CENSURE : À QUOI ONT JOUÉ GOUVERNEMENT ET PARTIS ?
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
L’Assemblée nationale a adopté mercredi soir une motion de censure par 331 voix, la majorité absolue étant de 289 voix, en réponse au déclenchement de l’article 49.3. Le gouvernement Barnier, le plus éphémère de la Ve République est tombé, moins de trois mois après sa nomination. Une première depuis 1962. « Le Premier ministre a remis jeudi la démission de son gouvernement au président de la République qui en a pris acte », a fait savoir l’Élysée.
Au préalable, le Premier ministre avait assumé d’engager une phase de négociation avec les formations qui acceptaient d’entrer dans le jeu. Il était difficile de satisfaire les différents partis compte tenu de leurs différentes lignes rouges : tandis que le Rassemblement national (RN) ne voulait pas que le prochain budget lèse les classes populaires, Les Républicains refusaient d'augmenter les impôts, le Nouveau Front populaire (NFP) réclamait des impôts supplémentaires pour les plus riches et pas de nouvelle loi immigration, les macronistes exigeaient que les allègements de charges accordés aux entreprises ne soient pas remis en cause. Plus Michel Barnier lâchait de concessions pour dissuader les parlementaires de faire tomber son gouvernement, plus ils en rajoutaient. Pour s'acheter la grâce de Marine Le Pen, il s'est résigné à réduire les prix de l'électricité et à raboter l'aide médicale proposée aux sans-papiers. Mais elle a exigé ensuite que les médicaments soient mieux remboursés et que les pensions de retraite soient encore plus revalorisées. Sous la pression, le gouvernement est allé jusqu'à revenir sur la baisse du taux de remboursement des médicaments en 2025, l'une des dernières demandes de Marine Le Pen. Insuffisant, tant les exigences du RN semblaient s'échelonner à mesure que l'exécutif se montrait prêt à des concessions.
La cheffe de file des députés RN espère s'être adressée en priorité à son électorat favorable à la chute de l'exécutif, mais elle prend le risque d'abandonner sa posture de parti de gouvernement dans sa conquête de nouveaux électeurs. En censurant, l'extrême droite a pris le risque d'affaiblir sa posture de parti de gouvernement dans une partie de l'opinion, notamment chez les retraités et les catégories supérieures diplômées, inquiets d'une forme d'instabilité.
Selon un sondage de l'Ifop publié le 28 novembre, 53% des électeurs souhaitaient que la censure soit votée contre le gouvernement. La France est désormais sans budget, sans gouvernement, sans majorité à l'Assemblée nationale et dirigée par un président impopulaire.
Jeudi soir, Emmanuel Macron a annoncé la nomination prochaine d’un nouveau Premier ministre à la tête d’un gouvernement d’intérêt général excluant le RN et LFI, et il a assuré qu’il exercerait son mandat jusqu’à son terme constitutionnel.
Kontildondit ?
Richard Werly :
Je reviens d’un long séjour aux Etats-Unis, et j’étais persuadé que la crise politique américaine n’avait aucun équivalent en Europe. Or je découvre une France en crise, davantage même que les Etats-Unis, puisqu’à présent là-bas les électeurs ont tranché. Cette crise se résume à quatre lettres : « B, B, M et M ». « B » pour « Barnier » et « Budget », et « M » pour « Macron » et pour « Majorité ».
« Barnier », d’abord. Je faisais partie de ceux qui pensaient qu’il pouvait y arriver, pour l’avoir côtoyé à Bruxelles, connaissant ses talents de négociateur, l’intégrité du personnage, son caractère et ses positions. Je pensais qu’il arriverait à slalomer sur les pentes glissantes de la politique française. La réalité, c’est qu’il a présumé de ses forces, de sa capacité à convaincre, et à pacifier le RN. Ce dernier point était d’ailleurs sans doute un mauvais choix : peut-être aurait-il mieux fait d’essayer de pacifier d’autres partis … En tout état de cause, Marine Le Pen, en pleine procédure judiciaire (elle est accusée de détournement de fonds publics par l’utilisation d’assistants du Parlement européen), a donc tranché : elle a choisi d’éliminer Michel Barnier. Au passage, c’est aussi une joli coup anticipé, car si Michel Barnier avait réussi, il aurait sons doute été un recours crédible pour la droite française, coupant l’herbe sous le pied du RN. Peut-être que cela ne mettra pas fin à d’éventuelles ambitions présidentielles du Premier ministre démissionnaire, mais pour le moment, la séquence Barnier est finie.
