L’héritage de Le Pen / Trump + Musk = ? / n° 385 / 12 janvier 2025

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L’HÉRITAGE DE LE PEN

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
Jean-Marie Le Pen décédé mardi à l’âge de 96 ans, restera celui autour de qui l’extrême droite est sortie de la marginalité électorale où elle était confinée depuis la Seconde Guerre mondiale. En 1984, aux élections européennes, la liste Front national qu’il conduit réalise un score frôlant les 11 %. En 2002, il parvient au second tour de l’élection présidentielle. Le succès de sa rhétorique anti-immigrés va croissant tandis que la crise économique s’amplifie. On parle de « lepénisation des esprits ». Si aujourd’hui la domination de Marine Le Pen au sein des catégories populaires est avérée, c'est Jean-Marie Le Pen qui a siphonné le premier l'électorat ouvrier. Dès la présidentielle de 1988 l'universitaire Pascal Perrineau a identifié ce qu'il a appelé le « gaucho-lepénisme ». En 2011, Jean-Marie Le Pen transmet à sa fille cadette Marine, la présidence d'un parti encore encombré d'une image raciste et antisémite. De cet ascendant biologique et politique, Marine Le Pen tente de s'affranchir. La « dédiabolisation » sera son grand projet, au vif désappointement du vieux chef quelle finit par exclure en 2015. Le Pen perd alors les tréteaux sur lesquels il joue le rôle de sa vie, la profanation.
Au moment de sa disparition, l’héritage politique de Jean-Marie Le Pen est double. D’un côté, il reste toujours présent au Front national – devenu Rassemblement national – à travers le nom de famille Le Pen. Il laisse derrière lui deux héritières. Marine qui préside le groupe Rassemblement national, devenu le premier groupe de l'Assemblée nationale depuis la dissolution avec 121 députés, et Marion Maréchal ex – Le Pen, élue au Parlement européen à la tête de son parti Identités-Libertés. Les thématiques chères à leur père et grand-père, comme les dangers de la mondialisation et de l’immigration, ainsi que la préférence nationale, rebaptisée priorité nationale, restent les clefs de voûte du Rassemblement national. D’un autre côté, ses provocations et son exaltation se prolongent davantage depuis la présidentielle de 2022 à travers Éric Zemmour, nouveau représentant électoral et médiatique de l’extrême-droite la plus dure. Nicolas Lebourg, historien spécialiste des mouvements liés à cette idéologie distingue deux legs importants : « L’un culturel, car le RN reste un parti profondément national-populiste, en gardant un discours autour d’une France menacée de décadence par des élites faillies. L’autre patrimonial, car aucun des députés frontistes ne pourrait être à cette place aujourd’hui si Jean-Marie Le Pen n’avait pas œuvré pendant des décennies pour sortir l’extrême-droite du désert. » Virginie Martin, politologue, enseignante-chercheuse à Kedge Business School observe que si « Jean-Marie Le Pen n'était pas un grand théoricien du politique, pas plus qu'il n'était un grand idéologue politique […] il a gagné la bataille culturelle sur la question de l'immigration comme sur celle de la sécurité ». À moins qu’il n’ait été que le visage et la grande gueule d’une évolution des opinions à l’œuvre dans toute l’Europe.

Kontildondit ?

