Laïcité, que de cris on émet en ton nom ! / Blocage en Israël / n°112

Laïcité, que de cris on émet en ton nom !

Introduction

Selon une enquête ViaVoice pour l’Observatoire de la laïcité réalisé en novembre 2018, trois sondés sur quatre se déclaraient attachés à ce principe. Les deux tiers (69%) des personnes interrogées jugent que la laïcité est « un principe républicain essentiel » et quatre sur cinq (79%) qu’elle n’est « ni de droite ni de gauche ».
Mais on note des disparités entre catégories de la population. « Les personnes les plus aisées (cadres, CSP+) ou plus âgées (retraités) sont à la fois les mieux informées et les plus attachées à la laïcité ».
Les réponses divergent, de même, assez largement en fonction de la religion des répondants.  72% des protestants et 60% des catholiques considèrent que la laïcité, du moins dans ses principes juridiques, protège les pratiquants des différentes religions, tandis que moins d’un musulman sur deux (45%) en est convaincu.
Interrogés sur l’avenir, le sondés sont 57% à juger que « la montée des intolérances entre les différentes communautés religieuses » constitue la principale difficulté à laquelle sera confrontée la laïcité en France. Arrivent ensuite, pour 44% les « crispations engendrées par le port de signes visibles de certaines religions ».

Ces crispations sont anciennes : l’affaire du foulard de Creil en 1989, la première polémique sur les parents accompagnateurs des activités périscolaires en 2006,  l’affaire de la crèche Baby-Loup en 2008, la polémique sur le port du voile dans les universités en 2013, à celle sur le burkini à l’été 2016,   celle sur le voile pour courir de Décathlon en janvier 2019, ou celle de l’affiche de la Fédération des conseils de parents d’élèves en septembre dernier et, récemment,  la pprise à partie d’une femme voilée dans le public du conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté par le député du Rassemblement national Julien Odoul.

  Dans cette dernière affaire, la macronie a fait entendre des voix dissonantes. Pour le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, ce que le voile islamique « dit de la condition féminine n’est pas conforme à nos valeurs », et il « n’est pas souhaitable dans notre société » Le député du Val d’Oise, Aurélien Taché, porte-drapeau de l’aile gauche de la majorité charge le ministre insinue que le ministre fait le jeu du Rassemblement national. Le Premier ministre tente de calmer le jeu en déclarant que « l’accompagnant scolaire est un collaborateur occasionnel du service public. Dans le droit actuel, il n’est pas tenu au principe de neutralité. » Sans ligne directrice sur la laïcité, la majorité se divise espère une prise de parole du président. Mais celle-ci se fait attendre.

Kontildondit ?

Richard Werly (RW) :
Emmanuel Macron s’est exprimé sur le sujet, puisqu’il a fait savoir, depuis la Réunion, que le port du voile dans l’espace public n’était pas son affaire, mais que cela l’était en revanche dans une enceinte de service public (à l’école par exemple). Cette expression (« son affaire / pas son affaire ») mérite d’être notée, puisqu’elle personnalise et politise encore davantage le débat, et c’est bien là le problème.
Sur la dernière affaire en date, celle du conseil régional de Bourgogne, on voit que les motivations de l’élu du Rassemblement National étaient clairement politiques. Dans le contexte d’une France incandescente sur la laïcité, on n’arrive pas à trouver de point d’équilibre. Et il n’est pas étonnant que l’incendie reprenne, car il semble que sur ce sujet, Macron lui-même n’a pas trouvé son point d’équilibre. Pendant la campagne de 2017, il avait évoqué une remise à plat de la loi de 1905, il a donc lui-même allumé la mèche. On ne peut pas non plus faire abstraction de l’actualité, en ne liant pas cette intervention de l’élu RN avec la récente attaque à la préfecture de police de Paris. En France aujourd’hui, on ne parvient pas à se réconcilier.
La laïcité devrait être bien comprise par tous, or c’est loin d’être le cas, et c’est un premier problème. Ensuite, il faut s’interroger sur le rapport entre les questions liées à la laïcité (comme le port du voile) et la société réelle. De ce point de vue, RW a une réflexion assez simple sur les accompagnants scolaires : ceux qui voudraient exclure le voile des sorties scolaires s’imaginent-ils que les enfants ne voient jamais de femmes voilées une fois sortis de l’école ? On infère aussi que si vous êtes une petite fille en sortie scolaire, et que cette sortie est accompagnée par une femme voilée, vous aurez plus de chances de porter le voile. Tout cela relève tout de même de l’élucubration, et il est dommage qu’Emmanuel Macron ait trop personnalisé ce débat, tout comme il est dommage que le ministre de l’éducation n’ait pas eu une position plus médiane. Il a mis de l’huile sur le feu.

