Thématique : Le patrimoine au cœur du débat, avec Maryvonne de Saint-Pulgent / n°104

Introduction

Maryvonne de Saint-Pulgent, vous êtes présidente de section au Conseil d’État, ancienne directrice du Patrimoine au ministère de la Culture et présidente de la Caisse nationale des monuments historiques et des sites aujourd’hui appelée Centre des Monuments nationaux. Vous êtes aussi présidente de la Fondation des Treilles, très active dans les domaines des sciences des lettres et des arts, vous avez notamment publié Le Gouvernement de la Culture chez Gallimard et cosigné avec Denis Jeambar un livre sur Gershwin car, avant d’entrer à l’ENA, vous aviez moissonné quelques prix au Conservatoire National Supérieur de Musique.
Un peu plus d’un mois après l’incendie de Notre-Dame, le 16 avril dernier, un sondage BVA relevait l’attachement de 86% des Français à leur patrimoine culturel. 96% d’entre eux soulignent le rôle du patrimoine dans la découverte de la diversité des régions de France et sa contribution au rayonnement de la France. 74% des persones interrogées estiment que le patrimoine culturel est accessible à tous, mais 72% trouvent son accès trop cher. 31% des Français déclarent avoir déjà donné pour la conservation de ce patrimoine, et le don moyen est d’environ 260€. Si les Français estiment en grande majorité qu’il est normal que le financement de l’entretien du patrimoine soit réalisé par les fondations (88%) ou les jeux (78%), ils sont en revanche plus partagés sur les financements émanant de sources étrangères. Aux yeux d’une majorité de Français, le patrimoine religieux (62%) et les monuments civils ou sites archéologiques (50%) apparaissent comme le mieux mis en valeur en France. Néanmoins, cette mise en valeur cache d’importantes disparités territoriales. C’est à ce titre, qu’Emmanuel Macron avait lancé le 16 septembre 2017 la mission patrimoine confiée à Stéphane Bern. Le loto du patrimoine, le jeu qui soutient cette mission a, lors de sa première édition en 2018, dépassé son objectif initial de 15 à 20 millions d’euros pour récolter 22 millions d’euros. Une deuxième édition a donc été reconduite. Le ministre de la Culture a présenté le 11 juin la liste de 103 monuments bénéficiaires du tirage spécial, qui sera organisé le 14 juillet. Ce sont 121 nouveaux sites en péril, contre 270 l’an passé, qui bénéficieront de cette opération. Outre les 18 monuments emblématiques, un projet par département a été sélectionné, pour assurer un meilleur maillage géographique.

Dans un pays riche de 44 318 monuments historiques immobiliers (source base Mérimée 2014), la question des financements de leur conservation demeure cruciale. C’est à ce titre que la potentielle réforme du dispositif d’incitation fiscale accordée par la loi dite Aillagon de 2003 a provoqué au mois de juin de fortes réactions parmi les spécialistes en gestion des institutions culturelles et patrimoniales.
Maryvonne de Saint-Pulgent, au-delà de l’émotion en France et à l’étranger, quelles conséquences l’incendie de Notre Dame de Paris peut avoir sur la politique du patrimoine, j’allais dire de tous les patrimoines car, dans l’esprit et dans la pratique des Français, ce mot recouvre aussi bien les chapelles romanes que les friches industrielles ?

Kontildondit ?

