Déconfinement : l’archipel français / Relance économique et urgence climatique / n°139

Déconfinement : l’archipel français

Introduction

Philippe Meyer (PM) :
« Nous allons devoir vivre avec le virus » a prévenu le Premier ministre en présentant le 28 avril son plan de déconfinement à l'Assemblée nationale, qui l'a adopté par 368 voix pour et 100 contre. Les départements seront répartis en deux catégories : ceux peu touchés par l'épidémie seront déclarés verts et pourront piocher dans les différentes mesures de déconfinement annoncées pour le 11 mai. Les autres, rouges, seront soumis à un régime plus strict. Édouard Philippe s’appuie sur l’avis de l'Académie de médecine qui a recommandé, le 7 avril dernier, que « la sortie du confinement soit décidée sur la base de la région et non par classe d'âge ».
Élaborés par la Direction générale de la santé et Santé publique France, trois critères orientent cette classification qui sera arrêtée le 7 mai prochain. Ainsi le bulletin de santé d'un département sera rouge si, sur son territoire, « la circulation du virus reste active », si « les capacités hospitalières en réanimation restent tendues » et si « le système local de tests et de détection des cas contacts » n'est pas suffisamment prêt.
 Dans la mise en œuvre du plan gouvernemental, le couple maire-préfet est placé au cœur du dispositif, notamment pour la réouverture des écoles. Dans les départements classés rouges, si des maires ne sont pas prêts pour le 11 mai, l'État recherchera avec eux le bon rythme et la bonne organisation pour chacun des établissements. Pour Édouard Philippe, « cet esprit est plus important à comprendre que la règle, parce que c'est celui qui va nous permettre de piloter finement et efficacement la maîtrise de la circulation du virus. Donc il y aura des départements verts, des départements rouges, mais il y aura partout une discussion intense, précise, confiante, pour prendre les bonnes mesures ».
 Jeudi 30 avril, le ministre des Solidarités et de la Santé, Olivier Véran a dévoilé la carte départementale provisoire pour le déconfinement du 11 mai. Elle classe, à ce stade, les départements selon trois couleurs : vert, rouge, et orange, pour « incertain ». Les départements orange ont vocation à basculer en rouge ou en vert à la date du déconfinement, sans pour autant signer la disparition d’un nuancier qui s’enrichira de données apportées par les acteurs locaux après le 11 mai. La Haute-Corse, le Cher et le Lot réfutent la couleur rouge qui leur a été attribuée. Vendredi 1er mai, les agences régionales de santé (ARS) d’Occitanie et du Centre ont reconnu des erreurs de comptage.

Kontildondit ?

Béatrice Giblin (BG) :
Il serait sans doute plus juste de parler de « désserrement du confinement » que de déconfinement. Cette carte des départements et de leurs couleurs nous montre plusieurs choses. D’abord, un grand quart du pays dans le rouge, au nord-est, allant du Grand Est aux Hauts-de-France, et incluant l’Ile-de-France. On y voit aussi la vallée du Rhône en rouge, ou le littoral méditerranéen. C’est la géographie des fortes densités urbaines. C’est là que le virus circule encore de façon trop importante pour que l’étau du déconfinement ne se desserre.
C’est une grande première pour notre État que d’aborder une grande politique nationale en tenant compte des diversités régionales, voire locales. Fallait-il que la situation soit grave pour que notre État si jacobin se décide enfin à faire confiance aux élus, et notamment aux maires. Ce ne sont pas les régions qui seront à la manœuvre, et c’est sans doute heureux, puisque leur taille n’aurait pas permis un suivi assez fin.
C’est donc le grand retour des départements. On ne cessait de les décrire obsolètes, comme des reliques d’un autre âge dont on n’a désormais plus besoin. Or on voit que le rôle du Préfet retrouve ici toute son importance, en relation étroite avec les maires. C’est au niveau départemental que les choses vont se faire, et c’est un sacré changement. En revanche, les intercommunalités disparaissent, alors qu’elles étaient censées être les lieux sur lesquels on s’appuie désormais.
Mais les maires sont le maillon essentiel de ce déconfinement. Emmanuel Macron s’était déjà beaucoup appuyé sur eux pour sortir de la crise des Gilets Jaunes, au moment du grand débat. Et là encore, on est bien content de les retrouver alors que la tendance était au dénigrement des communes, jugées trop nombreuses.
Si cette opération se passe bien, il y aura sans doute là une avancée sur la décentralisation. On est certes encore très loin du fédéralisme à l’allemande, mais l’exemple de nos voisins d’outre-Rhin dans la gestion de cette crise a sans doute donné des idées aux responsables politiques français.
En tant que géographe, je pense qu’il faudrait aller vers un maillage encore plus fin que l’échelon départemental. Les clusters du virus sont des endroits très précis, liés à des densités de logements ou des évènements particuliers (comme ce rassemblement évangéliste de Mulhouse), et ce n’est que dans une géographie fine qu’on réussira ce déconfinement.
Enfin, on semble assister à une découverte, qui pour ma part me surprend un peu : « la campagne, ce n’est pas pareil que la ville ». Effectivement, les faibles densités présentent aussi des avantages. La France est un pays faiblement peuplé : 110 habitants au kilomètre carré en moyenne, ce qui signifie qu’il y a énormément de lieux où l’on n’est qu’à 30 habitants. Il était donc sage de dissocier les modalités du déconfinement, il eut été absurde qu’il soit draconien dans les endroits où le virus circule à peine. Les services de réanimation commencent à se désengorger, mais la grande difficulté reste l’Ile-de-France, (principalement la petite couronne), ainsi que le Grand Est.
Je ne parlerai pas d’archipel, ce qui signifierait un grand nombre d’îles ; ici il n’y aura que deux grands ensembles : vert ou rouge. Cela se manifestera certainement comme une coupure est/ouest, qu’on connaît depuis le XIXème siècle avec une ligne traversant Le Havre, Paris et Marseille. Par certains côtés, elle correspond aussi aux zones anciennement industrialisées, dont certaines en grande difficulté, ainsi qu’à la carte du Rassemblement National. Il faudra observer cela attentivement.