Marc-Olivier Padis (MOP) :
C’est un sujet grave, dont le traitement public est malheureusement passablement embrouillé. La boussole qui doit nous orienter dans ce débat explosif, c’est la liberté de conscience. Elle doit prévaloir, comme c’est le cas dans notre tradition depuis 1789. L’article 10 de la déclaration des droits de l’homme stipule clairement que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». C’est ce qu’a rappelé la présidente du conseil régional de Bourgogne à l’élu Rassemblement National. La maman voilée qui accompagnait la sortie scolaire ne créait pas de trouble par sa présence, le trouble venait au contraire de l’élu RN.
C’est vrai que c’est l’attitude de Jean-Michel Blanquer qui a relayé et amplifié ce qui serait sans doute resté confiné à un espace très limité. Quand il déclare que le voile islamique n’est pas conforme à nos valeurs, il fait un acte d’interprétation théologique de ce que signifie le voile, et ce n’est pas ce qu’on attend du ministre de l’éducation nationale. On ne peut que présumer les raisons pour lesquelles des femmes portent le voile, on ne les connaît pas. Ce qu’on peut en dire, c’est que c’est un acte qui relève de la liberté de conscience, mais les motivations (soumission ou émancipation, revendication d’appartenance à un groupe, etc.) ne sauraient être qu’interprétées. Il faut en rester à une observation la plus neutre possible.
MOP est en revanche en désaccord avec RW quand celui-ci dit que l’on n’a pas trouvé le point d’équilibre. Nous avons ce point : la loi de 1905 est largement acceptée (même si elle est mal comprise). Mais nous avons eu une loi en 2004 sur l’interdiction des signes religieux ostensibles dans les établissements scolaires, et il faut rappeler que cette loi fait suite au rapport de Bernard Stasi datant de 2003. Ce rapport avait préconisé une vingtaine de mesures, pour une meilleure intégration et contre les discriminations, et qu’aucune de ces mesures n’a été mise en œuvre, à part l’interdiction des signes religieux ostentatoires, alors même que les mesures avaient été conçues pour aller ensemble. C’est sans doute ce qui crée le déséquilibre dont il est question aujourd’hui.
Nous sommes devant une affaire médiatique. C’est à dire une construction médiatique particulière, dans laquelle un sujet est élaboré de manière à ce qu’il soit présenté comme problématique, afin d’obtenir une évolution de la législation. C’est exactement le cas ici : une femme porte un voile, ce qui est son droit, mais un certain nombre d’acteurs veut présenter ce fait de manière à induire qu’il y a un vide juridique qu’il faudrait combler.
Il y a des groupes politiques qui mettent ce sujet sans cesse en haut de l’agenda, ils ne sont d’ailleurs pas tous d’extrême-droite, et quand ce ne sera plus sur les accompagnateurs scolaires, ce sera les mairies, et ainsi de suite.

