Le débat français sur l’Ukraine / n°393 / 9 mars 2025

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LE DÉBAT FRANÇAIS SUR L’UKRAINE

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
Après l'altercation dans le bureau ovale le 28 février, le président de la République continue de préparer les esprits à l'idée d'un nouvel « effort de guerre » et de changement de doctrine pour les armées françaises. « Depuis trois ans, les Russes dépensent 10 % de leur PIB dans la défense. On doit donc préparer la suite », alerte Emmanuel Macron, en fixant un objectif autour de « 3% à 3,5% du PIB » contre 5,4% en 1960. La loi de programmation militaire 2024-2030 a prévu une enveloppe de plus de 400 milliards d'euros pour les armées sur sept ans. La défense est le deuxième plus gros budget du pays.
Lundi, le Premier ministre a évoqué une « situation historique », « la plus grave, la plus déstabilisée et la plus dangereuse de toutes celles que notre continent ait connue depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ». Il s'est ensuite félicité que « pour l'honneur de l'Europe, le président Zelensky n'a pas plié ». Ce qui a suscité les applaudissements des députés, sauf de ceux du Rassemblement national et leurs alliés ciottistes. La présidente du groupe RN, a indiqué que son parti ne pourra « jamais soutenir une chimérique défense européenne », pas plus que « l'envoi de troupes françaises combattantes sur le sol ukrainien » - ce qui, selon le ministre des armées Sébastien Lecornu, n’est pas envisagé. Marine Le Pen s'est aussi dit opposée au « partage » de la dissuasion nucléaire française avec les Européens tandis que ses fidèles moquaient l’alarmisme du président de la République. Le patron des députés macronistes, Gabriel Attal estime qu'il faut « accélérer le processus d'adhésion » de l’Ukraine aux 27, augmenter le soutien militaire et revoir la position française sur les avoirs russes gelés pour aider Kyiv. Le président du groupe socialiste Boris Vallaud et la présidente du groupe écologiste Cyrielle Châtelain ont aussi réclamé la confiscation des avoirs russes ce que le ministre des Affaires étrangères a indiqué ne pas envisager pour le moment. Pour la droite républicaine, la France doit faire évoluer le format de ses armées conventionnelles, « en sécurisant les industriels », « en drainant l'épargne des Français et en créant une finance de guerre qui permette de recapitaliser nos entreprises ». Cette approche n'est pas celle des communistes. Leur orateur Jean-Paul Lecoq, qui a dénoncé la « surenchère guerrière d'Emmanuel Macron et la hausse des dépenses liées à la Défense », a préféré prôner une solution diplomatique. À LFI, on dénonce une manœuvre du président pour faire payer l’effort de défense par lune réduction des dépenses sociales.
Avant le discours de Macron mercredi, 77% des Français se disent d’accord pour « davantage » d’investissements dans la défense, selon un sondage Odoxa, mais seuls 49% maintiennent qu'il faut « soutenir l’Ukraine même si cela a des conséquences sur notre économie ». C’est 12 points de moins qu’en 2022.

Kontildondit ?

Nicole Gnesotto :
Le débat politique français sur l’Ukraine révèle à quel point notre classe politique est nombriliste. Donald Trump est revenu au pouvoir depuis six semaines, et en trois semaines, il a bouleversé les équilibres de sécurité en Europe et pour la France. Pourtant, il a fallu attendre le 3 mars pour qu’un débat ait lieu à l’Assemblée nationale – et encore, uniquement parce que le président l’a sollicité. On a l’impression que la classe politique française refuse de sortir de son vase clos, comme si aucun bouleversement mondial ne suffisait à la détourner de ses querelles politiciennes. C’est frappant quand on compare avec d’autres pays européens : les Français semblent totalement déconnectés du monde.
Deuxième constat : ce débat est pavlovien. Face à un bouleversement historique, même l’Union européenne, pourtant d’ordinaire conservatrice, ajuste ses règles. Mais en France, la classe politique ressasse ses arguments habituels. Pour certains, « c’est la faute de Macron, on l’a toujours dit, c’est un va-t-en-guerre ». Pour d’autres, « oui aux dépenses militaires, mais sans toucher aux budgets sociaux ». Et pour Marine Le Pen, c’est un « non » catégorique à tout. Aucune réflexion nouvelle, aucune créativité. C’est sidérant.
Troisième point : l’influence croissante de l’idéologie trumpienne sur les extrêmes. On assiste à une structuration du débat en un « camp de la paix » (Marine Le Pen et LFI) et un « camp de la guerre », une vision caricaturale et dangereuse, qui occulte l’essentiel de l’enjeu ukrainien : la défense de la démocratie. Pis encore : les extrêmes jouent ce jeu sans que les autres leur rappellent cet enjeu fondamental.
Dans le détail, le Nouveau Front populaire achève sa désintégration : le Parti socialiste se range du côté du centre et reprend les arguments de Gabriel Attal. Marine Le Pen campe sur ses quatre « non » : non à l’Ukraine dans l’OTAN, non à l’Ukraine dans l’Union, non à la défense européenne, non à l’extension de la dissuasion nucléaire française. Et elle ne propose strictement rien. Chez Les Républicains, c’est le vide. Quant au Parti communiste, il renoue avec la rhétorique du « mouvement de la paix » des années 1950, opposant pacifistes et bellicistes, ce qui surprend de la part d’un parti qui s’était montré plus subtil ces dernières semaines. Au final, ce débat politique est convenu, autocentré, sans intérêt. Rien de neuf, aucune idée nouvelle.
Quant à l’opinion publique, il faut éviter les généralités, car les sondages sont parfois contradictoires. Mais si l’on prend le dernier en date, réalisé par Elabe le 4 mars, il en ressort plusieurs éléments clairs. D’abord, le soutien à l’Ukraine reste constant, même s’il s’érode légèrement : 64 % des Français veulent le maintenir, et 20 % estiment qu’il devrait même être renforcé. Ceux qui souhaitent le réduire sont essentiellement les électeurs du RN et de LFI. Ensuite, l’opinion publique fait preuve d’une lucidité impressionnante : 73 % des Français considèrent que les États-Unis ne sont plus un allié fiable – une perception absente du débat parlementaire. De plus, 76 % s’inquiètent d’une extension du conflit en Europe, même si peu redoutent une propagation en France. Ce point fait consensus, toutes préférences partisanes confondues. Les Français font aussi preuve de réalisme : 68 % sont opposés à l’envoi de troupes combattantes (mais qui souhaiterait envoyer ses soldats à la guerre ?) En revanche, 67 % approuvent l’idée d’une force de maintien de la paix après un accord de paix, ce qui est une position raisonnable. Enfin, l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN et à l’UE divise profondément. Un tiers des Français y est favorable immédiatement, un tiers préfère attendre la fin de la guerre, et un tiers y est opposé, quels que soient les circonstances et le moment.
Nous n'avons pas forcément la classe politique que l'opinion mérite.

