Le recul des accords de Paris / La politique de Netanyahou et l’isolement d’Israël / n°405 / 1er juin 2025

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LE RECUL DES ACCORDS DE PARIS

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
Après avoir clamé « Make our planet great again » (« Rendez sa grandeur à notre planète »), et promis que son second quinquennat « sera écologique ou ne sera pas », Emmanuel Macron s’est montré de moins en moins ambitieux au fil de ses deux mandats. Son gouvernement n’a pas tenu sa promesse de sortie du glyphosate en trois ans, a édulcoré la loi zéro artificialisation nette et délivre encore des permis d’hydrocarbures. En 2019, sur recours du collectif d’associations « L’affaire du siècle », la responsabilité de l’État a été engagée par le juge administratif pour n’avoir pas respecté sa propre trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre.
Déjà marginalisée depuis l’irruption de la guerre en Ukraine ou à Gaza, la cause climatique se retrouve foulée aux pieds dans le nouveau chaos géopolitique créé par l’administration Trump. En France, depuis le début de l’année, les reculs se multiplient, dans une ambiance d’attaques répétées de la droite et de l’extrême droite contre les opérateurs de l’État comme l’Office français de la biodiversité ou l’Agence de la transition écologique. Adopté au Sénat en janvier, un texte vise la réautorisation par dérogation de certains insecticides néonicotinoïdes et restreint l’indépendance de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), des reculs jugés considérables par les défenseurs de l’environnement.
Or, il y a dix ans, dans le cadre des accords de Paris de 2015, la France s'est engagée à atteindre la neutralité carbone en 2050 et, pour y parvenir, s'est dotée d'une feuille de route de réduction des émissions par secteur, la Stratégie nationale bas carbone, dont la troisième version doit être officiellement publiée dans les prochains mois. L'objectif : réduire nos émissions brutes de 50% entre 1990 et 2030, en accord avec l'objectif européen. Alors que la France doit réduire ses émissions de 4,7% par an en moyenne entre 2022 et 2030, ces dernières n’ont diminué que de 1,8% en 2024 par rapport à 2023 selon lebaromètre Citepa chargé de l'inventaire des émissions de la France. Le compte n'y est donc pas.
Selon une enquête de 2022 de l’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE), environ 43% des Français ont une opinion sur le climat qui s’écarte significativement du consensus scientifique. Une proportion qui excède – parfois de plus de 20 points  – ce qui est observé dans la douzaine des autres pays à hauts revenus inclus dans l’étude de l’OCDE.

Kontildondit ?

Lucile Schmid :
On a effectivement le sentiment de vivre une fin de cycle, ou en tout cas une forme de cyclothymie autour des enjeux écologiques. Je voulais rappeler qu’avant l’accord de Paris, Nicolas Sarkozy, élu président en 2007, avait lancé le Grenelle de l’environnement. Ensuite, en 2015, François Hollande avait organisé ce qui reste un très grand succès diplomatique français : l’accord de Paris, le premier accord universel sur les questions climatiques, signé aussi bien par l’Arabie saoudite que par les îles Tuvalu. C’était une première historique, car jusqu’alors, le Nord et le Sud n’avaient pas agi de concert. La responsabilité historique du Nord impliquait une certaine indulgence vis-à-vis des pays du Sud. Le caractère universel de l’accord de Paris devait beaucoup à la mobilisation de l’ensemble de l’appareil diplomatique français, avec un effort particulier vers l’Amérique latine et l’Afrique. Ce fut un moment où a émergé, d’une certaine façon, la figure d’un État écologique. C’était aussi un moment où, dans la société française, autour des ONG et des collectivités locales, un consensus s’était dégagé.
Dix ans plus tard, c’est à nouveau cette cyclothymie, voire ce sentiment de fin de cycle, qui domine. Et ce n’est pas propre à la France : on observe une régression écologique, un backlash, à toutes les échelles, du local au global, selon le fameux slogan inversé.
Comment l’expliquer ? Il est certain que l’élection de Donald Trump a joué un rôle. Dès 2016, l’un de ses premiers actes politiques a été de retirer les États-Unis de l’accord de Paris. Mais au-delà de ce tournant politique, ce qui est frappant, c’est une sorte de folie, car les rapports du GIEC ne cessent de démontrer l’accélération des dérèglements climatiques. En France, ces dérèglements sont d’ores et déjà visibles : inondations, tempêtes, sécheresses, disparition progressive des stations de ski … Pourtant, cette réalité tangible ne freine pas la régression. C’est un paradoxe fondamental qu’il faut interroger.
Si cette régression a lieu, c’est aussi parce qu’un récit s’est imposé : celui d’une écologie technocratique, descendante, déconnectée des préoccupations sociales, et en opposition aux intérêts du peuple. Récit largement relayé par Donald Trump à travers le slogan « drill, baby, drill », qui prônait l’exploitation des ressources fossiles nationales. Il est aujourd’hui repris par le Rassemblement national, par la droite, mais aussi, dans une certaine mesure, par une partie de la majorité présidentielle. L’idée selon laquelle l’écologie nuirait à la qualité de vie — qu’elle entraverait le quotidien des agriculteurs, qu’elle imposerait des contraintes urbaines comme les zones à faibles émissions ou le zéro artificialisation net — conduit à une mobilisation contre l’écologie. Ce récit est factuellement faux, mais il s’est installé, en partie à cause d’une mauvaise manière de faire la loi et de la porter dans l’espace public.
La méthode descendante, technocratique, a été particulièrement visible lors du vote de l’éco-taxe, sans évaluation des conséquences sociales et territoriales, ce qui a contribué au mouvement des Gilets jaunes. On a reproduit ce schéma avec les zones à faibles émissions ou la politique de zéro artificialisation nette, issues de la loi Climat et Résilience.
Comment articuler écologie et justice sociale ? L’accord de Paris était un accord diplomatique, abstrait, sans contenu concret sur les politiques publiques à mettre en œuvre. Dix ans plus tard, on voit bien que les ambitions ne sont plus au rendez-vous. L’objectif des 1,5°C est considéré comme inatteignable, et celui des 2°C est très compromis. On parle désormais plutôt de 2,8°C, voire 3°C d’ici 2100, ce qui, pour la France, se traduirait par un scénario de + 4°C, adopté comme base de travail par Christophe Béchu, ministre de l’Écologie sortant.
Face à cette régression, il faut évidemment articuler écologie et démocratie, mais c’est plus facile à dire qu’à faire, car cela suppose d’introduire dans le langage démocratique un vocabulaire plus technique, plus scientifique — celui de la recherche. L’historien François Jarrige parle de « démocratie technique » : comment faire entrer dans la discussion publique la complexité du réel, la parole des scientifiques ? Je crois que nous en sommes capables, mais cela suppose d’inventer de nouvelles formes démocratiques. La Convention citoyenne pour le climat en était un exemple. Ce qui était frappant, c’est que les 150 citoyens tirés au sort ont évolué, se sont « convertis » à l’écologie. Mais cette conversion ne s’est pas traduite institutionnellement. Il y avait sans doute des limites méthodologiques, mais il faut saluer cette expérience, qui a introduit l’idée d’une démocratie délibérative, fondée sur des débats approfondis autour de sujets techniques — à l’opposé du référendum plébiscitaire.
La territorialisation est autre enjeu fondamental. L’écologie ne peut pas se faire par décret. Elle suppose l’implication de tous les acteurs : les collectivités locales, bien sûr, mais aussi le secteur privé. On a trop longtemps considéré les entreprises comme des adversaires, alors qu’elles sont aujourd’hui divisées. Certaines jouent leur survie même sur ces questions, notamment dans le secteur des assurances, et sont devenues pionnières. Enfin, la société française elle-même n’est pas unanimement écologiste, mais elle est très sensible à certains aspects de l’écologie. Le premier, c’est la santé. Philippe évoquait la loi Duplomb : elle affaiblit les compétences de l’Agence nationale de sécurité sanitaire, et revient à dire que la santé des Français pèse moins que la diffusion des néonicotinoïdes. Il y a aussi un attachement à l’avenir du pays, à celui des générations futures. Et il y a une attente vis-à-vis de l’État. La pétition « Notre affaire à tous », l’affaire du siècle, a recueilli 2,5 millions de signatures — un record dans l’histoire des pétitions en France. Cela montre que l’écologie n’est pas impopulaire. Simplement qu’elle est mal conduite.