François Bujon de l’Estang (FBE) :
C’est un sujet très difficile, propice à de nombreuses mauvaises interprétations ou amalgames. Il est relativement récent. On se réfère sans cesse à la loi de 1905, mais à l’époque, les musulmans en France étaient très peu nombreux, et la question du voile islamique ne se posait pas.
Cette loi est donc très difficile à appliquer à une situation plus récente, et importée avec l’immigration musulmane. On l’invoque souvent à tort. Il y a effectivement beaucoup d’élucubrations, voire de sottises, proférées à propos de ces affaires. Si on essaie de garder le bon sens comme guide, il y a plusieurs choses à dire.
Tout d’abord que la laïcité de la loi de 1905 signifie au fond : « pas de signes religieux visibles à l’école ». On peut l’étirer vers le service public, comme l’a fait Macron à la Réunion. Les catholiques s’y conforment, les Juifs de France aussi, c’est plus problématique avec la communauté musulmane, comme l’avait illustré l’affaire de Creil en 1989.
Ensuite, le port du voile dans l’espace public est un sujet tout autre. C’est une question de croyances personnelles. Quand Jean-Michel Blanquer expose ses propres convictions personnelles, il jette en effet de l’huile sur le feu et c’est regrettable. Mais le contenu de ses propos « ce que le voile islamique dit sur la femme n’est pas conforme à nos valeurs » est difficilement critiquable. Mais si l’on commence à dire quel type de voile peut être porté quand et où, on se dote d’une police des mœurs, comme les Pasdaran iraniens ou les Saoudiens de Riyad. Ce n’est pas notre genre.
Il faut aussi savoir distinguer les comportements ordinaires de la vie quotidienne des provocations islamistes, auxquelles il faut réagir. L’essentiel est que les lois de la République doivent s’imposer à tout le monde au sein de la République, et aucune « loi » religieuse ne saurait prévaloir sur la loi de la République.

Jean-Louis Bourlanges (JLB) :
Ce débat est très embarrassant, car il est marqué par une triple incertitude. La première d’entre elles porte sur la signification exacte du voile. L’anthropologue Germaine Tillion a très clairement montré que le port du voile n’a rien à voir avec la religion, mais que cela apparaît avec l’exogamie, autrement dit c’est un système de protection pour les hommes, destiné à empêcher qu’on ne leur vole leur femme. La question porte donc davantage sur les droits de la femme que sur la religion. Du coup, on ne sait pas si quand on interdit le voile, on protège les femmes ou la laïcité. La deuxième incertitude, c’est : qu’est-ce qu’un voile ? Ce n’est pas du tout la même chose d’avoir un voile qui vous couvre les cheveux (le plus courant) ou une dissimulation de l’identité (dans le cas du niqab). Le problème du visage est central, il faut pouvoir envisager les gens. La troisième incertitude a été évoquée dans le discours du président, dans lequel il distingue le service public de l’espace public. Le service public, c’est-à-dire l’état, doit être d’une neutralité absolue. L’espace public autorise chacun à afficher ses sentiments religieux.
On ne doit tolérer ni dans l’espace public ni dans le service public des vêtements qui dissimulent l’identité de leur porteur. Dans le cas du service public, on doit aussi y maintenir une neutralité religieuse.
Quant à Blanquer, même si son argument est très compréhensible, il est préoccupant d’entendre un ministre dire : « je n’interdis pas, mais je déconseille ». S’il trouve que c’est bon, pourquoi le déconseiller, et s’il trouve que c’est mauvais, pourquoi ne pas l’interdire ? Il y a derrière tout cela l’émancipation politique de Blanquer. Le ministre a pris - à tort ou à raison - la mesure du fait que ce débat va devenir central, et qu’avec les difficultés de survie de LR, il y a un espace politique qui doit être occupé par les gens que l’islamisme inquiète, et qui ne sont pas tous au Rassemblement National. Les arrières-pensées politiques étaient très présentes derrière le discours du ministre de l’éducation nationale.

Marc-Olivier Padis a trois remarques.
D’abord, sur le visage masqué, il n’y a pas de discussion, il existe une loi qui interdit la dissimulation du visage dans l’espace public, qui a pour but d’assurer l’efficacité des caméras de surveillance, et qui vise aussi bien les sweats à capuche que les niqabs (au passage, nettement moins nombreux).
Ensuite, la discussion d’aujourd’hui a lieu entre cinq hommes non voilés. MOP se demande si on ne serait pas bien inspiré de poser la question de la signification du voile aux femmes qui le portent. Qu’en disent-elles ? Libération a fait un décompte : il y a eu cette semaine sur les chaînes d’information 85 débats sur le voile, 286 invités, et aucune femme voilée parmi eux. Certaines d’entre elles réfutent le fait d’être opprimées, accordons à leur réponse d’avoir été exprimée en pleine liberté de conscience.
Enfin, FBE a raison : la loi de 1905 a été pensée dans un contexte où c’était l’Eglise catholique qui dominait. Il y avait cependant de nombreux musulmans dans trois départements français de l’époque, c’est-à-dire en Algérie. Et au moment de la délibération, la question de l’Algérie s’est posée. Il y eut alors au Sénat, en 1905 un amendement disant à peu près : « l’Algérie, on verra plus tard ». La loi de 1905 n’y était pas appliquée (malgré les demandes répétées des oulémas), on était dans une politique coloniale paternaliste. Nous payons aussi un certain héritage colonial dans cette histoire.