Nicolas Baverez :
Jean-Marie Le Pen était un pan de l’histoire politique de la France. D’abord, c’était le dernier rescapé de la IVème République, puisqu’il avait été élu député pour la premère fois en 1956, sous l’étiquette poujadiste. Il a ressuscité l’extrême-droite en France, ce qui paraissait impossible étant donné le régime de Vichy, l‘OAS et la guerre d’Algérie ; et pourtant ses idées sur l’immigration et l’insécurité sont devenues prégnantes dans les préoccupations des Français et son patronyme est devenu une « marque » dans le paysage politique français. Et pourtant, la froideur exprimée dans son propre camp à l’annonce de sa disparition (à l‘exception d’Eric Zemmour) impressionne, notamment de la part de sa fille, qui a fait le choix de rester sur un registre strictement personnel, sans jamais aborder le champ politique.
C’est paradoxal : le destin de J-M Le Pen est incontestablement hors du commun (y compris dans les outrances), et c’est celui d’un aventurier, ayant toujours préféré la mise en avant personnelle, la réplique, à un travail politique de fond sur les idées ou l’organisation de son parti. D’une certaine façon, il n’a jamais été meilleur que dans les schismes à répétition de l’extrême-droite. Le point culminant de sa carrière est de ce point de vue très symbolique : il accède le 21 avril 2002 au second tour de l’élection présidentielle face à Jacques Chirac, et cela se termine par une défaite absolument cuisante, avec 18% des voix. On a là le résumé de qu’il représente politiquement en France. Incontestablement, il a eu des intuitions qui se sont avérées payantes d’un point de vue électoral, encore partagées aujourd’hui par un très grand nombre de Français, sur l’immigration, sur le décrochage de la France, sur la mondialisation. Sur la stratégie, il a vu deux choses : l’espace politique qu’ouvrait la victoire de la gauche en 1981, et la faiblesse politique et programmatique de la droite de gouvernement. C’est là-dedans qu’il s’est engouffré et a fait prospérer l’extrême-droite.
Mais par ailleurs, il était lui-même le meilleur antidote à cette croissance de l‘extrême-droite. À la fois par ses propos archaïques, outranciers, et franchement inacceptables. Il est permis de s’interroger sur les convictions réelles de sa fille, mais Jean-Marie Le Pen lui-même était incontestablement raciste, antisémite, anti-gaulliste, négationniste et nostalgique de l’Algérie française, ce qui faisait tout de même un peu beaucoup pour un seul homme … Ce qui conduit à un legs contradictoire : sans Jean-Marie Le Pen, l’extrême-droite française aurait aujourd’hui un tout autre visage, mais peut-être serait-elle déjà au pouvoir. Car si vous examinez la situation de notre pays, tous les critères favorables à une extrême-droite populiste sont là : décrochage économique, paupérisation, effondrement du système politique, déconsidération des élites, affaiblissement de la position internationale … Le populisme est arrivé au Royaume-Uni avec Boris Johnson, l’extrême-droite aux Etats-Unis avec Donald Trump, il y a la Hongrie de Orbán, l’Italie de Meloni … En toute logique, l’extrême-droite aurait dû arriver en France, mais il y a une espèce de plafond de verre, qu’on a encore observé lors des dernières législatives. Le RN était grand favori, mais il échoue pourtant au second tour. Dans ce plafond de verre, le nom de « Le Pen » est très important. Car derrière ce nom, il y a la figure de Jean-Marie Le Pen, un marqueur antisémite, raciste et négationniste, repoussoir pour encore beaucoup de Français. Jean-Marie Le Pen a été l’homme de la renaissance de l’extrême-droite en France, mais aussi son boulet électoral. Sa disparition va-t-elle faciliter l’accession au pouvoir de l‘extrême-droite, ou bien le surplomb de ce nom continuera-t-il à la freiner ?

Béatrice Giblin :
Le paradoxe est intéressant, en effet. Les outrances et les provocations de Jean-Marie Le pen étaient assez fortes pour souder contre lui l’ensemble de la classe politique française. D’une certaine façon, c’est à lui qu’on doit l’existence du front républicain, tant ses déclarations étaient inacceptables.
Et pourtant ! En 1974, son poids électoral était minuscule : moins de 200.000 voix, alors qu’aujourd’hui, il y a 121 députés d’extrême-droite à l’Assemblée nationale, et une probabilité de plus en plus forte d’accéder à la tête de l’Etat. C’est la grande réussite de J-M Le Pen : avoir fédéré des mouvances d’extrême-droite qui passaient leur temps à se quereller, et prendre la tête du Front National (parti qu’il n’a pas fondé, contrairement à ce qu’on entend souvent). Excellent orateur, il a été porté par deux choses. D’abord, l’arrivée de la gauche au pouvoir, avec la présence de communistes au sein du gouvernement en 1981, qui a véritablement hérissé une grande partie de l’électorat de droite. C’est ce qui explique la percée du FN aux élections européennes de 1984. Géographiquement, les voix du FN ne se trouvent pas dans les terres de la gauche ouvrière , mais dans les zones bourgeoises. C’est très frappant en région parisienne : les beaux quartiers de Paris et la banlieue ouest huppée. Le message était clair : il s’agissait de punir la droite traditionnelle qui n’avait pas été capable de faire barrage à l’union de la gauche.
Ce ne sera plus la même chose en 1986. L’introduction d’une dose de proportionnelle à l’Assemblée par François Mitterrand a profité au FN, mais la situation était déjà tendue dans certaines régions (Seine-Saint-Denis, Nord-Pas-de-Calais). Enfin, il y a eu les alliances locales entre la droite de gouvernement et les frontistes (à Dreux entre Jean-Pierre Stirbois et le RPR, par exemple). C’était le savoir-faire de Jean-Marie Le Pen : exploiter les faiblesses de la droite traditionnelle pour y enfoncer un coin. Enfin, à partir de 2001 et des attentats du 11 septembre, une grande vague de peur se répand dans le monde occidental, sur laquelle Jean-Marie Le Pen surfe habilement. New-York, Madrid, Londres, puis Paris : les attaques terroristes seront déterminantes dans le rejet des populations arabes par les Français. Car même si le focus est placé ces temps-ci sur les « musulmans », il s’agit bien plutôt d’un racisme anti-arabes, car à ce que je sache, ce ne sont pas les Indonésiens qui sont visés, par exemple, mais bien les gens d’origine maghrébine.