Marc-Olivier Padis :
L’une des grandes difficultés aujourd’hui, c’est que nous sommes entrés dans le concret. Les ménages le ressentent : on ne parle plus de 2035, 2040 ou 2050. C’est maintenant que les changements doivent s’opérer. Qu’il faut remplacer les chaudières au fioul, repenser ses vacances, modifier ses modes de transport, réduire la température dans les logements et les bureaux. Certaines entreprises ont déjà fixé la température intérieure à 18°C. Ces changements affectent directement le quotidien, et les gens prennent conscience de ce que cela implique.
Pourtant, ces adaptations pratiques heurtent encore une représentation de l’écologie qui reste théorique pour une partie de l’opinion. Comme l’expliquait Lucile, il y a un vrai décalage. Les enquêtes sur la perception du changement climatique montrent que, pour beaucoup, il s’agit encore uniquement de réchauffement. Or, il s’agit bien de dérèglement. Cette distinction n’est pas encore bien intégrée. Le réchauffement évoque les canicules, les sécheresses, les incendies. Mais beaucoup ne font pas le lien avec les inondations, les vents violents, les chutes de grêle plus fréquentes, ou encore la perte de biodiversité, qui est un effet plus discret mais tout aussi préoccupant.
La régression ne se limite pas à ce qui se passe aux États-Unis ou en France. Elle est aussi perceptible à l’échelle européenne. Lors de la précédente mandature du Parlement européen, un projet important avait été lancé : le pacte vert, le Green Deal. Il est aujourd’hui remis en cause. Cela s’explique en grande partie par une évolution des rapports de force au sein du Parlement, marquée par l’arrivée d’un plus grand nombre de députés d’extrême-droite. Et le Parti Populaire Européen, qui dominait, a tenté de construire une nouvelle majorité alternative à son alliance traditionnelle avec les socio-démocrates. À la fin de la législature, il a ainsi voté, avec un groupe où figurent les Fratelli d’Italia et le PiS polonais, une loi contre la restauration de la nature. C’est un signal clair de régression, à un niveau pourtant crucial.
À propos du secteur privé, précisons qu’il n’y a pas que les assurances qui réagissent. Car même si on sent un ralentissement sur le plan politique, le dérèglement climatique, lui, continue. Et les entreprises en prennent de plus en plus conscience. Leur réflexion a évolué : elles ne se contentent plus de calculer un surcoût financier lié à l’adaptation. C’est devenu beaucoup plus fondamental. En effet, il est très difficile pour une entreprise d’intégrer dans son modèle économique les effets du dérèglement climatique, parce qu’on ne sait pas, localement, quels seront précisément les impacts : canicule, vents violents, instabilité des sols due aux mouvements argileux, incendies, inondations … Si vous êtes une entreprise de logistique qui veut construire un entrepôt : devez-vous prévoir davantage de ventilation, à cause des canicules ? Renforcer la structure contre les vents ? Prendre en compte le risque d’inondation ? C’est très difficile à anticiper.
Mais ce qui est désormais clair pour elles, c’est que le risque majeur, c’est la cessation de l’activité. Ce n’est plus une question de 5 ou 10% de surcoût, c’est la possibilité même d’exister qui est en jeu. Si vous êtes transporteur et que des routes sont impraticables à cause d’inondations ou d’incendies, vous ne pouvez tout simplement plus faire circuler votre flotte. Dans le BTP, lors d’épisodes de canicule, il devient impossible de travailler. Ce risque d’arrêt pur et simple est désormais au cœur de leurs préoccupations. Ce n’est plus un simple aléa que l’assurance peut couvrir, c’est une menace structurelle. Et donc, même si certains secteurs comme l’industrie automobile ont mal anticipé les mutations, et que le monde agricole constitue un cas à part, beaucoup d’entreprises continuent de prendre ces enjeux au sérieux et de s’y préparer activement.