Matthias Fekl :
Il est tout à fait naturel qu’il y ait un débat, car nous vivons un bouleversement total. Les pays européens basculent dans une réalité économique et sociale inédite depuis l’après-guerre. Il est essentiel que les citoyens s’approprient ces enjeux, car dans les années, voire les décennies à venir, tous les repères que nous avons connus seront caducs. Notre plus grand allié n’est plus un allié. En tout cas, sous l’administration actuelle, il n’est plus un partenaire fiable. Ensuite, quand le ministre de la Défense et le président de la République parlent d’« économie de guerre », ce n’est pas une formule creuse : cela signifie que rien ne pourra continuer comme avant. Il faut une mobilisation citoyenne forte, et surtout, une prise de conscience. Et je crois que tout le monde a bien compris que le monde dans lequel nous sommes entrés est nouveau et dangereux.
Il y a deux impératifs : ne pas se tromper et être à la hauteur. Ne pas se tromper, cela signifie identifier nos intérêts stratégiques essentiels et définir comment nous allons défendre nos valeurs, notamment celles du monde occidental. Parmi elles, la liberté d’expression, qui n’est pas conçue de la même façon en Europe et aux États-Unis. En Europe, elle est encadrée par des lois : elle ne permet pas de tout dire, elle ne tolère ni l’injure gratuite, ni la diffamation, ni le racisme ou l’antisémitisme. Aux États-Unis, poussée à l’extrême, elle devient le libre port d’armes généralisé, l’invective permanente dans l’espace public. Or, il y a aujourd’hui des puissances influentes qui veulent nous faire croire que notre conception de la liberté d’expression ne serait pas une véritable liberté. C’est exactement ce qu’a fait le vice-président américain J.D. Vance à Munich, et ce qu’il a confirmé en refusant de rencontrer le chancelier allemand en exercice pour aller voir l’extrême-droite en pleine campagne électorale.
Et puis, il faut être à la hauteur. Or, je crains que les débats politiques actuels ne le soient pas. Il y a un manque de travail sur les sujets internationaux, un manque de consistance et parfois même de la paresse, voire de la lâcheté. Cela dit, il existe des exceptions. Je veux souligner le remarquable discours du sénateur Claude Malhuret au Sénat, qui, comme souvent, a su poser le débat au bon niveau. Je le recommande à nos auditeurs, c’est à la fois court et puissant.
Enfin, un dernier point sur la mobilisation de l’exécutif : il me semble pertinent d’agir à l’échelle européenne. C’est là que tout se joue aujourd’hui, y compris en matière de Défense. La future coalition allemande et le futur chancelier semblent avoir pris la mesure du moment, ce qui tranche avec l’approche longtemps timorée de l’Allemagne. Il y a donc des dynamiques à exploiter au niveau européen, notamment en franco-allemand, mais aussi à travers des coalitions plus larges.

