LA FIN DE L’OTAN ET L’HEURE DE LA DÉFENSE EUROPÉENNE ?
Introduction
ISSN 2608-984X
Cette émission a été enregistrée vendredi 28 février au matin, avant l’entrevue entre Volodymyr Zelensky et Donald Trump à la Maison Blanche, qui a eu lieu le soir.
Philippe Meyer :
Le rapprochement russo-américain sur l'Ukraine, les « négociations de paix » amorcées sans Kyiv et le Vieux Continent et la menace de remise en question par Washington de son soutien militaire à l'Europe ont abasourdi ses alliés. Le discours du vice-président des Etats-Unis, J. D. Vance, lors de la Conférence de Munich le 14 février a ébranlé la relation transatlantique : les Européens ont brutalement pris conscience que la sécurité du continent ne dépend que d’eux-mêmes. Après l’annonce par le secrétaire américain à la Défense, Pete Hegseth, le 12 février à Bruxelles que l'Administration Trump écarterait la possibilité pour l'Ukraine d'intégrer l'Alliance atlantique dans les négociations de paix, la course aux idées pour pallier l'absence de protection américaine a été relancée. Mais, faute d'architecture de défense ou de structure de commandement commune européennes, ces moyens sont limités. Aujourd’hui, les membres européens de l’OTAN ne dépensent que 1,9% de leur PIB dans la défense. Le sommet du 24 au 26 juin à La Haye devrait porter la cible de dépenses de défense à 3% du PIB.
À Bruxelles, en attendant de présenter son Livre blanc sur la défense, le 19 mars, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a déjà évoqué une première piste : les États membres pourront demander un traitement budgétaire de faveur pour leurs dépenses de défense, afin de desserrer l’étau des critères de Maastricht d’une dette publique inférieure à 60% du PIB et un déficit public de 3% du PIB maximum. Le recours à cette « clause de sauvegarde nationale » pourrait notamment intéresser les pays sous procédure pour déficit excessif, comme la France, l’Italie, la Belgique, la Hongrie, la Pologne, la Slovaquie, ou Malte. Pour l’heure, le débat sur la bonne utilisation des fonds communautaires se poursuit entre les États qui, comme la France, militent pour une préférence européenne et ceux qui, à l’instar de la Pologne, ne veulent pas exclure des achats aux États-Unis ou en Corée du Sud.
En Allemagne, lundi, au lendemain de la victoire de l’Union chrétienne-démocrate aux législatives du 23 février, son leader le probable futur chancelier Friedrich Merz juge nécessaire pour l'Europe de se préparer « au pire scénario » en créant une défense autonome en tant qu'alternative à « l'OTAN dans sa forme actuelle ». Estimant que le temps presse, il se dit prêt ainsi à s'affranchir de 80 ans de tradition atlantiste allemande en matière de défense, allant jusqu’à déclarer vouloir « discuter avec les Britanniques et les Français pour savoir si leur protection nucléaire pourrait également s’étendre à [l’Allemagne] ».
A Londres, mardi, devant la Chambre des communes, Keir Starmer a déclaré que son gouvernement porterait le budget de la défense à 2,5% du PIB en 2027. Du jamais vu « depuis la fin de la guerre froide », a précisé le Premier ministre britannique.
Kontildondit ?
François Bujon de l’Estang :
Pour les États européens, la nouvelle donne américaine et l’alignement rapide et brutal de Washington sur Moscou, particulièrement visible sur la question ukrainienne, prennent des allures de cauchemar. En quelques semaines, nous avons assisté à un véritable séisme stratégique. On s’est rendu compte — ou on s’est souvenu — que le président Trump ne connaît ni la notion d’ami ni celle d’allié, qu’elles lui sont totalement étrangères. Que ce soit en matière commerciale ou de défense, c’est : « America First », voire « America alone ».