Richard Werly :
Vu de l’étranger, et peut-être un peu paradoxalement, J-M Le Pen incarnait une certaine continuité, une France que l’on croyait disparue avec la guerre de 39-45, celle de la collaboration, celle du Vichy. J-M Le Pen en était une survivance. Il était aussi la continuité d’un certain style de politiciens : « l’homme fort », le chef de clan. Aujourd’hui, Viktor Orbán ou Donald Trump s’inscrivent dans cette tradition, dont M. Le Pen était un parfait exemple. Ils n’ont pas nécessairement les mêmes idées, mais l’aspect « chef de bande » est encore là, ainsi que les réseaux souterrains. En Suisse par exemple, Jean-Marie Le Pen avait su monter des sociétés, placer des sommes d’argent assez conséquentes (qui lui ont valu des poursuites judiciaires). C’était un homme de réseaux, à son aise dans une France de pouvoir souterrain : son influence s’exerçait le plus fortement en coulisses.
Il incarnait aussi une autre continuité, qu’on voit aussi resurgir aujourd’hui : celle d’une suprématie occidentale, des Blancs. L’idée qu’au fond, le Blanc, l’Occidental chrétien sera toujours supérieur aux autres civilisations. Car je crois qu’on ne peut pas se contenter de voir Jean-Marie Le Pen seulement comme un trublion excentrique et qui cultivait la marge. Malheureusement, certaines de ses convictions racistes trouvaient un écho dans une partie de la France, qui a longtemps refusé de reconnaître ces passions tristes.
La presse étrangère s’est d’ailleurs montrée assez critique avec la presse française lors de la disparition de J-M Le Pen, la jugeant bien complaisante à son égard. On ne doit pas faire l’économie de cette dimension de « reflet d’une certaine France » qu’incarnait Jean-Marie Le Pen. Certes, il l’incarnait de manière outrancière, exubérante, avec un côté brutal et même « voyou », qu’il affectionnait, mais le fond qui animait tout cela est pourtant le même.
Enfin, il faut rendre justice au « style » Le Pen, à savoir la défense inlassable de ses idées, quoi qu’il lui en coûte, et si répugnantes soient-elles. Avoir des personnalités de ce genre dans un débat politique était tout à fait nouveau. Je me souviens d’un meeting où il arrivait sur scène en « boxant », avec des images de ses combats politiques projetées en arrière-plan. Pour une grande partie de la classe politique, c’était indécent. Mais aujourd’hui, force est de constater que cette indécence à la Le Pen a triomphé : qu’on le veuille ou non, il a grandement contribué à transformer le débat politique français en pugilat.

Jean-Louis Bourlanges :
Il est assez difficile de tirer un bilan de cette personnalité relativement brillante et profondément déplaisante. Peut-être est-il possible de le faire en creux, en disant tout ce que jean-Marie Le Pen n’était pas. D’abord, il n’était pas une culture. Il était même spectaculairement peu cultivé, on s’en aperçoit très bien à la lecture de l’entretien que notre ami Michel Eltchaninoff avait réalisé avec lui.

Philippe Meyer :
J’interromps Jean-Louis un instant pour moi aussi recommander à nos auditeurs la lecture de cet article, en accès libre sur le site de Philosophie Magazine. Michel Eltchaninoff interroge Jean-Marie Le Pen sur ses influences littéraires et philosophiques, et le « creux » des idées et de la culture de M. Le Pen est tout à fait abyssal. Mais ce qui est peut-être encore plus impressionnant, c’est que la publication de cet article a été approuvée par Jean-Marie Le Pen lui-même, manifestement très content d’avouer de la façon la plus cynique et grossière qu’il est littérairement limité à l’emploi de l’imparfait du subjonctif (qui suffisait cependant à tétaniser tous les journalistes qui l’interrogeaient), et philosophiquement à quelques maximes trouvées dans les pages roses des dictionnaires Larousse.