Marc-Olivier Padis (MOP) :
Si nous dézoomions un peu cette carte et regardions toute l’Europe, nous verrions se dessiner un axe allant du nord de l’Italie aux Pays-Bas, en passant par l’est de la France et la partie rhénane de l’Allemagne, ce qui est l’axe de circulation principal des échanges européens.
En écoutant le discours du Premier ministre à l’Assemblée Nationale, j’ai été très frappé par le soin qu’il a mis à justifier ces mesures territoriales. On sentait qu’il voulait devancer des critiques, comme si on lui reprochait de mettre à mal l’unité du pays, et plus largement, on voit une réticence depuis le début à prendre des mesures ciblées, alors qu’en matière de santé publique c’est très souvent nécessaire. Je pense qu’Edouard Philippe a voulu se prémunir d’une lecture trop politique, on sait que depuis le début de ce quinquennat, les relations entre la majorité et les forces politiques d’opposition ont pris une tournure particulière, puisque l’opposition, en particulier Les Républicains, est ancrée dans les espaces politiques qui lui restent (principalement villes et régions), prétendant représenter ces échelons où LREM est très peu présente. On voit par exemple que l’attitude du président du Sénat Gérard Larcher est emblématique de ce registre, défendant les territoires contre l’Etat central.
Il ne faut cependant pas s’enfermer dans cette lecture politicienne, car le problème la dépasse nettement : il s’agit de la relation entre le pouvoir central et les pouvoirs périphériques, de l’action de l’Etat, de trouver le bon niveau d’intervention alors même que bon nombre d’institutions réagissent par réflexe, et se crispent sur leur manière de faire. C’est ainsi qu’on a vu différents acteurs publics s’opposer les uns aux autres au lieu de coopérer.
Nous sommes dans une période où l’on attend tout de l’Etat central (ce qui est déjà une tendance française en temps normal). On a vu toutes les lourdeurs de notre organisation centralisée, dans de nombreux articles de presse, à propos du temps qu’il a fallu pour accorder des autorisation à des laboratoires de recherche du CNRS ou des laboratoires vétérinaires pour fabriquer des tests par exemple.