« Budget », ensuite. C’est un problème redoutable. Le président Macron a annoncé une loi spéciale, permettant de reconduire dans un premier temps les dépenses de 2024. Ce qui est intéressant, c’est qu’il l’a fait comme s’il était Premier ministre ... Le président se permet donc de dicter la conduite des prochaines semaines à la place du gouvernement. Mais savoir que la France n’est pas capable d’adopter un budget dans un contexte de déficit public et d’endettement record est problématique : il n’y a pas de consensus politique autour d’une question décisive : comment on gère ce pays, et quel avenir économique on entend lui donner. On connaît la position de M. Macron : l’attractivité et la compétitivité. Visiblement, il est seul sur ce terrain.
Cela nous amène à « Macron ». Si vous interrogez les Français sur le principal responsable de la crise politique actuelle, ils répondent très largement Emmanuel Macron. En tant que Suisse, cela me laisse un peu perplexe, puisque la dissolution est venue d’un geste démocratique. Mais clairement, le contexte (et notamment le moment) n’était pas propice. Il est donc responsable de la crise aux yeux de tous, mais il refuse d’endosser cette responsabilité, comme son allocution télévisée de jeudi soir l’a montré. Au pire, on n’a pas « compris » son action, mais il estime n’avoir rien à se reprocher. Il y a donc un problème Macron, qui va durer les 30 prochains mois.
« Majorité », enfin. Il paraît très clair qu’il n’y en aura pas dans ces 30 prochains mois. Des accommodements de circonstance au mieux. Le chantage exercé sur le PS (car c’est bien de chantage qu’il s’agit), sur le thème : « vous êtes un parti de gouvernement, vous devez vous montrer raisonnable » durera un certain temps, mais pour le moment, je ne vois aucune convergence de vue sur la façon de diriger le pays dans des circonstances particulièrement difficiles. Structurellement, c’est très inquiétant.
Lucile Schmid :
Michel Barnier, par son style, par la forme, nous a fait regretter le vieux monde politique, l’époque où les gens se parlaient sans s’invectiver, une manière de s’adresser poliment aux personnes, fussent-elles de l’autre côté de l’échiquier politique. Je crois que cela a plu aux Français, et leur a fait réaliser tout ce que leur vie politique avait perdu en termes de posture, mais aussi de contenu, de capacité à garder son calme. Là-dessus, il y a indéniablement une carte à jouer sur le plan électoral. J’ignore tout des intentions et des ambitions de Michel Barnier, mais il y a quelque chose autour du style qui à mon avis ne comptera pas pour rien lors de la prochaine élection présidentielle.
A propos des responsabilité des uns et des autres dans cette motion de censure, nous voyons bien que la haine qu’inspire désormais Emmanuel Macron nous empêche d’une certaine manière d’explorer la question des responsabilités collectives : il est commode de tout lui faire porter, cela évite d’examiner les responsabilités des autres élus et des partis. Il ne s’agit pas de nier la responsabilité du président de la République dans la crise actuelle, mais que cela ne nous fasse pas croire qu’il est le seul responsable. Le jeu des partis politiques à l’Assemblée nationale est à tout le moins décevant. J’ai toujours entendu dire que la Constitution de la Vème République était plastique, permettant à la fois un régime parlementaire et un régime présidentiel, or aujourd’hui, on voit bien que le comportement des acteurs favorise un régime présidentiel sans issue. Michel Barnier prétend que le NFP a refusé de discuter. J’ignore si c’est vrai, mais en tous cas, la façon dont chacun s’est arc-bouté sur ses positions, avec l’idée que ce qui s’est passé cet été méritait une « vengeance », est un problème. Je crois que M. Barnier a commis une erreur dans son rapport à LR et Laurent Wauquiez, mais il y avait tout de même une ouverture à faire à la gauche, certes compliquée par le fait que le NFP n’a de « front » que le nom, car il est en réalité plus fracturé que jamais.