Béatrice Giblin :
Ajoutons que le contexte international a changé. Avec la guerre en Ukraine, par exemple. Aujourd’hui, on parle d’augmenter rapidement et fortement les budgets de défense. On était à peine à 2%, on évoque maintenant des niveaux de 3, 4, voire 5%. Cela crée un climat d’insécurité, d’inquiétude, qui affaiblit la place accordée à la transition climatique. Cette préoccupation semble lointaine alors qu’elle est, en réalité, très proche. C’est donc maintenant que tout se joue. Ce contexte global est défavorable à un discours sur le climat qui nécessite de la projection, de la constance et une forme de stabilité.
Un deuxième point me paraît essentiel : pour beaucoup de nos concitoyens, la France n’est pas (ou bien peu) responsable du dérèglement climatique. Et là, je rejoins Marc-Olivier : il faut parler de dérèglement, pas simplement de réchauffement. Dans ma région du Nord, par exemple, le réchauffement est souvent perçu positivement. On se dit qu’il fera meilleur, qu’on pourra se baigner, qu’il fera moins froid en juillet … On ne mesure pas les conséquences réelles du dérèglement. Pourtant, on les a vues : en novembre 2023, de graves inondations ont touché la région de Saint-Omer, avec des dégâts importants pour les entreprises et les particuliers. Et deux mois plus tard, en mars-avril, le préfet publiait un arrêté pour limiter la consommation d’eau, faute de pluies suffisantes. On passe donc en un temps très court d’un excès à un manque. On pourrait penser que cela ferait prendre conscience de la réalité du dérèglement, mais ce n’est pas si simple. La liaison entre ces événements ne se fait pas naturellement. La complexité du phénomène ne descend pas jusqu’à l’ensemble de nos concitoyens.
Ce qu’ils voient, en revanche, c’est ce qui impacte leur vie concrète. Et c’est pour ça qu’ils peuvent accepter cette forme de régression. L’idée de supprimer les voitures thermiques ou les vieux diesels, est pour beaucoup une catastrophe. N’oublions pas que le salaire médian en France est autour de 2.000 euros. Or, toutes les voitures sont devenues plus chères. On a privilégié le haut de gamme sous prétexte que c’est plus rentable, et aujourd’hui, acheter une voiture devient très compliqué. Les zones à faibles émissions, l’impossibilité de traverser Paris, sont vécues comme une exclusion. Ceux qui vivent en banlieue lointaine ont le sentiment qu’ils n’ont plus accès au centre-ville. Mais tout le monde ne peut pas aller travailler à vélo, tout le monde ne se réjouit pas de respirer un air plus pur parce qu’on végétalise ou qu’on plante des forêts urbaines. C’est un vrai problème. Tout cela renvoie à une question centrale : l’acceptation sociale. Sans elle, on n’avancera pas sur la transition climatique.
Les entreprises le comprennent, notamment parce qu’elles sont confrontées à une autre réalité : les jeunes. Beaucoup sont sensibles à l’attitude des entreprises sur ces sujets. Chez EDF, par exemple, ce sont les jeunes recrues qui ont poussé à développer les énergies renouvelables. On voit aussi des jeunes s’engager dans des cabinets de conseil pour travailler sur la responsabilité sociale et environnementale des entreprises.
Si l’on veut faire évoluer la situation, il faut s’engager dans un immense travail de pédagogie. Un travail long, mais absolument nécessaire. Il faut faire comprendre que pour les gens, une augmentation de 2 ou 3°C paraît anodine. Mais ils la vivent à leur échelle, sans pouvoir appréhender l’ensemble des dérèglements climatiques à l’échelle planétaire. Et c’est bien là que réside toute la difficulté.