Maryvonne de Saint-Pulgent (MSP) :
Le patrimoine comprend en effet des choses de ce genre, mais le grand public n’en a pas toujours conscience.
Cet incendie a réveillé un goût pour le patrimoine. Les Français le fréquentent assidûment, souvent en famille. On va voir le patrimoine quand on voyage, et le patrimoine de proximité quand on reçoit des visiteurs. C’est aussi un lieu de transmission privilégié envers les enfants et petits-enfants. L’attachement est donc indéniable, et il est fort. Cependant, l’ampleur du patrimoine français (l’un des plus riches du monde) pose un vrai problème de financement. La plupart des monuments dépendent des collectivités publiques, et on sait que celles-ci sont connues pour préférer le neuf à l’entretien de l’ancien. Les crédits sont donc systématiquement sacrifiés.
La défaillance de l’entretien de la part des propriétaires publics est donc un vrai sujet. Quant aux propriétaires privés, ils ne sont pas mieux lotis puisqu’ils bénéficient d’une fiscalité avantageuse pour leurs travaux, mais en contrepartie, ils ne peuvent plus compter aujourd’hui sur les subventions publiques. Il y a donc une crise du financement du patrimoine. Celle-ci est récurrente, elle revient à peu près tous les trente ans. A propos de Notre-Dame par exemple, Le Point a fait une couverture sur l’état du patrimoine. Lorsqu’elle travaillait elle-même au Point dans les années 1980, MSP en avait aussi fait une, sur le même sujet, dont la photo montrait la façade de la cathédrale de Reims, et l’Ange au Sourire rongé par la pollution. Ce numéro avait frappé l’opinion publique, au point qu’il fut l’une des causes d’un changement dans la loi. Les appels au sauvetage sont récurrents, mais la crise du financement est constante.

Lionel Zinsou (LZ) :
Il était frappant de constater l’ampleur mondiale de l’émotion qu’a suscité l’incendie de Notre-Dame. Certes, tous les monuments ne sont pas aussi célèbres, mais la France dispose tout de même d’un grand nombre de sites mondialement connus, et l’universalité de cette cause est impressionnante.
Si l’on élargit la question au delà de la France, on constate l’attachement de tous les peuples à leur patrimoine. On l’a vu quand les terroristes se sont mis à avoir une politique patrimoniale, qui a consisté à tenter d’effacer les traces de l’Histoire, pour tenter de recréer un autre passé, en détruisant des monuments bouddhistes en Afghanistan, en éparpillant les collections du musée de Bagdad, en détruisant partiellement Palmyre, et en tentant de détruire Tombouctou.
Ces questions patrimoniales sont donc un enjeu majeur dans la constitution culturelle des sociétés. Depuis Jacques Chirac, la France « restitue » certains éléments patrimoniaux à leur pays d’origine (non des bâtiments évidemment, mais des oeuvres d’art).
On ne peut pas transmettre le récit historique sans une politique vivante du patrimoine national. Et cet attachement s’observe avec la même intensité dans les pays émergents, où les défaillances publiques sont encore plus grandes, puisque les ressources y sont moindres. Des efforts privés philanthropiques existent, même s’ils sont insuffisants. On n’a par exemple jamais ouvert plus de musées en Afrique que ces 5 dernières années. Mais le péril qu’encourt le patrimoine est mondial. Et sa perte n’est pas que la perte d’un passé, elle met en cause la construction du présent.

Maryvonne de Saint-Pulgent :
C’est précisément pour cela que les sites sont attaqués. MSP se souvient avoir réuni ses collègues directeurs du patrimoine dans les années 1990 pour discuter sur les mesures à prendre à cause de la guerre des Balkans. Chaque camp s’efforçait de détruire le patrimoine culturel (principalement religieux) de l’autre. La destruction de la mémoire de l’autre, pour détruire son identité, est une technique classique. Pendant la deuxième guerre mondiale, chaque camp razziait les archives de l’ennemi. Les soviétiques ont grandement pillé les archives allemandes, par exemple. La portée symbolique est grande : les archives, c’est la mémoire. L’incendie de Notre-Dame a rappelé au public français que la cathédrale était un lieu fort pour l’identité du pays : religieux, monarchique (l’une des trois églises de la royauté avec Saint-Denis et Reims) et aussi républicaine, puisque c’est là que se sont tenues les grandes cérémonies de consensus ; la cathédrale jouit d’une aura « régalienne ». L’émotion pour Notre-Dame provient aussi en partie du fait que celle-ci est à l’origine du sentiment « pro-patrimoine » depuis le XIXème siècle, avec Chateaubriand, et surtout Victor Hugo, qui a assuré la célébrité mondiale de l’édifice.
L’investissement des pouvoirs publics n’est pas à la hauteur de l’investissement du public pour cet élément de son histoire. La polémique à propos de la façon de reconstruire le prouve : le patrimoine est traité avec désinvolture ; il ne serait respectable qu’à condition de comporter de la création.