Les responsabilités sont donc collectives. Aujourd’hui, les députés des différents partis sont-ils capables d’imaginer des scénarios plus créatifs que la bataille rangée ? Je rappelle que dans d’autres démocraties, en Allemagne, au Royaume-Uni, on arrive à trouver des façons de travailler ensemble. Boris Vallaud, chef du groupe socialiste, a proposé un accord de non-censure. Il y a des manières de dire qu’on va au gouvernement ou pas, qu’on soutient ou pas … Mais cela demande une certaine forme d’acculturation, qui fait défaut : nous en sommes à un point où ne pas être au gouvernement semble signifier la motion de censure immédiate. Par ailleurs, on doute que le NFP réussisse à éclaircir sa situation interne, car cela signifierait que certains députés perdraient leur siège. Quand on voit que des gens comme François Bayrou, qui réclame de très longue date la proportionnelle, un mode de scrutin qui intéresse aussi Mme Le Pen ou les écologistes, on se dit que notre vie institutionnelle a besoin d’un redémarrage … M. Bayrou appartient lui aussi au vieux monde politique, c’est quelqu’un d’habitué à être minoritaire …Paradoxalement, l’heure a rarement été aussi propice au « en même temps ». Combien de temps continuera-t-on à se mettre dans la main du RN ? Car cette séquence politique ne profite qu’à Mme Le Pen, et c’est un immense problème pour notre démocratie.
Nicolas Baverez :
La situation de la France est sans précédent depuis 1958. Le président de la République est en apesanteur complète, totalement délégitimé et ayant perdu tout sens de sa mission, puisqu’il est garant des institutions, et il semble au contraire avoir entrepris de les détruire. On se retrouve donc avec une absence de majorité, une absence de gouvernement, et une absence de budget.
331 députés ont censuré Michel Barnier ce 4 décembre 2024. Le 5 octobre 1962, c’était 280 (sur 480 à l’époque) députés qui avaient censuré le gouvernement de Georges Pompidou. Rappelons que cela faisait suite à une annonce par le général de Gaulle d’une révision constitutionnelle sur l’élection du président de la République au suffrage universel direct. Que s’était-il passé après ? Dissolution le 9 octobre, référendum le 28 octobre, adoption de la révision constitutionnelle par 62,3% des voix, élections législatives en novembre, et 268 députés favorables au président de la République. Ce qui est intéressant dans cette séquence, et qui nous montre bien qu’Emmanuel Macron est le seul responsable de la situation présente, c’est qu’en 1962, la dissolution suivait la motion de censure. Ici, elle l’a précédée. A l’époque, la dissolution servait à dénouer la crise politique ; ici, elle en est à l’origine. C’est une inversion complète de la logique des institutions. Le seul point commun, c’est que cela va sans doute marquer la fin d’une classe dirigeante. En 1962, c’était Paul Reynaud qui avait prononcé le discours pour faire tomber Pompidou, ainsi que toute la classe dirigeante des notables de la IIIème et IVème République. Avec Emmanuel Macron, ce sera sans doute la fin de la technocratie de la Vème République. Mais ne nous y trompons pas : le premier ingénieur du chaos, c’est bien M. Macron. Même s’il est vrai que les autres acteurs ont surenchéri : Michel Barnier a accouché d’un budget qui était un monstre, je ne sais pas comment il a pu accepter de se faire refiler un « machin » pareil par la technocratie de Bercy. Augmentation des impôts de 2% du PIB, dans un pays où les recettes fiscales atteignent déjà 52%, pas un euro de baisse des dépenses, massacre de l’agriculture, de l’automobile, de l’aéronautique, de l’immobilier, augmentation du coût du travail et de l’électricité … C’était ahurissant. Puis ç’a été l’alliance des monstres (les deux extrêmes), bref on a un concours d’irresponsabilité généralisée.
Pendant ce temps, le reste du monde ne nous attend pas, et la crise non plus. L’un des facteurs que je trouve intéressant est la vitesse de la réaction de la société et de l’économie française. On avait un budget dont le contenu exact n’était pas connu, dont nous ne savions pas s’il allait être voté, et pourtant l’ajustement s’est fait à toute allure : il n’y a plus un investissement, plus une embauche, les capitaux étrangers fuient, et le taux d’épargne est instantanément monté à 19%. Autant d’indicateurs dont la classe politique française se fiche éperdument.
Aujourd’hui l’économie française est asphyxiée, une crise financière dont personne ne parle a démarré, le président de la République n’a pas eu un mot pour la dette jeudi soir. Sur le plan diplomatique, on constate aussi une déconsidération complète, avec Mme von der Leyen allant signer le traité du Mercosur, ou le Sénégal et le Tchad qui dénonçant les accords de Défense. Il y a un affaissement incroyable de la France, mais le président de la République continue de parader devant Notre-Dame, alors qu’il a créé un champ de ruines.
Évidemment, nous aurons un nouveau Premier ministre, et évidement sa durée de vie sera sans doute très courte. Il va falloir trouver des expédients budgétaires à coups de lois spéciales, mais derrière tout cela, on voit très clairement une fin de cycle. Le modèle de la décroissance à crédit est terminé, même si personne n’accepte pour le moment de discuter de la suite. Quant à la monarchie présidentielle, Emmanuel Macron l’a tuée.
