L’agriculture et ses enjeux ; L’Algérie s'agite #78

L’agriculture et ses enjeux :

Introduction

Le 56ème Salon de l’agriculture a ouvert ses portes le 23 février dernier à Paris pour 10 jours. Emmanuel Macron y a souligné l’excellence de l’agriculture française, mais surtout européenne, qu’il considère comme le seul rempart contre la concurrence des géants américains ou asiatiques. Le président s’est exprimé durant une heure devant près de 500 personnes, dont une moitié de jeunes agriculteurs venus de pays européens. Il a appelé à « réinventer » la politique agricole commune (PAC) pour défendre la souveraineté alimentaire européenne. Emmanuel Macron a également évoqué la question du glyphosate, un herbicide déclaré « cancérigène probable chez l’homme » en mars 2015, par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC). Il a rappelé son engagement d’en interdire l’utilisation d'ici trois ans et annoncé que le vignoble français, pourrait devenir le premier vignoble au monde « sans glyphosate ». En France, la viticulture reste en effet le secteur le plus gourmand en produits phytosanitaires : 20 % des quantités consommées pour 3 % de la surface agricole utile. La viticulture biologique a toutefois le vent en poupe, avec 9 % des vignes, plaçant la France en troisième position pour la production viticole biologique après l'Italie et l'Espagne. Cet engouement pour les pratiques bio est en phase avec le choix d’une part croissante de Français en faveur de nouveaux modèles de consommation plus respectueux de la santé et de l’environnement. C’est le sens de l’appel à un lundi vert, sans viande, lancé début janvier par un collectif de 500 personnalités ainsi que de la récente campagne de l’association interprofessionnelle du bétail et des viandes « aimez la viande, mangez-en mieux ». Une autre tendance de fond observée est celle de l’engouement pour le mouvement locavore, qui prône la consommation de nourriture produite près de chez soi. Plusieurs agriculteurs ont interpellé le président sur la faiblesse de leurs revenus. Depuis la fin des quotas laitiers européens en 2015, les éleveurs ont dû faire face à une hausse de la production qui a fait s'effondrer les cours mondiaux du lait. Au-delà des éleveurs, le mal être du monde paysan se traduit par un taux de suicide très élevé : un agriculteur se suicide tous les deux jours.

Kontildondit ?

Nicole Gnesotto (NG) :
L’agriculture en France est un sujet difficile car elle condense des vérités contradictoires. On dit par exemple que la France est le pays le plus aidé par la PAC et en même temps le plus en crise (ce qui n’est pas tout à fait vrai). Autres contradictions évoquées : entre l’excellence d’une partie de l’agriculture française (céréales, viticulture) et la crise dramatique de l’élevage, entre la crise de l’agriculture et la phénoménale prospérité de l’agroalimentaire français, et enfin dans l’image même de l’agriculteur, à la fois figure nourricière proche de la nature et plus gros pollueur de la planète.
Il s’agit de comprendre ces contradictions. Sur la première que NG a évoquée, elle rappelle qu’il est vrai que la France a au sein de l’Union Européenne une position privilégiée, et qu’elle est le défenseur historique de la PAC depuis 1962. La PAC représente 40% du budget de l’UE, 380 milliards d’Euros sur 7 ans ; la France reçoit tous les ans 9 milliards d’Euros, en tant que première productrice agricole de l’UE. Dans les chiffres absolus (les 9 milliards), la France est en effet le plus grand bénéficiaire, mais si on rapporte les aides à la surface cultivée, elle se situe dans la moyenne. Le trio de tête comprend Malte, la Belgique et les Pays-Bas. L’image des crédits de la PAC comme gouffre financier mal utilisé est donc fausse.
L’agriculture française est cependant en crise, et depuis longtemps. Elle ne représente plus aujourd’hui que 1,51% du PIB, 2% de la population, un tiers des exploitations françaises ont disparu ces dix dernières années, le suicide et la perte de revenus ont été évoqués dans l’introduction, et enfin la France n’est plus le premier exportateur de l’UE, elle se retrouve 3ème derrière l’Allemagne et les Pays-Bas, et le 6ème exportateur mondial.
La crise est très différenciée selon les secteurs, l’élevage est le plus touché, particulièrement la viande et le lait. Ceci pour deux raisons. D’abord l’absence totale de stratégie française à propos de l’agriculture et ce, quels que soient les gouvernements, et ensuite l’absence de réforme de la PAC.
Sur la stratégie, deux modèles d’agriculture étaient disponibles. L’Allemagne ou l’Espagne ont par exemple choisi un modèle très industriel et intensif (fermes à 1000 vaches ou à 3000 cochons). L’alternative est une agriculture fondée sur la biodiversité, la protection de l’environnement, le bio, etc. Et la France n’a jamais choisi entre les deux, notre agriculture est donc essentiellement constituée de PME d’éleveurs de viande ou de lait, ceux-là même qui se retrouvent dans les plus grandes difficultés.
Sur la PAC, on constate des incohérences. Jusqu’à la réforme de la PAC de 1992, le but était d’aider les agriculteurs à produire assez pour atteindre l’auto-suffisance alimentaire. La commission européenne fixait des prix planchers, qui permettaient d’assurer un revenu aux agriculteurs, et une augmentation de la production. Après 1992, le prix a été fixé par le marché, plus par l’Union Européenne, qui verse désormais directement des aides aux exploitants, car les prix du marché (fixés par l’industrie agroalimentaire et la grande distribution) ne suffisent pas pour avoir un niveau de vie décent. Ces aides n’arrivent pas toujours à temps (certains agriculteurs parlent de retards de 4 à 5 ans parfois) et les agriculteurs, qui doivent déjà se plier à beaucoup de contraintes environnementales, vétérinaires, etc., voient les prix de vente baisser continuellement sous la pression du marché. C’est ce que la récente « loi agriculture et alimentation » (l’interdiction de vendre à perte des produits alimentaires) a cherché à corriger, mais le gouvernement français a très peu de marge de manœuvre, car pour réformer la PAC il faut un accord des 27 membres de l’UE, et d’autre part, le prix du marché ne saurait être changé sans une décision extrêmement autoritaire.
Quand les objectifs de la PAC ont été fixés en 1962, ils étaient au nombre de cinq. C’est toujours le cas aujourd’hui, ils n’ont pas changé : augmenter la production, garantir les revenus, nourrir la population, stabiliser les marchés, et protéger la nature. Sur les 9 milliards que perçoit la France, 7,5 vont aux quatre premiers objectifs traditionnels, et seulement 1,5 vers la protection de l’environnement et l’investissement dans une agriculture responsable. C’est cela qu’il faudrait changer, et qui permettrait de s’accorder à la situation actuelle (tant les enjeux écologiques que la demande des consommateurs).