Dans le débat stratégique qui va rapidement s’ouvrir entre Poutine et Trump - car le contact a été pris très vite - plusieurs éléments bouleversent déjà les Européens. Ainsi, les Russes et les Américains vont discuter de l’Ukraine sans l’Ukraine, mais aussi de la défense et de la sécurité européennes sans les Européens, et même « sur leur dos ». C’est un choc total, notamment pour les États européens qui ont toujours compté sur les États-Unis pour assurer leur sécurité, et qui ont littéralement sacrifié leur défense sur l’autel de l’alliance avec Washington, en s’en remettant entièrement à l’OTAN. L’Alliance atlantique était perçue comme une protection ultime, voire absolue. Là, la France fait figure d’exception. Dès le départ, le général de Gaulle avait choisi une voie singulière en dotant la France d’une force de frappe entièrement autonome, contrairement aux Britanniques, dont la dissuasion reste en partie dépendante des Américains. Depuis, la diplomatie française n’a cessé de défendre la « souveraineté européenne », notamment dans le domaine de la défense, comme le fait Emmanuel Macron avec constance. Faut-il pour autant parler de la fin de l’OTAN ? Il est sans doute trop tôt pour cela, mais il est certainement bien tard pour en préparer l’éventualité. Nous aurions dû nous y atteler depuis longtemps. Cependant l’OTAN respire encore. Ne prononçons pas son oraison funèbre tant que le patient n’est pas mort. Jusqu’à présent, Donald Trump n’a jamais annoncé un retrait américain de l’OTAN, ni même brandi cette menace. Ce dont il est question, c’est d’une OTAN vidée de son sens, parce que les États-Unis refusent d’être liés par l’article 5, celui qui prévoit de venir en aide à un allié attaqué. Rien n’est encore acté, mais il faut évidemment se préparer à cette éventualité. Peut-être la collusion entre Trump et Poutine ira-t-elle jusque-là. À l’ONU, la semaine dernière, les États-Unis et la Russie ont voté ensemble une résolution sur l’Ukraine, appelant à une paix prochaine, sans faire aucune mention des origines du conflit. En revanche, le projet de déclaration des Européens a essuyé un veto à la fois russe et américain.
Critiquer Trump est facile, tout le monde le fait. Mais les Européens doivent aussi être blâmés. Cela fait des décennies que nous aurions dû nous préparer au désengagement américain. Rappelons-nous que c’est l’administration Obama, avec Hillary Clinton secrétaire d’État, qui avait formulé la stratégie du « pivot vers l’Asie », annonçant le recentrage des priorités stratégiques américaines vers l’Asie-Pacifique, au détriment de l’Europe et du Moyen-Orient. Et cette réorientation stratégique s’inscrit dans une longue tendance historique. Ainsi, en 1905, Theodore Roosevelt affirmait déjà : « cela fait longtemps que j’ai la conviction profonde que le destin des États-Unis se jouera dans le Pacifique, et pas en Europe. » Au lieu de s’y préparer, les Européens ont préféré le confort de la vassalisation. Au fond, la défense européenne ressemble au monstre du Loch Ness : on en parle beaucoup, elle nourrit les fantasmes, mais personne ne la voit jamais. On pourrait remonter à l’échec de la Communauté européenne de défense (CED) en 1954, puis à toutes les tentatives suivantes : l’Union de l’Europe occidentale (UEO), la saga de la France et de l’OTAN… Pendant des décennies, nous avons multiplié les incantations sur la défense européenne sans rien concrétiser. Pourtant, il est urgent de ne plus compter sur la protection américaine en cas de conflit sérieux. Même en 1917 ou en 1941, il a fallu des événements exceptionnels — la guerre sous-marine allemande ou Pearl Harbor — pour convaincre les États-Unis d’intervenir en Europe.
Je suis convaincu qu’il n’y aura pas de défense européenne sérieuse dans le cadre de l’Union européenne. Il est illusoire de croire que nous pourrions parler de sécurité européenne à 27 ou laisser la bureaucratie bruxelloise créer de nouvelles institutions ou fonds de secours. Il faut s’appuyer sur un noyau dur, qui inclurait impérativement le Royaume-Uni, bien qu’il ne soit plus membre de l’Union européenne, car c’est notre partenaire le plus sérieux en matière de défense. Ce noyau devrait aussi inclure la France, l’Allemagne, la Pologne — qui fait aujourd’hui d’importants efforts en matière de défense, ainsi que l’Italie et l’Espagne.
Jean-Louis Bourlanges :
Et l’Ukraine ?
François Bujon de l’Estang :
Non, pas l’Ukraine. L’Ukraine est en guerre, c’est une situation différente. Il faut s’appuyer sur les facilités offertes par l’Union européenne, notamment les fonds de concours récemment créés. Mais cela doit se faire de manière distincte, avec une organisation sui generis, sous la direction d’un directoire restreint.