Richard Werly souhaite dire un mot de l’école.
Il y a un autre aspect dans cette polémique, c’est le destin des enfants de l’école publique. Le fait que des mères de famille voilées accompagnent les sorties scolaires, et qu’elles confient leurs enfants à l’école publique (à l’intérieur desquelles le voile n’a pas sa place) est une excellente chose. Si l’école publique se voit accorder l’éducation d’enfants dont les familles sont musulmanes pratiquantes, c’est un signe de confiance en l’état. N’oublions pas qu’il y a des écoles islamiques qui rêvent de récupérer ces enfants.

Blocage en Israël

Introduction

Les élections du 17 septembre dernier ont confirmé la situation de blocage en Israël. Comme lors des élections du 9 avril dernier, le parti de droite nationaliste du Premier Ministre Benyamin Netanyahou, le Likoud, a fait jeu égal avec l'alliance centriste Bleu et Blanc de l'ancien général Benny Gantz. Ces résultats ont clos une campagne tendue, marquée par un fort usage par le Likoud de fausses informations et de tentatives de pressions visant à décourager le vote de l'électorat arabe qui lui est traditionnellement hostile.
Chargé de former un gouvernement par le Président Reuven Rivlin, Benyamin Netanyahou a annoncé avoir échoué le 21 octobre, faisant porter à à Benny Gantz la responsabilité de cet échec. Les analystes politiques ne donnent pas à l’ex-général davantage de chances de réussir à former un gouvernement qu’a Premeir ministre sortant. Netanyahou pouvait compter sur deux partis ultra-orthodoxes (Shas et Judaïsme Unifié de la Torah), tandis que Benny Gantz a reçu le soutien de la gauche et de Liste unifiée, arabe, qui a réalisé un score historique, la plaçant à la 3ème place. Il s’agit toutefois d’un soutien sans participation.
Seul parti refusant d'appuyer un des deux blocs, le parti laïc d'extrême droite Israel Beytenou d'Avigdor Liberman, ancien proche de Netayahou, se pose en faiseur de roi. Liberman refuse jusqu'ici d'appuyer le bloc de droite de Netanyahou du fait du soutien des ultra-orthodoxes ainsi que le bloc centriste de Benny Gantz du fait de l'appui reçu par la liste arabe.
En cas d'échec de Benny Gantz à former un gouvernement minoritaire (cas improbable dans lequel Liberman accepterait de ne pas voter contre l'investiture de Gantz), un gouvernement d'union nationale entre les deux principaux partis pourrait être présenté à la Knesset. Pour le moment, cette solution a été refusée par Netanyahou qui refuse de lâcher ses alliés ultra-orthodoxes et par Gantz car elle permettrait à Netanyahou de rester au pouvoir, ce que le dirigeant Bleu et blanc refuse du fait des accusations qui pèsent sur le Premier ministre sortant. Dans ces affaires de corruption, Netanyahou pourrait être inculpé d'ici au 15 décembre. Face aux risques de renversement par les instances du parti inquiètes que les affaires judiciaires de leur chef ne rejaillissent sur le Likoud, Netanyahou s'est employé ces dernières semaines à museler toute rébellion dans les rangs du parti, jusqu'ici avec succès. En cas d'impasse, de nouvelles élections pourraient avoir lieu en mars 2020, les 3èmes en moins d'un an.

Kontildondit ?