Lucile Schmid (LS) :
La stratégie de déconfinement présentée par Édouard Philippe prend le contrepied de la stratégie de confinement. Le confinement en France a été mis en place de façon centralisée et autoritaire (attestations, contrôles de police ...). Le confinement français a certainement été le plus autoritaire d’Europe. Or la stratégie de déconfinement présente un peu l’inverse : redonner du pouvoir aux territoires. C’est en regardant la carte que je me suis aperçue à quel point nous n’étions pas égaux devant le virus. Comme l’a fait remarquer MOP, les plus concernés sont les régions où il y a le plus d’échanges, les plus mondialisées en quelque sorte. On aurait pu tenir compte de cette inégalité territoriale dans la stratégie de confinement, mais on n’en a rien fait. Espérons que le dialogue entre les différents acteurs se passera mieux pour le déconfinement, notamment entre les hôpitaux et les médecins de ville. Ces derniers seront cruciaux dans ce qui nous attend, et les acteurs sur lesquels on va se reposer dans les phases suivantes ne seront plus les mêmes que lors du confinement.
Comment s’y prendra-t-on pour lier confinement et déconfinement ? C’est cette difficulté qui explique sans doute le côté précautionneux du discours d’Edouard Philippe.
Quant à l’Ile-de-France, elle va effectivement constituer un épineux problème. Elle est en rouge, or on sait que cette région est cruciale pour la reprise économique, que c’est là que l’Etat centralisé se trouve physiquement (avec les ministères). Vous avez certainement tous vu l’interview de la directrice générale de la RATP, où celle-ci explique que la distance sociale ne pourra pas être pratiquée dans les transports sans diviser leur capacité par quatre.
Aujourd’hui, les acteurs politiques doivent non seulement énoncer les grands principes, mais il leur faut aussi détailler leur mise en œuvre, ce qui est nouveau en France. Jusqu’à présent, les grands discours politiques, ceux qui marquaient durablement, étaient des discours de principes, de concepts. Aujourd’hui, il s’agit de détails concrets. C’est toute notre culture politique qui est mise sous tension.

Richard Werly (RW) :
Ce déconfinment par régions a un grand mérite : il regarde les réalités en face. Un certain nombre d’entre elles n’avait pas été vues par le gouvernement. D’abord, que toutes les régions françaises n’étaient pas exposées de la même manière au virus, comme le rappelait BG. Non seulement dans ses foyers de départ, mais aussi dans sa circulation. Il y avait par exemple eu un cluster dans le Morbihan, or les réalités sociales et géographiques de la Bretagne, ainsi que l’intervention rapide des pouvoirs publics et sanitaires, ont permis d’éteindre ce foyer.
Ce retour des diversités françaises est une bonne nouvelle. De modes de vie, de fonctionnements, de situations ... Un pays n’est pas une réalité uniforme et homogène.
Toutes ces régions qui seront probablement classées « vertes », ces régions rurales qui se plaignent (à juste titre) d’avoir un mauvais accès au service public sont en train de prendre conscience qu’elles ont aussi certains avantages, et que leur forme de « protection naturelle » devrait faire réfléchir. Il y a là un équilibre à trouver entre la protection dont on bénéficie dans ces zones et les difficultés qu’on y encourt parce que les services publics et les bassins d’emploi sont lointains. Ce rappel aux réalités est sain pour le débat public français.
Quelle sera la mise en musique de ce déconfinement ? Je vois poindre un énorme problème : celui des déplacements. On sait qu’on pourra se déplacer dans le département, le chiffre de 100 kilomètres a été donné par le Premier ministre, mais comment fait-on concrètement ? Y aura-t-il des « frontières » entre chaque département et seront-elles surveillées ? Comment contrôlera-t-on tout cela ? Le casse-tête des flux de populations entre départements s’annonce redoutable.
Enfin, je suis bien moins optimiste que les intervenants précédents quant à la décentralisation qui pourrait découler de ce déconfinement. Le personnage central de ce déconfinement sera le Préfet. Or le Préfet en France n’est pas du tout l’instrument de la décentralisation, il est au contraire l’homme du pouvoir central dans chaque département. L’associer au maire, c’est en quelque sorte mettre en concurrence deux légitimités : celle de l’Etat, représenté par le Préfet, et celle de la population, représentée par le maire.
Ce déconfinement va certes permettre d’ouvrir les yeux, mais ce sera pour voir de nouvelles difficultés. Le problème de la répartition des pouvoirs va se poser, quand il va s’agir de distribuer les masques et les tests par exemple.