Lucile Schmid :
Il faut en effet clarifier le contenu de cette « Europe de la défense ». De quoi parle-t-on exactement ? S’agit-il d’une défense dans le cadre de l’Union européenne ? Ou bien d’un pilier européen au sein de l’OTAN ? Envisage-t-on une Union de défense de nature fédérale ou intergouvernementale ? Ce sont des questions fondamentales, toujours pas résolues depuis les années 1950. Aujourd’hui, l’actualité nous impose d’apporter au moins quelques éléments de réponse. La première question porte sur le choix entre une Europe fédérale ou intergouvernementale. Comme toujours, il nous faut un modèle mixte. Si la Commission européenne propose d’assouplir les règles budgétaires pour faciliter le financement de la défense, il faut dire oui. Mais s’il s’agit de confier la politique de défense européenne à Ursula von der Leyen, il faut dire non. D’autre part, la place du Royaume-Uni sera cruciale. Avec la France, c’est la principale puissance militaire européenne, notamment en matière de capacités militaires et de dissuasion nucléaire. Il est donc impératif de dépasser les cadres institutionnels habituels pour intégrer Londres à une stratégie de défense européenne.
Ensuite, concernant le pilier européen de l’OTAN, François a raison : les Européens ont longtemps évité de s’atteler sérieusement à cette question. Cela s’explique par les disparités importantes dans les efforts de défense entre les États membres, mais aussi par l’évolution des menaces militaires au fil des années. Ainsi, aujourd’hui nous pouvons davantage compter sur la Pologne et les pays baltes. La récente adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN prouve bien que l’Alliance atlantique est loin d’être moribonde. La question centrale reste celle de ce fameux pilier européen au sein de l’OTAN.
Il est également essentiel de rappeler que la rivalité militaire entre les États-Unis et la Russie ne se limite pas à la guerre en Ukraine. Pour Moscou, l’enjeu dépasse largement ce conflit : il s’agit de redéfinir l’architecture de sécurité européenne. Outre le pilier européen de l’OTAN, la question des missiles à portée intermédiaire est de retour. On se souvient de la crise des SS-20 dans les années 1970-1980, avant la chute du mur de Berlin. Aujourd’hui, tous les traités visant à limiter la prolifération nucléaire ne sont plus respectés, ce qui inquiète particulièrement la Russie, notamment à cause d’un possible déploiement de missiles américains en Allemagne d’ici 2026. Un autre domaine sensible est celui du spatial. La Russie pourrait potentiellement menacer le territoire américain via l’espace. C’est un sujet que Donald Trump a abordé en signant un décret le 27 janvier, envisageant la création d’un « dôme de fer » pour les États-Unis, à l’image de celui qu’utilise Israël. Les Américains renouent ainsi avec la logique de la « guerre des étoiles » initiée par Ronald Reagan, ce qui nous replonge dans l’ambiance tendue des années 1980, l’hostilité larvée entre grandes puissances. Les Européens ne doivent pas se laisser distraire par les provocations de Trump. Certes, la solidarité transatlantique semble fragilisée, mais elle n’a pas disparu : les États-Unis ne peuvent pas se désengager totalement face à la menace russe.
Enfin, je voudrais rappeler qu’Emmanuel Macron, malgré ses défauts souvent discutés ici, avait dès 2017, dans son discours de la Sorbonne, souligné la nécessité pour l’Europe de trouver une forme d’indépendance stratégique vis-à-vis des États-Unis. Il avait vu juste, même s’il n’avait pas anticipé la guerre en Ukraine. Aujourd’hui, la France a un rôle fondamental à jouer. Plutôt que de chercher à convaincre les 27 États membres de l’Union européenne (tâche absolument vaine, nous sommes bien d’accord), il serait plus pertinent de renforcer la coopération avec le Royaume-Uni. Quant à l’Allemagne, il ne s’agit plus d’un simple couple franco-allemand, mais peut-être d’un trio incluant le Royaume-Uni. Je ne sais pas si l’on peut parler de « couple à trois », mais il est certain que le rapprochement de ces trois puissances est essentiel pour renforcer la défense européenne.
