Elections européennes : des listes en attente ; Maduro versus Gaido (#74)

Elections européennes : des listes en attente

Introduction

Les 23 et 26 mai 2019 prochains dans les 27 États membres de l’Union se tiendront les élections qui désigneront 705 députés. Élus tous les cinq ans au suffrage universel, leur nombre varie selon les pays dotés chacun d’un nombre fixe de sièges, allant de 96 pour l’Allemagne à 6 pour le Luxembourg, Chypre, l’Estonie et Malte. Les Français désignent 74 représentants, les listes régionales étant en 2019 remplacées par une liste nationale. Mardi 29 janvier, les Républicains ont entériné le trio de tête de leur liste. C’est François-Xavier Bellamy, professeur de philosophie âgé de 33 ans et adjoint au maire de Versailles, qui a été désigné pour la conduire par Laurent Wauquiez, président des Républicains qui a nommé à ses côtés Agnès Evren, vice‐présidente de la région Ile‐de‐France, ainsi qu’Arnaud Danjean, député européen sortant. Des figures de droite comme Gérard Larcher, président du Sénat, Éric Woerth, président de la commission des Finances, ou Valérie Pécresse, présidente du Conseil régional d’Ile-de-France, ont émis des réserves quant à cette composition. A seulement quelques mois du scrutin, la gauche française n’est pas parvenue à s’unir. Au moins cinq listes s’affronteront le 26 mai : Parti Socialiste, Parti Communiste Français, Europe Écologie Les Verts, Génération-s et France insoumise. Yannick Jadot conduira seul la liste Europe Écologie les Verts (EELV), alors qu’une possible alliance avec le parti politique Génération.s fondé par Benoit Hamon avait été envisagée et que Ségolène Royal avait souhaité rassembler Écologistes et sociaux-démocrates. Tout comme au Parti Socialiste, aucune tête de liste n’a encore été désignée du côté de la République en marche. Enfin le Ralliement d’initiative citoyenne a annoncé le mercredi 23 janvier son intention de présenter une liste de Gilets Jaunes aux élections européennes. C’est Ingrid Levavasseur, aide-soignante de l’Eure âgée de 31 ans, qui figure à la tête d’une liste de dix noms. Plus généralement en Europe, alors que les "populistes" sont au gouvernement dans plusieurs pays d’Europe tels que l’Italie, la Hongrie, ou encore la Pologne, les candidats eurosceptiques ont le vent en poupe.

Kontildondit ?