Les deux vraies questions qui vont se poser aux Français sont donc : va-t-on essayer de régler notre situation par nous-mêmes, ou passerons-nous sous la tutelle du FMI et de l’Europe ? Et si sursaut il y a, se fera-t-il à l’intérieur des institutions républicaines, ou passera-t-on par une expérience populiste ou autoritaire ?
Nicole Gnesotto :
Il est vrai que quand on regarde la gravité des problèmes mondiaux, puis qu’on tourne son attention vers les débats micro-narcissiques des députés français, il y a de quoi être pris d’un certain vertige. Sur la question des responsabilités, je fais partie de ceux qui pensent que le prédisent Macron a eu tort de dissoudre l’Assemblée nationale sur la base d’un mauvais score aux élections européennes. Cela n’avait rien à voir, et c’était une vraie faute.
Pour autant, il ne faut pas enterrer Emmanuel Macron trop vite. Je crois que les deux égéries du chaos, Mmes Panot et Le Pen, devraient faire attention : dans un tel état de décomposition du paysage politique, le président de la République va apparaître de plus en plus comme un rempart, le seul garant de la continuité des institutions. Je pense qu’Emmanuel Macron est loin d’avoir dit son dernier mot.
J’ai toujours eu du mal à comprendre la stratégie du RN, mais en ce moment, c’est encore plus flou. Il y a eu trois temps : d’abord, une opération de normalisation du parti, visant à lui donner une image respectable, sérieuse, face aux idioties de ses rivaux d’extrême-gauche. Ensuite, depuis trois mois, une phase de chantage sur le gouvernement de Michel Barnier, avec des demandes toujours plus énormes. Enfin, troisième volet de la stratégie : le coup de poignard dans le dos. Un assassinat pur et simple du Premier ministre, en votant la censure. Pourquoi avoir agi ainsi ? Il y a plusieurs possibilités. Peut-être que Mme Le Pen s’attend à être condamnée par la justice, et que face à la perspective d’être inéligible, elle opte pour la terre brûlée. Ou alors, elle veut être la faiseuse / défaiseuse de rois, se posant en pivot de la vie politique française. Mais ce faisant, elle entre dans deux contradictions potentiellement très coûteuses : d’une part, le budget n’étant pas voté, les agriculteurs, qui sont dans une situation particulièrement intenable, n’auront aucune des compensations qui leur avaient été promises. Or la base électorale de Mme Le Pen est rurale. D’autre part, son image de parti gouvernemental sérieux est passablement écornée : en votant la censure, elle se pose en partisane du chaos.
Je ne suis pas aussi inquiet que Nicolas sur la possibilité d’un scénario autoritaire. Je pense que le président de la République peut profiter de tout cela pour apparaître comme un protecteur face au chaos (qu’il a lui-même créé, j’en suis consciente).
Richard Werly :
Je crois qu’on ne se rend pas encore compte en France de la différence entre le constat et la perception. Le constat, c’est ce que nous faisons en ce moment : détailler et analyser des problèmes, de façon aussi factuelle que possible. La perception de ces problèmes est une tout autre histoire, car les filtres sont très nombreux : réseaux sociaux, actualité du moment, etc. Et je persiste à penser que pour une majorité de Français, le responsable de la crise actuelle, ce n’est pas Mme Le Pen, c’est M. Macron. Je ne dis pas que ce soit entièrement justifié, mais c’est ainsi.