François Bujon de l’Estang :
Il y a des raisons idiosyncratiques à une telle impasse électorale, au premier rang desquelles la loi électorale israélienne, absolument épouvantable. C’est la représentation proportionnelle intégrale, la meilleure recette pour que les principaux partis soient les otages de partis minoritaires, en l’occurrence des partis religieux. Les partisans en France de la représentation proportionnelle devraient méditer l’exemple israélien.
Autre raison à cette impasse : l’usure du pouvoir. Benyamin Netanyahou est le premier ministre qui est resté le plus longtemps en exercice en Israël, c’est un personnage hors du commun, mais usé, ayant des problèmes judiciaires, et il est terriblement clivant.
On peut regretter que la seule vraie démocratie du Moyen-Orient donne aujourd’hui cet exemple de « panne », au moment où les choix à faire sur l’avenir d’Israël sont décisifs. La question palestinienne est en jeu, Netanyahou avait proposé d’annexer certaines colonies de Cisjordanie lors de la campagne électorale, ce qui aurait définitivement enterré la perspective d’une solution à deux états. Il y a entre le premier ministre sortant et son adversaire Benny Gantz des divergences de style, mais pas vraiment de fond quant à cette question palestinienne.
Ayant débuté sa carrière diplomatique avec Couve de Murville, FBE pense que celui-ci aurait sans doute analysé la situation de la façon suivante : « au fond, est-ce que tout cela est vraiment très important ? » Et bien, on est en droit de se poser la question, et de soutenir que l’équation sécuritaire d’Israël a complètement changé ces dernières années. Ce n’est plus la question palestinienne qui est la priorité, la situation de Gaza et le dialogue avec l’OLP sont gelés, le conflit avec les Palestiniens est de basse intensité et les Israéliens l’estiment gérable.
La priorité est désormais l’Iran, et ses séides comes le Hezbollah. L’hostilité d’Israël à l’égard de l’accord de Vienne de 2015 sur le nucléaire iranien ne faiblit pas, et elle influe sur les sanctions que Washington prend contre l’Iran. Sur tous ces sujets, on n’entend pas de différence fondamentale entre le Likoud de Netanyahou et le parti Bleu et Blanc de Benny Gantz.

Marc-Olivier Padis :
Nous assistons certainement à la fin de la carrière de Netanyahou. On se dit qu’un gouvernement d’union nationale est possible en Israël, à condition que Netanyahou ne soit pas premier ministre.
C’est l’occasion de s’interroger sur l’extraordinaire carrière politique de celui-ci, qui a gagné ses premières élections en 1996, et laisse un pays profondément divisé. Netanyahou a anticipé un style politique qui a le vent en poupe aujourd’hui, fait de clivages et d’agressivité. Sa première campagne de 1996 en était un bon exemple ; il l’a gagnée dans un contexte très défavorable pour la droite, puisque Yitzhak Rabin venait d’être assassiné par un fanatique juif, et que son adversaire Shimon Peres jouissait d’un grand prestige. Netanyahou l’avait emporté après une campagne très agressive et très efficace, et il est intéressant d’observer qu’il avait recruté à l’époque un conseiller, Arthur Finkelstein, un juif un américain ayant déjà fait campagne pour Nixon et Reagan, et qui l’a encouragé à centrer sa campagne sur la démolition de l’adversaire. Finkelstein a conseillé Netanyahou à chaque élection, et a exporté son style dans d’autres pays, notamment en Hongrie, où il a aidé Viktor Orbán à conquérir le pouvoir. C’est ce qui explique le rapprochement récent et inattendu entre Orbán et Netanyahou, en dépit des campagnes antisémites d’Orbán contre Georges Soros. La diffusion de ce style de campagne électorale est un facteur préoccupant pour la vie politique d’aujourd’hui.

Richard Werly :
Israël se retrouve confrontée à deux questions qui agitent beaucoup d’autres démocraties. La première est celle d’une société extrêmement polarisée, la seconde est un problème d’identité pour le pays. Ce n’est pas un hasard si ceux qui tiennent la clé de la situation sont ceux qui représentent les immigrés russes. Comment répond-on à la question : « qu’est-ce qu’être israélien aujourd’hui ? » Surtout dans un contexte où l’ennemi n’est plus le palestinien, mais toute la région qui vous entoure. Derrière ces élections à répétition, il n’y a pas seulement une impasse politique mais une vraie interrogation identitaire d’un état qui ne sait pas comment faire face à la nouvelle donne géopolitique et sociale. On parle beaucoup de start-up nation à propos de l’état hébreu, et on vante ce concept qui s’exporte très bien. Mais suffit-il à faire un consensus social durable ?
On peine à voir ces questions car elles sont dissimulées par l’équation du pouvoir de Netanyahou, mais elles constituent l’essentiel des fractures qui rendent impossibles la constitution d’une majorité.

