Thématique : Paris (1/2) / Qui gouverne Paris ? Avec Cécile Maisonneuve et Alexandre Mussche / n°154 (16 août 2020)

Introduction

Philippe Meyer :
Nous allons essayer de comprendre qui aujourd’hui gouverne Paris. Nous le ferons avec Cécile Maisonneuve, de La Fabrique de la Cité. Je vais d’ailleurs vous demander de nous dire ce qu’est La Fabrique de la Cité ...?

Cécile Maisonneuve :
La Fabrique de la Cité est un laboratoire d’idées. C’est une grande table ronde municipale autour de laquelle on met tous ceux qui pensent, qui construisent, qui financent, qui habitent la ville. C’est à dire toutes ces disciplines qui aboutissent à fabriquer cet objet complexe et fascinant qu’est la ville.

Philippe Meyer :
Nous sommes aussi avec Alexandre Mussche, de l’agence de design des politiques publiques Vraiment vraiment. Je crois qu’il faut aussi que vous nous expliquiez ce que c’est.

Alexandre Mussche :
Il s’agit d’aider les collectivités à comprendre la ville et les territoires du point de vue de l’usager. Et tous les métiers du design, de la conception spatiale, mais aussi de la conception des interfaces numériques, de tout ce qui fait nos gestes quotidiens. Nous nous efforçons de fournir aux collectivités une vision depuis l’usager. Et en ce qui concerne la question qui nous occupe aujourd’hui, de regarder la ville dans la façon dont on la vit au quotidien.

Philippe Meyer :
Avec nous aussi deux voix familières aux auditeurs du Nouvel Esprit Public : Marc-Olivier Padis, directeur des études de la fondation Terra Nova, et Lucile Schmid, membre du comité de rédaction de la revue Esprit.

Une compétition municipale met le projecteur sur les partis et sur leurs hérauts, sur la confrontation des programmes et sur la rivalité des candidats. Mais la ville d’aujourd’hui et, plus encore, celle à venir, se décide-t-elle encore dans les assemblées élues pour l’administrer ? Au cours des dix dernières années, qu’est-ce qui a pesé le plus lourd dans l’évolution de l’accès au logement à Paris ? La politique de l’État, les décisions du Conseil municipal ou le développement d’Airbnb ? Qu’il s’agisse de logement, de transport, de transformation des espaces publics, qui maîtrise quoi ? Quelles régulations sont possibles ? Quelles initiatives peuvent remonter de la population en dehors des périodes où elle est invitée à désigner ses représentants ? Quelles innovations, quels outils nouveaux modifient le gouvernement d’une cité et que peut-on en attendre ?
Les plateformes digitales sont entrées dans le mode de vie de l’habitant des grandes villes et elles ne sont pas prêtes d’en sortir. Les applications permettent de satisfaire les besoins essentiels du citadin : se déplacer, se nourrir, se loger. Elles ont un impact sur l’espace public. Elles amènent l’accélération des innovations, l’autonomisation des acteurs et l’individualisation des pratiques. Les plateformes vont-elles façonner les villes ? En bousculent-elles la gouvernance ? Les pouvoirs publics peuvent-ils contrôler, modérer, ou maîtriser leurs usages ?

Kontildondit ?