Jean-Louis Bourlanges (JLB) :
Les élections européennes se présentent sous un jour assez paradoxal. D’un côté on a une polarisation de l’opinion sur des sujets autres que l’Europe (les Gilets Jaunes), de l’autre, l’alignement entre les questions européennes et la recomposition politique française.
Que les élections européennes soient phagocytées par des préoccupations de politique intérieure n’est pas nouveau. Ç’avait déjà été le cas en 1994 : les élections municipales avaient pris toute la place, et la campagne des européennes, à cause des ponts du mois de mai, n’avait en réalité duré que trois jours. La seule contribution du Président de la République de l’époque était un article de 15 lignes où il se félicitait du système mis en place, dans lequel le président de la commission était le candidat dont la liste obtenait le plus de voix aux élections (ce qui éliminait la France à l’époque).
On se dirige pour ces élections vers un scénario similaire : le premier trimestre est entièrement occupé par les Gilets Jaunes et la mise en place du grand débat national ; et à partir du 15 mars, on s’étripera sans doute sur les conséquences à donner à ce débat. Sans compter la possibilité d’un référendum qui se tiendrait lui aussi le 26 mai et éclipserait très certainement le scrutin européen.
La nouveauté (positive) est que, pour la première fois, l’organisation du jeu politique est accordée au jeu européen. Traditionnellement en France, l’opinion est divisée entre droite et gauche. Cette division se fracasse sur le scrutin européen, puisque dans ce dernier, il y a deux droites (une anti-européenne, et une pro-européenne), et deux gauches (anti et pro là encore). Les partis politiques s’efforcent de camoufler ces divisions. Les annonces faites par ces deux bords politiques sont d’ailleurs idiotes : il est vain de prétendre vouloir « une Europe de gauche » ou « une Europe de droite » : l’Europe sera obligatoirement le résultat d’un compromis entre des pays dont certains sont à droite, et d’autres à gauche. Ce sempiternel débat a toujours gommé le vrai problème : comment faire fonctionner l’Europe ?
Cette fois-ci, c’est différent. Le bouleversement des systèmes politiques qui a coïncidé avec (voire a été provoqué par) l’élection d’Emmanuel Macron a déclenché une recomposition : un mouvement pro-européen très large, regroupant peut-être plusieurs listes (par exemple Jean-Christophe Lagarde pour l’UDI, ou Yannick Jadot pour les écologistes), dont la plus large sera celle de LREM / Modem. Ces listes seront cohérentes avec l’équation politique telle qu’elle est organisée au Palais-Bourbon. L’opposition à ces projets sera dominée par la France Insoumise et le Rassemblement National. Entre ces deux pôles, on trouve des partis de gauche à la peine ou le triumvirat des Républicains.
On assiste donc pour la première fois à une concordance entre l’ordre intérieur et la situation internationale. L’enjeu européen sera central, même s’il n’apparaîtra pas forcément ouvertement, caché par d’autres questions.
Les têtes de liste en ont conscience. Yannick Jadot par exemple, qui va tenter de rééditer le très bon résultat de Cohn-Bendit en 2009 grâce à cet enjeu. Le parti pro-Européen est somme toute conservateur, ses valeurs sont celles des trente glorieuses : défense de la démocratie représentative, du multilatéralisme en politique étrangère, d’une économie ouverte sur le monde et régulée, d’une association entre économie libérale et protection sociale. C’est là qu’est le corpus fondamental européen, et ceux qui s’y opposent mettent en cause tout cela. On y trouve Trump, Poutine, Orban, Salvini ou Marine Le Pen.
Laurent Wauquiez est pour sa part très embarrassé, prisonnier qu’il est de l’ancien clivage « la droite est-elle pro ou anti européenne ? » il met donc dans sa liste un peu des deux : M. Danjean est pro-européen, tandis que M. Bellamy ne l’est pas.
Quant au groupe LREM / Modem, il y a un retard à l’allumage certain. Le choix de la tête de liste est reporté, ce qui est le signe d’une incertitude sur la stratégie à suivre. Le vrai choix est celui entre une Europe faible politiquement, ou forte (c’est ce dernier choix que représente M. Macron). Le problème est que ce choix mènerait à des réformes institutionnelles dont personne n’a envie. Du coup, M. Macron est tenté de se rabattre sur l’ancien clivage, présenté sous la forme : progressistes contre nationalistes. La majorité doit vite clarifier cette contradiction.

Béatrice Giblin (BG) :
Le Brexit doit être pris en compte dans ces élections européennes. On ignore encore si ces élections se dérouleront dans vingt-sept pays ou vingt-huit. Les Britanniques semblent jouer une partie de Poker menteur, espérant que l’Europe cédera à la dernière minute sur la question du backstop par exemple, avant l’échéance du 29 mars. Le contexte de cette élection est nouveau : les Britanniques comptaient sur des divisions au sein de l’Union Européenne, qui s’est montrée très soudée, du coup les divisions se sont au contraire reportées sur la société Britannique. Ce contexte du Brexit peut bénéficier à ces élections, puisqu’il fait apparaître l’Europe comme une entité certes imparfaite mais importante, qui mérite qu’on s’intéresse vraiment à son sort.
Par conséquent, même du côté des « souverainistes-nationalistes » anti-européens, on n’a pas pour projet une sortie de l’Union, ce qu’il y a à perdre est trop évident.
BG partage l’analyse de JLB quant à « l’alignement des planètes » entre la situation politique intérieure et européenne, ainsi que sur les atermoiements de LREM pour désigner une tête de liste. Ces hésitations sont dues au fait que LREM ne peut pas affirmer pour le moment ce qu’elle veut : une Europe forte. L’attitude hostile de Trump vis-à-vis de l’Europe génère des initiatives de la part de l’Union, comme par exemple ce système de paiement qui permet aux PME européennes de continuer à commercer avec l’Iran, contournant les sanctions des Etats-Unis.
Dernier point : la situation de l’Allemagne n’est pas si flamboyante que cela. On se représente souvent celle-ci comme imposant un peu ce qu’elle veut, il semble à BG que ce ne soit pas vraiment le cas à terme, ce qui laisse espérer un rapprochement entre la France et l’Allemagne dans la défense des intérêts de l’Europe.