Il reste trente mois de mandat à Emmanuel Macron. C’est assez long pour des retournements de situation, mais quels projets peut-il bien avoir ? Qu’a-t-il d’autre à faire que de se protéger ? Quel projet a-t-on pu détecter dans sa déclaration de jeudi soir ? Absolument rien. Rien sur la dette en effet, presque plus rien de la place de la France dans le monde, plus rien sur l’attractivité et la compétitivité (alors que c’était indéniablement ses marottes) … Bref : à quoi sert Emmanuel Macron aujourd’hui ? C’est la question que se posent beaucoup d’électeurs. Quand on commence à se poser cette question à propos du président dans un système politique présidentiel, c’est qu’il y a un grave problème …
Lucile Schmid :
Mais le régime n’est pas que présidentiel. Nicole nous dit qu’Emmanuel Macron peut se refaire, et Richard qu’il ne sert à rien. Mais il y a un sujet de huis-clos parlementaire. Emmanuel Macron a été omniprésent, puis a soudainement disparu, avant de revenir jeudi soir en tenant un discours martial. Le parlement semble saisi de folie, avec un réel problème de la « dépression du jour d’après » : car je crains qu’il ne suffise pas que les socialistes disent qu’ils vont participer au gouvernement pour que tout s’arrange … Comment retrouver une vie politique normale à un moment où les défis sont si grands ? Car il s’agit de rassurer : le taux d’épargne qui s’envole est le signe d’une grande peur, on réagit comme si c’était la guerre. Comment faire atterrir la vie politique par rapport à la réalité des enjeux ? À la fois en élargissant le cercle, en regardant ce qui fonctionne ailleurs, qu’il s’agisse d’autres pays ou d’autres échelles (régions, municipalités). Il y a une vie politique française à deux vitesses : des choses intéressantes dans certains territoires, et un niveau national où ce n’est qu’éclats de voix et invectives. Car le personnel politique français n’est pas fait que de députés en train de voter des motions de censure. Moi qui ai été élue locale, je puis témoigner qu’il y a des personnes sérieuses et de bonne volonté. Comment refaire le lien avec le pays réel ? Comment rapprocher le constat de la perception ?
LA SYRIE SOUS PRESSION
Introduction
Philippe Meyer :
En quelques jours, les rebelles islamistes syriens se sont emparés de plus de territoire dans le nord-ouest de la Syrie qu'en treize ans de guerre civile. Depuis le 27 novembre, le groupe djihadiste Hayat Tahrir al-Cham et les factions rebelles alliées, a mis la main sur Alep, la deuxième ville la plus importante de Syrie. Il a ensuite pris Hama avec, en ligne de mire, la capitale, Damas. Même si elles ne sont pas majoritaires, certaines formations de rebelles proches d’Ankara participent à l’offensive d’Alep. Parmi elles, l’Armée nationale syrienne, un groupement d’une dizaine de factions, sans réelle unité idéologique mais partageant des sentiments très antikurdes et réunies par la Turquie depuis 2017. Alors que l’armée syrienne s’est débandée, le président Bachar el-Assad a promis d'utiliser la « force » pour éradiquer le « terrorisme ».
Jusqu’à présent, le régime syrien n’a tenu qu’en raison de l’aide de ses trois alliés : l’Iran, le Hezbollah et la Russie. Les djihadistes ont saisi le moment où le camp pro-iranien est affaibli par les coups que lui a portés Israël à Gaza, au Liban, et en Syrie. Israël, inquiet de voir le mouvement armé libanais développer avec l’appui logistique de l’Iran une plate-forme pour faire passer du matériel militaire et des hommes vers ses bastions au Liban, frappe librement ses ennemis en Syrie. Toutefois, le gouvernement israélien ne cherche pas à faire tomber le régime de Bachar : il lui suffit de pouvoir frapper à sa guise les installations du Hezbollah et de ses alliés en Syrie. La Russie, elle, occupée par sa guerre en Ukraine, n’a plus les mêmes ressources financières et humaines qu’au milieu des années 2010 à consacrer au soutien de Bachar el-Assad. Compliquant la donne géopolitique, la rébellion, et ses factions à la solde d’Ankara, s’est emparé de Tall, une localité sous contrôle kurde, près de la frontière turque.
La fulgurante offensive rebelle sur Alep met en lumière l’isolement et les faiblesses du régime de Damas avec lequel Recep Tayyip Erdogan et son gouvernement cherchent depuis deux ans, en vain, à négocier une normalisation diplomatique. Le président syrien a exigé à chaque étape des discussions le retrait des troupes turques dans le nord du pays et l’arrêt de la collaboration avec l’opposition syrienne. Deux termes qui ont toujours été non négociables côté turc. Avec le redéploiement de troupes russes sur le front ukrainien, le pouvoir turc espère lancer, comme il l’a annoncé à plusieurs reprises, une nouvelle offensive militaire dans le nord de la Syrie contre les forces kurdes. L’un des objectifs d’Ankara est également d’organiser le retour des quelque trois millions de réfugiés syriens que le pays accueille sur son territoire. En élargissant la zone contrôlée par les rebelles, Ankara espère augmenter ses chances d’accélérer le mouvement.
Dans un communiqué conjoint, les Etats-Unis, la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni ont appelé à la « désescalade » en Syrie.
Kontildondit ?