François Bujon de l’Estang (FBE) :
La réforme de la PAC sera capitale pour l’agriculture française, et c’est là que le gouvernement doit porter ses efforts. La PAC est souvent décriée mais elle est vitale, et, comme l’a rappelé NG, son changement du début des années 90 a largement été responsable du malaise agricole français.
La dimension émotionnelle et affective du débat sur l’agriculture en France frappe FBE. C’est un phénomène intéressant et qui a plusieurs raisons. Il y a une espèce de sympathie naturelle de l’opinion publique française envers le milieu agricole, comme un souvenir presque atavique des origines rurales des familles de chacun. A ce lien affectif fort s’ajoutent les drames que vivent régulièrement les agriculteurs en crise : surendettement, épuisement, suicides. Tout le monde s’en aperçoit, à commencer par la classe politique, qui porte au monde agricole une attention qui peut paraître disproportionnée par rapport à l’importance de la population agricole en chiffres : il n’y a plus aujourd’hui que 1% de l’électorat qui soit agricole.
L’agriculture est évidemment un pilier de l’économie française, elle est vitale pour notre nourriture, notre industrie agroalimentaire, notre commerce extérieur et nos préoccupations environnementales. Elle est aussi un pilier de l’identité française. Tout ceci coagule autour du salon de l’agriculture, où toute la classe politique se presse. Chaque figure importante y a son jour, il attire en moyenne 650 000 personnes par an, ce qui montre à quel point les Français sont attachés à cette question.
Le malaise du monde agricole est indiscutable, il a été amplement débattu et analysé. C’est un secteur économique en déclin : il est passé de 10% du PIB il y a 50 ans à 1,51% aujourd’hui. Seules les exportations de l’industrie agroalimentaire permettent à la balance extérieure agricole d’être en excédent, les produits agricoles seuls sont déficitaires. La population agricole ne cesse de décroître elle aussi : 458 000 personnes aujourd’hui, (ce qui est faible pour nos 67 millions d’habitants), soit 2,5% de la population active ; elle a baissé de 12% en 10 ans.