Lucile Schmid (LS) :
Notre-Dame synthétise en effet des éléments divers de l’Histoire française, et cette synthèse ne va pas sans tensions : entre monarchie et république, par exemple. MSP évoquait précédemment que pour les Français, le patrimoine est avant tout religieux. Nous sommes un pays laïque, avec une forte relation à son patrimoine, largement constitué d’édifices religieux, dont l’entretien incombe à l’état. Pouvez-vous dire un mot de cette tension ?
Par rapport à Notre-Dame, on a vu qu’au sein de la ville de Paris, s’était déclenché peu après l’incendie un débat entre l’opposition municipale et l’équipe de la Maire à propos de l’entretien des églises. La droite déclarant que les églises de Paris sont mal entretenues, et l’équipe en place déclarant qu’il y aurait à l’avenir davantage de crédits.
C’est un débat que LS trouve palpitant, car il révèle à quel point notre identité est plurielle. Il révèle aussi l’inculture générale sur ces questions : il semble que personne n’ait pris le temps de réfléchir deux minutes à la façon dont il convient de restaurer un monument.

Maryvonne de Saint-Pulgent :
Comme on le sait, les Français sont un peuple de républicains qui adorent la monarchie et, dans le cas du patrimoine, de laïques attachés à leur patrimoine religieux. Dans l’inconscient collectif, le patrimoine, c’est en effet surtout les édifices religieux, mais aussi les palais et les châteaux.
Mais le patrimoine est aussi composé d’une myriade de petits éléments vernaculaires. Et à ce propos, il convient de saluer l’utilité du travail que mène Stéphane Bern. MSP avait créé avec Jacques Toubon la fondation du patrimoine pour ce « petit » patrimoine alors non protégé. Il est très menacé, notamment par les progrès techniques et l’agriculture moderne, qui fait que les agriculteurs abandonnent massivement le patrimoine rural.
Ce qui est difficile à faire passer aux yeux du public en revanche, c’est le patrimoine industriel, ou les constructions plus récentes. Les gens ne sont pas spécialement attachés aux grandes barres banlieusardes des années 1950, et quand elles sont classées monuments historiques, on a souvent une réaction d’incompréhension.
Sur l’ambivalence politique, il faut reconnaître que celle-ci est considérable. La ville de Paris est très riche en églises très importantes. Saint Sulpice est une église municipale, mais sa taille a peu à envier à celle de certaines cathédrales. Mais Paris n’est pas la seule ville dans ce cas. Rouen par exemple a un énorme patrimoine ecclésial, et sa plus grande église (gérée par la municipalité, donc) est plus grande que sa cathédrale (gérée par l’état).
Les choix des municipalités en matière d’investissement sont rarement favorables à ce type de patrimoine. Les maires estiment souvent que ce n’est pas leur affaire, voire que ce type de dépense pourrait leur valoir l’hostilité de l’opinion laïque. L’ambivalence est donc évidente. Dans le cas de Notre-Dame, elle a même été criante : il est paradoxal de voir la précipitation avec laquelle la ville de Paris a offert de l’argent, alors même qu’il n’y en a pas assez pour entretenir le reste du patrimoine ecclésial de la ville. Il est donc légitime que certains élus s’interrogent : était-ce une priorité pour Paris que de voler au secours de la cathédrale de l’état, alors que la ville néglige le patrimoine à sa charge ? C’est vrai de toutes les villes.
MSP ne pense pas qu’il y ait trop d’argent pour Notre-Dame, mais les communes devraient faire plus pour le patrimoine dont elles ont la charge. Mais, comme le fait remarquer Philippe Meyer, cela ne fait pas passer à la télévision. Le président de la République a d’ailleurs parfaitement su saisir ce moment de consensus national qui s’est produit le soir de l’incendie. Celui-ci était remarquablement télégénique, et l’heure à laquelle il s’est produit (heure où le public des USA était réveillé et en mesure de regarder la télévision) n’est pas pour rien dans le retentissement mondial de l’évènement.
Mais le dissensus a succédé au consensus presque immédiatement. Le patrimoine est un sujet passionnel, et tous les élans se réveillent à son propos.