Cécile Maisonneuve :
La question « qui gouverne Paris ? » n’est pas nouvelle. Traditionnellement, la réponse énonce un face-à-face entre l’Etat et Paris, la saga pluriséculaire d’une émancipation de la ville. Dans le pêle-mêle de photographies relatives à cette question, vous avez aussi bien un préfet de la Seine qu’un lieutenant général de police, ou des rois, et plus près de nous, des duos entre le maire et le président de la République.
Répondre aujourd’hui à cette question uniquement par cette saga ne suffit plus. D’autres acteurs ont fait irruption dans les grandes villes, ce sont les acteurs du numérique, et vous en avez cité plusieurs. Pour parler de Paris, il faut à présent regarder une mappemonde. Car Paris est ce qu’on appelle une métropole-monde. Il y en a très peu, on peut citer Londres, New York, Pékin ou Tokyo. Ces métropoles-monde ont une caractéristique : elles concentrent un nombre d’actifs économiques, humains, financiers et créatifs exceptionnel. Un chiffre vous donnera un ordre d’idée : aujourd’hui 80% de l’argent investi dans les start-ups est concentré dans 10 villes. L’une est en Inde (Bangalore), deux sont en Chine (Pékin et Shangaï), une en Europe (Londres), et le reste est aux Etats-Unis. Nous sommes donc dans un mouvement capitaliste et urbain très spécifique, qui donne à ces villes un statut particulier.
Quant au logement, s’il s’agit de répondre à la question « qui fait le prix du mètre carré aujourd’hui à Paris ? » je peux vous dire que ce n’est ni la mairie, ni l’Elysée, ni l’Assemblée Nationale. Des chercheurs ont démontré que c’était la Banque Centrale Européenne. Il y a une fonction mathématique très rigoureuse grâce à laquelle vous pouvez prévoir avec 93% d’exactitude le prix du mètre carré parisien en le rapportant à la politique de la BCE. C’est à dire aux taux d’intérêts, à l’inflation, et à la quantité de monnaie disponible.
Si je m’intéresse à présent aux grands acteurs mondiaux, je trouve bien évidemment les grandes plateformes numériques. Les GAFAM d’outre-Atlantique (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) et peut-être bientôt leurs équivalents chinois. Quel est le phénomène en jeu ici ? Les données, cet or noir du XXIème siècle. Les producteurs des données, c’est nous tous. Autrement dit, plus les villes comptent d’habitants, plus elles sont de fantastiques mannes de données. Aujourd’hui, le « Golfe Persique » des données, ce sont les grandes métropoles. Pour ces plateformes qui prétendent apporter des services à partir de ces données, ces villes sont donc des enjeux cruciaux. Par exemple pour AirBnB, Paris est le premier marché mondial.
La question « qui gouverne Paris ? » s’est donc passablement compliquée. L’Etat est toujours là, et la municipalité aussi, mais de grands empires transnationaux sont arrivés (ces plateformes numériques). On se demande où sont les Parisiens, car le peuple de Paris a une longue histoire faite de rébellions contre l’autorité (étatique ou autre). Quand on se demande qui gouverne Paris, il faut aussi se pencher sur ce qu’on met dans « Paris ». Le Parisien d’aujourd’hui, où est-il exactement ? Pas seulement à l’intérieur de l’enceinte du périphérique, semble-t-il. Seuls 36% des Parisiens ont une voiture, donc si l’on s’interroge sur les déterminants de la mobilité automobile à Paris, c’est du côté de la seconde couronne que se trouve la réponse.
Qui gouverne Paris ? L’Etat, la mairie, le monde, et les Parisiens. Ceux qui habitent Paris, et ceux qui y travaillent, tous ces producteurs / consommateurs de données.

Alexandre Mussche :
Pour ce qui est des plateformes numériques évoquées par Cécile Maisonneuve, je souligne leur puissance de feu financière. Elles savent installer 10 000 véhicules (trottinettes ou vélos) en une nuit, par exemple. C’est une forme de fulgurance totalement nouvelle. On voit apparaître des acteurs ayant la capacité de changer notre quotidien de façon très brusque, et qui placent les puissances publiques en situation de « courir derrière », incapables de réguler assez rapidement.
Au delà de ces acteurs « opérateurs », j’aimerais mentionner les acteurs du savoir de la ville. Là-dessus, Google est incontournable. Google a une connaissance de nos comportements en ville et des adresses absolument phénoménale. La société sait qui a visité chaque commerce, quand, et pendant combien de temps. Et bien souvent ce qui a motivé la visite (la personne qui a cherché une recette de bœuf bourguignon juste avant d’aller chez le boucher). Le niveau d’information qu’a atteint la firme est quasiment monopolistique, et les gouvernances publiques seront bientôt confrontées à des acteurs ayant une connaissance de la ville incomparablement supérieure à la leur.
D’autres acteurs remettent en question cette vision dépassée de la ville « appartenant » au maire. La préfecture traditionnellement, mais pas seulement. De nombreux échelons entrent en jeu dans ce qui dessine notre espace public urbain. Je citerai un exemple. Quand la Ville de Paris essaie de repenser ses passages piétons par exemple, elle demande son avis à l’Etat, car les codes de la sécurité routière sont nationaux. Du coup, c’est très lent (il a fallu batailler deux ans pour pouvoir élargir un passage de 20 cm, ou changer légèrement la couleur de la signalisation) et on se rend compte que la Mairie est loin d’être toute-puissante.