Lucile Schmid :
Il y a une vraie distinction à établir entre l’atténuation et l’adaptation. L’atténuation, c’est la réduction des émissions de gaz à effet de serre, tandis que l’adaptation concerne la manière dont un territoire, un pays, voire l’Europe, s’ajuste au nouveau contexte climatique et à l’effondrement de la biodiversité.
L’atténuation, par la question technique, scientifique, celle de la réduction des émissions, a longtemps été privilégiée, au détriment de l’adaptation. Pourtant, face à la multiplication des événements climatiques extrêmes, aux dérèglements, aux irrégularités du climat, c’est probablement par l’adaptation qu’on peut aujourd’hui mieux faire comprendre — ou du moins faire accepter — ce qui est en train de se produire. Car comprendre et accepter sont deux choses différentes : on peut comprendre sans accepter.
J’ai eu une discussion très intéressante avec Alexandre Florentin, qui a réalisé pour la ville de Paris un rapport intitulé « Paris à 50 degrés ». L’idée était de prendre au sérieux la menace : Paris est l’une des villes les moins adaptées au dérèglement climatique, avec un risque très fort lié aux îlots de chaleur. Il a formulé un certain nombre de propositions, mais ce qu’il m’a surtout dit récemment, c’est que de plus en plus de collectivités locales, de droite comme de gauche, souhaitent échanger avec lui sur cette question de l’adaptation des villes. Cette prise de conscience devient très fréquente sur le terrain, et elle dépasse les clivages partisans.
C’est aussi dans cet esprit que Christophe Béchu avait proposé ce scénario à + 4°C, qui a pu paraître catastrophiste. Mais il s’agissait d’un signal pour prendre la mesure de ce qui nous attend. Le problème, c’est que, dans le système politique actuel, on fait les choses, on les annonce médiatiquement, et ensuite on attend que la démocratie suive. Mais ce n’est pas ainsi que ça fonctionne. Ce que disait Béatrice est essentiel : il faut mettre en relation les événements, mais aussi proposer des solutions. Je me souviens que dans le Dunkerquois, après les inondations, certains ont expliqué que c’était la faute des écologistes, parce qu’on n’avait pas curé les canaux. Ce genre de discours relève d’une forme d’approche millénariste, et cette vision est instrumentalisée par un populisme qui ne se limite plus au Rassemblement national. Il est désormais largement repris par la droite.
Je voudrais finir sur la question des agriculteurs, parce qu’on est aujourd’hui dans une dynamique où c’est en leur nom que certaines régressions écologiques sont justifiées. Lorsque Gabriel Attal est arrivé à Matignon, il a immédiatement dû faire face à la colère des agriculteurs, notamment à propos de la réglementation sur les pesticides. Il y a répondu en concédant beaucoup sur le lien entre santé et environnement. Cette dynamique continue : on recule au nom des agriculteurs, en invoquant leur rôle nourricier, leur place dans l’histoire de France, la souveraineté alimentaire. Mais c’est une manière biaisée de poser le débat. Les agriculteurs sont en réalité en première ligne face au dérèglement climatique. Ils subissent de plein fouet les conséquences, ils doivent s’adapter rapidement, leur productivité diminue. Selon l’INRAE, les sols sont aujourd’hui si épuisés que, si l’on poursuit sur le même modèle productif, on produira de moins en moins. Il est donc indispensable d’organiser une transformation de notre modèle agricole. Or, ce débat n’a pas vraiment lieu : les moyens ne sont pas réellement mis sur la table. Face à la nécessité d’une transformation, les contraintes budgétaires, le déficit, le contexte géopolitique pèsent lourdement. Ils empêchent d’ouvrir un débat à la hauteur des enjeux, et surtout d’y adosser les ressources nécessaires pour assurer la justice sociale. La situation des agriculteurs est emblématique de l’impasse actuelle. Ce n’est pas seulement la société qui est au pied du mur : c’est aussi l’État. Les acteurs publics sont eux aussi confrontés à l’obligation de choisir, de trancher.

LA POLITIQUE DE NETANYAHOU ET L’ISOLEMENT D’ISRAËL

Introduction

Philippe Meyer :
Durant la tournée de Donald Trump dans le Golfe mi-mai, le premier ministre israélien a paru isolé et pris de court par les décisions du président américain de lancer des pourparlers avec l’Iran sur le nucléaire, de négocier directement avec le Hamas la libération d’otages israélo-américains, de conclure un cessez-le-feu avec les Houthis yéménites et de lever les sanctions américaines sur la Syrie.
Le 19 mai, Benyamin Nétanyahou a annoncé qu'Israël allait prendre « le contrôle de tout le territoire » de la bande de Gaza en lançant l'opération Chariots de Gédéon. L’armée israélienne a depuis intensifié ses opérations dans l'enclave palestinienne, faisant des centaines de morts, dont une majorité de civils. Le plan du gouvernement israélien qui suppose de raser ce qui reste de Gaza, de parquer une population affamée dans une petite portion de l’enclave et de la soumettre à un système militarisé de distribution d’aide humanitaire a suscité une indignation générale de la communauté internationale y compris de la part de capitales occidentales proches d’Israël. Quelque 39 pays ont déposé un recours devant la Cour Internationale de Justice de La Haye. Le président français, et les Premiers ministres britannique et canadien ont prévenu qu'ils ne resteraient « pas les bras croisés » devant les « actions scandaleuses » du gouvernement israélien. 22 pays ont aussi exigé d’Israël une « reprise complète de l’aide à la bande de Gaza, immédiatement », demandant qu’elle soit organisée par les Nations unies et les ONG. Sous la pression, après deux mois et demi de blocus humanitaire, Benyamin Netanyahou a autorisé quelques camions transportant des médicaments et de la nourriture pour enfants à pénétrer dans la bande de Gaza. Un geste minimum, loin de répondre aux besoins. Le 20 mai, la Commission européenne a déclaré qu’elle allait entamer un processus de révision de l'accord d'association de l'Union européenne avec Israël, dont l'article 2 évoque le respect des droits humains qui pourrait aboutir à la suspension des relations commerciales favorables à Tel-Aviv. La cheffe de la diplomatie européenne, Kaja Kallas a constaté qu’« il existe une forte majorité en faveur du réexamen de l'article 2 de notre accord d'association avec Israël. Nous allons donc nous lancer dans cet exercice ». La mort de deux employés de l'ambassade d'Israël aux États-Unis, tués devant le musée juif de Washington, a renforcé un sentiment d’isolement en Israël et la crainte de devenir un Etat paria. Le 23 mai, le Conseil de l’Europe a estimé que les actes dans la bande de Gaza « vont dans le sens d’un nettoyage ethnique et d’un génocide ». Lundi, le chancelier allemand Friedrich Merz a menacé le gouvernement Netanyahou de ne plus continuer à le soutenir en raison de l'intensification de l'offensive de l'armée israélienne à Gaza. « On ne peut plus le justifier par une lutte contre le terrorisme du Hamas », a déclaré le dirigeant allemand, fustigeant avec une rare fermeté les actions d'Israël, dont Berlin est l'un des plus fidèles alliés avec les États-Unis.

Kontildondit ?