François Bujon de l’Estang (FBE) :
Le patrimoine est une richesse collective. Et qui dit collectif dit non seulement les institutions, mais aussi les gens. Et ils sont nombreux à vouloir participer à la sauvegarde de ce patrimoine.
Les sondages le montrent, les Français attendent de l’état qu’il entretienne le patrimoine. Mais les collectivités locales ont aussi leurs responsabilités. Puisqu’il a été question des édifices religieux, qui comprennent aussi des bâtiments contemporains, il convient de rappeler que ceux dont la construction est postérieure à la loi de 1905 n’appartiennent pas aux municipalités.
A l’état et aux collectivités locales s’ajoutent d’autres participants. Les associations, les fondations, l’étranger (en tant qu’ambassadeur aux Etats-Unis, FBE a vu se créer beaucoup d’American Friends of the ... Louvre, Versailles, Institut Pasteur, etc.). Il y a aussi les individus. Le crowdfunding (financement participatif) est à la mode. On a par exemple enfin réussi à restaurer l’église de Saint-Germain-des-Prés grâce à un appel aux paroissiens. Comment l’état peut-il selon vous répartir l’effort entre lui-même, les collectivités locales, et les individus ?

Maryvonne de Saint-Pulgent :
Par un système fiscal incitatif, c’est clair. Le crowdfunding est en effet une source de financement émergente, plus faible que les moyens traditionnels, mais non négligeable, et sans doute appelée à augmenter. Cela peut aussi permettre de solliciter des gens atypiques.
En ce qui concerne le patrimoine cultuel, il y a dorénavant des fondations créées par le clergé, sur le modèle de la Fondation Notre-Dame. Ces fondations « abritantes » permettent d’accueillir des organisations plus petites (qui prennent aussi le nom de fondations, sans en avoir toutes les obligations juridiques et administratives), ce qui permet de faciliter les dons des fidèles pour la préservation du patrimoine cultuel.
C’est précisément ainsi qu’a été créée la fondation du Patrimoine. Elle fonctionne sur le principe d’un label fiscal : les travaux qu’elle soutient donnent lieu à une défiscalisation particulière. Les propriétaires peuvent déduire le coût des travaux entrepris de leur revenu global, c’est donc très avantageux.
Cela comporte tout de même un problème : cela fait partie des niches fiscales, et MSP a été choquée d’entendre un parlementaire (Gilles Carrez) se plaindre, au moment de l’incendie de Notre-Dame, que tous les dons allaient coûter cher à l’état. Il faut tout de même un certain toupet puisque, la cathédrale appartenant à l’état, c’est à celui-ci qu’il revient d’assumer les conséquences de l’incendie. Ces dons font donc économiser à l’état beaucoup d’argent. Sans compter que la restauration va créer beaucoup d’emplois, et que ceux-ci auront des retombées fiscales positives pour l’état.
L’heure est à la chasse aux niches fiscales, et cette tendance a des conséquences très néfastes sur le patrimoine, on l’a vu par exemple avec les reproches absurdes adressés aux plus gros donateurs de Notre-Dame.