Michaela Wiegel :
J’ai été frappée, moi aussi, par le caractère convenu et sans surprise du débat à l’Assemblée nationale. On assiste en direct à un bouleversement majeur, et la classe politique française retombe immédiatement dans ses vieilles habitudes. Aucune idée nouvelle n’émerge. Le contraste avec l’Allemagne est saisissant. Là-bas, la campagne électorale a pourtant été en deçà des enjeux géopolitiques (on a très peu parlé de ces questions). Mais à peine la coalition formée (et nous n’en sommes encore qu’aux prémices, donc rien n’est définitivement acquis), les socio-démocrates et les démocrates-chrétiens se sont mis d’accord pour assouplir le fameux frein à l’endettement et engager des dépenses qui dépasseront les 500 milliards d’euros pour les infrastructures. Car effort de guerre et infrastructures vont de pair. Ce qui est fascinant, c’est de voir comment la CDU, à l’origine de cette philosophie du Schwarze Null - le « zéro noir », c’est-à-dire l’interdiction de s’endetter - a mis de côté ce dogme. À l’inverse, en France, les partis restent figés dans leurs réflexes anciens.
Autre point qui me frappe : on croyait Emmanuel Macron politiquement mort après la dissolution ratée. On ne s’est d’ailleurs pas privé de dire tout le mal qu’on en pensait. Pourtant, il opère un retour spectaculaire sur la scène européenne. Il revient à ce credo initial, qu’il n’avait jamais cessé de défendre. La conjoncture lui donnant raison, sa crédibilité internationale s’en trouve renforcée. On oublie souvent qu’il a vécu de l’intérieur le premier mandat de Donald Trump. Il l’a accompagné à Washington et a cherché dès le départ à identifier les marges de manœuvre des Européens face à lui. C’est lui qui a préparé de longue date ce renouveau de l’Entente cordiale avec la Grande-Bretagne. C’est lui aussi qui a initié une nouvelle méthode dans le franco-allemand : ne pas attendre qu’une coalition soit totalement formée avant d’avancer, mais trouver dès maintenant des terrains d’entente.
Aujourd’hui, l’initiative est revenue au président français. La France apparaît comme le pays qui impulse le mouvement en Europe, alors même que sa situation financière est dramatique. C’est une prouesse politique, même si cela ne signifie pas que la situation est moins périlleuse. Mais, en lançant enfin un dialogue stratégique sur la dissuasion nucléaire, Emmanuel Macron rappelle aux Français l’importance de l’héritage gaullien. Beaucoup ont oublié ce que représente la dissuasion nucléaire et la doctrine stratégique française. Certes, il y avait eu son discours à l’École de guerre, mais cela restait un sujet marginal dans l’opinion publique. Or, on voit bien aujourd’hui que la France est à l’initiative. Toutes les autres propositions européennes ont laissé Vladimir Poutine de marbre, mais cette fois-ci, il a réagi. Cela montre bien l’importance du sujet.
Il y a donc un paradoxe : une classe politique en décalage total avec l’évolution du monde, et un président affaibli sur la scène intérieure qui reprend l’initiative au niveau européen.

Akram Belkaïd :
On parle beaucoup du désordre du monde, mais il faut d’abord rappeler que nous vivons en France une situation de désordre politique. L’été dernier a été un moment clé : des élections européennes, puis une dissolution ratée, entraînant un gouvernement et une coalition construits de bric et de broc. Cela pèse forcément sur la capacité des acteurs politiques français à mener un débat serein, car chacun a des arrière-pensées et tous ont les yeux rivés sur 2027. Quelle que soit la situation du monde, c’est cette échéance qui monopolise les esprits. On paie donc aujourd’hui le prix d’une instabilité politique qui est tout sauf réglée.
Ensuite, pour qu’il y ait un débat digne de ce nom, encore faut-il poser les bonnes questions, et éviter les effets de manche. Deux questions me semblent fondamentales, car elles sous-tendent toute la réflexion sur l’Ukraine. La première : « peut-on envisager que, demain, des Français mourront pour l’Ukraine ? » Ce n’est pas une question alarmiste, elle est véritablement sur la table. La deuxième : « la Russie est-elle une menace directe pour la France, voire pour l’Europe de l’Ouest ? »
Ce sont des interrogations essentielles qui mériteraient un véritable débat, avec de l’expertise, de la réflexion et l’expression de toutes les sensibilités. Or, aujourd’hui, ces débats sont impossibles, parce qu’il faudrait immédiatement se ranger dans un camp belliciste. On assiste à un retour de la rhétorique de la Seconde Guerre mondiale, avec des termes comme « munichois », « abandon », etc. Pourtant, il y a en relations internationales une règle élémentaire : il faut se méfier du conflit historique auquel on se réfère pour projeter ses réflexions dans l’avenir. L’Europe, notamment, est obsédée par la Seconde Guerre mondiale, qui structure toutes nos analyses et nos stratégies. Or, on pourrait tout aussi bien se pencher sur la Première Guerre mondiale, qui s’est déclenchée par le jeu des alliances et les obligations qu’avaient les uns et les autres de les respecter. Pour moi, il ne peut pas y avoir de débat politique de qualité si l’on ne pose pas ces questions et si l’on n’écoute pas toutes les expertises.
Quant à Emmanuel Macron, je le dis franchement, j’ai tendance à me méfier des dirigeants qui parlent de guerre sans avoir fait leur service militaire. C’est un élément fondamental à mes yeux, parce qu’on ne joue pas avec la chose militaire. D’ailleurs, ce sont souvent les militaires eux-mêmes qui sont les moins bellicistes. On entend aujourd’hui quelques généraux à la retraite, omniprésents sur les plateaux de télévision, qui savent parfaitement ce qu’on attend d’eux. Mais j’aimerais connaître l’avis réel de l’état-major actuel sur notre capacité, par exemple, à assurer pour toute l’Europe une dissuasion nucléaire efficace … Sur ce sujet aussi, il est bon de mettre la dissuasion sur la table. Mais cela pose immédiatement une question : est-ce que cela signifie partager la décision ? Est-ce que les Français sont prêts à cela ? Et si ce n’est pas le cas, peut-on imaginer un chancelier allemand acceptant de confier son sort à une décision prise par le président français ? C’est un vrai débat qu’il faut mener, et je ne suis pas certain que ces questions puissent être tranchées aussi facilement qu’on le prétend.