Lucile Schmid (LS) :
Le salon de l’agriculture est une sorte d’acmé dans la vie politique française, et Emmanuel Macron a là-dessus rejoint Jacques Chirac, qui adorait y aller. Macron a battu le record de Chirac de temps passé là-bas. S’il n’y « tâte pas le cul des vaches », il se livre à un exercice de psychanalyse des agriculteurs, ce qui en fait un moment important. C’est un moment pour les « stars » politiques françaises (un député lambda n’y sera pas reconnu), deux personnalités y ont passé beaucoup de temps : Emmanuel Macron et Marine Le Pen, qui y a également eu beaucoup de succès. Ce salon est bien davantage qu’un salon de l’agriculture, c’est un précipité de France, dans lequel toutes les questions de la société française apparaissent : souffrance sociale et précarité (40% des agriculteurs ont moins de 360€ par mois). On peut dire qu’à côté des Gilets Jaunes les autres « lanceurs d’alerte du social » sont les agriculteurs.
Quel modèle va-t-on adopter ? Les personnes souffrant de la faim augmentent dans le monde (800 millions de personnes), et l’agriculture française perd des parts de marché, nous avons là un paradoxe. Peut-on concilier la question de nourrir le monde avec celle de la transformation du monde agricole vers un modèle plus responsable ? Aujourd’hui, 1% des surfaces cultivées dans le monde le sont en bio, en France 3%. Ce sont des pourcentages très faibles, qui font qu’il est risqué de s’y lancer. Les tenants du bio affirment qu’on peut nourrir le monde sans être drogués aux pesticides, mais il faut reconnaître qu’imaginer le passage d’un modèle à l’autre est vertigineux.
La résonance que trouve la souffrance des agriculteurs dans l’opinion publique croît, elle est davantage perçue que l’année dernière par exemple, notamment parce qu’au cours de l’année écoulée nous avons vécu les procès contre Monsanto, aux USA ou en France avec l’exemple de Paul François, qui fait un peu penser à David et Goliath, et nous avons l’impression que David va gagner. Aujourd’hui il y a des agriculteurs qui s’opposent au modèle défendu par Christiane Lambert (présidente de la FNSEA qui s’était opposée à l’interdiction immédiate du glyphosate). Le débat est en tous cas ouvert parmi les agriculteurs.
Cette question de la transformation du modèle est aujourd’hui face à trois possibilités. D’une part, relancer un modèle plus productiviste pour reconquérir des parts de marché : agrandir la taille des exploitations, comme en Allemagne. D’autre part, il y a ceux qui comme Jocelyne Porcher, articulent la question de la paysannerie à celle de l’agriculture. Il s’agit pour eux d’empêcher la disparition de l’élevage paysan (les éleveurs de bovins sont les plus touchés par le suicide). Il s’agit aussi de ne pas mettre de côté la question du véganisme qui croît dans la société française : suffit-il de préserver un élevage de qualité ? Une violence commence à se faire jour, de certains vegans, mais aussi de certains agriculteurs attaquant les préfectures. Enfin, la question technologique est importante pour aller vers une agriculture bio et à taille humaine. LS se demande si les néo-ruraux sont une chance pour la paysannerie française, et si les exploitations seront transmises. La transmission (ou plutôt son impossibilité) tient une place importante dans les raisons qui poussent certains agriculteurs au suicide, et cette question concerne la société française dans son ensemble, pas seulement les agriculteurs.

Philippe Meyer (PM) :
La question de l’agriculture biologique concerne aussi l’emploi. Dans le Massif Central par exemple, une exploitation d’agriculture intensive de 100 hectares est gérée par une personne. La même superficie en bio en nécessite cinq. Cela explique que les produits sont plus chers, mais cela maintient aussi de l’emploi. Au moment où Emmanuel Macron faisait de son mieux pour expliquer à quel point le secteur agricole comptait pour lui, les services de l’état déployaient eux tous leurs efforts pour promouvoir autour du Bourget, sur des terres agricoles parmi les plus riches de France, le complexe Europacity, parfait contraire de ce qu’a prôné le président au salon de l’agriculture.