Nicole Gnesotto :
Pour resituer la question syrienne, je commencerai par trois rappels. Premièrement, on assiste à une recomposition de tous les équilibres stratégiques régionaux en même temps. En Europe, on voit bien que Vladimir Poutine veut remettre en cause l’ordre post-1989 ; en Afrique l’éviction de la France marque le début d’une nouvelle ère, dans la quelle la Russie et la Chine seront les acteurs prioritaires ; en Asie, ce ne sont que bruits de botte autour de Taïwan ; et au Moyen-Orient, il y a non seulement les conséquences de l’attaque du Hamas sur Israël le 7 octobre 2023, mais aussi ce nouvel épisode de décomposition de la Syrie.
Ce qui se passe en Syrie est une interconnexion des choses. Si je ne crois pas à l’existence d’un « axe du mal » entre la Russie, la Chine, l’Iran et la Corée du Nord, il faut tout de même reconnaître que les différents conflits sont liés. En Syrie, l’attaque des groupes terroristes contre Alep s’explique par les deux soutiens historiques du régime de Bachar el-Assad, le Hezbollah (proxy de l’Iran) et la Russie, tous deux en difficulté. Le Hezbollah étant affaibli au Liban, redéploie ses forces syriennes vers le Liban, quant à la Russie, l’Ukraine l’occupe trop pour qu’elle puisse contrôler la situation syrienne.
Enfin, la guerre ne fait que remplir un vide politique. Quand il n’y a pas de processus politique en cours dans les régions en conflit, il n’y a que la guerre perpétuelle. C’est ce qui se passe en Syrie aujourd’hui, et c’est pourquoi la Turquie ne cesse de réclamer le début de négociations politiques. Mais Israël devrait se dire la même chose : tant qu’il n’y aura pas de processus politique pour régler la question palestinienne, on n’aura que des morts et des destructions. Même chose à propos des Kurdes.
Si on replace la question syrienne dans ce contexte d’interconnexions géopolitiques, on peut se poser la question des éventuels gagnants du conflit en cours (si tant est que les informations dont on dispose soient fiables). Pour le moment, deux groupes terroristes mènent l’offensive. L’un est un succédané d’al-Qaïda et d’al-Nasra, purement djihadiste, mais ayant abandonné l’ambition mondiale pour se concentrer sur la Syrie et recréer un Etat islamiste en Syrie. Le second est une « armée de libération », soutenue par la Turquie. Les deux sont partis à la conquête d’Alep, et ont remis en cause les accords d’Astana, signés en 2018 entre la Russie et l’Iran d’un côté (les soutiens de Bachar el-Assad), et la Turquie de l’autre, qui contrôlait plus ou moins le Nord de la Syrie, où étaient les groupes terroristes. Le Hezbollah et la Russie sont indubitablement perdants en Syrie aujourd’hui, mais pour autant, peut-on dire que la Turquie et Israël sont gagnants ?
La stratégie d’Erdogan est simple. Avant tout, empêcher la création d’un Etat kurde au nord du territoire syrien. Rappelons que même si les Kurdes sont les alliés stratégiques des Etats-Unis, le président turc, bien que membre de l’OTAN, n’a pas cessé de les bombarder … Ensuite, sécuriser le plus de territoire possible pour pouvoir y placer les trois millions de réfugiés syriens retenus en Turquie (contre paiement de la part de l‘UE). Enfin, obtenir un accord avec Assad pour entamer un partage politique de la Syrie. Pour le moment, cette stratégie semble en bonne voie, M. Erdogan a en main le destin de la Syrie.
Quant à l’Etat hébreu, je pense qu’il est en train de perdre sur cette affaire. D’abord parce que ses alliés arabes sont mobilisés par la rue. L’Arabie Saoudite devient ainsi le plus grand défenseur de l’Etat palestinien. Ensuite, Israël est en train de perdre l’alliance avec la Turquie. Je pense qu’il faut faire très attention aux répercussions de ce conflit syrien, car il aura des ramifications sur la sécurité d’Israël et sur l’avenir de la Palestine. Pour le moment, l’avenir de la Syrie se décide en Turquie, et celui de la Palestine en Arabie Saoudite.