Nicole Gnesotto :
La dissuasion française est le socle du consensus en matière de défense en France. C’est un sujet qui rassemble tous les partis politiques sans exception, depuis que François Mitterrand a réussi à convertir les communistes à cette doctrine. C’est donc un élément extrêmement précieux, mais aussi très fragile. J’ai fait partie de la commission du Livre blanc sur la sécurité et la défense en 2013, et son président, Jean-Marie Guéhenno, avait reçu pour consigne de ne pas ouvrir la question du nucléaire, tant il était évident que c’était un sujet sensible et structurant pour notre crédibilité stratégique.
Or, aujourd’hui, le président de la République évoque non seulement une possible extension de la dissuasion française, mais il parle aussi d’un « grand débat ». Et il faut être très attentif aux termes employés. Ce que je n’ai pas compris, c’est s’il envisage un débat avec nos partenaires européens ou un débat national. Si c’est un débat national, il faut être extrêmement prudent, car s’il aboutit à une fracture, c’est notre crédibilité qui en pâtira. Pourquoi ? Parce que la dissuasion repose sur une équation à trois dimensions qui doivent être maintenues ensemble. D’abord, il faut une crédibilité technologique, pour que l’arme nucléaire inspire une véritable dissuasion à l’adversaire. Ensuite, si l’on veut l’étendre à d’autres pays, il faut une crédibilité politique, afin que nos alliés se sentent réellement protégés. Enfin, il faut l’acceptation de l’opinion publique. Or, nous l’avons vu, pour LFI et le RN, cette idée est totalement inacceptable. Dans ces conditions, le président a raison de vouloir un débat, mais ce débat doit être informé. Et ce n’est pas le cas aujourd’hui : j’entends des choses aberrantes à la radio sur la dissuasion nucléaire, ce qui est très inquiétant.
Et pour répondre à Akram : non, la décision française ne sera jamais partagée. C’est un principe fondamental de la dissuasion nucléaire. Il y a une chaîne de commandement unique qui mène directement au président de la République. Il en va de même pour le Royaume-Uni, qui possède cependant un statut particulier puisqu’il dépend technologiquement des États-Unis. Mais dans l’accord américano-britannique, il est précisé que le Royaume-Uni reste seul maître de la décision d’utiliser ses armes pour défendre ses intérêts. En revanche, pour ce qui concerne l’OTAN, c’est bien Washington qui décide. Nos partenaires européens ne se font d’ailleurs aucune illusion sur ce point. L’extension de la dissuasion américaine en Europe se fait dans un cadre précis : l’Allemagne, par exemple, participe aux discussions nucléaires de l’OTAN via le Nuclear Planning Group (NPG), mais elle sait pertinemment qu’en cas de crise, la décision finale appartient aux États-Unis. Il en va de même pour la dissuasion française. Donc Mme Le Pen, lorsqu’elle affirme que « partager la dissuasion, c’est l’abolir », soit feint d’ignorer cette réalité, soit l’ignore réellement. Mais il faut être très vigilant sur ces déclarations, car elles nourrissent une confusion dans le débat public.
Quant à la possibilité d’une dissuasion élargie sous leadership français, elle ne pourrait, selon moi, se faire que sous trois conditions strictes. Premièrement, il faudrait que la menace russe soit réellement sévère contre un pays européen. Deuxièmement, il faudrait que les États-Unis aient totalement abandonné l’Europe et soient sortis de l’OTAN. Or, pour le moment, cette question reste incertaine. Troisièmement, il faudrait que notre équation stratégique reste cohérente, avec le maintien des trois éléments cités plus haut. La France ne peut pas garantir la protection des 27. Ce serait illusoire.

Matthias Fekl :
Sur le débat nucléaire, il me semble que le président de la République a raison d’ouvrir la discussion à l’échelle européenne et en particulier dans le cadre franco-allemand. Il ne s’agit pas d’un partage de la décision, ce qui risquerait d’aboutir à une paralysie, or une dissuasion paralysée ne dissuade personne. En revanche, il est essentiel de réfléchir à ce qui pourrait, à terme, remplacer l’OTAN, puisque l’un de ses principaux membres fondateurs n’est plus aujourd’hui un partenaire fiable. Ce débat-là est nécessaire et le président est dans son rôle en le lançant.
Je ne vais pas lui faire le procès du service militaire, d’autant plus que je ne l’ai pas fait non plus. C’est une question générationnelle : nous n’avons pas grugé pour ne pas le faire, simplement, il n’existait plus. En revanche, là où je rejoins Akram, c’est que le président porte une responsabilité très lourde dans cette période. Et son précédent comportement en temps de crise incite à la prudence. Pendant la pandémie de Covid, il a eu tendance à surjouer la gravité de la situation, au point de donner l’impression d’éprouver une forme de jubilation dans des instants pourtant tragiques. Il a tellement forcé le trait qu’à la fin, c’est son Premier ministre qui est apparu comme le garant de la stabilité, tandis que lui semblait en guerre permanente contre un virus, multipliant les déclarations excessives. C’est un danger, surtout lorsqu’il s’agit de l’avenir du pays et des générations futures. Je ne dis pas qu’il est en train de faire la même chose aujourd’hui. Je trouve même que, ces derniers jours, ses initiatives européennes sont plutôt positives. Mais il faut être vigilant.
Sur le plan international, il ne faut pas non plus perdre de vue certaines incohérences. C’est quand même Emmanuel Macron qui, juste après son élection, a reçu Donald Trump en grande pompe sur les Champs-Élysées, alors que le reste de la communauté internationale était dans une attitude de grande méfiance. C’est lui aussi qui a mené un dialogue soutenu avec Vladimir Poutine. Il ne faut donc pas faire comme si sa vision des relations internationales avait toujours été d’une lucidité absolue. Enfin, il ne faut pas oublier que le désordre politique intérieur actuel est largement la conséquence directe de sa décision de dissoudre l’Assemblée nationale. Je ne dis pas que tous les maux viennent de là, ni que les partis politiques français étaient en parfaite santé auparavant, mais ne nions pas que l’instabilité actuelle est bien une résultante de son propre choix.
J’espère donc que cette nouvelle posture qu’il adopte depuis quelques jours restera maîtrisée, mesurée et adaptée aux enjeux. Son positionnement me semble pour l’instant bon, mais il doit rester sous contrôle, à la hauteur du moment, et ne pas basculer dans un excès qui décrédibiliserait la démarche.