Jean-Louis Bourlanges (JLB) :
Albert Hirschman avait écrit un livre (Exit, Voice, Loyalty) montrant que les classes sociales en difficulté avaient en général deux options : soit la protestation (« voice »), le modèle européen, soit le modèle américain, le départ vers l’Ouest (« exit »). S’agissant des agriculteurs, on en est vraiment là. On a d’une part une protestation de plus en vive, car plus rien ne marche dans le modèle, ce qui conduit politiquement à une adhésion massive aux thèses du Rassemblement National, mais aussi à la plus désespérante forme qui soit d’ « exit », à savoir le suicide. On est bien là dans le modèle d’anomie décrit par Durkheim : l’absence de norme claire produit une désespérance qui conduit de plus en plus d’éleveurs à cette extrémité.
Le monde agricole souffre de trois choses : perte de pouvoir, perte d’ambition, et défaillance de moyens.
La perte de pouvoir est évidente : on est parti d’un modèle construit intelligemment dans les années 1960, dans lequel on a décidé que les agriculteurs, c’est à dire une population nombreuse (et donc ayant un poids politique) deviendrait elle-même l’instrument de la mutation du monde agricole. C’était la cogestion des lois agricoles de 1960 et 1962. Le modèle social était clair : « 2 UTH » (deux Unités de Travail Humain) : le modèle familial. Les prix étaient fixés à une hauteur qui permettait aux exploitants de vivre, et ils étaient garantis par un système de protectionnisme (qui pénalisait les agricultures du tiers-monde).
On avait alors une société agricole pleinement maîtresse de son destin, et qui avait une ambition : ne plus revivre les pénuries de la guerre et de l’immédiate après-guerre. Nourrir une population à des prix raisonnables. Économiquement, cela fonctionnait, cela correspondait aux trente glorieuses. Par ailleurs, on utilisait beaucoup de produits, de pesticides, dont on ne mesurait pas alors la nocivité.
Désormais la situation est bien plus dure, car le système est ouvert (il s’agit désormais de nourrir la planète, plus seulement l’Europe). La fin du protectionnisme a cependant permis à d’autres agricultures de se développer (alors qu’elles étaient bloquées auparavant). Le modèle de l’exploitation familiale a énormément de mal à vivre ; elle est d’une part intégrée verticalement par de gros producteurs (type Monsanto), et d’autre part soumise à la concurrence de grandes exploitations (comme celles de l’Allemagne). Démographiquement, les agriculteurs ne comptent quasiment plus dans le jeu politique français. L’effondrement de pouvoir est donc colossal. L’anomie est la plus flagrante pour ce qui concerne l’ambition : il s’agit toujours de nourrir, mais il faut concilier les impératifs de qualité (manger mieux, moins de pesticides, etc.) à ceux de quantité (il faut désormais nourrir toute l’humanité, de plus en plus nombreuse).
Quant aux moyens, on voit bien que la PAC ne sait plus où elle en est. Jusqu’au milieu des années 1990, la PAC fixait des prix élevés, et compensait la surproduction par des mesures de restrictions quantitatives. Puis on s’est aligné sur les prix du marché et on a versé des aides. Comment ? Selon trois critères. A l’hectare d’abord, ce qui fait que les plus aidés sont la reine d’Angleterre et le Prince Albert de Monaco, ce qui est pour le moins gênant. Une aide à la personne ensuite. Il s’agit d’une espèce de rente, due au seul fait d’être agriculteur. Pas très satisfaisant non plus. Les agriculteurs, qui ne sont ni libéraux ni socialistes, détestent ça. Une aide à la vertu enfin : si les productions sont vertueuses écologiquement, on verse davantage, mais au prix d’une quantité faramineuse de paperasse.
On accuse l’agriculture d’être très dépensière, ce qui est excessif. Certes, elle représente 40% du budget de l’Union Européenne, mais le budget de l’Union, c’est 1% du PIB français, il ne faut donc rien exagérer.

Nicole Gnesotto :
D’abord, à propos de l’objectif de nourrir la planète : il faudrait aussi prendre en compte l’énorme gaspillage alimentaire mondial. Une étude récente menée par les Nations-Unies chiffre ce gaspillage annuel à 100 milliards de dollars. Or les besoins du programme alimentaire des N-U est de trois milliards par an. On a donc affaire à une question de gestion, indépendamment de la question démographique.
Ensuite, LS a très justement décrit l’agriculture comme un précipité de France. Elle est aussi un précipité du marché. La crise de l’agriculture, c’est le règne de l’agroalimentaire et de la grande distribution. L’UE est la première puissance agroalimentaire du monde. La crise des agriculteurs ne peut pas se résoudre à un niveau national, il faut au moins être au niveau européen.
Enfin, sur la réforme de la PAC. Cette réforme fait face à trois problèmes : d’abord, un problème de budget. Celui-ci est insuffisant et le Brexit va encore le réduire, (la Commission parle d’une diminution de 5%, un coup très dur pour les agriculteurs). Le Brexit est aussi une perte de clientèle, car le Royaume-Uni n’est pas un pays agricole, il importe énormément, notamment de France. Deuxième problème : le critère, que JLB a évoqué. Continuera-t-on à donner les aides proportionnellement à la surface cultivée ? Parce que ce système pénalise les jeunes agriculteurs et les exploitations bio, plus petites. Et le troisième problème concerne les priorités de la PAC qu’il faut revoir. Mais pour cela, il est nécessaire que la bataille se joue à l’échelle européenne ; le niveau national ne résoudra pas la crise de l’agriculture.