Lucile Schmid :
Vos deux interventions montrent bien que Paris est à la fois une réalité territoriale, un rêve, un marché et un lieu de vie. D’autre part, moi qui habite à Vanves, j’ai en permanence cette double impression, que j’habite dans un quartier de Paris et hors de Paris. Ce sont donc là des questions à examiner dans notre discussion : quand on dit Paris, de quoi parle-t-on précisément ? Et qu’est-ce qui définit un Parisien aujourd’hui ?
En 2006, Pierre Mansat, alors adjoint au maire Bertrand Delanoë, avait lancé à Vanves la première réunion à propos du Grand Paris et de la métropole. Presque 15 ans plus tard, ce rêve de faire de Paris une ville-monde n’a plus de vraie perspective. Aujourd’hui la métropole du grand Paris est une métropole des maires, qui ont « bunkerisé » et segmenté ce Grand Paris, s’assurant que chacun garde son pouvoir. Rappelons que les Yvelines et les Hauts-de-Seine, les deux départements les plus riches de l’Ile-de-France, sont en train d’essayer de fusionner et que les sujets concernant les logements ou les transports ne sont à mon avis pas traités à la bonne échelle. Il y a une manière d’opposer chaque département, chaque commune, chaque fiscalité, et nous sommes dans une situation où ce territoire du Grand Paris n’existe pas, où riches et pauvres continuent à s’opposer, où le Paris intra-muros ne fait qu’exporter ses nuisances hors de son territoire stricto sensu. Lorsqu’on est infirmière ou assistante maternelle et qu’on travaille à Paris, on ne peut pas s’y loger.
Tout cela relève d’une approche territoriale qui pour le moment n’existe pas, car les élus n’ont pas l’ambition nécessaire. La mise en commun des ressources et l’écoute des citoyens sont très insuffisants. Il faut certes comparer Paris aux grandes métropoles internationales, mais il faut aussi y retrouver un sens de l’humain.

Marc-Olivier Padis :
C’est intéressant qu’on soit d’emblée dans la question de la bonne échelle. Cécile Maisonneuve avait raison de rappeler que c’est une métropole qui attire l’attention à l’échelle mondiale, alors que les débats de l’élection municipale portaient plutôt sur les problèmes « du coin de ma rue ». Il y a un dilemme pour une ville comme Paris : jouer la carte internationale et développer son attractivité, sans sacrifier une qualité de vie et un lien au territoire et à l’histoire de la ville.
Si ce sont les Parisiens qui gouvernent Paris, qui sont-ils ? Qui a voix au chapitre ? On sait que du point de vue du vote, la question est vite tranchée : c’est la résidence qui compte. C’est à dire environ 2,2 millions de personnes. Mais chaque jour en ville, ce sont plus de 5 millions de personnes qui vivent le territoire, qui ont l’usage de la ville. Ces 5 millions là ont aussi leur mot à dire, même s’ils votent ailleurs. C’est l’une des grandes difficultés qui pèse sur les choix et les orientations politiques. Comment prendre en compte ces voix des Parisiens usagers (par opposition aux Parisiens résidents) ? Cette question est d’ailleurs valable pour toutes les villes de France, pas seulement pour Paris.

Philippe Meyer :
J’ajouterai que parmi ces parisiens « passagers », nombreux sont ceux qui pèsent beaucoup sur la manière dont la ville a évolué ces dernières années. Je pense à tous les arrondissements historiques dans lesquels la plupart des commerce de première nécessité ont disparu au profit de commerces destinés à ces « passagers », ce qui a eu pour effet de créer des espèces d’oligopoles, augmentant le coût de la vie jusqu’à pousser des résidents à quitter la ville.
Quelle est la balance entre ces passagers qui ne peuvent pas peser sur la ville de Paris (comme les banlieusards qui y travaillent) et les passagers qui ne sont « que » consommateurs de Paris (comme les touristes) ?