Michaela Wiegel :
Je voudrais d’abord revenir sur cette idée selon laquelle seuls ceux qui ont fait leur service militaire seraient légitimes pour décider des questions de paix et de guerre. Peut-être est-ce parce que je suis une femme, mais je trouve cela problématique : cela reviendrait à exclure d’office toutes les femmes, ainsi que tous les hommes qui n’étaient pas concernés par le service militaire obligatoire.
Sur la dissuasion nucléaire, je voudrais souligner un point essentiel, que j’ai observé de près lorsque l’Allemagne a dû prendre une décision sur les avions destinés à porter les bombes nucléaires américaines à Büchel. Comme l’a rappelé Nicole, il s’agit d’une base en extraterritorialité, une enclave américaine en Allemagne. Or, ce partage nucléaire, qui existe aujourd’hui, est très mal compris en France. Contrairement à une idée reçue, l’Allemagne n’est pas totalement privée de décision. Elle ne peut pas influer sur l’emploi de l’arme nucléaire, mais elle peut refuser que ses avions et ses pilotes participent à une opération. Il y a donc un pouvoir de décision négatif, qui est loin d’être négligeable. Ce point sera d’ailleurs crucial dans les discussions à venir.
Dans son allocution télévisée, Emmanuel Macron a tenu à préciser que la chaîne de commandement resterait inchangée, quoi qu’il arrive. C’était une clarification importante. Mais une autre question se pose rapidement : celle des têtes nucléaires. La France suit une doctrine de stricte suffisance, c’est-à-dire qu’elle dispose du nombre d’armes jugé nécessaire pour garantir l’effet dissuasif, sans surenchère. Mais si la France devait garantir la protection d’autres pays, ce principe pourrait être remis en cause. Il faudrait alors déterminer si cette extension est un supplément à la dissuasion américaine ou une alternative, destinée à compenser la perte de confiance dans le parapluie nucléaire des États-Unis. Sur ce point, la situation est plus ambiguë qu’on ne veut bien le dire. Il me semble que le président Macron s’inscrit dans une continuité. D’ailleurs, ce n’est pas la première fois qu’un président français tente d’ouvrir ce débat avec l’Allemagne. Tom Enders, l’ancien président d’Airbus, raconte que lorsque Nicolas Sarkozy avait abordé le sujet avec Angela Merkel, elle avait donné l’impression de vouloir se cacher sous son bureau, tant elle refusait d’en parler. Emmanuel Macron n’innove donc pas sur le fond. La question de la dissuasion française et de son rôle en Europe revient régulièrement, notamment parce que son maintien coûte extrêmement cher. Et il est évident que si l’on devait élargir cette dissuasion à d’autres États, un soutien financier allemand serait très bienvenu …
Toutes ces questions sont aujourd’hui sur la table, et je ne vois pas pourquoi on s’interdirait d’en débattre. À mes yeux, il ne s’agit pas de remplacer les Américains, mais bien d’apporter un supplément de sécurité en Europe. Cela me semble conforme à l’esprit du traité d’Aix-la-Chapelle, signé entre la France et l’Allemagne, mais dont on a un peu trop vite oublié les ambitions après sa signature.

Nicole Gnesotto :
Sur la question du financement, je n’imagine pas une seconde un président de la République, quel qu’il soit, accepter que la dissuasion nucléaire française dépende d’une décision budgétaire du Bundestag. Cela me paraît totalement inconcevable. En revanche, que l’Allemagne contribue financièrement aux forces conventionnelles françaises, dans le cadre d’un partage du fardeau, pourrait être envisageable.
Sur la question du dépôt d’armes nucléaires hors du territoire national, il ne s’agit pas d’une nécessité. Les Américains le font parce qu’ils sont à 8.000 kilomètres, et que ce déploiement en Europe rassure leurs alliés, notamment les Allemands. Mais la France, elle, est déjà presque en Allemagne, si l’on peut dire. Nous sommes sur le même continent, nos territoires sont imbriqués stratégiquement. Il n’y a donc pas d’impératif à matérialiser une extension de la dissuasion par un site physique hors de France. Ce n’est pas interdit, mais ce n’est pas non plus indispensable.
Enfin, sur la nature de cette extension : doit-elle être une alternative ou un complément à la dissuasion américaine dans l’OTAN ? Il me semble que toute extension de la dissuasion française ne peut se concevoir qu’avec un accord des Britanniques pour aller dans la même direction. Cela pose aussi des défis, car il faudrait que Paris et Londres tombent d’accord sur cette démarche. Mais quoi qu’il en soit, il serait préférable d’intégrer également l’arsenal britannique dans cette réflexion, pour constituer un capital européen de dissuasion. Toutefois, cette dynamique ne peut être pensée qu’en continuité avec la dissuasion américaine, tant que les États-Unis restent dans l’OTAN. À ce stade, leur dissuasion fonctionne et demeure la colonne vertébrale de la défense atlantique. D’ailleurs, cette continuité a été reconnue officiellement dès 1974, avec la déclaration d’Ottawa, dans laquelle les États-Unis reconnaissent que « les dissuasions françaises et britanniques contribuent à la dissuasion globale de l’Alliance Atlantique ».
L’approche intelligente serait donc de mener ces deux stratégies en parallèle, sans rupture brutale, et avec l’accord des Américains plutôt que contre eux. L’idéal serait qu’ils ne nous mettent pas de bâtons dans les roues. Car si un jour les États-Unis ne sont plus là, il faut que nous ayons une solution de remplacement prête à être activée.

