le Pacifique pour détourner l’attention. Les bombes ont été larguées avec précision. Mais qu’en est-il réellement du résultat stratégique ? Il faudra du temps pour le savoir.
Enfin, ce conflit enterre tout le travail diplomatique de l’Union européenne, et particulièrement de la France, autour du dossier nucléaire iranien. Dès 2009, Nicolas Sarkozy affirmait qu’il fallait éviter deux choses : l’Iran doté de la bombe, et le bombardement de l’Iran. Aujourd’hui, on semble se diriger vers les deux à la fois. La diplomatie française, historiquement active et respectée dans le monde arabe, se retrouve impuissante. Ce n’est pas seulement l’Union européenne qui est marginalisée, mais toute une tradition diplomatique française, fondée sur le dialogue, la complexité et la maîtrise des enjeux techniques. Face à la brutalité de cette nouvelle réalité géopolitique, cette culture est reléguée au second plan.
Philippe Meyer :
Peut-on poser la question suivante : l’Iran veut-il la bombe comme nous, c’est-à-dire comme un outil de dissuasion, plutôt que comme une arme d’agression ? Une telle intention semblerait à la fois étrange et disproportionnée. Est-ce une hypothèse qu’on peut envisager et débattre ?
Antoine Foucher :
Comme beaucoup de Français peu enclins à soutenir Donald Trump, je m’étais dit qu’on pouvait analyser cette séquence en opposant apparence et réalité. Mais cette grille ne fonctionne pas complètement, car il y a malgré tout des effets de long terme dans ce qui vient de se passer.
D’un point de vue tactique, on pourrait dire que Trump a marqué un point spectaculaire. Il a créé un effet de sidération mondial, dû à la surprise, à l’audace — il a osé ce que personne d’autre n’avait osé — et à la démonstration de la supériorité technologique américaine. Aucun autre pays ne possède les bombes qu’il a utilisées. De ce point de vue, Trump incarne bien le prédateur tel que le décrit Giuliano da Empoli : primauté de l’action sur les règles, recours à la surprise, usage stratégique de la peur. Et il faut se demander si le sommet de l’OTAN de cette semaine aurait eu les mêmes résultats sans cette démonstration de force préalable. Comme le disait Michaela, les Européens ont peut-être suivi Trump en partie par crainte de son imprévisibilité.
On pourrait tout aussi bien soutenir que tout cela n’est que mise en scène. Car sur le plan stratégique, il n’y a pas de réel gain. D’abord s’agissant de l’Iran : l’opération n’a en rien résolu la vraie question stratégique, que posait Philippe : comment donner à l’Iran un statut régional suffisamment reconnu pour qu’il renonce au nucléaire ? Comme le disait Nicole Gnesotto lors de notre dernière émission, la seule alternative à la bombe iranienne ne réside pas dans le changement de régime. L’ambition nucléaire iranienne précède les mollahs et leur survivra. Cette intervention, au mieux, ne fait que retarder l’échéance de quelques mois ou années — c’est donc un échec stratégique. Ensuite : Israël. Comme l’ont dit Michaela et Lucile, Trump n’est pas ici un prédateur, mais un suiveur de Netanyahou. Il alimente la focalisation sur l’Iran et fait oublier la question palestinienne. Et il n’apporte absolument aucun début de solution à cette question, qui est de nature politique.
Et pourtant, cette opposition entre apparence et réalité ne suffit peut-être pas non plus. Il m’en coûte de le reconnaître, mais l’effet de surprise et de sidération déclenché par l’opération de Trump pourrait bien avoir un impact stratégique. Si l’on se place du point de vue chinois ou russe, il est possible qu’on en tire la conclusion suivante : Trump est totalement imprévisible. Et cela pourrait les pousser à réfléchir à deux fois avant de lancer une opération à Taïwan ou en Ukraine. Faire croire à son adversaire qu’il est incapable de prévoir ce que vous êtes prêt à faire, c’est un avantage stratégique réel.
Jean-Louis Bourlanges :
Je ne crois pas du tout à cette thèse de l’imprévisibilité. Ce qui a créé l’effet de surprise, c’est simplement le raccourcissement du délai. Quelques jours avant, on était réunis autour de Jean-Claude Casanova, et tout le monde s’accordait à dire que l’option la plus vraisemblable, c’était ce que Poutine appellerait une « opération spéciale » : une destruction rapide des sites ciblés, suivie d’un repli et d’un arrêt des hostilités. Ce qui nous a vraiment surpris, c’est qu’on pensait avoir quinze jours, et paf, ça nous est tombé dessus un dimanche matin, sans prévenir. En termes tactiques, c’était très bien joué pour provoquer un effet de sidération. Et il faut saluer la prouesse technique — israélienne et américaine — dans cette opération.
Sur le fond, je vois trois façons d’analyser la chose. D’abord, en tant qu’arme anti-prolifération. Depuis le départ, il y a un clivage entre Netanyahou et la communauté internationale. Les déclarations de Netanyahou en 2003 ou 2008 sont exactement les mêmes que celles qu’il tient aujourd’hui : « l’attaque est imminente, nous sommes menacés, etc. » Mais quand on a 200 ogives nucléaires et qu’on est capable de rayer l’Iran de la carte, on est quand même dans une situation de dissuasion très confortable. Il s’est opposé à Obama sur les accords de Vienne, et il a obtenu de Trump qu’il s’en retire. Et là, il lui a forcé la main.