Cécile Maisonneuve :
Les « passagers » sont non seulement nombreux, mais également multiples, vous avez raison. Il y a ceux du quotidien, comme les banlieusards qui travaillent à Paris, il y a le passager ponctuel comme le touriste (et Paris est la première destination touristique au monde), mais il y a aussi un autre passager, sujet d’âpres débats politiques, c’est le migrant. On a beaucoup de mal aujourd’hui à articuler les droits des résidents avec ceux des personnes qui « ne font que passer ». Et c’est bien évidemment valable dans toutes les grandes villes.
La notion de résident ou de citoyen ne concerne absolument pas les acteurs du numérique. Tout ce qui leur importe, c’est si vous produisez et/ou consommez des données. Sur la problématique de l’articulation des échelles, le sujet AirBnB est très symptomatique. Car ces échelles sont aussi en nous. Si le premier marché mondial d’AirBnB est Paris, c’est aussi parce que nous-mêmes sommes les premiers à vouloir mettre à disposition nos logements. Nous prenons donc une part assez active à ce jeu des échelles. Il n’y aurait de problème AirBnB à Paris aujourd’hui s’il n’y avait pas de Parisien désirant mettre son logement en location. Il faut donc cesser de ne poser les questions qu’au niveau institutionnel, et se les poser aussi à nous-mêmes. Quand il vous suffit d’un clic pour que tel produit Amazon vous soit livré dans l’heure, quand vous appuyez sur le fameux bouton, vous êtes activement responsable de cette relation entre Paris et ses territoires, c’est vous qui déclenchez le départ du camion à 50 kilomètres de là, camion qui va déclencher les nuisances contre lesquelles vous voterez aux prochaines élections.
Quand Lucile Schmid reparlait de l’humain, cela implique aussi que chaque individu se pose la question « quelle ville est-ce que je veux ? » et agisse en conséquence, et pas seulement le jour où il faut mettre un bulletin dans l’urne.
Il y a indéniablement une anomalie parisienne par rapport au Grand Londres, ou au Grand Berlin, mais la question n’est pas seulement institutionnelle et extérieure.

Philippe Meyer :
La question de la gouvernance est souvent posée en terme d’autorité, elle prend la forme de : « qui peut imposer quoi à x ou y ? » Alexandre Mussch évoquait précédemment le rapport entre la municipalité et la préfecture. A certains égards, la municipalité est devenue la préfecture. L’un des problèmes de Paris est sans doute d’être toujours corseté (voire pétrifié) dans le mode de fonctionnement de la préfecture de la Seine. Alexandre nous disait aussi que Google sait tout. Mais tout ce qui rapporte, tout ce qui est vendable. Quel rapport entre la municipalité et Google permettrait à Google de savoir aussi ce qui est nécessaire, voire bénéfique pour les habitants ? Je prends juste un exemple : l’explosion qui a eu lieu rue de Trévise l’année dernière, et qui a fait des morts. Elle était liée à des travaux mal faits, mal signalés, etc. Ce type particulier de connaissance de la ville serait très précieux. Existe-t-il quelque chose à ce sujet, ou n’y a-t-il rien (puisque c’est en dehors du champ de ce qui rapporte) ?

Alexandre Mussche :
Google a les moyens, mais aussi l’envie de collecter toujours plus de données, y compris celles qui ne produisent pas un bénéfice à court terme, ou monétisables. Quand vous cliquez sur votre médiathèque de quartier dans Google Maps par exemple, vous voyez apparaître une petite courbe vous montrant les heures d’affluence. Du coup Google s’immisce aussi dans des domaines publics (politiques publiques culturelles et équipements publics), c’est à dire des parties non marchandes de la ville. Quand on veut accéder à un service public, l’un des premiers réflexes républicains est de contacter sa mairie. Et pour ce faire, on utilise Google. C’est très révélateur. Sur nos comportements de mobilités, Google réussit à se rendre indispensable. Google peut dire comment les gens se déplacent à Paris bien mieux que ne saurait le faire la RATP ou Ile-de-France Mobilités. Les puissances publiques sont très déficientes dans ce domaine des données, la dépendance ne cesse de s’accroître, et le risque de devoir passer à la caisse un jour ou l’autre est réel.