Marc-Olivier Padis (MOP) :
Comme BG l’a fait remarquer, le projet d’une sortie de l’Europe (ou de l’euro) n’est plus évoqué par les anti-européens. Le Brexit a changé le débat. La question de l’Europe, qui était le point faible de Marine Le Pen lors de la dernière élection présidentielle, a donné lieu à une nouvelle stratégie chez les « anti » : rester dans l’Union (et profiter de l’argent au passage) mais chercher à en changer les valeurs. C’est le cas de Viktor Orban par exemple. Ce phénomène est inquiétant, même si MOP ne pense pas que ces partis soient en mesure d’obtenir une majorité au Parlement Européen, loin de là. Cependant, la grande coalition entre les socio-démocrates et les partis conservateurs européens, qui domine le Parlement Européen (avec des habitudes parlementaires très fortes et très civiles), ne sera probablement pas en mesure de gouverner seule. L’instabilité va très certainement toucher ce Parlement cette fois, ce qui est nouveau. Des coalitions plus larges sont à envisager, avec les Verts notamment, qui sont en mesure de faire de bons scores (par exemple en Allemagne ou en Belgique, où la conjoncture leur est favorable).
L’élection précédente était structurée assez clairement, sous la forme : « vous savez pour quoi vous votez, le leader du parti qui l’emportera sera le Président de la commission », le scénario était clair lui aussi : Martin Schulz contre Jean-Claude Juncker. Aujourd’hui le paysage est plus confus pour les électeurs. Sans compter que, comme l’a rappelé JLB, il n’est pas certain que les questions européennes prédominent au moment du vote. Et si un référendum a lieu le 26 mai suite au grand débat, il est très probable qu’il va polariser les esprits. Pour que les Français s’intéressent à ces élections, la question des têtes de liste est primordiale. Dans un contexte où les enjeux sont difficilement lisibles, la tête de liste donne une tonalité forte, c’est un repère important.
Et là, le parti majoritaire se trouve dans une situation paradoxale. Quant on s’intéresse aux têtes de liste déjà connues, Manon Aubry pour La France Insoumise, Jorda Bardella pour le Rassemblement National, François-Xavier Bellamy pour Les Républicains, on voit que ces partis restent dans la logique qui avait prévalu aux Présidentielles et aux Législatives, à savoir l’idée que les Français attendent un renouvellement du personnel politique, de nouvelles têtes, des gens jeunes. LREM a le problème inverse. Il lui faut au contraire trouver une personnalité d’autorité, crédible et expérimentée. Pas du tout un outsider.
Même si le centre de gravité de LREM est très pro-européen, l’engagement fort et clair de Macron pour l’Europe n’a pas donné de résultats tangibles. Ses discours, comme celui d’Aix-la-Chapelle ont été bien reçus mais l’Allemagne n’y a pas répondu (la situation politique d’Angela Merkel ne lui permet pas de prendre de grandes initiatives). Les dividendes de l’engagement pro-européen de M. Macron sont donc très maigres au moment d’aborder cette élection.

Jean-Louis Bourlanges :
Il y a en résumé trois niveaux dans ces élections. D’abord un problème sur les valeurs européennes. Pour la première fois il y a un vrai clivage et les valeurs citées précédemment sont sérieusement remises en cause. D’après un récent sondage, 43% des Français pensent qu’il y a sans doute mieux à trouver que la démocratie en tant que système politique.
Ensuite, l’organisation Européenne. Il y a là un choix fondamental : voulons-nous une Europe européenne ou une Europe universelle ? Dans l’idée universaliste, il n’y a pas de frontières, ce qui réunit les Européens, c’est leur appartenance commune à l’espèce humaine, et la politique extérieure vise à accueillir dans l’Europe ceux qui n’y sont pas encore. On nie l’opposition entre le dedans et le dehors. Sur le plan politique, il s’agit de promouvoir le droit face aux intérêts. Un système politique kantien, fondé sur la raison. L’Europe européenne, c’est l’inverse. C’est dire que la construction européenne a visé à reconstruire ce continent dévasté par les guerres, c’est donner à l’Europe des intérêts politiques à défendre face à d’autres. Ce sont deux Europes très différentes. Dans ce « combat », JLB parie sur l’Europe européenne. On voit bien que lorsqu’on parle de progressistes contre nationalistes on ne prend pas en compte ce débat.
Enfin, le niveau institutionnel, évoqué par MOP : les élections ont-elles pour but d’élire le président de la commission ? Il y a là une contradiction : il paraît logique dans un système parlementaire de confier la responsabilité de l’exécutif au vainqueur, mais cette logique ne s’applique que dans un système bipartisan. Dans le cas du Parlement Européen, les partis sont bien plus nombreux, et tous tournent autour de 20-25%, dans un ordre aléatoire qui ne préjuge pas de leur représentativité finale. Michel Barnier le sait bien (qui s’est bien gardé de figurer dans les têtes de liste), et il doit certainement se dire qu’on ne fera pas campagne cette fois-ci sur l’idée qu’on élit le président de la commission.