Béatrice Giblin :
Après la sidération causée par le massacre du 7 octobre 2023, il y avait un soutien massif, majoritaire, à la légitimité d’Israël à se défendre. Deux ans et demi plus tard, c’est l’isolement d’Israël qui domine. On a évoqué le voyage de Trump dans les États du Golfe, mais on peut aussi mentionner l’accord qu’il a conclu avec les Houthis, (qui continuent d’envoyer des missiles, l’un d’eux a d’ailleurs frôlé Tel Aviv il y a quelques jours) qui contribue à cet isolement. Israël ne s’attendait pas à cela. On est dans un moment d’une extrême gravité.
Ce qui me frappe profondément dans ce contexte, c’est le silence des États arabes. Bien sûr, la situation est complexe, et je ne prétends pas donner de leçons à qui que ce soit. Mais j’ai le sentiment que la question palestinienne est en réalité moins centrale qu’on ne le dit. Peut-on parler de génocide ? Il est désormais normal de se poser sérieusement la question, car on perçoit une volonté d’éliminer les Palestiniens, ce qui constitue, en droit international, un critère fondamental pour cette qualification. Et face à cela, que fait le Hamas ? Rien. Si ses dirigeants voulaient éviter que leur peuple soit décimé, ils rendraient les otages. Or, ils ne le font pas. On reste dans une situation où les responsables de Gaza laissent se poursuivre ce massacre, et où, du côté israélien, le gouvernement, soutenu — dans quelle mesure, je ne saurais le dire — par une partie de la population, poursuit une politique d’une brutalité effrayante. Les familles des otages, elles, n’attendent qu’une chose : qu’on leur rende leurs proches, morts ou vivants — il resterait entre 20 et 30 otages vivants. Mais ce n’est pas seulement cela.
Il y a en Israël une prise de conscience : la politique actuelle du gouvernement, influencée par l’extrême-droite la plus radicale que ce pays ait connue depuis sa création, remet en cause les valeurs humanistes qu’Israël a longtemps incarnées. C’est un tournant extrêmement préoccupant. L’assassinat récent de deux jeunes Juifs à Washington a eu pour effet de ressouder une partie de l’opinion autour de l’idée qu’il existe une menace réelle, un antisémitisme violent contre lequel il faut se protéger. Ce sentiment d’insécurité est profond et structure la perception israélienne du moment.
Mais il est possible — et je le dis avec une grande inquiétude — que le sort dramatique des Palestiniens ne débouche sur rien de concret. Car en réalité, personne ne les soutient véritablement. Certes, les déclarations et les prises de position abondent, mais ce ne n’est suivi d’aucun acte fort. Personne n’est prêt à aller au-delà des pressions diplomatiques. Et je le répète : les grands États arabes ne se mobilisent pas pour la défense des Palestiniens.
Je suis profondément inquiète de ce qui pourrait advenir : pas une déflagration mondiale, mais une situation durable, faite d’inhumanité, de danger, et d’abandon.

Marc-Olivier Padis :
Pour résumer la situation actuelle d’Israël, il y a cette formule d’un expert militaire israélien : « ce que nous gagnons en résultats militaires à Gaza, nous le perdons en sécurité nationale. » Je trouve qu’elle résume parfaitement les risques que fait peser la politique de Netanyahou sur la sécurité de l’État hébreu. Non seulement sa stratégie isole Israël sur la scène internationale, mais elle l’affaiblit aussi de l’intérieur. Netanyahou est une figure très polarisante, et le pays est aujourd’hui profondément divisé. Il laisse s’exprimer des voix extrémistes, aux discours parfois ouvertement génocidaires. Par ailleurs, Israël est en train de perdre le soutien américain. Et même du côté européen, on observe une évolution : la position longtemps bloquée de l’Union européenne, en particulier à cause de l’Allemagne, est en train de changer. On peut aussi s’interroger sur la priorité réelle donnée à la libération des otages. Tout indique que ce n’est pas l’objectif central de l’action militaire. Par ailleurs, les soldats israéliens sont aujourd’hui exposés à commettre des actes qui pourraient être qualifiés de crimes de guerre. Ehoud Olmert, ancien Premier ministre israélien, l’a d’ailleurs écrit dans Haaretz le 27 mai : Israël commet des crimes de guerre. C’est une déclaration très grave, qui montre l’ampleur du malaise.
Pour nuancer ce que disait Béatrice sur le silence des États arabes, il faut rappeler qu’historiquement, ces États n’ont jamais manifesté une solidarité très forte avec les Palestiniens. Ceci dit, l’Égypte a proposé un plan de paix, soutenu par la Ligue arabe et l’Organisation de la coopération islamique. Un plan sur cinq ans, crédible, qui pourrait ouvrir une perspective. Il comporte plusieurs volets : le Hamas libérerait en une seule fois tous les otages ; Israël arrêterait ses opérations militaires, tout en conservant son droit à se défendre ; et un comité technique de transition serait mis en place pour administrer Gaza. Ce comité serait composé de policiers venus de Cisjordanie, entraînés par les Américains en Égypte, et peut-être renforcé par une présence internationale. Le Hamas a accepté ce plan, à condition de pouvoir rester sur place. C’est là que Netanyahou a mis son veto, craignant que le Hamas puisse en sous-main contrôler ce comité de transition.
Cela montre bien que le problème du Hamas demeure entier. Que faire de ses hommes ? Il reste quelques cadres, suffisamment pour former un bataillon, ainsi qu’un certain nombre de combattants armés. Et là, personne ne sait vraiment quoi faire. L’Arabie saoudite a proposé une solution radicale : reprendre le plan égyptien, mais disperser les membres du Hamas dans différents pays — en Indonésie, en Algérie, ailleurs. Mais cette idée ne réjouit personne, et les discussions continuent. Ce que tout cela montre, c’est qu’Israël est isolé, mais que personne ne souhaite véritablement le lâcher. Les Américains le savent, les Européens aussi. Même l’Égypte, la Jordanie, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, tous estiment qu’il faut rester présents sur ce dossier, qu’il faut trouver une porte de sortie. On ne peut pas complètement isoler Israël.