Lucile Schmid :
Par rapport à la question environnementale et au respect de la nature, la question dépasse l’agriculture bio. Il s’agit de savoir où et comment on vit. On voit que le monde paysan est au premier contact de ce qui est en train de se passer sur Terre. Les agriculteurs vivent la multiplication des catastrophes naturelles, dans le secteur du vin par exemple, le réchauffement climatique apporte des bouleversements (on change les cépages, l’Angleterre va bientôt produire du vin aussi bon que le vin français, etc.). Il n’y a pas que le marché auquel il faille s’adapter, il y a aussi l’état de la planète.
Enfin, sur les subventions, n’oublions pas que si les produits de l’agriculture conventionnelle (non bio) sont moins chers, c’est aussi parce qu’ils sont largement subventionnés. C’est comme sur l’énergie : la question de la subvention invisible existe. Il s’agit donc de réfléchir à ce qu’on veut subventionner : une agriculture environnementale ou conventionnelle.

L’Algérie s’agite :

Introduction

Le 10 février, Abdelaziz Bouteflika, âgé de 82 ans et au pouvoir depuis 1999, a annoncé dans une « lettre à la Nation » son intention de briguer un 5ème mandat présidentiel le 18 avril prochain. Sa candidature a été plébiscitée par son parti, le FLN (Front de Libération Nationale). Régulièrement hospitalisé depuis 2005, puis victime d’un AVC en 2013 Abdelaziz Bouteflika est absent de la scène politique. Il ne fait plus que de rares apparitions et ne s’exprime plus en public. L’article 88 de la constitution algérienne prévoit que le président peut être destitué s’il n’est pas en mesure d’exercer ses fonctions “pour cause de maladie grave et durable” mais l’application de cet article est soumise à l’approbation unanime des membres du conseil constitutionnel dont une partie est proche du clan Bouteflika. Face à cette candidature, un mouvement de contestation est parti des réseaux sociaux, hors de tout cadre politique ou syndical et autour d’un seul mot d’ordre : « Non au 5e mandat ». Bien que les manifestations soient interdites, les cortèges ont fleuri à Alger. Ils étaient composés majoritairement de jeunes. Déjà en 2014, à travers le mouvement Barakat (« ça suffit ») la jeunesse s’opposait au 4ème mandat du président Bouteflika. La mobilisation prend aujourd’hui de nouvelles dimensions à mesure que les corporations s’organisent. Les avocats ont occupé le tribunal d’Alger-centre pour exprimer leur hostilité à « la présidence à vie » tandis que les journalistes des médias publics ont observé des arrêts de travail pour protester contre la censure. Les protestations ont augmenté de manière significative en Algérie au cours de ces dix-huit derniers mois, en dépit de la répression, des interdictions de manifester et de se réunir. Les manifestants sont excédés par les injustices sociales et les abus du pouvoir dans un pays gangréné par la corruption. En Algérie, le printemps arabe n’a été porteur d’aucune forme de changement, qu’il soit économique ou politique. Une tentative de changement de régime avait eu lieu début 2011 mais, sévèrement réprimées, les manifestations n’ont duré que quelques mois et sont restées sans lendemain. La population algérienne, dont 30% est au chômage et dont la moyenne d’âge est 27 ans, subit les conséquences de la dépendance du pays à l’exportation d’hydrocarbures dont les revenus sont en baisse. Ce dimanche 3 mars, des messages sur les réseaux sociaux incitent à une journée de désobéissance civique, alors qu’Abdelaziz Bouteflika dépose sa candidature officielle.

Kontildondit ?

Philippe Meyer rappelle aux auditeurs que cette émission est enregistrée le vendredi 1er mars.