Philippe Meyer (PM) souhaite revenir sur les églises, et notamment celles de Paris. La question de leur entretien ne relève pas seulement de la sauvegarde du patrimoine, mais aussi de la façon d’agir sur le tourisme, pour en encourager une forme active, un tourisme de découverte, et non de simple consommation. Les églises, outre leur intérêt architectural, abritent souvent des œuvres d’art. Il est donc de l’intérêt de la ville de les entretenir au mieux, et les églises pourraient constituer un parcours à travers la ville, évitant ainsi que le tourisme, comme le disait Jean Mistler, ne soit que « l’industrie qui consiste à transporter des gens qui seraient mieux chez eux dans des endroits qui seraient mieux sans eux »
Sur ce plan, l’absence de réflexion sur le tourisme et plus généralement sur le patrimoine et la manière dont il convient de le faire connaître, est criante.

Maryvonne de Saint-Pulgent :
Cela étant, le tourisme lui-même ne réfléchit pas sur les conséquences d’un esprit grégaire : les touristes (et ceux qui les transportent) se précipitent à peu près tous sur les mêmes objets. La France offre une multitude et une variété extraordinaire de sites touristiques, mais certains sont sur-fréquentés, au point d’être endommagés par l’afflux excessif. Tout le monde se rue sur le château de Versailles (et encore, sur quelques endroits bien précis du domaine), mais personne ou presque ne visite Vaux-le-Vicomte. Il y a des espèces d’autoroutes touristiques, et l’immense majorité des touristes voit exactement la même chose. Il faut travailler à une meilleure répartition du tourisme sur les chemins moins fréquentés.
Alors bien sûr, c’est moins rentable. Mais c’est indispensable, car la situation est très préoccupante. Quand MSP tenait ce discours aux professionnels du tourisme, ceux-ci l’écoutaient d’un air ahuri. De leur point de vue, c’est plutôt le patrimoine qui devrait financer le tourisme. L’idée qu’au-delà d’un certain seuil, le visiteur puisse être plus coûteux que rentable leur paraissait une anomalie totale. Le touriste est une sorte de parasite du patrimoine, alors même qu’il est évident que l’attrait touristique de la France est largement dû à son patrimoine. Mais aucune réflexion globale sur ce problème n’est engagée.

Lionel Zinsou :
A propos des foules de touristes étrangers, on ne sait pas vraiment comment l’on va gérer la croissance de celles-ci. Par exemple, on sait qu’on va passer d’un million et demi de touristes Chinois à environ 15 millions d’ici moins de dix ans.
Mais ce sont plutôt les visiteurs français qui intéressent ici LZ, et notamment les foules que l’on observe lors des journées du patrimoine. Avez-vous inventé ces journées ? C’est une innovation sociale très intéressante. Tous les ans, ce sont 15 millions de gens qui visitent, en famille ou entre amis. L’aspect convivial et intergénérationnel est très frappant.
LZ possède une maison en Normandie qu’il a restaurée, et qui est ouverte au public lors de ces journées. La passion des visiteurs est extraordinaire. Un visiteur a même présenté les excuses de sa belle-sœur qui n’avait pas pu revenir ! Les gens sont reconnaissants, et le lien avec le patrimoine crée une ferveur identitaire. Les promesses de dons et le bénévolat s’expliquent alors très facilement. La bonne volonté des gens est palpable à cette occasion.

Maryvonne de Saint-Pulgent ne les pas as inventées, mais elle les a fait passer d’un jour à deux jours. C’était si populaire qu’il le fallait !
A cette occasion, les services de l’état organisent l’information sur ce qui est ouvert, et aiguillent l’appétit de découverte des gens. Mais ils ne le font que ces deux jours-là, alors que cela pourrait être très utile le reste de l’année, pour mieux répartir le public.
Le label des « villes et pays d’art et d’histoire » a été conçu de cette manière. Seules les collectivités qui s’engagent à informer les publics et éditer les parcours l’obtiennent.
Le public aime découvrir de nouvelles choses, mais aussi retrouver celles qu’il a aimées. La belle-sœur du monsieur en question a sans doute un excellent souvenir de la visite de votre maison. Les gens viennent pour s’informer sur l’Histoire, mais aussi sur les petites histoires. Qu’est-ce qui a fait un lieu ? Que s’y est-il passé ? Qui était là ? Ils viennent apprendre, mais aussi partager (« chez moi, c’était plutôt comme ça ... »), et admirer le savoir-faire artisanal.
L’apport du patrimoine est très diversifié et, comme le chant en chœur, il met de bonne humeur. Il est malheureusement très méconnu par le personnel politique, qui y voit souvent quelque chose d’un peu passéiste. L’appel de la modernité semble préférable.