Marc-Olivier Padis :
A mon avis, le débat sur la décentralisation qui suivra cette crise ne prendra pas la forme habituelle : celle d’une dévolution des pouvoirs centraux vers les échelons locaux. Il s’agira plutôt d’examiner les déclinaisons des politiques nationales dans les différents échelons. On voit bien qu’il est absurde de traiter de la même manière un promeneur solitaire en montagne qu’un usager du métro parisien, il va donc bien falloir adapter.
Le Préfet aura indubitablement un rôle-clef, mais les maires ne seront pas ses seuls interlocuteurs. Il y aura également les Agence Régionales de Santé (ARS), qui sont d’ailleurs organisées au niveau régional. Ces ARS posent un troisième terme, celui de la déconcentration : l’acteur public central présent en région sous la forme d’une institution spécifique. Ce sera à ces ARS d’isoler les malades, de traquer les infectés potentiels, etc.
Tout cela pose un problème énorme en termes de confiance dans le pouvoir exécutif. Cette crise arrive à un moment où elle est largement mise à mal (surtout si l’on compare avec les pays voisins). Or pour que les bonnes mesures soient adoptées, cette confiance de la population dans les recommandations des autorités est indispensable. On touche ici aux faiblesses de notre organisation politique trop centralisée, qui crée la défiance tandis que de leur côté, les pouvoirs locaux déresponsabilisés n’offrent guère d’alternatives. Comment recréer de la confiance dans un système comme le nôtre ? Cela ne se fera qu’en rétablissant des niveaux de responsabilité à l’échelle locale. Mais ce sera un chantier de l’après-crise.

Lucile Schmid :
On parle beaucoup des institutions, mais la culture politique est aussi un facteur important. On voit bien que depuis le début de la crise, la culture politique en France reste très autoritaire. On a mis beaucoup l’accent sur le sécuritaire, ce qui a conduit à certaines absurdités (contrôles par des drones de promeneurs solitaires, etc.).
Les élections municipales ont constitué le gros « loupé » de cette crise, et rétrospectivement on voit clairement qu’on n’aurait pas dû faire ce premier tour. Mais à partir de là, le dialogue entre les élus locaux et les représentants de l’Etat est plutôt une chance à saisir. Comme BG, je pense qu’il faudra agir à un niveau beaucoup plus fin que les départements, mais je pense aussi que les succès ou les échecs dépendront largement des personnes. J’ignore si tous les Préfets sont aussi autoritaires que les préfet Lallemant, j’ose espérer qu’ils sont plus humains, car c’est la capacité de dialogue qui sera décisive.
Pour que cela marche, il faudra que chacun se sente investi d’une grande responsabilité. Depuis le début du confinement, le discours des autorités a été très infantilisant ; Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur, a par exemple traité les Français d’imbéciles dans un de ses discours, ce qui ne se serait pas produit dans un autre pays de l’Union Européenne.

Béatrice Giblin :
Je pense que la décision du confinement a été prise brutalement, dans un état de quasi-sidération. Et que les responsables politiques ont considéré que les Français, tous aussi sidérés, ne se comporteraient pas comme il le fallait ; c’est pourquoi ils ont adopté cette approche sécuritaire. Or c’est l’inverse qui s’est produit : les Français dans leur très grande majorité se sont montré très responsables.
C’est pourquoi je suis plutôt optimiste à propos du déconfinement. Les gens savent qu’ils ont chacun un rôle essentiel à jouer, et notamment les maires. Les Préfets vont sans doute découvrir la qualité des élus qui les entourent. Il s’agit pour moi d’une étape importante, espérons que nous ne la gâcherons pas.

Richard Werly :
Il y a un sujet que nous n’avons pas encore évoqué : celui de ces « brigades de traçage » des personnes contaminées par le virus. Le terme me déplaît, il ne m’inspire aucune confiance, surtout quand on annonce que des personnes qui ne sont pas du corps médical auront accès à des données personnelles. D’autre part, il renvoie à un univers très policier. D’ailleurs le confinement à la française a été très policier.
Il se trouve que j’ai récemment fait un reportage aux frontières de la France, qui m’a conduit en Belgique, au Luxembourg, en Allemagne ou en Suisse, et j’ai constaté qu’il n’y a dans aucun de ces pays une telle présence, visible, massive, de la police. Si on reste dans ce registre de « brigade » et de surveillance, on ne va pas dans le sens de la responsabilité individuelle, qui est pourtant la meilleure riposte à l’épidémie.