Jean-Louis Bourlanges :
Il est vrai que l’article est très impressionnant : on voit que M. Le Pen ne connaît rien à la philosophie (même quand les penseurs sont français), quand il embraye sur sa culture musicale, cela va du bel canto aux chansons de corps de garde, bref cet entretien apporte la preuve qu’il ne suffit pas d’employer l’imparfait du subjonctif pour être cultivé.
Ensuite, J-M Le Pen n’est pas un homme d’alternatives. Il n’y a rien dans son héritage historique qui annonce quelque chose de fort, ou qui survive dans le programme du RN. Par exemple sur le libéralisme. On sait que sous son avatar actuel, le Rassemblement National est profondément antilibéral. Ce n’est pas du tout le cas de J-M Le Pen, qui certes n’aimait pas les grands groupes, mais était acquis à une espèce de « libéralisme de PME », il ne portait pas de critique du système politique libéral. Sur l’Europe, aujourd’hui le RN est en constante hostilité face à la construction européenne. Alors qu’en 1984, la première démarche des députés frontistes nouvellement arrivés au Parlement européen, c’était de s’afficher en manifestation avec des écharpes européennes d’un bleu étoilé, pour répondre aux écharpes tricolores des élus locaux.C’est eux qui ont introduit ce symbole européen qu’ils n’ont cessé de fustiger par la suite …
Quant à Jean-Marie Le Pen, son idée de l’Europe était une Europe des patries, avec des relents de GrossEuropa, mais globalement, il n’avait pas de rejet précis de l’idée d’intégration européenne, car il ne savait pas vraiment de quoi il s’agissait. Sur l’immigration, il n’avait pas d’analyse forte ni même d’idéologie (comme celle qui a donné par la suite la théorie du grand remplacement), ou de mise en cause de l’islam comme cible privilégiée. Bien sûr, il y est hostile, mais cela ne va pas au-delà d’un rejet primaire, exprimé très vulgairement : il est « contre les Bougnouls », et rien de plus, il n’a rien théorisé.
Troisièmement, ce n’est pas un homme de pouvoir, mais de spectacle. Certes, il exerce un pouvoir impitoyable sur les siens, mais il n’aspire pas au pouvoir. Parvenir au second tour de l’élection présidentielle en 2002 lui a fait très peur, et c’était une grande déception, puisque son objectif fondamental, dicté par la vanité et le ressentiment, était de faire battre M. Chirac par M. Jospin.
La vraie nature de M. Le Pen, c’était un mélange de nostalgie, de goût du spectacle, et de provocation. Quand il est sur l’un de ces terrains, il se laisse aller, car il sait qu’il va faire parler de lui. Sa nostalgie est double : à la fois celle de Vichy, mais surtout celle de l’Algérie française. Rappelons qu’en 1958, à peu près 75% des Français sont acquis à l’Algérie française. À l’époque, les seuls à y être vraiment hostiles, ce sont quelques intellectuels (comme Raymond Aron), les électeurs communistes, et quelques socialistes (mais très peu). La décolonisation a créé dans une grande partie de l’électorat français un sentiment d’humiliation, qui sera le réservoir dans lequel J-M Le Pen puisera tout au long de sa carrière, et qui alimentera son propre racisme et son anti-gaullisme.
À part un indéniable talent oratoire et polémique, Jean-Marie Le Pen n’apporte donc rien de très marquant. Et pourtant, sa position a « fait des petits » : le RN est désormais le premier parti de France, et sa candidate Marine Le Pen fait pour le moment figure de favorite pour la prochaine élection présidentielle. On assiste donc à des chiasmes : alors que Marine Le Pen fait des efforts constants (et plutôt réussis) pour sortir de l’ombre portée de son père, l’époque, elle, restitue l’opposition aux valeurs, au droit, à la civilisation, le rétablissement du racisme, de l’antisémitisme que portait Jean-Marie Le Pen.

Philippe Meyer :
Dans la montée de M. Le Pen et de ses idées, il ne faut pas oublier de mentionner le rôle des médias, et notamment de la télévision. En effet, le « pugilat » faisait recette, et le ton ostensiblement méprisant avec lequel certains éditorialistes s’adressaient à lui a sans doute beaucoup contribué à sa progression. Pour finir, un souvenir personnel, qui me parait révélateur du genre d’homme qu’il était. J’avais fait son portrait politique sur France Inter, en sa présence, et je lui avais dit : « M. Le Pen, vous prônez la préférence nationale, mais vous n’y croyez visiblement pas, sinon vous ne mettriez pas votre argent en Suisse ». Furieux, il m’avait menacé de poursuites judiciaires, menaces qu’il n’a jamais mises à exécution …

TRUMP + MUSK = ?