Lucile Schmid :
L’Algérie, comme la France, est à part. On ne s’attendait pas du tout à ce qui se produit en Algérie, même si la proposition d’un cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika (aphasique, n’ayant pas parlé en public depuis 2012) était sans doute de trop. LS rappelle qu’en Algérie, on appelle Bouteflika « le cadre », car aujourd’hui on ne salue plus que sa photo. L’humour algérien, et particulièrement l’humour algérois est partie intégrante de cette société, et ce « cadre » résume tout. On ne veut plus se prosterner devant un cadre.
On voit se reproduire un scénario à la Tunisienne, où les réseaux sociaux avaient joué un rôle très important. L’Algérie est un des pays les plus jeunes au monde, la moitié de sa population a moins de trente ans, et n’a donc pas connu la décennie noire 1990-2000, les milliers de morts, les intellectuels assassinés, le terrorisme islamiste (largement instrumentalisé par le pouvoir, ce qui est toujours le cas). Cette jeunesse n’a connu que Bouteflika et en a aujourd’hui assez d’être gouvernée par un invisible. On est sur le fil : faut-il croire à un espoir algérien de renouveau démocratique ou faut-il s’attendre à une répression massive rappelant celle de 1988 ? Celle-ci avait abouti au mouvement des réformateurs puis à l’annulation de l’élection de 1991. L’Algérie est un pays cyclothymique qui n’a jamais trouvé depuis 1962 les moyens d’une réelle démocratie. Il y a des raisons pour être pessimiste : il n’y a pas d’opposition à Bouteflika, pas de candidat alternatif, et personne ne peut croire aujourd’hui qu’un candidat qui ne serait pas adoubé par le clan Bouteflika puisse émerger.
On a certes vu surgir Rachid Nekkaz, éphémère candidat à la présidentielle française (en 2007 et 2012), personnage intéressant, puisqu’il a parcouru l’Algérie, a rencontré la jeunesse du pays, et a acquis (notamment grâce aux réseaux sociaux) en quelques semaines une popularité qui illustre a contrario le vide total de la scène politique algérienne. Rachid Nekkaz ne pourra pas être candidat à la présidentielle algérienne, car on ne cesse en Algérie d’inventer de nouvelles conditions empêchant d’être candidat. On ne peut par exemple pas être candidat si l’on a deux nationalités. Nekkaz avait donc renoncé à sa nationalité française, mais cela ne suffira pas, puisqu’une nouvelle condition s’est ajoutée depuis : il faut avoir résidé en Algérie pendant au moins dix ans, et il faut que le conjoint du candidat soit aussi Algérien, et il n’est pas impossible qu’une nouvelle condition soit inventée d’ici le dimanche 3 mars. La seule possibilité qui se dessine dans ce vide abyssal, c’est que Bouteflika ne puisse pas redevenir président de l’Algérie. C’est intéressant puisqu’il a recueilli à chaque fois qu’il s’est présenté environ 80% des voix.

Nicole Gnesotto :
Ce qui se passe en Algérie est à la fois surprenant et très prévisible. La surprise est double. Premièrement, ce régime autoritaire, corrompu, où l’armée tient la rue, a cessé de faire peur : les gens descendent dans la rue. Deuxième surprise, absolument sidérante pour NG : le pouvoir (l’armée, les anciens du FLN, le clan Bouteflika) n’a apparemment prévu aucune succession à Bouteflika qui leur aurait permis de sauver les apparences.
Ce qui était prévisible en revanche, c’est l’éclatement de cette société. Plusieurs facteurs à cela : le déséquilibre démographique, le déséquilibre politique, (une poignée de gens du FLN et un état major tiennent un pays de 40 millions d’habitants) et surtout le déséquilibre économique. Un contrat social était en place, qui fonctionnait très bien tant que les prix du pétrole étaient élevés, mais la situation d’aujourd’hui rappelle celle du Venezuela. Le FLN a acheté la paix sociale en distribuant des rentes, mais depuis 2014 le prix du baril a baissé, l’économie algérienne est en vraie crise, le chômage est à 11%, le chômage des jeunes éduqués est à 26%, la planche à billets fonctionne sans discontinuer, le dinar a perdu 48% de sa valeur par rapport au dollar depuis 2014. On avait donc toutes les raisons de penser que ce système ne tiendrait pas longtemps en l’état. Et enfin l’argument de la dignité : offrir des fleurs à un portrait dans un cadre n’est supportable qu’un temps pour une population.
Quels sont les scénarios de sortie de crise ?
Il y a bien sûr celui du pire : une répression violente, qui se produira peut-être dès ce week-end. NG ne croit pas à ce scénario, mais à un autre : celui du renoncement. La clique au pouvoir a la chance d’avoir un Bouteflika malade, ce qui lui permettrait de sauver la face en déclarant que son état de santé ne lui permet plus de gouverner, et de placer un candidat qui lui convient. Selon NG, ce scénario apaiserait la rue, qui n’est pas dans une dynamique révolutionnaire, il s’agit plutôt d’une révolte pour la dignité. Troisième scénario possible, et qui peut se mêler au deuxième : le report des élections, allant de pair avec une sorte de congrès constitutionnel, d’où pourrait émerger un candidat acceptable pour le FLN, et qui permettrait de sauver des apparences démocratiques pour apaiser la rue.