Relance et économique et urgence climatique

Introduction

Philippe Meyer :
Avec 2 200 milliards de dollars, le programme pour la relance économique adopté par le Congrès américain fin mars est le plus important plan d'aide jamais adopté par les États-Unis. La France a annoncé 345 milliards d’euros ; l'Allemagne 750 milliards ; le Royaume-Uni 350 milliards de livres sterling ; la Suisse 42 milliards de francs... Pendant la reprise souhaitée et ainsi aidée sous quelle forme la question du changement climatique sera-elle à l’ordre du jour ?
Le Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat souligne dans un récent rapport que pour rester dans la cible des 1,5 degré de réchauffement les besoins d'investissements dans le système énergétique se situent à 2,5% du PIB mondial jusqu'au moins 2035. Le récent « Pacte vert » de l'Union européenne vise à investir 1,5 % du PIB d'ici à 2030, quand les partisans de la Nouvelle donne verte aux États-Unis appellent leur gouvernement à y consacrer 2 % du PIB.
A Bruxelles, le président de la commission de l'Environnement du Parlement européen, Pascal Canfin a rassemblé 180 ministres, eurodéputés, ONG, think tanks, et dirigeants d'entreprise, autour de son appel pour une « alliance verte », dont l'objectif est de préparer l'Europe et la France à l'après-Covid-19.
Le Haut Conseil pour le climat (HCC) dans son rapport « Climat, santé : mieux prévenir, mieux guérir » appelle à sortir des énergies fossiles pour faire face au choc sanitaire et au choc climatique. Les treize experts de cette instance indépendante, installée fin novembre 2018 par Emmanuel Macron, exhortent l'exécutif à placer la transition écologique et l'égalité sociale au cœur de la relance économique afin de renforcer notre résilience aux risques sanitaires et climatiques. Ils font dix-huit recommandations pour y parvenir, et demandent notamment de conditionner les aides publiques destinées aux secteurs sinistrés à « des plans précis » en faveur du climat.
Des chercheurs de l'Institut pour l'économie du climat et de l'université Paris-Dauphine, dans une étude publiée le 1er avril, proposent une trentaine de mesures dans sept secteurs-clefs de la stratégie nationale bas-carbone, l'outil de pilotage qui indique comment la France entend réduire ses émissions de gaz à effet de serre. Ils suggèrent d'accélérer la rénovation des logements, de favoriser la production d'électricité renouvelable, de développer les transports en commun, les infrastructures ferroviaires, les réseaux cyclables et les voitures bas carbone, par exemple en restreignant la circulation des véhicules les plus polluants puis en interdisant leur vente, ou en développant les infrastructures de recharge pour véhicules électriques.

Kontildondit ?

Lucile Schmid :
« Change-t-on vraiment après une crise ? » Cette question revient à chaque crise, et elle se pose avec une acuité particulière étant donnée l’ampleur de celle-ci. Dans le cas de l’articulation entre urgence climatique et relance économique, on peut même se demander s’il ne faudrait pas un virage à 180°. Nous voyons que la récession économique actuelle, qui est mondiale et s’établit aux environs de 4 à 5 % du PIB, entraîne dans le même temps une baisse comparable des émissions de Gaz à Effet de Serre (GES). La corrélation est donc parfaite. Elle ne signifie pas pour autant que le dérèglement climatique va s’arrêter, car ces émissions ont une forte inertie, il faudrait donc qu’elles baissent bien plus longtemps avant que cela n’ait des effets durables. En tous cas, le problème peut se poser ainsi : la récession est bonne contre les émissions de GES, or nous ne voulons plus de la récession.
Dès lors, comment fait-on pour relancer l’économie d’une manière structurellement différente alors même qu’il y a urgence sociale et urgence économique (notamment dans les secteurs fortement émetteurs de GES comme les transports) ?
Il s’agit donc de concilier deux exigences contradictoires. Le cas d’Air France est tout à fait emblématique. L’Etat s’est porté au secours de l’entreprise. Aussitôt, tous les écologistes de France et de Navarre ont protesté, puisque le transport aérien est l’un des principaux émetteurs de GES. Mais comme nous ne pouvons pas nous passer d’une compagnie nationale de transport aérien, on a décrété qu’Air France allait devenir, par un coup de baguette magique, la compagnie aérienne la plus environnementale au monde. Personne ne sait vraiment comment, mais c’est l’objectif.
Les initiatives qui sont prises en ce moment auront-elles un impact sur la réalité ? Elles sont nombreuses (on pourrait par exemple citer la plateforme « le jour d’après ») mais l’écologie reste un champ de bataille. A l’occasion des crises, on voit souvent se dévoiler des choses qui restent habituellement souterraines. Ici, nous voyons un lobbying de certaines entreprises, regroupées au sein de l’Association Française des Entreprises Privées. Ces compagnies demandent de décaler les calendriers des normes du Green Deal européen, mais aussi des dérogations immédiates par rapport aux législations existantes. Nous sommes donc dans une situation où, non seulement la relance pourrait bien ne pas tenir compte des urgences climatiques, mais où elle pourrait aussi apporter un certain nombre de régressions sur des engagements déjà pris.
Un point est cependant plus rassurant. L’écologie n’est plus seulement l’affaire de militants écologistes, l’ampleur du problème est désormais à l’esprit de tous les gens raisonnables. Le président de la République lui-même a déclaré qu’il faudrait une société plus économe en carbone. Mais au-delà des discours actuels (qui, rappelons-le, sont prononcés alors même que la sortie de crise est encore lointaine, et que des montants astronomiques valsent devant nos yeux), comment fera-t-on concrètement pour que ces montants pharaoniques servent à des investissements structurels ?