Philippe Meyer constate qu’en effet, les collectivités territoriales les plus éloignées des grands centres urbains, voulant à tout prix éviter d’être perçues comme ringardes, s’empressent de bâtir ou d’investir dans tout ce qui pourra être dit « contemporain ».

Maryvonne de Saint-Pulgent :
Il y a aussi la passion des politiques pour tout ce qui est très coûteux. Il y a un « marché » pour le patrimoine cher. Les toiles impressionnistes, ça va. Mais le patrimoine qui ne vaut pas beaucoup d’argent a besoin de la création contemporaine pour le rendre fréquentable.

Lionel Zinsou :
Alors que les journées du patrimoine montrent précisément le contraire ! Dans le cas de la maison en Normandie, les murs sont blanchis à la chaux et cirés, selon une technique ancienne. Les gens demandent la recette ! Certains vous enseignent des choses sur votre propre maison. C’est le contraire du grandiose, de la galerie des glaces de Versailles, il s’agit ici d’une passion pour le quotidien, le « petit », la proximité.

Lucile Schmid :
Les associations de bénévoles intéressés par le patrimoine local sont légion. Il y a un vrai sujet d’expertise citoyenne sur le patrimoine. Il y a une foule d’anonymes du patrimoine en France, dont on ne parle pas assez.
Le savoir-faire artisanal, pour lequel la France est reconnue, est essentiel. Il n’est plus suffisamment activé, faute de moyens. Comment le faire valoir ?
A propos du loto du patrimoine, celui-ci semble être un prolongement naturel du succès des journées du patrimoine. L’idée est bonne, il fallait l’avoir. Il serait intéressant de voir si ceux qui jouent à ce loto sont ceux qui jouent habituellement à d’autres jeux d’argent.
Ayant beaucoup fréquenté le domaine de Versailles enfant, LS est très attachée au « Versailles secret ». On voit bien qu’aujourd’hui, entre le tourisme de masse et le mécénat « forcé » (le mariage de Carlos Ghosn en fut l’exemple le plus ostentatoire), l’intrusion d’autres acteurs change la relation qu’on a au monument.

Maryvonne de Saint-Pulgent :
Sur la question des artisans, le sujet est grave. Il y a des professions entières d’artisans d’art qui ne peuvent exister qu’à travers la commande publique. Les vitraillistes en sont un exemple type. C’est loin d’être anodin, puisque la France possède à elle seule plus de 80% du patrimoine mondial total du vitrail. Si elle cesse d’entretenir ce vitrail, c’est donc quasiment tout le patrimoine mondial qui disparaît, et à brève échéance.
La baisse des commandes a entraîné la disparition de nombreuses entreprises spécialisées. On est en train de perdre des compétences, et l’Histoire nous apprend qu’une compétence perdue met très longtemps avant d’être reconstituée. Il faut alors faire appel à des savoir-faire étrangers.
D’autant plus que ce sont ces artisans ultra-qualifiés qui tirent toute la profession vers le haut. Un tel niveau de connaissances et d’expertise technique entraîne la qualité générale des entreprises françaises.
Ajoutons que les techniques et les matériaux employés pour le patrimoine sont des matériaux « durables ». Le torchis est un meilleur isolant que les matériaux modernes, le bois des huisseries se comporte techniquement mieux que le PVC, etc. Ils conviennent donc beaucoup mieux à ce que réclame notre époque.
A propos de l’expertise « locale », MSP est entièrement d’accord. C’est l’un des gros reproches qu’elle adresse au ministère de la culture : avoir éliminé les sociétés savantes. Celles-ci ont constitué un rôle fondamental dans la connaissance du patrimoine français. Elles sont constituées de bénévoles qui ne ménagent pas leur peine, et qui ont fait le pré-inventaire du patrimoine français. La croissance démographique du ministère de la culture a petit à petit remplacé ces gens par des fonctionnaires, qu’il ne s’agit pas de critiquer, mais il n’y a pas eu de collaboration. Il faudrait vraiment revenir à une meilleure prise en compte du travail des « amateurs », c’est-à-dire des gens qui aiment.