Marc-Olivier Padis :
Aujourd’hui, tout le monde s’accorde sur la nécessité d’un effort de défense supplémentaire pour l’Europe. Mais on oublie de dire qu’un tel effort ne doit pas se limiter à une simple augmentation des budgets. Certes, un consensus semble émerger sur cette hausse budgétaire, mais il faut que cela se fasse de manière graduelle et surtout stratégique. Les signaux envoyés par la Commission européenne et le nouveau chancelier allemand — s’il parvient à constituer sa coalition — sont encourageants. L’Allemagne, autrefois un frein, pourrait ainsi se joindre à des initiatives prometteuses. Car l’enjeu ne se résume pas à résoudre une équation budgétaire, deux questions cruciales se posent : quelle architecture militaire souhaitons-nous ? Et : quelle base industrielle pour fournir les équipements nécessaires ? Sur la première question, il faut rappeler que la France est le seul pays européen à disposer d’un système militaire complet qu’elle maîtrise de bout en bout. Les autres pays européens ont certes des compétences spécifiques dans certains domaines, mais si l’objectif est de s’émanciper des États-Unis, il faudra reconstituer un système complet. Cela ne pourra pas simplement être décrété, et cela prendra du temps. La deuxième question concerne la base industrielle de défense. Depuis le début de l’agression russe contre l’Ukraine en 2022, les pays européens ont effectivement augmenté leurs achats d’armements. Mais 63% de ces achats ont été effectués auprès des États-Unis, et 78 % hors de l’Union européenne. Autrement dit, le marché européen ne représente qu’un peu plus de 20 % des acquisitions militaires. Cela démontre l’incohérence totale de la position de Donald Trump lorsqu’il affirmait que les États-Unis étaient perdants dans l’alliance atlantique, alors même qu’ils bénéficient largement des dépenses militaires européennes … Il ne s’agit pas de passer du jour au lendemain à 100% d’achats européens. D’ailleurs, la Commission européenne vise d’abord un objectif de 50 % d’acquisitions européennes, puis de 60% d’ici 2035, ce qui est déjà ambitieux.
Mais pour réduire la dépendance envers les États-Unis, il faudra lever deux verrous historiques. D’abord, les restrictions d’emploi américaines ; lorsque des pays européens achètent des armes américaines, ils doivent obtenir le feu vert de Washington pour les utiliser. Par exemple, la Pologne, équipée de matériel américain, doit se référer aux autorités américaines avant toute utilisation opérationnelle. Ensuite, l’interopérabilité des matériels au sein de l’OTAN. Pour mener une opération militaire efficace, il est indispensable que tous les équipements communiquent entre eux — qu’un avion de chasse puisse échanger avec un char, par exemple. Aujourd’hui, cette interopérabilité est loin d’être atteinte en raison de la fragmentation industrielle européenne. Prenons l’exemple des chars de combat : la Suède, la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne fabriquent chacun leurs propres modèles. Résultat, il existe une dizaine de modèles différents en Europe … On n’a pas besoin d’une telle variété, ce qu’il faut, c’est qu’ils soient capables de communiquer entre eux pour permettre une action coordonnée sur le terrain. Ce constat montre que la mise en place d’une défense européenne intégrée prendra du temps. Il ne s’agit pas seulement d’augmenter la capacité militaire, il faut le faire de manière concertée et graduelle, en s’appuyant sur une base industrielle européenne solide. Cela implique des programmes coordonnés, une meilleure interopérabilité et une harmonisation des équipements.
Le changement de position de l’Allemagne est très significatif. Berlin avait mis fin à trois des cinq programmes de coopération militaire franco-allemands négociés par Emmanuel Macron et Angela Merkel. Lucile Schmid mentionnait le projet de « dôme de fer » : les Allemands avaient préféré un système israélo-américain au détriment du projet franco-italien. Revenir sur ces décisions et relancer ces coopérations prendra du temps, mais c’est une étape indispensable pour renforcer la souveraineté européenne en matière de défense.
Jean-Louis Bourlanges :
Il y a trois questions fondamentales : Où en sommes-nous ? Que voulons-nous faire ? Et qu’allons-nous faire ?
Où en sommes-nous ?
François a bien résumé la situation : il est illusoire de penser que les Américains vont quitter l’OTAN. Pourquoi le feraient-ils ? Sur le plan économique, ils profitent de la vente d’armes, et sur le plan stratégique, ils exercent un contrôle total, notamment via l’interprétation de l’article 5 (celui de la solidarité), dont ils peuvent en faire ce qu’ils veulent. Lorsque l’on observe la façon dont Donald Trump prend ses décisions, il est évident qu’il n’hésitera pas à agir de manière impulsive. De plus, comme le rappelait Marc-Olivier, les Américains disposent de leviers de contrôle précis sur l’utilisation des armements, en particulier dans les domaines aéronautique et des transmissions. Cela démontre que nous ne possédons pas un système d’armement complet. Enfin, leur présence au sein de l’OTAN reste un levier d’influence majeur sur les Européens, qui réagissent souvent de manière désordonnée et soumise, notamment sur la question ukrainienne, où le processus de paix est largement dicté par Trump.