Lucile Schmid :
Cette question des données est aussi un enjeu démocratique. Google ne les utilise pas seulement pour gagner de l’argent, mais également pour gagner de l’influence. Lorsqu’il était ministre du commerce extérieur, Matthias Fekl, l’un de nos intervenants réguliers, avait proposé de mettre en open data toutes les données relatives au commerce extérieur, c’est à dire de cesser de les rendre accessibles seulement aux grands acteurs, mais d’en faire un enjeu de citoyenneté. Ce problème des données est passionnant, et la question de leur structuration -démocratique ou non- sera un enjeu crucial.
Nous votons dans la ville où nous sommes résidents. De nombreux Parisiens ayant une résidence secondaire font le choix de voter ailleurs qu’à Paris. On choisit le lieu où l’on vote en fonction de l’impression qu’on a de participer à la décision. Dans le cas de Paris, il est intéressant de remarquer que de nombreux citoyens ont l’impression que leur voix compte moins qu’ailleurs.
La démocratie, ce ne sont pas seulement les élections. C’est quelque chose de continu, et que l’on structure. La question « qui gouverne Paris ? » nous invite à réaliser qu’en tant que citoyens, notre pouvoir de gouvernance ne s’exerce pas seulement le jour où nous votons. Que pouvons-nous faire de ces données ? Parvenir à les rendre publiques est une chose, mais qu’en fait-on ensuite ? Quels sont nos projets pour cette manne ? Devons-nous en prendre le contrôle au niveau citoyen, la laisser à des experts, à des politiques ? La question reste ouverte.

Marc-Olivier Padis :
Le citoyen usager de la ville dispose de ces nouveaux outils et en profite considérablement. On a beaucoup critiqué jusqu’ici ces plateformes, mais reconnaissons qu’elles nous facilitent beaucoup de choses.
L’expérience quotidienne de Paris, c’est la densité. , c’est l’une des villes les plus denses du monde. En nombre de gens, mais aussi en mouvements, en sollicitations, etc. Avec tout le stress que cela engendre. Pour bien vivre dans une ville aussi dense, il faut pouvoir décaler ses rythmes. On sait déjà qu’on n’est plus vraiment dans le cadre « métro-boulot-dodo », les choses se sont étalées et décalées. Les villes encouragent les activités de nuit, par exemple (La Nuit blanche, les expositions, en nocturne, etc.). En nous donnant les heures d’affluence de la médiathèque, ces outils nous servent à ajuster nos comportements pour déjouer ces densités.
Traditionnellement, l’outil politique était le scénario directeur, avec les acteurs devant se parler : la ville et la région, la RATP et la SNCF, etc. Un partage des données qui ne se faisait pas toujours et forçait bien souvent la puissance publique à naviguer à vue. Désormais, énormément de données sont disponibles grâce à ces outils, et cela s’est fait au bénéfice de l’usager.