François Bujon de l’Estang :
Ce qui étonne le plus FBE dans cette actualité algérienne, c’est qu’on puisse parler de surprise. L’Algérie est clairement, et depuis un certain temps, une bombe à retardement posée sur notre seuil. Le pouvoir algérien, totalement sclérosé et ossifié, n’a fait que repousser les échéances en prolongeant une figure emblématique qui n’est absolument plus capable de faire quoi que ce soit ; cela ne pouvait pas durer.
Pour la jeunesse algérienne, c’est à dire l’essentiel de la population, trop c’est trop. Il ne s’est absolument rien passé pendant le mandat qui s’achève, le quatrième de Bouteflika. On aurait pu penser que la coalition entre le FLN, le service de renseignement et l’armée, coalition qui gouverne le pays, aurait profité de ce quatrième mandat pour préparer une succession. Il n’en a rien été.
L’Algérie est marquée par l’immobilisme le plus total. Le modèle politique n’est pas le seul à être sclérosé, le modèle économique l’est aussi. S’il y a un pays vivant d’une rente pétrolière et ne préparant pas l’après-pétrole, c’est bien l’Algérie. Tout ceci dans une société traumatisée par les années 1990, la guerre civile et les milliers de morts, qui aspire à la paix civile. S’agit-il d’un nouveau printemps arabe ? Ou d’un printemps algérien, comme le croit le Figaro ? FBE en doute. Selon lui, la protestation en cours dans toute l’Algérie est contre l’humiliation infligée à la population et la sclérose du système. Il ne s’agit pas d’une volonté de démocratisation de la société ou de changement complet de régime. En tous cas cela ne s’est pas encore exprimé sous cette forme. La revendication est bien ciblée : pas de cinquième mandat, et plus de Bouteflika.

Jean-Louis Bourlanges :
C’est un rêve institutionnel impressionnant. Caligula avait voulu nommer son cheval consul, ce qui n’a pas été possible car le cheval est mort. Il semble à JLB que cela n’aurait pas arrêté les Algériens, ceux qui sont au pouvoir, du moins. On ne peut s’empêcher de penser à l’ouvrage de Kantorowicz, Les Deux Corps du Roi, dans lequel il rappelle que pendant deux siècles en France, quand le roi mourait, une effigie régnait à sa place, qu’on plaçait dans la salle du trône, à laquelle on apportait des repas, devant laquelle on s’inclinait, etc. Tout ceci pendant que le pouvoir s’exerçait caché, depuis une chambre obscure. Car le roi ne mourait jamais. La situation algérienne en est là, elle est rendue d’autant plus effrayante par le contraste entre l’ultra-sénilité du dirigeant et l’ultra-juvénilité de la population.
On ne peut que se demander pourquoi ils ont besoin d’une effigie. Pourquoi ce pouvoir, dont la préoccupation est d’avoir la mainmise sur le pétrole, n’arrive pas à proposer autre chose qu’un mort-vivant ? Car n’importe quel président choisi par la clique en place serait à sa merci, et finirait probablement assassiné dans le cas contraire, comme ça a été le cas dans le passé.
Qu’y a-t-il en face ? Il serait étonnant que l’Algérie s’épargne la radicalisation islamique que l’on observe partout ailleurs. La guerre civile est terminée, mais il suffirait d’un leader charismatique pour faire basculer la situation. L’élan de la jeunesse que l’on observe aujourd’hui rappelle celui du printemps arabe, on ne peut que craindre qu’il se finisse de la même façon. Jean-Pierre Fillu avait déclaré que la violence très grande des « monarchies » du Moyen-Orient était à la mesure de la peur qu’avait provoqué chez elles le printemps arabe.
Autre remarque, qui vise par exemple M. Salvini : il faut quand même être singulièrement inconscient pour considérer que l’Europe n’est pas directement concernée par ce qui va se passer en Algérie. Nous n’avons aucun moyen d’agir réellement, mais nous serons les premières victimes collatérales si la société politique algérienne éclate.