Richard Werly :
Le pire des scénarios serait en effet celui d’une crise bonne pour le climat et d’un après-crise désastreux écologiquement parlant. La pandémie, en ralentissant l’économie mondiale, a mécaniquement ralenti les émissions, et l’après-virus, qui va consister à retrouver de l’emploi et aider les entreprises, pourrait bien gâcher de nombreuses années de combat écologique.
Je vois pour ma part deux possibilités à creuser, même si je ne sais pas s’il s’y sera possible de le faire. D’abord, on sent bien que le discours ambiant est au souverainisme industriel, notamment dans des secteurs stratégiques. Les Européens sont tous d’accord (au moins pour le dire) : il faut rapatrier sur le continent un certain nombre de productions sensibles, sous peine d’être en situation d’extrême vulnérabilité. Il faut impérativement que ce souverainisme européen soit assorti de conditions et de normes écologiques. Toutes les entreprises appelées à produire en Europe devraient bénéficier d’aides pour faire leur travail dans des conditions satisfaisantes d’un point de vue écologique.
Ensuite, même si c’est difficile à tenir politiquement, il faut quand même habituer les Européens à l’idée que les prix vont monter. Une production européenne, précisément à cause de procédures plus vertueuses (écologiquement mais aussi socialement), est plus coûteuse. Le fait que ce surcoût inévitable ne soit absolument pas évoqué dans les discours en ce moment m’inquiète beaucoup. Il faut prévenir les gens qu’il y aura des arbitrages à faire, et que la conséquence d’une production relocalisée, ce sera des produits plus chers.
Ceci étant dit, il reste un énorme problème, il est géopolitique, et se résume à une seule personne : Donald Trump. Énormément de choses vont dépendre du résultat de l’élection américaine de novembre (si tant est qu’elle soit maintenue à cette date). Si Trump est battu, une recomposition géopolitique, géoéconomique et géoclimatique sera possible. S’il se maintient au pouvoir en revanche, il poursuivra son protectionnisme à tout va, et à partir du moment où les Etats-Unis refuseront de participer à toute forme de coalition internationale, toute tentative de changement sera rendue bien plus difficile. Tant que nous ne saurons pas qui occupera la Maison Blanche, il sera très difficile d’envisager la recomposition.