Introduction

Philippe Meyer :
Avant même son investiture le 20 janvier prochain Donald Trump déclenche les polémiques, en affirmant que le Canada est un possible « 51ème État », en n'excluant pas l'usage de la force pour annexer le Groenland - un territoire semi-autonome qui appartient au Danemark -, en souhaitant renommer le Golfe du Mexique « Golfe de l’Amérique », ou en envisageant que « le canal de Panama soit restitué aux États-Unis ». Tensions en interne également : les États-Unis ont échappé in extremis au risque d’un shutdown – un arrêt temporaire des activités gouvernementales non essentielles -, faute de financement de l’État fédéral, en défiant les souhaits de Donald Trump et d’Elon Musk, nouveau perturbateur de la vie politique américaine. Au lieu de voter des législations séparées comme le préféraient les élus républicains, Trump aurait l'intention de faire voter une « méga-loi » MAGA (« Make America Great Again ») comprenant ses mesures prioritaires : réforme de la fiscalité, de l'immigration et de la politique énergétique. Le passage de cette loi devrait dominer les premiers mois de son mandat. La question des visas H-1B, destinés aux travailleurs hautement qualifiés a également déclenché des crispations entre les représentants historiques du mouvement MAGA, souvent nativistes et hostiles à l'immigration, y compris légale, et les « néo-MAGA », libéraux et soucieux avant tout d'efficacité. Elon Musk, lui-même né en Afrique du Sud et bénéficiaire de ce visa, a pris fait et cause pour ces visas qui attirent aux États-Unis les ingénieurs les plus talentueux venus du monde entier. Ces tensions se sont calmées après que Trump a choisi son camp en se rangeant auprès de Musk.
L’homme le plus riche du monde ne quitte plus Donald Trump depuis la campagne électorale, qu’il a contribué à financer à hauteur d’un quart de milliard de dollars. Son installation à la direction du « DOGE » (Département de l'Efficacité gouvernementale), en tandem avec l'entrepreneur anti-woke, climatosceptique et ultra-conservateur Vivek Ramaswamy promet, elle aussi, d'être fracassante. L'inspiration doctrinale est moins celle des libertariens, réclamant toujours moins d'État pour restaurer la liberté, que celle de la « révolution » néo-conservatrice reaganienne. L'objectif affiché est de privatiser l'État fédéral, de le dépecer et in fine de le transformer en entreprise. Parmi les chantiers du quasi-ministre Musk, des plans de suppression d'emplois massifs, une dérégulation tous azimuts et une coupe dans les dépenses publiques de 2.000 milliards. Ces sabrages concerneraient l'éducation, les retraites, l'audiovisuel, le planning familial, etc. L'implication du milliardaire américain dans la politique européenne se fait toujours plus nette, comme son soutien aux droites radicales. Fin décembre, Elon Musk a ainsi apporté un soutien clair et sans ambiguïté à Alternative für Deutschland (AfD), le parti d'extrême-droite allemand, après avoir traité Olaf Scholz d'« idiot incapable ». Au Royaume-Uni, il réclame de nouvelles élections et offre de financer le parti populiste de Nigel Farage, grand rival des conservateurs.

Kontildondit ?

Richard Werly :
La somme de Donald Trump et d’Elon Musk, c’est d’abord un récit, et un slogan, qui est passé de « Make America Great Again » à « L’Amérique est la meilleure ». C’est le refrain entonné par Donald Trump, à qui Elon Musk a fourni une crédibilité, faite de prouesses technologiques et économiques. J’avais négligé cet aspect, mais pour avoir passé du temps aux Etats-Unis pendant la campagne présidentielle, je puis vous dire que j’ai entendu ce refrain partout, et tout le temps. Bien sûr, « la meilleure » si l’on en reste à certains faits, sans creuser beaucoup. Dans ce cas, c’est l’Amérique qui va retourner sur la Lune, coloniser Mars, et tout cela avant les Chinois …
C’est ensuite un projet. Et un projet prédateur pour tous les autres pays. L’Amérique doit maintenir son avance technologique à tout prix, donc on conquiert les terres rares du Groenland. Elle doit rester la meilleure sur le plan militaire et diplomatique, donc on brutalise tous les pays alliés jugés fragiles, à commencer par le Royaume-Uni, qu’on entend faire rentrer dans le rang. Enfin, il faut que l’Amérique soit la meilleure sur le plan commercial, et pour cela, il y a les fameux tariffs, dont tous les économistes prédisent qu’ils seront très compliqués à mettre en place.
Enfin, l‘addition de Trump et de Musk aboutit à une forme de guerre civile américaine. Pas entre des États, mais du peuple contre les élites. C’est à dire les bureaucrates, les hauts fonctionnaires, les élus accrochés depuis longtemps à leur siège, tous les notables : intellectuels, professeurs d’université, etc. Ce sont les cibles désignées. Pour les invectives, mais pas seulement. Elon Musk a une liste de noms, de tous ceux qu’il entend chasser de la NASA et de l’appareil militaro-technologique américain.
Et le pire dans tout cela, c’est que cela va donner des résultats. Le cynisme absolu, l’autoritarisme et le talent médiatique de l’un, combiné aux ressources et à la créativité de l’autre, vont forcément produire des résultats.
On se demande comment tout cela pourrait tenir, après les coupes énormes prévues. Grâce à l’intelligence artificielle. Une fois que le ménage est fait, on remplace tous ces hauts fonctionnaires par des robots. Cela a l’air délirant, mais j’ai entendu tout cela. C’est ainsi qu’on entend gérer l’Amérique, qui restera de toutes façons la meilleure, dans la mesure où on aura cassé les rotules de tous les concurrents gênants.