Que devons-nous faire ?
Le contexte a radicalement changé. Historiquement, le pivot américain vers l’Asie — amorcé par Hillary Clinton, poursuivi par Obama, Trump et Biden — se justifiait géographiquement et stratégiquement. Il était logique que les États-Unis se concentrent sur leurs enjeux dans le Pacifique. De même, il n’était pas incongru de demander aux Européens d’assumer davantage leur propre défense. Mais la situation actuelle va bien au-delà. Avec Trump, il ne s’agit plus d’un simple rééquilibrage stratégique, il y a une rupture totale : le président américain a renoncé à la solidarité idéologique qui fondait l’Alliance atlantique. Au lieu de cela, il affiche une forme de complaisance envers Vladimir Poutine, en niant son rôle d’agresseur, en louant sa sincérité et sa fiabilité. En somme, il s’est aligné avec l’ennemi. Face à cela, il serait vain de s’accrocher désespérément à l’OTAN. Les États-Unis ne quitteront pas l’organisation, mais nous devons nous préparer à assurer notre propre sécurité, car nous ne pouvons plus avoir confiance en eux.
Ce qu’il nous faut, ce n’est pas forcément plus d’argent : l’Europe dépense déjà beaucoup pour la défense, mais de manière inefficace. Jean-Dominique Merchet le dit bien : nous dépensons mal. Le véritable problème réside dans notre manque d’autonomie. Nos systèmes de défense ne sont pas indépendants : les avions F-35 américains, par exemple, ne peuvent pas décoller sans l’accord de Washington. Les systèmes de transmission et d’observation du champ de bataille sont également sous contrôle américain. Autre exemple préoccupant : Elon Musk, en coupant l’accès des Ukrainiens à son réseau de satellites Starlink, a réduit à néant leur système de guidage de missiles en mer Noire, démontrant ainsi à quel point notre souveraineté opérationnelle peut être fragilisée par des acteurs privés américains. Nous devons donc travailler dès maintenant à renforcer notre autonomie, tout en soutenant immédiatement Volodymyr Zelensky, qui en a grand besoin.
Comment le faire ?
La question du format est complexe. Ni l’Union européenne, ni l’OTAN ne semblent adaptés. L’UE inclut des pays comme la Hongrie de Viktor Orbán, ou même la Turquie, dont l’engagement est incertain. Il faudrait imaginer une « élite de la défense européenne », composée principalement des pays d’Europe du Nord : les États baltes, la Suède, la Finlande, la Norvège et les Britanniques (tous deux hors UE), et, si les orientations politiques se confirment, l’Allemagne de Friedrich Merz, ainsi que la Pologne. Cette coopération pourrait être informelle mais très structurée.
Allons-nous y parvenir ? Je suis assez pessimiste. D’abord, il y a un temps de latence : durant les quelques années nécessaires pour atteindre ce niveau d’autonomie, nous risquons de rester dans une position de canard boiteux vis-à-vis des Américains. Ensuite, certains pays, notamment l’Allemagne, pourraient légitimement douter de la capacité franco-britannique à offrir une protection crédible en remplacement de celle des États-Unis. Enfin, Trump, en encourageant des partis d’extrême-droite ou anti-européens - notamment via Elon Musk ou J.D. Vance - risque de provoquer non pas un réveil européen, mais une tentation de collaboration avec la Russie. La situation en Allemagne est particulièrement préoccupante. Friedrich Merz, malgré de bonnes intentions, n’a pas obtenu le soutien électoral escompté. Le « Bündnis Sahra Wagenknecht » (BSW), un parti à la fois d’extrême-droite et d’extrême-gauche, a failli franchir la barre des 5 % (il ne leur a manqué que 12500 voix), ce qui aurait rendu impossible la formation d’une coalition à deux. L’extrême-droite AfD progresse, et les courants pro-russes au sein du SPD restent actifs. L’identité allemande repose sur trois piliers : la démocratie et l’État de droit (le contraire du nazisme), la solidarité européenne (construction de l’UE), et la solidarité atlantique (base de la reconstruction d’après-guerre). Le revirement américain crée donc un traumatisme profond pour l’Allemagne, remettant en question ce dernier pilier. M. Merz l’a exprimé en reconnaissant la nécessité pour l’Allemagne d’envisager une défense autonome, sans les Américains. En cas d’échec de Merz, le risque serait de voir l’Allemagne se tourner vers Moscou, encouragée par le poids de la crise énergétique et les traditions historiques de coopération germano-russe.