Béatrice Giblin :
Je voudrais revenir sur notre incapacité à regarder ce qui nous dérange. Quand la crise du Covid-19 frappait l’Italie, nous ne pensions toujours pas qu’elle toucherait la France. On s’est dit, comme d’habitude, « bon, c’est l’Italie, ils sont moins bons que nous, donc c’est normal qu’ils ne s’en sortent pas ». Le retour à la réalité a donc été très brutal.
J’ai l’impression que nous adoptons la même attitude face au réchauffement climatique. Cela fait des décennies que les experts s’époumonent à nous prévenir, en vain. S’il y a une leçon à tirer de cette crise, ce sera peut-être cette prise de conscience dont nous avons tant besoin : un déséquilibre des écosystèmes peut avoir des conséquences aussi graves qu’inattendues. C’est en regroupant sans aucune précaution toutes sortes d’animaux sauvages qui n’auraient pas dû se retrouver ensemble que nous nous retrouvons avec une pandémie mondiale. Cette prise de conscience avait commencé à se faire, une grande majorité de nos concitoyens sont désormais convaincus que c’est l’activité humaine qui est responsable des dérèglements climatiques et de certaines catastrophes comme les « super-incendies ». Espérons que ce moment si difficile nous servira au moins à accélérer cette prise de conscience et avancer sur les problèmes écologiques.
RW a raison : si Trump est réélu, les raisons d’espérer vont en prendre un sacré coup. Mais le pire n’est jamais sûr, et pour le moment, Joe Biden est en tête des sondages (même si rien n’indique qu’il sera un ardent défenseur du climat). Nous vivons un moment important, et peut-être décisif, puisque les responsables européens semblent déterminés à agir, que les prises de position du ministre de l’économie en France sont claires. En ce qui concerne Air France, il me semble que la compagnie a là une opportunité à saisir : renouveler sa flotte pour des avions moins polluants, fermer les lignes à courte distance très coûteuses et peu rationnelles. Avec un pétrole brut à 15$ le baril, le moment est peut-être aussi venu de mettre fin aux détaxes dans les transports routiers par exemple.
RW prévenait que les prix de certaines marchandises allaient augmenter ; ce sera aussi le cas des transports. Les campagnes publicitaires vantant l’aller-retour Paris-Barcelone pour 30€ sont appelées à disparaître.

Marc-Olivier Padis :
Petite précaution avant mon propos, pour ne pas plonger les auditeurs en état de choc : je vais être optimiste. Je le serai pour trois raisons.
D’abord, cette volonté de saisir ce moment si particulier pour mettre en avant les enjeux environnementaux n’est plus un discours minoritaire ou marginal. Les enquêtes d’opinion le montrent : la majorité des populations pense qu’il faut tenir compte des problèmes écologiques dans la sortie de crise, et les politiques ne pourront pas l’ignorer. Si l’on compare par exemple à la crise de 2008, on se souvient qu’à l’époque personne ne prévoyait d’associer la reprise économique aux enjeux environnementaux. Les bonnes résolutions concernaient le secteur financier et lui seul ; il n’en va plus de même aujourd’hui.
Ensuite, un débat s’est ouvert sur la relocalisation de certaines activités en Europe. Nécessairement, si des usines opèrent en Europe, elles devront se conformer à des normes et à des contrôles plus stricts qu’en Chine. Ces 20 dernières années, ce qui a permis de réduire les émissions européennes de GES, c’est le fait d’avoir délocalisé notre industrie vers l’Asie. Nous n’avons donc pas vraiment fait l’effort nécessaire, mais seulement déplacé le problème. Mais si l’on est déterminé à produire en Europe, alors cette production sera plus propre.
Enfin, même s’il est effectivement à craindre que la pression sur le gouvernement sera énorme pour que la priorité soit donnée à la lutte contre le chômage et au soutien du pouvoir d’achat (et c’est très compréhensible), on peut tout à fait identifier des mesures qui auront un effet bénéfique à la fois pour la santé, le climat, et la croissance. Ce que les économistes appellent « l’éco-bénéfice ». Par exemple, réduire notre dépendance aux hydrocarbures, puisque cela impose des investissements dans des énergies propres. Autre exemple : lutter pour une meilleure qualité de l’air. On peut ainsi trouver de l’éco-bénéfice dans de nombreux secteurs économiques. Qu’il s’agisse de la réduction de l’habitat précaire, de l’isolation à grande échelle des bâtiments, du développement du fret ferroviaire, de l’amélioration de l’alimentation ... Les chantiers sont nombreux où l’on peut gagner sur les trois tableaux : santé, climat et croissance.

Lucile Schmid :
Il faut aussi cependant accepter de discuter de l’idée même de croissance, il y a là un vrai sujet. L’écologie invite quand même assez largement à y renoncer. Par exemple, Jean-Marc Jancovici ne cesse de dire qu’il faut à présent assumer la décroissance. J’y vois évidemment de la provocation, mais la question est cependant posée : qu’est-ce que la croissance et que signifie-t-elle ? C’est un vieux débat chez les écologistes, mais je pense qu’il va s’élargir à la société tout entière.