Lucile Schmid :
Ces derniers jours ont été marqués par la publication du livre de Jean-Pierre Filiu, qui a passé un mois à Gaza. L’un des éléments qui a sans doute freiné la réaction des États européens et d’une partie des opinions publiques, c’est l’interdiction faite aux journalistes de se rendre à Gaza. C’était une zone totalement opaque, une véritable boîte noire. Jean-Pierre Filiu, spécialiste de l’histoire de Gaza, a donc apporté un témoignage rare et poignant. Il a dit une chose très forte : « je ne reconnais rien, et y vivre est devenu impossible. »
Cela éclaire une dimension essentielle de la situation : on parle aujourd’hui de la survie des Palestiniens, de l’aide alimentaire, mais la réalité, c’est que la vie normale sera devenue impossible dans la bande de Gaza dans les années à venir. Il ne s’agit pas seulement d’une crise humanitaire passagère, mais d’une destruction systématique, voulue, décidée par le gouvernement de Netanyahou. Et l’on éprouve, en écoutant ces témoignages, le besoin de dissocier les Israéliens du gouvernement qui les dirige actuellement. Cette dissociation rend d’ailleurs la perspective de sortie de crise encore plus complexe.
Autre point important, la récente visite récente de Donald Trump au Moyen-Orient, et son choix délibéré de ne pas se rendre en Israël, d’éviter la question israélienne. C’est une esquive qui, sans désavouer formellement Netanyahou, envoie un signal fort. Le président américain signifie par là qu’il a d’autres priorités : « America First », la négociation avec l’Iran, avec la Syrie, tout sauf Gaza. Et cela souligne une des difficultés majeures du moment : la solution ne viendra pas uniquement de la scène politique israélienne. Gaza est une question internationale, qui concerne l’ONU, et qui nous concerne tous.
Comment articuler les dynamiques internes israéliennes et la nécessité d’une réponse internationale ? Si Donald Trump choisit de détourner le regard, de faire diversion, alors cette responsabilité devient encore plus urgente pour d’autres. Mais cette attitude ne concerne pas que les USA. Béatrice le disait à propos des États arabes : l’Arabie saoudite, par exemple, préfère préserver sa relation bilatérale avec les États-Unis plutôt que de s’engager réellement pour les Palestiniens.
Du côté de l’Europe, on entend parler de renégociation de l’accord de partenariat avec Israël, et le chancelier allemand a fait évoluer sa position. Mais au-delà de ces signaux, qu’ est-ce que tout cela signifie en termes d’actes concrets ? Pour l’instant, il est difficile de discerner un engagement clair. Ce qui me semble marquant, en revanche, c’est que ce sont davantage les opinions publiques qui ont fait bouger les lignes que les gouvernements eux-mêmes. Je pense, par exemple, à la prise de position de Delphine Horvilleur, ou à celles de plusieurs intellectuels juifs en France. Leur parole a contribué à ce basculement. Un certain nombre de Juifs français affirment aujourd’hui qu’un soutien inconditionnel au gouvernement israélien revient à condamner Israël en tant que démocratie.

Jean-Louis Bourlanges :
Dominique Moïsi parlait du « suicide moral » d’Israël. Je trouve l’expression très juste. Je parlerai d’abord de l’attaque tout à fait aberrante contre les Européens, survenue après l’assassinat de deux jeunes Juifs — (attentat terrible, d’autant plus dramatique qu’il s’agissait de jeunes gens qui allaient se marier, tout concourait à susciter une émotion maximale) et de la mise en cause extrêmement violente, en particulier de la France, par Netanyahou. Cela traduit, à mon avis, une forme de panique chez le Premier ministre israélien, qui sent ses soutiens les plus fondamentaux lui échapper.
Il est toujours facile de taper sur l’Europe : elle est divisée, bavarde, velléitaire, elle constitue le maillon faible. Trump ne s’en prive pas non plus. Mais il n’y a aucune justification à faire un lien entre un attentat commis à Washington par un citoyen américain et les critiques adressées à la politique de Netanyahou par certains États européens. En revanche, il y a bel et bien un lien entre cet attentat et la politique du gouvernement israélien. Netanyahou le perçoit sans doute lui-même de manière extrêmement angoissée.
Nous vivons un moment de vérité. La politique poursuivie depuis toujours par Netanyahou, pas seulement depuis le 7 octobre, s’enferme dans une impasse totale. J’avais déclaré à l’Assemblée nationale, après le 7 octobre, que l’horreur du Hamas était indiscutable. Mais le Hamas, ce sont nos ennemis. Netanyahou, Israël, ce sont nos amis. Et on ne parle pas à ses ennemis comme on parle à ses amis. J’avais également dit que cette situation était l’aboutissement d’une stratégie délibérée du gouvernement Netanyahou, qui avait consisté à renforcer le Hamas. Il a semé les graines de cette violence. Et il a ensuite refusé toute approche constructive, car il ne voulait pas voir émerger une véritable autorité palestinienne, ni sur la Cisjordanie, ni sur Gaza. Cette attitude l’a conduit à une guerre menée sans but politique clair. Je me souviens également de conversations pénibles avec le président de la Knesset, lors de la visite de Mme Braun-Pivet, où nous demandions simplement : « quels sont vos objectifs politiques ? Quelles sont vos perspectives ? » Ce fut un vide sidéral, une suite de banalités sans consistance, et un refus de poser les termes du problème.Or, Clausewitz l’a bien montré : c’est l’objectif politique qui permet de modérer la violence, de la canaliser. C’est ce qui fait la différence entre la guerre absolue et la guerre réelle. Sans objectif politique, la violence devient illimitée.
J’ai toujours pensé que l’objectif de Netanyahou était de faire partir la population palestinienne : les Cisjordaniens en Jordanie, les Gazaouis en Égypte, et de constituer un « Grand Israël » pour les Israéliens. Et en face, les États arabes, qui ne veulent pas accueillir ces exilés — on se souvient de la difficulté à absorber ceux de 1948 — opposent leur refus. Alors, faute d’expulsion possible, c’est la destruction physique qui est mise en œuvre. Pas par des moyens chimiques, bien sûr, mais par le bon vieux système du siège : affamer, priver de soins … Aujourd’hui, les alliés traditionnels d’Israël, ceux qui voyaient en l’existence de l’État hébreu une juste compensation — même partielle — pour les souffrances endurées par les Juifs, notamment pendant la Seconde Guerre mondiale, découvrent que cela ne tient plus.
Vous avez raison de rappeler que ni les Saoudiens, ni les Qataris, ni les Égyptiens ne veulent s’engager. Mais ils sont de plus en plus contraints de le faire, car la situation devient intenable. Trump lui-même a marqué une évolution. Il a changé de position sur l’Iran, sur la Syrie, sur la négociation d’un otage avec le Hamas. Il a évité Israël lors de sa tournée au Moyen-Orient. C’est une prise de distance significative. Trump est un homme de violence, mais paradoxalement, il n’est pas un homme de guerre. Il est par exemple très sensible à la question des enfants. En Ukraine, il évoque régulièrement les massacres d’enfants comme des atrocités intolérables. Et puis il y a aussi la perspective d’un prix Nobel, à laquelle son ego tient probablement beaucoup.
La seule solution politique possible, c’est la création d’une véritable autorité palestinienne. Mais elle ne pourra émerger que si Israël y consent. Netanyahou n’en veut à aucun prix. Mais les jours politiques du Premier ministre israélien ne sont-ils pas comptés (et, parallèlement, ses jours en tant qu’homme libre) ? Dans un an et demi, il y aura nécessairement des élections. J’ai le sentiment que les Israéliens prennent peu à peu conscience, indépendamment même de la question des otages, que la voie empruntée par Netanyahou, Ben Gvir, Smotrich et les autres est une impasse morale, politique, et humaine. L’espoir, ou en tous cas la possibilité d’un changement, viendra donc sans doute d’Israël. Pas d’un salut miraculeux, mais d’une réorientation profonde. Mais un an et demi, c’est une éternité …