Jean-Louis Bourlanges :
L’accumulation de paradoxes à propos de la situation politique d’Israël est frappante. JLB en décèle au moins trois.
Tout d’abord, c’est une querelle judiciaire qui a mis à bas Netanyahou, entre lui et le procureur Mandelblit, qui était proche de lui politiquement. C’est donc davantage une querelle interne que politique. Cela n’est pas sans évoquer l’affrontement biblique entre les prophètes et les rois. Le roi portant tous les péchés serait ici Netanyahou, et le prophète, gardien de l’ordre judiciaire, Avichaï Mandelblit, qui montre combien le « roi » a failli à sa mission. Les accusations contre Netanyahou sont en effet très sérieuses, elles mettent en cause des équilibres fondamentaux de la démocratie israélienne.
Deuxième paradoxe, c’est un pays où le centre gauche est formé d’une coalition dirigée par les trois chefs historiques de l’armée, ce qui est intéressant, puisqu’on s’attend traditionnellement à ce que l’armée ait une position nationaliste. Ici, ce sont les militaires qui sont les modérés. Ceci éclaire le point déjà analysé par FBE : le problème militaro-politique est ici celui de l’Iran, et les militaires sont soucieux de se montrer plus modérés que la droite.
Troisième paradoxe : dans un pays quasiment théocratique dans sa formation, très marqué par une extrême-droite religieuse, le leader à l’extrême-droite, Avigdor Liberman, dirige justement une formation laïque. Il n’est donc pas représentatif de la tendance qu’il dirige. On dit de lui qu’il est un faiseur de rois, mais jusqu’à présent il a plutôt mérité le titre inverse : il a été celui qui a empêché les coalitions de se mettre en place.
Tous les critères classiques des situations sont donc bouleversés, on ne saurait dire ce qui en sortira, mais il est vrai que le problème palestinien n’est plus qu’un problème parmi d’autres, la priorité géopolitique s’est élargie au désordre général de la région, sur lequel Israël seule n’a pas vraiment de possibilités d’actions. Le second problème, très net dans les succès de la coalition menée par Benny Gantz, est l’importance du vote arabe. Le destin électoral d’Israël repose sur la combinaison entre les familles religieuses qui ont dix enfants, et une pression démographique arabe, qui modifie profondément le corps électoral. Tout cela produit une grande instabilité.

François Bujon de l’Estang :
Deux dilemmes se posent. Le premier est existentiel : annexera-t-on les territoires occupés en Palestine ? FBE se remémore un déjeuner en tête-à-tête avec Yitzhak Rabin à la Knesset en 1987, quand il était dans l’opposition, au cours duquel Rabin avait déclaré qu’il fallait faire la paix dans les quatre ou cinq ans qui viennent, sans quoi Israël laisserait passer une occasion historique et s’engagerait dans une voie qui mènerait inexorablement à l’annexion de territoires arabes, territoires dans lesquels la démographie est très supérieure à celle des Israéliens. Cela signifie qu’Israël ne sera plus à ce moment-là ni un état juif, ni une démocratie, à savoir les deux points essentiels du rêve sioniste.
Le second dilemme est sécuritaire : que faire avec l’Iran ? Israël arrive à trouver un modus vivendi et à s’arranger avec à peu près tout le monde. Avec les Russes pour mener les raids contre le Hezbollah, avec les Turcs quand il le faut, avec les Saoudiens, avec qui des contacts sont établis à haut niveau. Mais que fera Israël à l’égard de l’Iran à plus long terme ? Va-t-elle choisir la confrontation ou le containment ? Deux voies diamétralement opposées.