Cécile Maisonneuve :
Il ne s’agit pas de stigmatiser ou de défendre ces outils, ce serait d’ailleurs une perte de temps, puisqu’une évidence s’impose : on ne les désinventera pas. On vit avec, ils vont se développer, et on y est la plupart du temps « accro ».
La vraie question touche davantage à leur modèle économique. Prenons le cas de Google. Son business model, c’est la publicité. L’objectif de l’entreprise n’est pas le bien-être de qui que ce soit. Que pourrait faire Google avec toutes ces données ? Regardons ce que fait sa filiale dédiée à l’aménagement urbain : Sidewalk Labs, à Toronto.
Il y a à Toronto une grande friche industrielle au milieu de la ville, et la municipalité a passé un contrat avec Sidewalk Labs pour créer un nouveau quartier, surnommé « Google City ». On s’aperçoit que cette entreprise, dont le métier est de faire de la publicité à partir de données, descend dans l’arène du dur, du béton, du bitume. Et qu’a-t-on constaté ? D’abord que la proposition qu’a faite Sidewalk Labs est assez classique du point de vue de l’urbanisme ; rien de révolutionnaire sous le soleil. C’est en revanche du côté de leurs propositions sur la « couche numérique » que cela devient intéressant. C’est à dire un ensemble de services lié à cette ville high-tech. Et on ne peut qu’être très troublé par la manière dont ils ont délibérément voulu tordre le droit constitutionnel canadien en inventant des notions, telle que celle de « données urbaines ». Contrairement aux Etats-Unis, le droit des données au Canada est très semblable au droit européen. Et Google s’est délibérément assis sur ce droit (je ne peux pas croire que les juristes de Sidewalk Labs n’aient pas attentivement étudié le droit canadien, et constaté que leur proposition violait purement et simplement la constitution canadienne).
Pourquoi l’ont-ils fait ? J’ai le sentiment qu’à travers leur sentiment de surpuissance monopolistique, ils essaient petit à petit d’instaurer dans le débat public des concepts qu’ils se sont chargés de soigneusement préparer, à leur avantage évidemment. « urban data », mais aussi « civic data trust » (une espèce de tiers de confiance, chargé de gérer les données d’autrui). Google s’érige donc à la fois en pouvoir législatif (je crée et définis le concept), exécutif (je le mets en œuvre), et judiciaire (je prévois les modalités de règlement d’éventuels problèmes).
C’est une approche de la ville et des services urbains qui est extrêmement troublante. Aujourd’hui, toutes ces GAFAM ne sont-elles pas en train de se poser en concurrence directe des villes ? Une ville, c’est aussi une formidable machine à fournir des services. En ceci, une ville, c’est bien moins abstrait que l’Etat, si le métro ou le ramassage des ordures ne fonctionne plus, l’impact sur vous est immédiat. Quand Google (machine à fournir des services elle aussi) crée sa « Google City » à Toronto, elle s’érige en institution politique. Elle se hisse alors au niveau d’une ville : à la fois institution politique et machine à fournir des services.
Quand on a cela en tête, on ne peut que se préoccuper du futur de ces plateformes, étant donnée la masse de données dont elles disposent à propos de nos vies, jusque dans leur aspect le plus intime.

Alexandre Mussche :
Un autre exemple de ce que font ces plateformes. Sur AirBnB, dans un contexte foncier serré, louer son appartement le temps d’un week-end ou d’une vacance part plutôt d’une intelligence de la ville. Cela relève a priori du bon sens. Le problème arrive quand une économie se dédie à cela, que des appartements sont loués toute l’année, et qu’un marché parallèle de la location se crée. Mais l’idée de base reste intéressante.
Avant AirBnB, on avait les groupes hôteliers, dont je ne sache pas qu’ils sont moralement bons et désintéressés, ni même particulièrement vertueux à l’égard de la ville. Rappelons que les hôtels, c’est bien souvent du foncier qui dévitalise une ville, ce sont beaucoup de chambres inoccupées, etc. Du coup, AirBnB n’est pas intrinsèquement mauvais, il peut simplement être mal utilisé. On en arrive au nerf de la guerre à propos de Paris : la régulation. Ce qui nous manque, c’est une régulation plus intelligente et plus agile de ces plateformes, Pour ma part je milite par exemple pour qu’AirBnB soit régulé selon le critère du nombre de nuitées par an.
A propos de l’open data, il me semble indispensable de forcer ces acteurs à partager ces données, dans la mesure où celles-ci sont nécessaires à la gouvernance. Nous avons évoqué pour Paris la nécessité de réguler les opérateurs de micro-mobilité (trottinettes et vélos). On s’aperçoit très vite d’un fait absolument crucial : dans l’espace public, ne compte que ce qui est compté. Pendant très longtemps, on a compté le nombre de voitures, par conséquent l’espace public s’est organisé en fonction des voitures. Cela donne les rues parisiennes que nous connaissons, conçues pour la circulation de la voiture. Quand tout d’un coup, on récupère les données des opérateurs de micro-mobilité, on se rend compte qu’il y a des mobilités beaucoup plus complexes. Qu’il y a des gens qui font des sauts de puce en ville, de touts petits trajets. Et cela force à reconsidérer toute la mobilité, qu’on a longtemps envisagée comme le grand geste, de banlieue à banlieue par exemple. On s’aperçoit que les gens flânent, font des détours, s’arrêtent chez le boucher ou à la Poste, etc. C’est là l’intérêt de l’open data : la connaissance fine d’un comportement, qui est un facteur important de la gouvernance.
J’insiste : en aménagement urbain, ne compte que ce qui est compté. Pendant trop longtemps, on n’a compté que les choses facilement comptables, et ces plateformes ont apporté un savoir nouveau qui sera déterminant à l’avenir. C’est pourquoi l’open data est le socle minimum qui permet de rendre démocratique le futur aménagement urbain.