Béatrice Giblin :
D’après ce que j’ai lu, une majorité d’Israéliens souhaite aujourd’hui l’arrêt de la guerre. Et son arrêt rapide. Beaucoup sont bouleversés par ce qu’ils savent de ce qui se passe à Gaza. Certes, l’accès des journalistes y est interdit, la zone est fermée, mais on sait bien qu’à notre époque, quand on veut savoir, on peut savoir. Et les Israéliens ont largement les moyens de s’informer. J’ai également lu qu’environ la moitié des réservistes refusaient désormais de répondre à l’appel. Ce sont des signaux importants : il y a bien une réaction citoyenne en Israël, une prise de conscience de la gravité des actes du gouvernement, et de ce qu’ils impliquent pour l’essence même d’Israël, pour ce que ce pays représentait, pour ce pourquoi tant de personnes l’ont rejoint ou l’ont défendu.
Mais je voudrais revenir sur la question des Palestiniens, parce qu’elle est centrale. Jean-Louis a parlé de la stratégie du siège : affamer pour faire mourir. Les Égyptiens, eux, ne veulent pas des Gazaouis. Il faut rappeler que l’Égypte a longtemps exercé le contrôle sur Gaza, et qu’elle était satisfaite de s’en défaire. Lorsque Israël est intervenu, l’Égypte n’a pas cherché à garder Gaza. Cela aussi est essentiel. Et je maintiens que les États arabes, notamment ceux de la région, n’ont pas exercé de pression sur le Hamas. Ils ne l’ont pas poussé à rendre les otages, ils n’ont pas fait de réel effort pour arrêter le massacre. Et c’est cela qui m’inquiète profondément. On se focalise sur Israël — à juste titre, bien sûr, tant ce qui s’y passe peut aujourd’hui être qualifié, si la situation se poursuit, de génocide. Mais il faut aussi regarder du côté des États arabes. Ce qui s’y passe, ou plutôt ce qui ne s’y passe pas, est extrêmement préoccupant. Il n’est pas normal que des puissances comme l’Arabie saoudite ou le Qatar, qui ont les moyens d’agir, restent passives. Le Qatar, avec l’accord de Netanyahou, a financé la fonction publique de Gaza en envoyant littéralement des valises de billets pour faire tourner l’administration locale. Ce sont donc des acteurs qui ont de vrais leviers, qui pourraient exercer une pression décisive pour sauver les Palestiniens. Je ne parle même pas ici d’Israël, simplement de sauver les Palestiniens.
Car la question reste entière : que va-t-il leur arriver ? Personne n’en veut. On l’a vu après la guerre du Koweït : quand Arafat a soutenu Saddam Hussein contre le Koweït, les conséquences ont été terribles pour les Palestiniens. On le voit aussi au Liban, où les camps palestiniens sont devenus permanents, sans que leurs habitants puissent jamais être intégrés comme citoyens libanais, depuis 1948. Il y a donc une véritable question palestinienne, au cœur du monde arabe.

Les brèves

Zelensky

Philippe Meyer

"Je voudrais signaler un documentaire disponible sur la plateforme d’Arte, consacré à Volodymyr Zelensky, réalisé par Yves Jeuland. On connaît les talents de Jeuland depuis Les Batailles de Paris, lors des municipales de 2001, ou encore son film sur Georges Frêche, peu avant sa mort. Il avait aussi marqué avec Il est minuit, Paris s’éveille, sur les cabarets de l’après-guerre. Ce documentaire est un portrait. Comme beaucoup, je ne m’étais intéressé à Zelensky que dans son rôle de chef de guerre, impressionné par l’énergie avec laquelle il défend son peuple, retournant parfois des situations, y compris cet obscène moment avec Trump, Vance et quelques courtisans dans le bureau ovale. Mais je ne connaissais pas le Zelensky d’avant. Arte avait diffusé la série où il incarne un président devenu chef d’État par hasard, mais je découvre ici que la troisième saison de cette série raconte sa vraie campagne électorale. Ce que ce documentaire nous montre bien, c’est qu’avant d’être ce héros, Zelensky était un personnage entre Patrick Sébastien et Patrick Sabatier. Pendant la campagne, il bouscule tous les codes. Poroshenko, sûr de gagner, le considère comme un amuseur. Zelensky refuse tout débat avant le premier tour, puis impose que le débat d’entre-deux tours se tienne dans un stade de 80.000 personnes. Et là, on se retrouve dans une ambiance d’émission de variétés. Je n’en tire pas de conclusion définitive, sinon l’espoir que ce ne soit pas un nouveau modèle politique appelé à se généraliser. Et j’espère que ni Sabatier ni Sébastien ne brigueront l’Élysée. C’est un excellent documentaire, on apprend beaucoup."