Nicolas Baverez :
Le pogrom géant du 7 octobre 2023 a des effets très puissants et très paradoxaux. Le Hamas a gagné politiquement et idéologiquement en Occident : il a réussi à déclencher une vague mondiale d’antisionisme, mais aussi d’antisémitisme, particulièrement en Europe et aux Etats-Unis. En revanche, il a entraîné une défaite militaire et stratégique majeure pour les Palestiniens, et pour tout ce qu’on appelait le « camp de la résistance ». La prise d’Alep a été très impressionnante par sa vitesse : aujourd’hui, le régime de Bachar el-Assad est en situation très précaire : l’armée ne tient plus que Damas et une partie du littoral. Derrière ce qui se produit aujourd’hui, il y a une idée, qui s’est avérée fausse : tout le monde considérait que Bachar el-Assad avait gagné la guerre. Or on s’aperçoit aujourd’hui que cette guerre civile, commencée en 2011, n’est toujours pas terminée. Le régime est de nouveau dans une situation quasi désespérée.
Une nouvelle donne est en train d’émerger. Militairement, la Russie est à la peine en Ukraine : même si elle gagne beaucoup de terrain, le coût en hommes et en ressources est absolument exorbitant. Quant à l’Iran, il n’a plus de défenses antiaériennes depuis les frappes israéliennes, le régime est donc dans une situation de grande fragilité militaire. Le Hamas est hors-jeu étant donné que Gaza est rayé de la carte, quant au Hezbollah, il vient de subir une défaite miliaire majeure, qui se prolonge sur le territoire syrien, puisque les forces israéliennes viennent d’y détruire des usines d’armement et des chaînes logistiques.
La question que pose Nicole est la bonne : quels sont les vainqueurs de la crise syrienne actuelle ? Il me semble qu’il y en a trois. Israël d’un point de vue militaire, même si sur le plan stratégique, tout dépend effectivement de l’Arabie Saoudite. La Turquie, même si elle rencontre d’énormes problèmes. Rappelons qu’au départ, c’est Erdogan qui a a fait venir les réfugiés syriens sur son territoire, pensant disposer d’une masse politique manipulable à l’envi. Ensuite, les problèmes économiques arrivant, ces réfugiés sont devenus un fardeau dont il entend aujourd’hui se débarrasser. Le troisième vainqueur, c’est Donald Trump. Qu’on l’aime ou non, il faut bien admettre que sa seule réélection a des conséquences géopolitiques majeures sur tous les théâtres de la planète. Le processus politique en cours avant l’attaque du 7 octobre était celui des accords d’Abraham. Mais visiblement, le prochain objectif de Benyamin Netanyahou est l’annexion de la Cisjordanie, or c’est quelque chose qui restera toujours inacceptable pour les Saoudiens. Rappelons que Mohammed Ben Salmane (MBS), prince héritier et Premier ministre d’Arabie Saoudite, est le petit-fils d’Ibn Saoud, résolument hostile à la création d’un Etat juif en Palestine en 1948. Si Netanyahou s’engage dans une annexion de la Cisjordanie, cet axe politique, le seul à partir duquel une recomposition régionale soit imaginable, vole en éclats.
Ce qui est certain pour le moment, c’est que le régime syrien est en très grande difficulté. Le « Chiistan » est en train de s’effondrer.
Lucile Schmid :
Un nouveau Moyen-Orient est effectivement en train d’émerger. Revenons à la façon dont tout a commencé en 2011 : les printemps arabes. Bachar el-Assad a choisi de réprimer dans le sang un soulèvement populaire et des revendications démocratiques. Cette répression fut si violente qu’elle valut au dirigeant syrien le surnom de « boucher de Damas ». On a un peu oublié la Syrie depuis, où 90% de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, et où le territoire national est très fragmenté, avec des territoires autonomes kurdes au nord-est (incluant des champs pétrolifères), une zone-tampon créée par la Turquie, et puis la zone côtière densément peuplée, sous la poigne de fer de Bachar el-Assad. Si la prise d’Alep en trois jours nous a tous autant surpris, c’est aussi parce qu’on avait cessé de s’intéresser à la Syrie, au fait que la population mourait de faim, que l’armée n’était plus payée, que la présence russe ne se limitait plus qu’à des mercenaires, et que le Hezbollah, qui considérait la Syrie comme son arrière-cour, a été très affaibli à cause du théâtre libanais. On est surpris alors que d’une certaine manière, tous les ingrédients de cette crise étaient sous nos yeux depuis longtemps. Car ce que nous disent les experts, c’est que cette opération était préparée depuis plusieurs mois.