Le résultat, on le voit bien : plus on s’éloigne du Bureau ovale, plus les avis sont nuancés. Le secrétaire à la Défense, complètement aligné sur Trump, est enthousiaste, mais le chef d’état-major, qui a une réputation à défendre, est bien plus prudent. Quant à la presse, insultée par Trump, elle est carrément sceptique. L’arme nucléaire, c’est une vieille technologie du XXème siècle, pas à la portée de toutes les bourses, certes, mais quand même largement démocratisée. On ne sait pas exactement ce qu’il est advenu des 400 kg d’uranium enrichi, mais ce n’est qu’un arrêt temporaire. Un observateur disait : « on ne savait pas si les Algériens voulaient la bombe, maintenant on sait qu’ils la feront. » C’est un instrument de survie. On est dans un scénario de guerre sans fin : on interrompt, puis on recommence.
Deuxième niveau : l’idée d’ébranler ou de renverser le régime iranien. Aujourd’hui, on dit que ce n’était pas l’objectif — ce n’est pas ce qu’on entendait il y a encore peu, ni à Washington, ni à Tel-Aviv. Mais cette hypothèse était absurde. On ne renverse pas un régime avec quelques frappes aériennes ponctuelles. Ce qu’on peut provoquer, c’est une désorganisation ou une guerre civile, surtout dans une société iranienne profondément fragmentée. Et là, le risque est immense : face à la déstabilisation, des comportements de desperados peuvent surgir, avec des conséquences graves. Même la diaspora iranienne en France a réagi avec un sentiment d’humiliation. De ce point de vue, c’est un échec.
Troisièmement, d’un point de vue politicien. Et là, pour Netanyahou, c’est le carton plein ; un succès total. Il a bloqué l’initiative franco-britannique sur la Palestine, interrompu les négociations en cours, neutralisé la contestation à la Knesset, et s’est rendu politiquement invulnérable. Trump, en revanche, a été manipulé. Dans la typologie de Michel Tournier, on a l’Auguste et le clown blanc : l’Auguste, c’est Trump, le clown blanc qui tient les ficelles, c’est Netanyahou. D’où maintenant les efforts pathétiques de Trump pour marginaliser Netanyahou, sauver son image de prix Nobel de la paix, essayer de clore ce chapitre.
Quant aux Européens, c’est lamentable. L’exemple le plus humiliant est la lettre de flagornerie du secrétaire général de l’OTAN. C’est une honte collective. Je mettrai cependant le chancelier Merz à part, Michaela. Il avait pris ses distances sur Gaza, et son passé allemand ne lui permettait pas d’aller trop loin dans la critique d’Israël. S’il y avait une menace existentielle, il devait recoller. Mais pour les autres, c’est consternant.
Michaela Wiegel :
S’agissant de la question de Philippe sur la sanctuarisation de l’Iran par l’arme nucléaire à des fins de dissuasion. Tant que le régime des mollahs — ou un autre — affiche pour objectif l’anéantissement de l’État d’Israël, cela reste inacceptable, aussi bien pour les Européens et les Américains que, bien sûr, pour les Israéliens.
Je voulais aussi revenir sur un point concernant Donald Trump, même si cela me coûte de le dire. Je suis plutôt d’accord avec Antoine. Le retrait chaotique d’Afghanistan a donné à Vladimir Poutine une audace considérable, en révélant la faiblesse du leadership américain sous Biden, et même déjà sous Obama. Cette intervention de Trump pourrait, en ce sens, avoir un effet stratégique.
Et il est trop tôt pour dire ce qui se passera en Iran. L’humiliation y est immense. Le Mossad semble y avoir bénéficié d’un grand nombre de complicités. La Syrie nous avait déjà surpris, et il est possible que l’Iran nous surprenne aussi.
Lucile Schmid :
Oui, je voulais rebondir sur ce qu’Antoine Foucher disait à propos de la Chine. Il faut rappeler que la Chine dépend fortement du Moyen-Orient, notamment de l’Iran, pour ses approvisionnements énergétiques. Ce qui vient de se passer contraint Pékin à réagir. Sa position, que l’on croyait très solide, se révèle moins stable. D’abord, l’imprévisibilité de Donald Trump rend beaucoup plus risqué un passage à l’acte sur Taïwan. Ensuite, cela oblige la Chine à se replier sur le droit international, sur l’ONU, à jouer plus franchement la carte multilatérale. Cela pourrait provoquer une recomposition géopolitique au Sud, en lien avec le rôle de l’ONU.
Et pour revenir à ce que disait Michaela, je suis frappée par cette idée selon laquelle il ne se passerait rien en Iran sous prétexte qu’il ne s’est rien passé ailleurs. L’Iran est un pays immense, avec une société qui se distingue profondément, par sa culture, son histoire et ses aspirations démocratiques. Il faut donc laisser ouverte la question de ce qui peut advenir. Les mollahs ont été affaiblis.