Philippe Meyer :
Cela signifie-t-il qu’actuellement les loueurs de trottinettes partagent leurs données ?

Alexandre Mussche :
Cela fait partie des premières choses sur lesquelles nous avons travaillé, de nos premières recommandations. J’ai à ce propos une vision un peu municipaliste : je pense que la ville doit imposer la localisation de chaque trottinette, parce que ces objets sont dans l’espace public où la ville est souveraine. C’est ce qui permettra de réguler leur déploiement et leur utilisation. Pour progresser, il faut savoir.

Lucile Schmid :
Cette question de la connaissance fine est passionnante. On imagine très bien les acteurs publics encore assez « patauds » avec celle-ci, pas encore en mesure d’adapter les services publics par rapport à elle.
Il s’agit à la fois de maintenir des services publics égaux pour tous, quelle que soit l’origine sociale, et de réguler. Comment utilise-t-on ces données tout en les régulant ? Car si l’on dépend des acteurs privés pour obtenir ces données, est-on tout à fait impartial à leur égard ?
Pendant la campagne municipale, nous avons entendu le débat sur le fait de loger à Paris les agents participant aux services de santé. C’est au fond la question de l’accès au logement social qui est posée, peut-on l’articuler à la défense d’un service public de qualité à Paris ? On a entendu des choses pendant ce débat qui révèlent ce côté pataud : apparemment l’APHP était incapable de fournir aux services municipaux la liste des agents qui pourraient être logés à Paris ... Cette connaissance fine nous serait bien utile dans un cas pareil, et plus généralement pour ajuster l’offre à la demande dans de nombreux secteurs. Dès lors, il paraît sensé d’associer les acteurs privés aux acteurs publics, mais il faut veiller à assigner des responsabilités précises à chacun, et encore une fois, ne pas faire de favoritisme envers ces acteurs, certes précieux, mais dont la logique est exclusivement celle du profit.
Puisque Marc-Olivier Padis évoquait les échelles, il me semble que sur ces questions l’échelon européen est directement concerné. On sait que de grandes villes comme Paris, Berlin ou Barcelone ont posé à la Commission Européenne ces questions.

Marc-Olivier Padis :
Le service public est effectivement pataud, mais le problème ne se limite pas à cela. Prenons l’exemple du métro. Pendant longtemps, le métro a eu des rythmes hebdomadaires : les jours de semaine et le week-end, où la fréquence des trains était moins nombreuse. Depuis quelques années, le samedi est comparable aux jours de semaine en termes de trafic. La question dans ce cas n’est pas de savoir si nous avons les données, cela se voit et tout le monde le sait. Il s’agit de savoir si le service public s’adapte à cette nouvelle donnée : la RATP renégocie-t-elle les conditions de travail et les rémunérations face à cet accroissement de l’activité ?
Ce qui est intéressant avec les nouveaux acteurs privés, c’est qu’ils révèlent des besoins non satisfaits. C’est ce qui s’est passé quand Uber est arrivé, par exemple. Il n’y avait de toute évidence plus assez de taxis pour répondre aux besoins, mais on ne pouvait pas (ou très insuffisamment) augmenter leur nombre à cause de régulations très strictes.

Philippe Meyer :
Cécile Maisonneuve, vous nous avez fait froid dans le dos en nous parlant de Google à Toronto, avez-vous quelques perspectives plus positives à nous offrir ?