Il est donc impératif de soutenir Merz, de l’aider à renforcer cette autonomie européenne de défense. L’objectif n’est pas d’être hostile aux États-Unis, mais de bâtir un bouclier européen capable de pallier les défaillances américaines.
Lucile Schmid :
Reste une question fondamentale : comment convaincre les opinions publiques ? Nous revenons à une période de possibilité de la guerre, alors que nous étions profondément habitués à l’idée que cela ne se produirait pas sur notre sol. C’est un véritable bouleversement psychologique pour les sociétés européennes. Je pensais par exemple aux récentes déclarations de Sébastien Lecornu, ministre français de la Défense, qui soulignait qu’il ne fallait pas dépenser à tort et à travers. Dans un contexte où l’on parle beaucoup de déficit budgétaire et de restrictions économiques, nous nous retrouvons face à un double enjeu : la nécessité de préparer la guerre tout en maintenant une discipline budgétaire drastique. Cela nécessitera de développer un discours adapté à destination des sociétés européennes, françaises, allemandes … Il faudra non seulement expliquer pourquoi il est crucial d’investir dans la Défense, mais aussi anticiper les tensions et les conflits que cela pourrait générer au sein même de nos sociétés.
Jean-Louis Bourlanges :
J’ai évoqué le risque d’un « poutinisme » potentiel en Allemagne, mais il ne faut pas oublier qu’en France aussi, ce danger est très présent. Nous avons tout de même des partis pro-poutiniens qui représentent plus de la majorité du corps électoral, ce qui est tout de même significatif … On me demande parfois : « est-ce que la Roumanie va basculer dans l’autre camp ? » Mais en réalité, la Roumanie, c’est nous …
Marc-Olivier Padis :
Il y a un domaine que nous n’avons pas abordé, mais qui est extrêmement important aujourd’hui : le domaine cyber. Là, le conflit a déjà commencé, les Russes sont déjà en guerre contre nous, en tous cas, ils mènent des campagnes de désinformation systématique à travers toute l’Europe, notamment lors des élections. Et c’est une attitude bel et bien belliqueuse. C’est peut-être par cet angle là que viendra une prise de conscience.
Je suis un peu moins pessimiste que Jean-Louis à propos de l’Allemagne. Je ne crois pas à un retour de l’Allemagne vers la Russie. L’échec du parti BSW que Jean-Louis a mentionné, avec 4,9 % des voix, est tout de même un échec significatif et rassurant. En dépit de la désinformation russe, des offensives américaines pour soutenir les mouvements populistes allemands et des événements comme les attaques terroristes d’islamistes schizophrènes, les mouvements populistes Allemands ont certes progressé par rapport aux précédentes élections, mais ils ont été contenus par rapport aux élections européennes.
Enfin, d’un point de vue culturel, il y a eu une prise de conscience en Allemagne. J’ai déjà évoqué ici l’historien Karl Schlögel, grand spécialiste de l’espace post-soviétique. Il raconte que pour lui, l’espace post-soviétique, c’était surtout la Russie, mais que récemment, il a « découvert » l’Ukraine. Je crois que les Allemands redécouvrent, dans cet espace slave vers lequel ils sont tournés depuis longtemps par leur histoire, qu’il n’y a pas que la Russie. Il y a aussi l’Ukraine, et la Pologne pour d’autres raisons. Le rapport des Allemands à cette région s’est beaucoup complexifié.
François Bujon de l’Estang :
Nous mélangeons des problèmes à court terme et des problèmes à long terme. En réalité, l’évolution des opinions publiques est déjà en cours, et lorsque nous verrons peut-être dès la semaine prochaine M. Poutine et M. Trump côte à côte, cette évolution pourrait s’accélérer. C’est très important pour cette Défense européenne que nous entendons créer.