Béatrice Giblin :
Le type d’association entre Trump et Musk est assez inédit. Certes, les grands entrepreneurs américains ont toujours su se faire entendre du pouvoir, mais cette fois-ci, le contexte est particulier. D’abord, M. Musk est l’homme le plus riche du monde (sa fortune personnelle dépasse le PIB de l’Afrique du Sud), et son influence sur les réseaux sociaux est gigantesque. Mais les deux hommes ont chacun un ego énorme, ne sont pas connus pour leurs propos modérés, on peut donc raisonnablement s’attendre à ce que cela fasse des étincelles s’ils sont en désaccord.
Prenons l’exemple de la Chine. La plus grosse usine Tesla est à Shanghai, le lithium est indispensable aux batteries des voitures électriques, et les Chinois ont la mainmise sur le traitement du lithium. Autrement dit, Elon Musk a besoin de bonnes relations avec Pékin. Or Donald Trump a fait de la lutte avec la Chine l’une de ses priorités.
J’ai du mal à évaluer les convictions d’Elon Musk. Il était Démocrate sous Obama, il est désormais l’un des plus fervents anti-wokistes de la planète … Quel est le fondement de tout cela ? Ce qui est certain, c’est qu’on a affaire à deux egos surdimensionnés, et à deux personnalités imprévisibles. Musk se dit opposé aux lourdeurs étatiques, mais il n’a pas la reconnaissance du portefeuille, car la réussite de SpaceX est largement due aux contrats gouvernementaux. Certes, il obtiendra peut-être des taxes douanières très dures contre les véhicules chinois, ce qui lui permettra de mieux écouler les siens, mais cela entraînera forcément des ripostes de Pékin …
Il ne faut pas désespérer complètement, il existe des contre-pouvoirs aux Etats-Unis, ainsi qu’une opposition. Vouloir tout déréguler ne se fera pas sans résistance. Le pire n’est jamais sûr.

Nicolas Baverez :
On savait que l’année 2025 serait placée sous le signe de Trump, mais on avait sous-estimé l’importance qu’allait prendre Elon Musk. On parle désormais d’un duo à la tête des Etats-Unis. Ce qui est surprenant, c’est qu’on attendait de Trump du protectionnisme et de l’isolationnisme, or avant même d’arriver dans le bureau ovale, il est en train de redessiner la carte du monde autour de l’impérialisme, de l’ingérence sur les alliés, et pas du tout du soutien des classes moyennes ou populaires mais au contraire d’un club de milliardaires.
Trois chocs spectaculaires ont déjà eu lieu. D’abord, la demande de prise de contrôle sur le Canada, le Groenland et Panama. Ensuite, les ingérences directes d’Elon musk au Royaume-Uni et en Allemagne. X vient de publier le congrès de l’AfD, faisant 4 millions de vues, alors que le le site de l’AfD n’en compte que 400.000 … et il n’est pas impossible que Musk donne au parti de Nigel Farage 100 millions de dollars, alors que la totalité des dons aux partis britanniques n’a pas dépassé 50 millions de livres en 2024. La force de frappe est donc absolument colossale. Enfin, toute la big tech, qui était démocrate (et détestait Musk) s’est alignée derrière le duo Trump/Musk en l’espace de dix jours : Apple, Meta, Amazon, OpenAI.
La situation est donc tout à fait inédite. On a le retour de l’hyperpuissance américaine, mais contrairement à 1945, cette hyperpuissance est désormais déconnectée de la démocratie. À présent, c’est l’union entre un despote, des milliardaires, et de la technologie. Le despote fera fi des contrepouvoirs, et les milliardaires et la technologie sont décidés à aller aussi loin qu’ils le pourront. Le pouvoir aux États-Unis est désormais oligarchique, et sa structure devient poutinienne. Il n’y a pas si longtemps, l’adversaire désigné était la Chine, mais pour le moment, toutes les cibles des Etats-Unis sont des pays alliés, même les plus proches (Royaume-Uni et Canada). Cette structure intellectuelle est celle de Vladimir Poutine : Trump est en train de nous expliquer qu’il y a un étranger proche des USA (Canada, Panama, Groenland) auquel personne n’a le droit de toucher, et dont on va s’assurer le contrôle. C’est un raisonnement de sphère d’influence, qui n’exclut pas le recours à la force. Il n’y a donc plus de respect de la souveraineté nationale, ni des frontières, c’est le monde de Poutine, de Xi, d’Erdogan.
En ciblant le Groenland, Trump teste la réponse de l’Europe. Et pour le moment, cette réponse est : « servez-vous ». Les Danois ne sont même pas considérés, Olaf Scholz se fait insulter sans même répondre, Keir Starmer panique, et Kaja Kallas se contente de rappeler que « les Etats-Unis restent l’allié privilégié de l’Europe ». Et parallèlement aux tentatives de division, le duo met sur un piédestal Mme Meloni.
C’est une grande leçon pour l’Europe. L’idée de l’UE, selon laquelle elle va réguler l’IA et le numérique alors qu’elle n’a aucun acteur dans ces secteurs, qu’elle va prendre le leadership de la transition écologique alors qu’elle n’a aucun acteur industriel est une chimère complète. Comment réguler des secteurs dans lesquels on n’a aucun poids ? Sans compter la dépendance européenne en matière de Défense. Les Etats-Unis de MM. Trump et Musk vont nous faire payer tout cela au prix fort.