Cécile Maisonneuve :
J’ai bien peur que non ... Mais il s’agit moins de faire peur que de revenir aux principes. Nous avons prononcé les mots de régulation, de service public, et il se trouve que j’ai personnellement été dans des écoles où l’on m’a enseigné ces beaux concepts, ainsi que la continuité du service public, la délégation de service public, etc. Et pour préparer cette émission, je relisais les conclusions de Léon Blum sur l’arrêt Compagnie Générale française des tramways, de 1910, sur la mutabilité des contrats administratifs. Cela peut paraître un peu byzantin, pourquoi est-ce que je parle de ça ?
On peut réguler tous ces acteurs dont nous venons de parler. Mais pour combien de temps ? Regardons ce qui se passe aujourd’hui à Los Angeles, avec Uber. Los Angeles, c’est l’arroseur arrosé, ou le disrupteur disrupté . La ville a dit aux opérateurs de mobilité : « j’ai besoin de vos données pour gérer les flux de mobilité et mieux assurer le service public, partagez-les ». Réponse d’Uber : « Non ». Et non seulement, « non », mais action en justice contre la municipalité (qui n’a pas encore abouti).
Nous sommes dans un monde où, faute d’avoir régulé ces plateformes sur un point crucial, la concurrence juste, on se retrouve face à des mastodontes qui se soucient comme d’une guigne de ces notions de continuité de service public. Nous n’avons pas d’armes contractuelles pour négocier avec elles. Je suis bien d’accord sur le fait que ces plateformes ont l’immense mérite d’avoir révélé des choses invisibles, ces choses qui n‘étaient pas comptées. Mais cette négociation sur l’ouverture des données n’a de chances d’aboutir que si elle est menée avec des gens qui jouent le jeu. Or nous sommes face à des acteurs qui ont une culture de l’opacité et du monopole.
Pour moi un autre acteur va devoir entrer en jeu, qui n’est ni l’Etat, ni la ville, que Lucile a évoqué : l’Union Européenne. Seul un interlocuteur fort comme la vice-présidente de la Commission, Margrethe Vestager, peut obtenir des choses. Il faut attaquer sur la question de la concurrence, et ramener ces acteurs à une taille humaine.

Alexandre Mussche :
Il me semble qu’on peut déceler dans l’affaire Uber vs. Los Angeles une fenêtre d’optimisme. Pour entrer dans les détails, Los Angeles a imposé un format, une espèce de contrat de négociation dans lequel échanger les données. Et la ville a décidé de partager ce contrat qu’elle avait imaginé, pour inviter les autres collectivités à l’utiliser également. Ce qui a changé le rapport de négociation, dans la mesure où il ne s’agissait plus simplement d’un échange entre Uber et une seule ville, mais des prémices d’une négociation à plus grande échelle, impliquant d’autres villes. Une alliance entre plusieurs villes permettrait peut-être d’atteindre une taille permettant de répondre à ces mastodontes, de rééquilibrer le rapport de forces, même si la bataille est loin d’être gagnée, et que d’autres acteurs comme l’Europe seront nécessaires.

Lucile Schmid :
Il faut aussi une incarnation de cette opposition, avec des maires, visibles et affichant une union. Il y a également un aspect juridique, et le rappel qu’a fait Cécile Maisonneuve des grands arrêts du droit public français était nécessaire. On voit bien qu’aujourd’hui ce droit public a besoin d’être enrichi par rapport à de nouvelles situations. Quand on étudie l’histoire du droit, on constate qu’il s’est toujours structuré à partir de situations très concrètes. Quelque chose dans les situations actuelles doit alimenter le droit, il faut cesser d’y plaquer des structures anciennes et souvent inadaptées.
En ce sens, ce qui se passe au niveau de l’UE est assez palpitant, car on a à la fois cette idée que le droit de la concurrence est le champ de bataille décisif, mais aussi une présidente de Commission, Ursula von der Leyen, qui dit que l’Union doit avoir des projets concrets, par rapport à la transition écologique par exemple. On voit une envie d’alimenter le droit de la concurrence à partir d’un vrai projet, en y insufflant des choses concrètes. Associer ce droit de la concurrence à la défense du service public est quelque chose qui nous dérange dans notre raisonnement habituel en silo. Comment y parviendra-t-on ? Il va falloir que des univers culturels très distincts se rapprochent, si l’on veut que des sujets comme l’intérêt général et le bien commun ne soient pas laissés à Google.

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