Quelle sortie de crise est possible ? Il paraît évident que les Etats-Unis de Donald Trump ne voudront pas s’en mêler, mais sans intervention d’une puissance extérieure, on voit mal comment les choses pourraient se dénouer. D’autant qu’à la vitesse où avancent les islamistes, Damas pourrait tomber dans quelques jours seulement. Bachar el-Assad, dont on imaginait qu’il avait regagné un peu de légitimité institutionnelle suite à sa réintégration de la ligue arabe l’an dernier, était en réalité extrêmement affaibli. En tant qu’Européens, la question qui doit nous inquiéter est celle du sort des Syriens. Pour qui connaît la Syrie, a pu voir Palmyre, Alep et Damas, la situation est particulièrement désespérante. La Syrie est le berceau de l’humanité. Que nous nous en désintéressions ainsi, que nous abandonnions ces populations au carnage, alors que la crise actuelle a commencé par une revendication démocratique, est particulièrement déchirant.
Richard Werly :
Je ne qualifierai pas les groupes armés à l’œuvre en Syrie aujourd’hui de « terroristes ». Il y a indéniablement des djihadistes parmi eux, mais pour l’instant ces groupes ont un objectif militaire désigné, et je n’ai vu dans leurs communiqués aucune propagande anti-occidentale. Bien évidemment, on ne peut pas exclure un devenir terroriste, mais pour le moment, ce sont des groupes armés, avec chacun un « employeur » (le principal étant pour le moment Erdogan) et qui mènent une campagne militaire organisée et, au moins pour le moment, circonscrite.
Je rappelle que ce type de groupe armé peut présenter un intérêt, au moins ponctuel, pour l’Occident : mettre fin au régime d’Assad. Car contrairement à ce que nous expliquent depuis 2011 tous les supporters des dictateurs, la chute d’Assad ne serait pas une mauvaise nouvelle. Certes, cela créerait des complications, mais étant donné l’état de déliquescence du régime, la quantité de sang sur les mains de son dirigeant, et le genre d’alliés qu’il a, s’il tombe, ce serait une bonne nouvelle géopolitique pour les Européens et les Etats-Unis, à condition d’avoir des alternatives, pour ne pas reproduire un scénario à la libyenne.
Ces prochaines semaines, on va être tentés de voir l’ombre de Donald Trump absolument partout, et c’est bien normal. Attention tout de même : si la zone côtière de la Syrie, fief de Bachar el-Assad et point stratégique important pour la Russie (à cause du port de Tartus), est menacée, voire conquise par les rebelles, il s’agirait d’un levier diplomatique très fort dans la négociation sur le devenir de l’Ukraine. En ce moment, les Etats-Unis cherchent tous les biais pour amener les belligérants à la table des négociations, et il y aurait là une opportunité réelle. Par ailleurs, même si Erdogan est un partenaire très difficile, qui mène la vie dure à ses alliés de l’OTAN, bon an mal an, il reste un allié, sur lequel on a des leviers qu’on n’a pas sur d’autres dirigeants. Si c’est lui qui devait devenir la puissance tutélaire, même provisoirement, en Syrie, ce serait une amélioration. Et même s’il a bombardé les Kurdes de Syrie, il adoucit un peu sa posture avec ceux de Turquie (en faisant passer leur leader Abdullah Öcallan de la prison à la résidence surveillée) : on constate des efforts pour regagner la sympathie des Kurdes. Ce qui se passe en Syrie fait probablement partie aussi de cela.
Nicole Gnesotto :
Je ne crois pas qu’une recomposition soit possible aux Moyen-Orient à partir d’axes purement étatiques. Plus on oublie les peuples, plus on s’expose à des risques d’instabilité par la suite. C’est pourquoi je ne crois pas à la possibilité d’un axe Israël-Arabie Saoudite : les Saoudiens ont pris position pour la création d’un Etat palestinien, les accords d’Abraham sont donc d’ores et déjà oubliés. Pas d’axe non plus entre Israël et la Turquie, qui ont rompu leurs relatons commerciales, la Turquie ayant même menacé de rompre les relations diplomatiques à cause du traitement de Gaza par Israël. Ce que l’on voit, c’est que l’Etat hébreu n’a pas de stratégie de recomposition avec les Etats sur lesquels il s’appuyait auparavant. Tant qu’il n’y aura pas de solution politique au problème palestinien, Israël n’aura aucune capacité de recomposition régionale, la seule possibilité restera la guerre.
L’effondrement du régime de Bachar el-Assad serait-il une bonne nouvelle pour les Occidentaux ? Je n’en suis pas si sûre. Quand une dictature s’effondre, ce n’est pas automatiquement pour aller vers du mieux, ce n’est que la chute d’une dictature, malheureusement. Personne ne pleurera le boucher de Damas, mais si le régime d’Assad est remplacé par les djihadistes, je ne suis pas sûre que les Européens s’en portent mieux. Sans parler des Syriens eux-mêmes …