La situation avec Bouteflika rappelle à Philippe Meyer une anecdote avec Marcel Dassault. On dit qu’élu député à plus de 90 ans, une consœur lui avait demandé s’il comptait rester député encore longtemps. Il aurait répondu : « je compte rester député jusqu’à ma mort. Et après, j’irai au Sénat. »

Les brèves

La Dame de pique

Nicole Gnesotto

"Il se trouve que l’opéra de Tchaikovski, la Dame de Pique, se joue à Londres cette semaine. Or, je ne suis pas à Londres mais je vais aller le voir au cinéma la semaine prochaine. Il me semble judicieux de relire Pouchkine et notamment le récit de feu Ivan Pétrovitch car c’est absolument exceptionnel. La Tempête de neige est un thriller écrit par Pouchkine comme un roman policier. Je recommande ces quelques nouvelles et bien sûr La Dame de pique avec ce clin d’oeil de la mort aux joueurs que j’aime particulièrement. "

La Chute de l’Empire américain

Philippe Meyer

"Je voudrais aussi recommander le film de Denys Arcand - celui là même qui avait écrit Les Invasions barbares et Le Déclin de l’Empire américain - « La chute de l’empire américain ». Le titre est, à mon avis, une ruse de producteur car ce n’est pas la suite de l’Empire américain mais bien autre chose. Ça m’a fait penser à l’Arnaque sauf qu’avec Denys Arcand il y a toujours un côté critique sociale et politique. C’est en effet une arnaque montée par un innocent qui finit par devenir assez bon en ce domaine. "

Fanny et Alexandre

Philippe Meyer

"Et enfin ne manquez pas Fanny et Alexandre à la Comédie française dans la mise en scène de Julie Deliquet. C’est un travail - moi qui vais au théâtre un grand nombre de fois - où il m’y est arrivé quelque chose qu’on attend d’un spectacle : c’est d’être surpris. Il y a une intelligence de la mise en scène, du découpage non seulement du film mais aussi du feuilleton télévision. Une distribution à la Comédie français qui, quand elle est à son meilleur, elle vous cloue à votre fauteuil. "

 50 ans après De Gaulle

Philippe Meyer

"J’inaugure la séquence des brèves en signalant un numéro de la revue trimestrielle « Books » intitulé « 50 ans après De Gaulle » avec deux articles très intéressants. L’un de Julian Jackson qui fera paraitre en septembre une biographie de De Gaulle qui a beaucoup fait parler dans le monde anglo-saxon, « une certaine idée de la France » et la controverse est avec Ferdinand Mount qui fait une critique tout à fait féroce du général alors que celle de de Jackson est plus nuancée. "

Petit Paysan

Lucile Schmid

"Je voulais aussi parler des paysans et vous dire de voir ce film qui était sorti en 2017, Petit Paysan avec Swan Arlaud dans lequel il jouait ce jeune éleveur de vache qui aime tellement ses vaches qu’il va s’engager dans une sorte de thriller psychologique qui est un drame en même temps. Swan Arlaud qui est à l’affiche dans le film de François Ozon « Grâce à Dieu », qui est un acteur absolument remarquable. Je pense que si, Hubert Charuel, a aussi bien réussi ce film c’est qu’il vient de la ferme. "

L’affolement du monde

François Bujon de L’Estang

"Je salue la sortie du livre de François Gomart, le directeur de l’IFRI, qui a publié chez Tallandier un livre qui s’appelle L’affolement du monde. C’est un tableau contemporain de toutes les coutures qui craquent dans le monde contemporain par rapport à ce que nous en avons hérité. C’est un très bon livre qui passe en revue tous les défis du monde nouveau. Je trouve que l’analyse de Thomas Gomart sur les principaux protagonistes, sur la Chine, la Russie et les Etats-Unis est très pertinente et la façon dont il voit se dessiner ce triangle un peu infernal russo-sino-états-unien et dont il voit diminuer le rôle et les moyens de l’Europe. C’est un bon livre, clair, bien documenté et intéressant. "

Les Compromis

Jean-Louis Bourlanges

"Tout le monde s’interroge sur la façon de s’intéresser à l’Europe et notamment au Parlement européen à la veille d’élections qui auront lieu le 26 mai. Je voudrais pour cela vraiment recommander le livre de deux gaillards qui sont plein de talents : Maxime Calligaro et Eric Cardère, qui viennent de produire un roman policier qu’ils ont intitulé très justement « Les compromis » ce qui est vraiment la base du travail au Parlement européen et préfacé par Cohn Bendit. C’est un livre très élégamment écrit. On y voit cependant des crimes abominables avec des rapporteurs du Parlement européen qui sont précipités dans le vide. C’est une trame de présentation de la vie du Parlement européen. Pour avoir travaillé pendant des années à cet endroit, je peux vous dire que c’est une illustration certes, très caricaturale de ce qu’est la vie réelle en ces lieux, mais si vous voulez savoir ce que feront vos députés quand vous les aurez élus vous avez tout à fait intérêt à lire ce livre. "