Philippe Meyer :
À propos de la dominante belliciste du débat, quel autre discours peut être entendu, sachant que l’on a déjà tenté autre chose ? Il faut tout de même se souvenir des accords de Minsk. À un moment donné, Vladimir Poutine a donné sa parole, et l’on a vu qu’il l’a ensuite violée sans le moindre scrupule. Alors, quel discours raisonnable, sensible, vraisemblable, peut être opposé non pas au bellicisme - car le bellicisme est bien une absurdité - mais à la situation actuelle ? Sur ce point, je partage l’avis d’Akram : il y a un certain nombre de personnes qui se contentent de rouler des mécaniques sur les plateaux des chaînes d’information en continu, dans un registre de surenchère martiale qui ne mène à rien. Et je suis aussi d’accord sur un autre point : les militaires ne veulent jamais faire la guerre. C’est une constante de l’histoire militaire. Chaque fois qu’un gouvernement se tourne vers eux, la réponse est toujours la même : « nous ne sommes pas prêts, il nous manque quelque chose, nous ne pouvons pas y aller maintenant. » Parce qu’ils savent ce qu’est la guerre, et que, par conséquent, ils l’envisagent avec moins de légèreté que certains civils de plateaux télévisés qui ont pour la plupart passé l’âge d’être mobilisés …
Mais je reviens à ma question centrale : quel est le discours alternatif, sincère et audible, que l’on peut tenir face à un pays dont on sait que la parole n’a aucune valeur ? Pour le dire sous forme de litote, la Russie n’a pas exactement un historique de respect des engagements qu’elle prend. Que peut-on répondre à cela, au-delà des rodomontades bellicistes ?

Akram Belkaïd :
Je ne suis pas homme politique, mais il me semble qu’un équilibre entre fermeté, diplomatie et négociation continue est indispensable. C’est ainsi que l’on a réglé la plupart des grandes crises internationales. Aujourd’hui, dans ce débat où l’on entend des discours bellicistes et des menaces, même formulées sous couvert de légitime défense, le signal envoyé à l’adversaire reste celui d’une volonté de frappe. Et je ne suis pas certain que cela améliore la situation. J’espère (peut-être que nous n’en sommes pas informés) qu’il existe en parallèle des négociations en cours. Dans cette perspective, la confiscation des biens russes ne me paraît pas une bonne idée. C’est un signal catastrophique envoyé au reste du monde. Or on constate que cette idée, qui avait d’abord été largement écartée, revient de plus en plus fréquemment dans le débat public. Il y a des précédents : on a déjà vu des États contraints de rembourser leurs adversaires avec des avoirs confisqués. L’Irak, par exemple, a dû indemniser le Koweït après la guerre à partir de ses biens gelés. Mais dans le contexte actuel, je doute que ce type de démarche soit bénéfique.
Pour en revenir aux accords de Minsk, j’aimerais que l’on rouvre un jour le débat sur leur échec. Pourquoi Minsk n’a-t-il pas fonctionné ? Qu’est-ce qui a conduit à son abandon ? Sur ce point, les analyses sont souvent contradictoires. On a tôt fait d’imputer à Vladimir Poutine l’entière responsabilité de cet échec, mais d’autres analyses existent. Le politiste américain John Mearsheimer, qui n’est pourtant pas un partisan de Poutine, considère par exemple que la responsabilité est partagée entre les deux camps.
Il faut donc faire attention à ne pas adopter une lecture univoque des événements. Dans toute crise internationale, chaque acteur agit en fonction de sa propre rationalité. L’oublier, c’est s’exposer à des décisions mal ajustées et, potentiellement, à de mauvais choix stratégiques.

Philippe Meyer :
Il y a au moins une chose qui saute aux yeux : l’attitude qui consiste à exhiber sa force plutôt qu’à envisager des négociations. Je pense notamment à l’exemple de l’Algérie, où l’on voit Bruno Retailleau proclamer que « on va voir ce qu’on va voir ». On assiste à une sorte de dérive où la classe politique se « hanounise », si vous me permettez le terme. C’est une manière de parler qui rappelle les échanges de cour de récréation, et c’est à la fois risible, pitoyable et dangereux. C’est d’autant plus navrant que cette posture s’inscrit en rupture totale avec la tradition diplomatique de la France et de l’Europe, qui repose sur la recherche du compromis, sur une capacité d’analyse fine des rapports de force, et non sur des postures d’intimidation aussi grossières qu’inefficaces.

Michaela Wiegel :
Sur la confiscation des biens russes, il y a un débat public à ce sujet, mais ni la France ni l’Allemagne ne sont favorables à une telle mesure. Ce qui est fait aujourd’hui, c’est uniquement l’utilisation des intérêts générés par ces avoirs, sans appropriation ni expropriation directe. D’ailleurs, si l’on observe la démarche européenne après le sommet, on voit qu’elle reste prudente et plutôt pacificatrice. L’idée est de décider de l’usage de ces biens au dernier moment, une fois qu’un véritable accord de paix sera sur la table, afin de voir comment financer la reconstruction de l’Ukraine dans un cadre de négociation et de concessions réciproques.
Sur le climat général du débat, il est indéniable qu’il y a de nombreuses voix bellicistes. Mais je trouve intéressant que l’une des réponses envisagées soit de proposer une trêve qui puisse être vérifiée, notamment dans trois domaines : l’espace aérien, l’espace maritime et les infrastructures stratégiques comme l’électricité et les centrales nucléaires. Ce sont des zones où l’on peut réellement contrôler la mise en œuvre d’un cessez-le-feu avec des moyens militaires limités. Avant de parler de paix ou de négociations, il faudrait d’abord tester la volonté réelle de Vladimir Poutine à respecter une trêve. Or, on entend parfois parler comme si tout à coup, par la grâce de l’élection de Donald Trump, Poutine était devenu un dirigeant ouvert aux discussions. Jusqu’à présent, tous les efforts de dialogue, y compris ceux du chancelier allemand qui l’a encore récemment contacté, ont échoué. Poutine n’a montré aucun signe de la moindre volonté de négocier.
Ce qui va se passer la semaine prochaine à Riyad sera donc déterminant. Ce sommet pourrait donner une indication sur la réalité des intentions russes et sur la possibilité d’une avancée concrète. Dans cette perspective, cette idée d’une trêve contrôlée semble bien correspondre à une approche européenne, basée sur des moyens d’observation et de vérification concrets.