Les brèves

Le traître (Il traditore)

Philippe Meyer

"Ce qui me permet d’évoquer le film de Marco Bellocchio, qui à 80 ans, nous raconte dans « le Traître », l’histoire de Tommaso Buschetta, mafieux repenti, qui refuse d’ailleurs de se faire appeler « repenti », car il dit s’être conduit en fonction du code d’honneur de la mafia. Il reste un homme d’honneur, même en ayant fait tomber Totò Riina, (qui lui, est à proprement parler un monstre) et même si ses dénonciations ont abouti à cet extraordinaire procès (pour lequel il a fallu construire une salle) qui a fini par aboutir à une condamnation, grâce à l’habileté et l’entêtement de quelques juges. Tommaso Buschetta est admirablement joué par Pierfrancesco Favino, absolument méconnaissable."

River of time : mémoires de la guerre du Vietnam et du Cambodge

François Bujon de L’Estang

"Je vous emmène jusqu’au Vietnam et au Cambodge, pour vous recommander la lecture d’un livre publié cet été seulement , aux éditions de l’Equateur. Il est de Jon Swain, journaliste britannique qui fut le correspondant du Sunday Times, et il est intitulé « River of time : mémoires de la guerre du Vietnam et du Cambodge ». C’est un livre tout à fait remarquable, qui fait vivre aux premières loges, non seulement la guerre du Vietnam, mais la prise de Phnom Penh, l’arrivée des Khmers Rouges, l’installation de ce régime dont personne n’avait soupçonné la cruauté. Le livre est extraordinairement vivant, il avait d’ailleurs déjà été publié en Grande-Bretagne en 1995. "

Nous n’avons pas vu passer les jours

Richard Werly

"Ce livre que je recommande a à voir avec le destin d’Israël : nous n’avons pas vu passer les jours, de Simone Schwarz-Bart et Yann Plougastel, dans lequel Simone Schwarz-Bart raconte sa vie de couple avec André Schwarz-Bart, l’auteur du dernier des justes, qui a obtenu le prix Goncourt à la surprise générale, après la guerre. Je voudrais vous lire une petite phrase de cet extraordinaire livre de mémoires, où Simone Schwarz-Bart, guadeloupéenne, qui a vécu aux Antilles avec son mari dit : « lui, le Juif survivant, le jeune ouvrier, il voulait rendre hommage à une civilisation partie en fumée dans la cheminée des crématoires, es malentendus, les interprétations enthousiastes mais étrangères à ses intentions, les remarques assassines, les polémiques à rebondissements, l’effarèrent tout autant que sa notoriété soudaine »"

Dictionnaire amoureux de la diplomatie

Jean-Louis Bourlanges

"Je voudrais reprendre et prolonger la présentation qu’avait faite François de l’excellent livre de Daniel Jouanneau : le dictionnaire amoureux de la diplomatie. Rentrer dans la diplomatie, c’est toujours assez difficile, et là, le mécanisme du dictionnaire fait qu’on picore agréablement, on apprendénorméement de choses, c’est bourré d’anecdotes, j’ai notamment appris que la citation que je croyais être de Clémenceau était en fait de Philippe Berthelot, à propos d’Aristide Briand : « Poincaré sait tout mais ne comprend rien, Briand ne sait rien mais comprend tout ». Je ne résiste pas au plaisir de citer la lettre par laquelle Louis XV a congédié le duc de Choiseul : « mon cousin, le mécontentement que me causent vos services me force à vous exiler à Chanteloup, où vous vous rendrez dans 24 heures. Je vous aurais envoyé beaucoup plus loin, si ce n’était l’estime particulière que j’ai pour Madame la duchesse de Choiseul, dont la santé m’est fort intéressante. Prenez garde que votre conduite ne me fasse prendre un autre parti. Sur ce, je prie Dieu, mon cousin, qu’il vous aie en sa sainte garde » "

Les foulards de la discorde

Marc-Olivier Padis

"C’est un collectif de jeunes historiens qui ont travaillé sur les archives d’organisations politiques et syndicales, pour revenir sur la manière dont cette première affaire du voile a profondément divisé l’ensemble des sensibilités et des groupes. Le livre les parcourt un par un : le parti socialiste, les communistes, l’Eglise, les associations musulmanes, les féministes, les organisations laïques. Tous ont été fracturés, parce qu’ils manquaient de doctrine, la laïcité était évoquée de manière mécanique, mais sans réflexion de fond. Ils ont été pris de court, c’est une des leçons de cet ouvrage très instructif, mais aussi un peu décourageant en raison de l’aspect répétitif de ces débats."