Cependant, nous avons des problèmes immédiats. Les Américains sont en train de nous laisser tomber en Ukraine, ce qui signifie qu’il faut continuer à fournir des moyens de défense aux Ukrainiens, et pas après-demain ou la semaine prochaine, mais tout de suite. D’autre part, il y a le problème des sanctions contre la Russie, dont les États-Unis sont déjà en train de se désolidariser. Cela entraînera une situation où les Européens se retrouveront seuls. Je suis donc effrayé quand j’entends M. Merz (pourtant le mieux disposé pour tout ce que nous disons) qui annonce qu’il va augmenter les dépenses à 2,5%, peut-être 2,7% « d’ici 2027-2030 ». Et de toutes façons, c’est très bien de préparer 2030, mais il ne sait pas comment il va pouvoir s’y prendre. La stupeur est totale. Je le cite : « Ma priorité absolue sera de rendre l’Europe indépendante des États-Unis, pas à pas. Je n’aurais jamais imaginé que je dirais cela un jour à la télévision ».
Jean-Louis Bourlanges :
Le problème du futur chancelier allemand, c’est que sa victoire est trop courte. Il n’a pas les coudées franches pour des changements profonds, notamment l’abolition du frein à la dette. Donc, pour engager ce qui serait nécessaire, il définit des choses à long terme. Or, François a raison, le problème est ce que nous allons faire maintenant, et la gestion de cette période assez longue de « canard boiteux », où nous dépendons des États-Unis.
J’ai trouvé que le président Macron avait fait un très bon discours à Washington, mais je reste choqué par tout ce théâtre de convivialité et de complicité à l’égard de quelqu’un qui a foulé au pied les principes fondamentaux sur lesquels était fondée notre alliance.
La seule chose que nous ayons à faire, c’est de rapprocher des Européens et de faire un plan immédiat pour aider l’Ukraine. Car que va-t-il s’y passer ? Il semble que le dispositif sera d’abord un cessez-le-feu (auquel tout le monde souscrira, vu l’état d’épuisement général). Ensuite, des négociations qui seront monopolisées par les Russes et les Américains, (même si on nous accorde à un moment un strapontin). Tout cela ne signifiera rien, ce sera vraiment entre Trump et Poutine, mais c’est pendant cette trêve que se posera la question de ce que feront les Européens pour renforcer la main de l’Ukraine.
J’ai un léger désaccord avec François, qui m’a fait lui poser la question plus haut : je crois qu’évidemment l’Ukraine est en guerre et en dehors de l’OTAN, mais qu’il faut aussi raisonner dans une hypothèse où la guerre s’interromprait. Et il ne fait pas oublier que l’armée ukrainienne, plus encore que l’armée polonaise et que la partie « théâtre européen » de notre armée, est la première armée d’Europe. Voilà des troupes qui, depuis trois ans, tiennent tête à l’armée russe dans des conditions absolument étonnantes. Donc dans le futur dispositif de sécurité européen, l’Ukraine jouera forcément un rôle. L’Ukraine a autant à apporter à l’Europe que l’Europe a à apporter à l’Ukraine.
Lucile Schmid :
L’Ukraine a demandé l’adhésion à l’OTAN, et cela a été refusé par Donald Trump, qui s’est précipité pour déclarer que cela n’arriverait jamais. Par ailleurs, il y a des négociations concernant une adhésion à l’UE. On voit bien que cette question a une forte valeur symbolique, mais ne correspond absolument pas aux besoins immédiats. Certes, une adhésion à l’OTAN poserait problème dans la mesure où l’Ukraine est en guerre. Mais les Européens devraient installer une perspective d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN à plus long terme ; ce serait une manière de reprendre pied par rapport à Donald Trump ; qu’il arrête de poser des conditions qui ne correspondent pas à ce qui se passe sur le théâtre européen. C’est cela, un « pilier européen de l’OTAN ».
Et en dépit des manœuvres de la Russie, s’il y a bien quelqu’un qui a négocié avec Donald Trump, c’est Volodymyr Zelensky, avec la capacité qu’il a eue à dire « non ». Jean-Louis espérait qu’on cesse les amabilités de façade avec Donald Trump : si quelqu’un a osé le faire, c’est bien le président ukrainien. Et cela aussi constitue un atout essentiel pour qu’existe un jour une Europe de la défense.