Matthias Fekl :
Sur la question des responsabilités, je tiens à être clair. Sauf erreur de ma part, j’ai été le premier membre du gouvernement français à me rendre dans le Donbass et à Marioupol. J’ai eu l’occasion d’échanger longuement avec notre ambassadrice en Ukraine à l’époque, Isabelle Dumont, ainsi qu’avec nos ambassadeurs successifs à Moscou. Pour moi, les faits sont établis. Sur place, nous avons observé un usage massif de la désinformation, des manipulations et la présence de milices se faisant passer pour des indépendantistes alors qu’elles étaient entièrement sous le contrôle du Kremlin. Il ne fait aucun doute que cette guerre a été alimentée par des moyens de propagande et d’ingérence russes. Après, bien sûr, on peut toujours organiser un débat approfondi sur la question, en confrontant différentes expériences et expertises. Mais sur la réalité de ce que j’ai vu sur le terrain, il n’y a pour moi pas l’ombre d’un doute.

Nicole Gnesotto :
Je suis d’accord sur le fait que la signature de Poutine ne vaut pas grand-chose, mais il faut rappeler que, de notre point de vue, celle de Trump n’a plus beaucoup plus de valeur … C’est pourquoi je pense que les Européens et Emmanuel Macron ont raison d’insister sur l’idée que l’Ukraine doit être partie prenante en premier lieu, et que les Européens doivent jouer un rôle d’arbitres pour garantir que les accords signés reposent sur des conditions solides. L’une de ces conditions, c’est qu’après un accord, il y ait des forces sur le terrain, non pas pour combattre, mais pour vérifier que le cessez-le-feu est bien respecté. Mais que se passe-t-il si, malgré cela, les Russes attaquent à nouveau ? Ces forces auront nécessairement le droit de se défendre, ce qui signifie qu’elles passeront d’un rôle de simple contrôle à celui d’autodéfense, avec le risque d’enflammer les capitales européennes.
Sur Minsk, je pense aussi que les torts sont partagés, mais inutile de réécrire l’histoire. Ce qui me semble évident, c’est que, même en admettant que les Russes aient trahi ces accords - qui, rappelons-le, n’étaient pas un traité en bonne et due forme - nous n’avons rien fait en réaction. Nous avons laissé faire, ce qui constitue une forme de trahison à un second niveau … Il en va de même pour la Crimée : il n’y avait pas d’accord spécifique, mais le droit international était clair, la Crimée était une partie de l’Ukraine. La Russie s’en est emparée, et là encore, nous n’avons rien fait. Autrement dit, la parole des Occidentaux elle-même peut être sujette à caution.
C’est pourquoi la seule façon d’ancrer un éventuel accord signé par Poutine dans une réalité durable - pas pour trois mois, mais pour trente ans - est de coupler la diplomatie avec une présence physique au sol. Comme l’aurait dit Pierre Hassner, il faut un « wilsonisme botté ». Autrement dit, une diplomatie européenne qui ne repose pas seulement sur des mots, mais sur une capacité à s’imposer concrètement sur le terrain.

Philippe Meyer :
Il y a un point que nous n’avons pas vraiment abordé, sauf peut-être par le président de la République : l’arme des sanctions. Elles sont en vigueur et changent la donne par rapport à la première invasion russe.

Michaela Wiegel :
J’ai vraiment le sentiment que nous vivons un moment gaullien. Les intérêts européens s’éloignent de plus en plus de ceux des États-Unis. Le plan de Trump, en soi, n’est pas irrationnel : il vise à découpler la Russie de la Chine. On ignore s’il y parviendra, mais c’est pourquoi, pour lui, l’Ukraine n’est pas un enjeu stratégique. Ce qu’il cherche, c’est un reset, une reprise des relations avec Moscou. Ce type de repositionnement a toujours existé dans l’histoire américaine. Mais pour nous, la Russie représente une menace quotidienne : cyberattaques, provocations de plus en plus fréquentes. La semaine dernière, le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, a signalé des manœuvres d’intimidation russes autour d’avions et de bateaux français. Nous sommes donc dans une situation où les intérêts européens ne coïncident plus avec ceux des États-Unis, et cela change profondément la donne stratégique.

Nicole Gnesotto :
La décision du général de Gaulle de quitter le commandement militaire de l’OTAN en 1966 reposait effectivement sur l’idée que les intérêts français ne coïncidaient plus avec ceux des États-Unis. Et à l’époque, tous les Européens s’y opposaient, refusant de voir cette fracture. Aujourd’hui, on assiste à une forme de validation de cette vision gaullienne : il est évident qu’on ne peut pas se fier à 100% à la puissance américaine, non par idéologie, mais parce que leurs intérêts sont éloignés des nôtres. Sans verser dans l’autosatisfaction, on pourrait dire que les Polonais avaient raison sur la menace russe, tout comme la France avait raison sur la fiabilité des États-Unis. Donald Trump est en train de faire l’inverse de ce qu’a fait de Gaulle en 1966. À l’époque, la France avait quitté la structure militaire intégrée de l’OTAN pour préserver sa liberté stratégique, tout en restant membre de l’Alliance et solidaire des Américains, notamment lors de la crise de Cuba. Trump, lui, fait exactement l’opposé : il maintient les États-Unis dans la structure militaire de l’OTAN, mais il se désengage politiquement de l’Europe.