Jean-Louis Bourlanges :
Le président Zelensky a dit il y a quelques jours qu’avec Trump venait une grande imprévisibilité. Il en tirait l’espoir que les promesses d’abandon de l’Ukraine ne seraient pas tenues. Je crois qu’il a à la fois raison (Trump est imprévisible) et tort, parce que rien de ce qu’il déclare en ce moment n’avait été annoncé pendant la campagne présidentielle. Autrement dit, tout porte à croire que sa présidence sera bien pire que tout ce que l’on pouvait craindre.
Pierre Haski l’a formulé assez justement : on s’est demandé pendant quelques mois si l’élection de Trump se traduirait par une baisse de la protection américaine de l’Europe, mais nous n’avions jamais envisagé que ce serait lui qui nous ferait la guerre. Or objectivement, c’est ce qui est en train d’arriver avec les menaces étant sur le Groenland : des traités de solidarité en cas d’agression nous lient au Danemark, même si l’agresseur est aussi un membre de l’OTAN. Ne nous leurrons pas : la situation est réellement hallucinante. Ce qui est en train de se passer est un choc de première grandeur pour le monde, pour l’Europe, et pour la France. C’est la ploutocratie absolue qui règne désormais. Le conflit d’intérêts n’est plus une anomalie ou une exception, il est devenu le moteur de la constitution de l‘équipe de Donald Trump. Les gens au pouvoir ont des intérêts bien précis à défendre, et ils disposent de compétences et de permis sans précédent pour faire exactement ce qui leur chante. L’État de droit est totalement oublié. Le principe de la souveraineté, qu’il s’agisse du droit des peuples à s’auto-déterminer ou de la reconnaissance des États souverains, est ignoré par les USA, exactement comme il l’est par M. Poutine, ou M. Xi. L’État-providence, c’est-à-dire la prise en compte des intérêts des pauvres gens, est totalement décrédibilisé et ignoré. Quant au problème écologique, au moment même où Los Angeles est en train de brûler dans des conditions effroyables, on continue de clamer que le dérèglement climatique est une vaste blague.
Sur le plan géopolitique, comme l’expliquait Nicolas, il devient très difficile de faire la différence entre la mentalité de Trump et celle de Poutine. Sur le plan des partis politiques, le principal conseiller du président Trump met en cause des chefs d’Etat ou de gouvernement légitimement élus, dans des pays indiscutablement démocratiques : le Royaume-Uni, la Norvège, l’Allemagne … Tout cela au profit de gens épouvantables constituant l’extrême-droite de ces pays. On est donc dans une négation totale de tous les principes qui ont régi le monde occidental depuis la fin de la seconde guerre mondiale, ceux de Truman, d’Eisenhower …
Face à un tel effondrement, que peut-on faire ? Béatrice a raison de rappeler que tout n’est pas fini, et qu’il y aura des mouvements de résistance. Après tout, Trump n’a recueilli que 1,5% de voix de plus que Kamala Harris, il n’a donc pas le soutien d’une grande majorité de la population américaine. Mais il y a tout de même de quoi être inquiets. Car nous sommes dans la même situation que Churchill dans son discours passé à la postérité, celui de la « plus belle heure » du Royaume-Uni (« the finest hour »), où il dit que les Britanniques sont les seuls à défendre la civilisation, tout ce en quoi nous croyons, qu’ils doivent mener le combat le plus décisif, à l’enjeu le plus élevé, seuls. Et Churchill dans un formidable élan d’optimisme prophétique, déclare que cette heure la plus sombre est aussi la plus belle. L’Europe est dans la même situation. Mais est-ce que les Européens sont capables d’un tel sursaut ? Cela paraît mal parti, à voir le communiqué parfaitement abject que vient de publier la Commission européenne suite aux menaces de Trump : « il a parfaitement le droit d’être d’extrême-droite, etc. » Mais où sont nos valeurs ? Où est l’engagement pris par Schuman, par Blum, par Adenauer, par l’ensemble des démocrates-chrétiens, des socialistes, des gaullistes, au service de valeurs communes ? Tout cela est oublié, ignoré, balayé. Nous sommes dans la situation décrite par Churchill ; l’avenir de tout ce que nous avons de meilleur est en train de se jouer en ce moment même, et la partie semble très mal engagée.