L’inventaire des rêves

Marc-Olivier Padis

"Je recommande le dernier roman de Chimamanda Ngozi Adichie, publié chez Gallimard. On attendait ce livre depuis douze ans, après le succès d’Americanah, L’Hibiscus pourpre et L’Autre moitié du soleil. Il n’y a pas de véritable intrigue, pas de dénouement ni de rebondissements. On suit trois femmes, entre le Nigeria et les États-Unis, avec des carrières brillantes et des vies sentimentales plus chaotiques. Elles sont à un âge où la maternité devient centrale : faut-il adopter ? Est-ce trop tard ? Trouveront-elles le bon compagnon ? Avec en toile de fond, la pression des familles africaines pour fonder une famille. Le roman est construit autour de dialogues, de portraits, de discussions intimes. Un quatrième personnage entre en scène, Kadiatou, employée de maison de l’une des héroïnes. Elle vit une histoire proche de celle de Nafissatou Diallo, que l’on associe à l’affaire Dominique Strauss-Kahn. Cela donne une dimension supplémentaire, avec quatre portraits de femmes et quatre récits croisés sur les relations entre l’Afrique et l’Occident, la mobilité des individus, les désirs, les tensions. Très réussi."

La guerre mondiale n’aura pas lieu : les raisons géopolitiques d’espérer

Béatrice Giblin

"Je vous conseille le dernier ouvrage de Frédéric Encel. Dans un contexte saturé de discours apocalyptiques, portés par divers « experts » en géopolitique annonçant une guerre mondiale imminente, ce livre apporte un éclairage précieux. Il ne nie pas la persistance des conflits, mais il démontre, de manière claire et pédagogique, pourquoi nous ne sommes pas à la veille d’une troisième guerre mondiale. C’est un véritable travail d’analyse, rigoureux, sans emballement émotionnel. Il examine en détail plusieurs situations géopolitiques, et s’appuie sur un appareil cartographique (en noir et blanc, parfois un peu difficile à lire), utile pour comprendre les dynamiques en jeu. Dans cette période de grande incertitude, je trouve salutaire de pouvoir s’appuyer sur un raisonnement solide : cela redonne une boussole."

Paris noir

Lucile Schmid

"J’ai adoré cette exposition du Centre Pompidou. Sous-titrée Circulations artistiques et lutte anticoloniale 1950-2000, elle affiche une ambition immense. C’est une exposition engagée, qui montre à quel point ces artistes noirs faisaient partie d’un mouvement global, aux côtés d’écrivains, de poètes, d’hommes politiques comme Frantz Fanon. Elle réserve de vraies découvertes. Pour ma part, j’ai été frappée par Beaufort Delaney, un artiste américain exilé à Paris, comme beaucoup d’autres, car être un artiste noir aux États-Unis dans les années 1950 était quasiment impossible. À Paris, ce n’était pas simple non plus, mais leur expression y trouvait plus de place. Delaney, avec ses portraits et ses œuvres abstraites, m’a éblouie. J’ai aussi beaucoup aimé Avel de Knight, dont les dessins de jeunes hommes sont saisissants. Souvent, leur homosexualité s’ajoutait à leur marginalité, ce qui rend leur trajectoire encore plus poignante. Ces artistes restaient à Paris, y vivaient, y travaillaient, mais sans pour autant devenir des figures parisiennes majeures. Il y a là un enjeu de reconnaissance artistique et politique. Mon seul bémol : l’accrochage thématique, qui oblige à refaire tout le parcours si l’on veut revoir certaines œuvres. Mais vraiment, c’est une exposition qui fera date."

À propos des débats parlementaires autour de la loi Duplomb

Jean-Louis Bourlanges

"Je voulais dire un mot sur la dérive de l’institution parlementaire française. Ce qui a été fait sur la fin de vie est exemplaire, et M. Falorni, avec qui je suis en désaccord sur le fond, a mené le débat avec rigueur et intelligence. Mais cela contraste fortement avec ce qui s’est passé autour de la controverse entre défenseurs des abeilles et betteraviers, au sujet de la réintroduction de produits interdits. On a assisté à un déferlement d’amendements qui ont bloqué le débat. La majorité gouvernementale, souhaitant avancer, a fini par voter une motion de rejet de son propre texte — une démarche incompréhensible pour le public. Certains, notamment les écologistes et LFI, y ont vu un mépris du débat. Mais ce n’est pas ce qui s’est réellement passé : le débat avait été paralysé. Je ne comprends pas que des forces politiques, à moins que d’être fondamentalement hostiles au parlementarisme, comme semble l’être LFI, se prêtent à de telles obstructions. Cela ne supprime pas l’expression démocratique : le Sénat reprendra le texte, le modifiera, une commission mixte paritaire cherchera un compromis. Et si ce compromis ne convient pas à l’Assemblée, elle pourra le rejeter. Je le dis à mes anciens collègues, en particulier à ceux de LFI : cessez d’empoisonner délibérément le débat parlementaire. C’est ce que la démocratie a de plus noble, à condition qu’elle se déroule dans le respect et la dignité."