Marc-Olivier Padis :
Mais il y a plusieurs façons de s’adresser à Donald Trump, on l’a vu avec les récents voyages d’Emmanuel Macron et de Keir Starmer à Washington. Le Premier ministre britannique et le président français ont tous deux suivi la même stratégie : on sait très bien que le président américain est d’une vanité pathologique. Vladimir Poutine le d’ailleurs prend toujours par la vanité. Donc, ils ont décidé de le flatter, parce que c’est le meilleur moyen de discuter avec lui. Il faut reconnaître que les déclarations de M. Starmer sont assez ahurissantes : « Je me suis rendu compte à Washington que tout le monde aime le président, etc. » Mais tout ça, c’est un langage qui est fait pour circonvenir la dinguerie de Trump.
À propos du débat allemand. Le frein à la dette est un dispositif assez récent parce qu’il a été mis en place après la crise financière de 2008. Un consensus se dessine en Allemagne pour revenir sur ce dispositif, et nous allons être fixés assez vite. L’ancien Bundestag est présent encore un mois, et le nouveau chancelier va essayer de faire voter la suppression de ce dispositif par l’assemblée sortante, parce qu’il peut s’appuyer sur un groupe vert plus important. Or les Verts ont toujours été favorables à cette suppression.
Jean-Louis Bourlanges :
Ce n’est pas navrant de s’appuyer sur le Parlement sortant, parce qu’on n’a pas confiance dans le Parlement qui vient et qui vous a élu …
Marc-Olivier Padis :
C’est vrai, mais c’est aussi une preuve de souplesse de la part de Merz. C’est assez inhabituel dans le contexte allemand, et c’est plutôt intéressant qu’il en soit capable.
François Bujon de l’Estang :
La façon dont la coalition allemande va se former (notamment les compromis sur lesquels elle va s’établir), est cruciale parce que nous avons un changement sismique dans la relation transatlantique. Pour la première fois, il est possible que l’Allemagne se décide à construire sa défense européenne indépendamment de l’appui américain. Parmi les choses qu’a dites M. Merz, il y en a une qui est passée un peu inaperçue, alors qu’elle est lourde de conséquences : il a parlé d’explorer avec la France le renforcement de la dimension européenne de la force de frappe. C’est un sujet extraordinairement sensible (sur lequel la France s’était déjà avancée imprudemment il y a quelques années), mais qui revient. Il y a toutes sortes de choses à explorer sur le moyen et long terme avec une Allemagne qui se décide à s’intéresser à sa défense.
Jean-Louis Bourlanges :
Oui, le président de la République l’avait affirmé une première il y a plusieurs années, mais il l’avait répété avec beaucoup de force l’an dernier en Suède. Il faut rappeler que les intérêts vitaux de la France ne doivent pas être limités à une vision strictement territoriale de notre défense, ce n’est pas envisageable. En revanche, ce qui reste difficile à comprendre, c’est comment partager la décision. Et là, je suis gêné par l’absence d’une doctrine précise. Car que peut-on faire avec une force de dissuasion, sinon ne pas l’utiliser ? La dissuasion devient de plus en plus utile dans un monde où la prolifération nucléaire progresse, bénéficiant à des régimes comme celui de la Corée du Nord ou d’autres États dangereux comme l’Iran. Il est donc essentiel d’avoir une arme nucléaire, et il n’y a aucune raison de ne pas affirmer que Strasbourg et Hambourg sont équivalents, et de pouvoir dire aux Nord-Coréens le cas échéant : « si vous touchez au territoire européen, nous agirons. » Ça, c’est tout à fait compréhensible.
Cependant, je peine à comprendre comment cette notion d’intérêt vital pourrait s’appliquer en cas d’agression conventionnelle par une puissance comme la Russie. Si, par exemple, la Russie pénétrait à Hambourg ou Strasbourg, quel chef d’État oserait dire : « voilà, Strasbourg représente un intérêt vital absolu, nous allons donc déclencher une guerre nucléaire, acceptant la destruction totale du territoire » ? Personne ne ferait cela, à moins d’être complètement fou. Elle ne sert donc qu’à faire douter l’agresseur : « il y a peu de chances qu’ils utilisent leur arme, mais peut-être que cela ne vaut pas le coup d’y aller, car les conséquences seraient terribles. »
Le véritable problème de la dissuasion nucléaire, c’est qu’elle n’offre pas de véritable sécurité face à une agression conventionnelle. Ce qui doit être abordé, c’est l’organisation d’armes nucléaires tactiques à portée courte ou moyenne, en réponse à une agression, par exemple dans les pays baltes.