Les brèves

Hillbilly élégie

Philippe Meyer

"Je voudrais recommander la lecture du livre d'un personnage qui a un peu disparu à la faveur de la montée d’Elon Musk, le vice-président élu James David (J.D) Vance. Hillbilly élégie, disponible en poche, n’est pas l’œuvre d’un styliste ni d’un penseur politique, mais c’est peut-être le livre qu’aurait pu écrire un de ces gilets jaunes, qui ne sont pas que l’apanage de la France. (Lapsus significatif de cette lecture, j’avais d’abord écrit Hillbilly énergie). C’est aussi le livre d’un homme qui pourrait être appelé à succéder à Donald Trump avant le terme de son mandat si l’âge ou surtout la violence dont il a été par deux fois le rescapé ne venait à éliminer celui qui a à maintes reprises mis les règles cul par-dessus tête."

Une sacrée envie de foutre le bordel : entretiens avec Jean-Louis Missika

Richard Werly

"J’ai voulu m’intéresser à ce que nous avons de plus comparable à Elon Musk en France : l’entrepreneur Xavier Niel. J’ai donc lu ce livre d’entretiens avec Jean-Louis Missika, que je vous recommande, car il est éclairant sur le parcours du PDG de Free, et surtout de ce qui le différencie de Musk, outre les caractères, la taille des fortunes ou la dimension des marchés touchés : Niel n’est pas en guerre. Certes, il construit sa fortune et son empire technologique et commercial contre ses concurrents, et sur la ligne jaune de la légalité, mais il reste dans le jeu de la légalité et du capitalisme. Musk est au contraire bel et bien en guerre contre une partie de la société, qu’il estime décadente."

Des mots et des actes : les belles-lettres sous l'Occupation

Jean-Louis Bourlanges

"Je vous recommande ce livre de Jérôme Garcin, qui tente de répondre à la question de Proust (dans « contre contre Sainte-Beuve ») : une œuvre est-elle indépendante de la vie de l’auteur qui l’a produite ? Garcin a longtemps pensé que oui, mais a fini par changer d’avis, et dans ce livre il situe un ensemble d’écrivains dans l’histoire de l’Occupation, et c’est un festival, ou quelques héros côtoient des collaborateurs assez ignobles, comme Paul Morand ou Robert Brasillach … Doit-on pour autant ne plus les lire ? Je crois une non. De Gaulle avait raison de condamner Brasillach en tant que figure intellectuelle, en tant que chef, ayant entraîné dans son sillage nauséabond des milliers de gens. Mais quand ils ont du talent (et dans le cas de Morand c’est incontestable), il faut continuer de lire les écrivains, car comme le disait Blaise Pascal : « cela est d’un autre ordre »."

L’arctique russe, un nouveau front stratégique

Béatrice Giblin

"Je vous recommande ce petit livre écrit par Jean Radvanyi, géographe et excellent connaisseur de la Russie, et Marlène Laruelle, politologue enseignant aux Etats-Unis et spécialiste de la Russie. La collection des Carnets de l’Observatoire propose un éclairage informé et accessible à tous sur des sujets géopolitiques. Nous avons parlé du Groenland aujourd’hui, et ce livre vous expliquera très clairement ce que représente l’Arctique pour la Russie, ses enjeux économiques (un quart de sa production d’hydrocarbures), historiques et stratégiques."