Akram Belkaïd :
Sur l’Europe, le constat est malheureusement sans appel. La diplomatie européenne a échoué à convaincre Pékin d’exercer une influence réelle sur Moscou, ce qui révèle une faiblesse structurelle. Alors, quand j’entends qu’il faut « plus d’Europe », qu’il faut renforcer ceci ou cela, il faut aussi mesurer d’où nous partons. Et je ne parle même pas des investissements : on évoque une économie de guerre, un renforcement industriel, mais regardons la réalité en face. Il suffit de lire les rapports sur les interventions de l’armée française au Sahel pour voir l’état du matériel, l’ancienneté des équipements, ou encore le fait que certains soldats doivent acheter eux-mêmes des pièces sur internet … Nous partons de très loin. Alors on peut parler de financements, d’Eurobonds pour soutenir l’effort de guerre, mais il faut dire aux citoyens que cela ne se fera pas du jour au lendemain. Le facteur temps est essentiel, et il faut en tenir compte dans nos décisions. Une armée européenne véritablement opérationnelle et combattive n’est pas pour demain.

Les brèves

La saga des grands magasins : de 1850 à nos jours

Philippe Meyer

"Mon autre recommandation est plus légère, et elle est pour l’exposition qui se donne à la Cité de l’architecture et du patrimoine jusqu’au 6 avril prochain. D’abord, on ne va jamais assez dans ce musée extraordinaire, avec tous ces moulages des plus impressionnantes façades du patrimoine français, de la cathédrale de Rodez à celle de Chartres, en passant par le palais Jacques Cœur de Bourges … Au sous-sol, il y a cette exposition sur les grands magasins, la troisième en très peu de temps (après une première à Caen, et une deuxième au musée des Arts décoratifs). C’est aussi une espèce d’adieu à une certaine forme de commerce, qui mérite d’être revisitée. "

Guten Tag, madame Merkel

Michaela Wiegel

"Je me suis moi aussi attardée cette semaine sur une époque un peu révolue … Je vous conseille cette pièce de théâtre. Il est assez drôle d’avoir consacré en France un spectacle à l’ex-chancelière alors que cela ne serait venu à l’esprit de personne de le faire en Allemagne. C’est écrit et interprété avec beaucoup d’humour et de finesse par Anna Fournier, seule en scène. C’est bien sûr un regard français, sur Mme Merkel mais aussi sur toute une époque, sur des présidents français, et sur des bouleversements historiques plus heureux que ceux que nous vivons aujourd’hui : la chute du Mur par exemple. Pour ceux qui veulent jeter un regard un peu ludique sur ces dernières années, allez voir ce très bon spectacle. "

Rwama, tome 2 : mon adolescence en Algérie (1992-2000)

Akram Belkaïd

"J’avais déjà recommandé le premier tome de cette bande dessinée de Salim Zerrouki. Dans ce deuxième volume, l’auteur raconte son adolescence dans l’Algérie de la décennie noire, de la guerre civile. Si ce sujet difficile vous intéresse, c’est une façon d’y entrer de façon un peu légère. On y voit à quel point la jeunesse algérienne a vécu quelque chose de terrible. Elle regardait les feuilletons américains sur les chaînes françaises à la télévision, mais dehors, c’était le couvre-feu, les assassinats, les attentats … On sent dans l’ouvrage à quel point la France constitue un arrière-plan toujours présent en Algérie, quels que soient les milieux. Très touchant, et passionnant. "

Revue Le Grand Continent

Nicole Gnesotto

"Les évènements s’enchaînent à une allure telle que les livres de géopolitique se périment très vite. Il vaut donc mieux lire les revues, et je vous en conseille deux. Dans le Grand Continent (qui est une revue en ligne), un long entretien de Louis Gautier, ancien secrétaire général de la Défense et de la sécurité nationale, sur tous les sujets dont nous avons parlé aujourd’hui. Ukraine, OTAN, Défense européenne, dissuasion élargie … Au passage, il faut rendre hommage à cette revue, à mon avis la création la plus intelligente de ces dix dernières années parmi les publications géopolitiques. "

Revue Politique étrangère : printemps 2025

Nicole Gnesotto

"Dans ce numéro qui vient de paraître, deux dossiers que j’ai trouvés particulièrement éclairants : l’un sur L’Outre-mer français, une espèce de bombe à retardement que nous devrions surveiller de près, et l’autre sur l’Ukraine, signé de Pierre Vimont, grand diplomate français et européen (par ailleurs directeur de cabinet de Dominique de Villepin, et dans le film de Bertrand Tavernier Quai d’Orsay, interprété par Nils Arestrup). "

Le complot contre l’Amérique

Matthias Fekl

"Je suis en train de lire ce livre de Philip Roth, paru il y a une vingtaine d’années. L’auteur imagine qu’en 1940, ce n’est pas Franklin Roosevelt qui devient président des Etats-Unis, mais Charles Lindbergh, talentueux aviateur et pro-nazi … Il y a le côté un peu loufoque de Musk, mais aussi un projet réactionnaire et d’extrême-droite qui s’empare de la Maison Blanche, avec tout ce que cela répand d’antisémitisme et de peurs dans la société américaine. Ce n‘est pas une lecture particulièrement réjouissante ou porteuse d’espoir, mais cela remet bien les idées en place. "