Richard Werly :
Je suis en désaccord absolu avec LS sur ce point. Ce serait à mon avis le pire moment pour parler de décroissance. Après des mois de confinement, à un moment où la population espère retrouver un emploi, aller expliquer que le monde futur sera un monde de décroissance, ce serait installer dans l’imaginaire général l’idée d’un monde avec moins d’emplois. Ce serait prendre un énorme risque politique.
Je vois pour ma part une autre forme d’action : se tourner vers le secteur privé à un moment où les Etats ont la main parce qu’ils sont en train de signer à tour de bras des chèques aux montants faramineux, et dire aux patrons : « Désormais vous êtes responsables, nous attendons de vous une politique industrielle compatible avec le réchauffement climatique ». Théoriser maintenant sur la décroissance serait à mon contre-productif, au sens où cela démoraliserait certainement tout le monde.

Béatrice Giblin :
Je suivrai RW sur ce point. Je pense que ce qui manque à nos concitoyens, c’est une information claire. Le consommateur lambda est à présent conscient de l’enjeu, mais ne sait pas exactement ce qu’il peut faire pour le climat, et cela contribue à une attitude fataliste. Encore une fois, le moment que nous vivons est si particulier qu’il peut permettre des avancées significatives si l’on s’y prend bien.

Les brèves

Appia

Béatrice Giblin

"Pour ma part je recommande un livre pour voyager en Italie en ce temps de confinement : Appia de Paolo Rumiz, aux éditions Arthaud. L'auteur est allé à pied accompagné de quelques amis  de Rome à Brindisi (plus de 600 km tout de même en 29 jours)  à la recherche des traces de cette première et illustre grande voie romaine. C'est un livre de colère contre le mépris que ce pays a pour tout ce qui est au sud de Rome, l'incurie de l'Etat qui laise le champ libre aux mafias. Mais c'est aussi un livre chaleureux pour les portraits des personnes rencontrées, c'est  un livre d'amour pour les paysages même défigurés qu'il nous donne à voir, et pour le prestigieux passé romain. Un regret : l'absence de carte pour que nous puissions suivre les 29 étapes de ce voyage."

Le choc démographique

Marc-Olivier Padis

"Je recommande ce livre de Bruno Tertrais sorti en librairie peu avant le confinement. Spécialiste des relations internationales, Bruno Tertrais fait le point sur les grandes tendances de la démographie mondiale, en refusant aussi bien l’angélisme que le catastrophisme. Y aura-t-il assez de ressources naturelles, que devient la physionomie de la population européenne ? Que devient l’Afrique ? Et quels sont les effets sur les tendances populistes de nos régimes ? Quels effets sur la hiérarchie des puissances ? Une analyse lucide et dépassionnée d’un sujet explosif.  "

Chronique des années égarées

Lucile Schmid

"Je voulais recommander de lire ou relire Serge Moscovici grand penseur de l’écologie et de la psychologie sociale mais aussi grand européen, anthropologue, témoin de l’histoire de notre continent au XXe siècle. Notamment sa trilogie « Essai sur l’histoire humaine de la nature. », « la société contre nature » et « hommes domestiques et hommes sauvages », ouvrages importants en ces temps où l’écologie est partout débattue. Mais je crois avoir préféré entre tous ses livres la « Chronique des années égarées » cette autobiographie qui nous fait ressentir la beauté des plaines de Bessarabie dont venait le jeune Serge, qui ressuscite ce moment où la Roumanie bascule dans le fascisme et qui illustre à travers son choix de tout faire pour venir à Paris la façon dont la créativité et la fécondité de la recherche en France doivent tant à des esprits venus d’ailleurs. "

Éloge funèbre de Marc-René d’Argenson

Philippe Meyer

"En 1721, à l’enterrement du deuxième Lieutenant de Police de Paris, Marc-René d’Argenson, c’est Fontenelle qui fut chargé de l’éloge funèbre de cet ancêtre du Préfet de police Voici dans quels termes il s’acquitta de cette tâche : « Tenir les abus nécessaires dans les bornes précises de la nécessité qu’ils sont toujours prêts à franchir, les renfermer dans l’obscurité à laquelle ils doivent être condamnés et ne les en retirer pas même par des châtiments trop éclatants ; ignorer ce qu’il vaut mieux ignorer et ne punir que rarement et utilement ; pénétrer par des conduits souterrains dans l’intérieur des familles et leur garder les secrets qu’elles n’ont pas confiés tant qu’il n’est pas nécessaire d’en faire usage ; être présent partout sans être vu ; enfin, mouvoir et arrêter à son gré une multitude immense et tumultueuse et être l’âme toujours agissante et presque inconnue de ce corps, voilà quelles sont, en général, les fonctions du magistrat de la Police. » "