François Bujon de l’Estang aimerait l’avis de MSP sur un sujet qui le laisse perplexe : faut-il faire payer à l’entrée des églises ? Si vous allez à la cathédrale de Séville, ou au Duomo à Florence, vous payez. Mais c’est manifestement très difficile à gérer, puisqu’on vous met dehors quand l’office commence, etc. En France, on ne le fait pas. Qu’en pensez-vous ?

Maryvonne de Saint-Pulgent :
La loi de 1905 est parfaitement claire à ce sujet : c’est exclu. On pourrait l’amender, mais toucher à la loi de 1905 est un vaste sujet politique. C’est comme le loto du patrimoine ! L’idée est ancienne (elle vient des Anglais), mais seuls Stéphane Bern et Emmanuel Macron l’ont mise en œuvre. Il fallait un animateur, aussi médiatique que sympathique, et on l’a trouvé.
Pour en revenir à la question du paiement à l’entrée des églises, elle a été longtemps évoquée par de grandes voix dans des débats à propos de la loi de 1905, et qui nous font nous interroger sur la nature du patrimoine religieux. La loi de séparation attribue la propriété des églises aux communes, et affecte leur usage exclusivement au culte. Et cette exclusivité bannit donc tout usage commercial. Normalement les concerts dans les églises devraient être liés au culte. Il y a une exception : la visite des trésors peut être tarifée, parce que le patrimoine religieux n’appartient pas qu’aux fidèles, mais à toute la nation. Quand on ferme pour une messe, on est théoriquement hors-la-loi.
Les 15 millions de touristes chinois que nous annonce Lionel Zinsou vont sans doute forcer à des réflexions, sinon à des aménagements. Mais pour le moment, le droit exclut toute autre tarification que celle des trésors.

Lionel Zinsou :
Sur la question du mécénat, qui peut aller jusqu’à ternir le rapport à un site, il faut savoir que le modèle économique d’un musée ou d’un monument ne peut rien devoir à la billetterie. Aucun prix de billet n’équilibrera jamais le coût. La question du mécénat est donc inévitable. Les excès des soirées privatisées dans certains sites permettent énormément de restaurations.

Lucile Schmid a travaillé dans le mécénat culturel, et était très souvent frappée de l’âpreté de la négociation de la contrepartie, qui lui semblait être parfois confiée à des personnes n’ayant aucune considération pour le monument.

Maryvonne de Saint-Pulgent :
Le patrimoine a absolument besoin de mécènes, c’est une évidence. Cela étant, il y a des abus, qu’il faut contrôler. Il y a aussi une déresponsabilisation des pouvoirs publics. Dans le cas de Versailles, on trouve le mécénat pour faire les restaurations qui se voient. C’est ainsi qu’on a pu mettre de la feuille d’or un peu partout, mais qu’on n’a pas mis au norme le réseau électrique.
C’est une situation que MSP avait déjà dénoncée dans un livre il y a 20 ans. Aujourd’hui, seule la moitié du travail a été faite, et Versailles peut brûler puisque, tant que le réseau n’est pas sécurisé entièrement, il ne l’est pas du tout. C’est un peu une facilité pour le propriétaire public que de se dire : « le mécénat va payer ».

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