Béatrice Giblin :
Le contexte international a changé. Compte tenu de la Chine qui s’impose comme la première grande puissance d’ici 10 à 20 ans, de la Russie qu’on ne peut pas négliger, les européens réalisent que leurs valeurs ne seront plus forcément dominantes, que les cartes sont rebattues. Par conséquent, dans l’opposition qu’a décrite JLB entre Europe universelle et Europe européenne, le camp d’une Europe européenne est très fort.

Marc-Olivier Padis :
Le débat sur les valeurs se déplace au sein de la vision « Europe européenne ». Des gens comme Orban ou Salvini, quand ils parlent par exemple d’une Europe chrétienne, cherchent à redéfinir ces valeurs. Ce débat sera intéressant à observer.
Quant aux sondages troublants sur la démocratie comme meilleur système, il faut les considérer avec circonspection. Ce que les sondés entendent exactement par les termes de la question, les conséquences induites (MOP n’est pas du tout certains qu’ils soient prêts à renoncer à l’état de droit par exemple) doivent être regardés prudemment. Ces sondages révèlent sans doute davantage une opposition au système tel qu’il fonctionne plutôt qu’au concept de démocratie.

Jean-Louis Bourlanges :
Il y a tout de même certains discours précis à ce propos, même s’ils sont très minoritaires. Celui de François Bégaudeau par exemple, qui propose de donner le pouvoir au peuple sans élections, est très inquiétant.

Maduro versus Gaido

Introduction

Mercredi 23 janvier dernier, Juan Gaidó, le jeune président du parlement vénézuélien et chef de file du Parti Volontaire populaire, s’est proclamé président par intérim lors d’une grande manifestation d’opposition à Caracas. Il revendique l’installation d’un gouvernement de transition et l’organisation d’élections libres. Encore inconnu il y a quelques mois, Juan Gaidó est parvenu à rassembler les opposants au régime. Il est soutenu par d’importantes manifestations de citoyens qui s’expriment jusque dans les églises. En une semaine, les Nations unies affirment avoir dénombré 40 morts dans les oppositions et plus de 350 interpellations. Nicolas Maduro peut compter sur le soutien de l’armée, bien que certaines fissures commencent à apparaitre dans ses rangs. Réélu en mai dernier, lors d’un scrutin contesté et boycotté par l’opposition, le leader chaviste dirige un pays dont l’économie est à la dérive avec une inflation atteignant 10 millions de % cette année selon le FMI (Fond monétaire International). A la crise politique vient s’ajouter une crise économique et humanitaire. Dans ce pays où le pétrole représente 95% des exportations, la chute du baril a eu pour la population des conséquences d’autant plus lourdes que rien n’a été fait depuis des années pour diversifier les ressources nationales. Par un tweet de Donald Trump, les États-Unis ont été les premiers à reconnaitre « le président intérimaire ». Le Canada et plusieurs pays d’Amérique du Sud, dont le Brésil et la Colombie, les ont imités, tout comme l’ont fait l’Australie et Israël. Les Européens, ne sont pas parvenus à faire adopter par les Nations unies leur projet d’un ultimatum exigeant l’organisation d’élections libres sous huit jours. La proposition de médiation du Mexique a été rejetée par Juan Gaido, tandis que Nicola Maduro a dénoncé l’ingérence de Washington et s’appuie, pour se maintenir au pouvoir, sur Pékin et Moscou. Le bras de fer entre Nicolas Maduro et Juan Gaidó se joue désormais sur la scène internationale et d’abord sur la plus proche, car l’exode de plus de trois millions de Vénézuéliens dans les pays limitrophes, dont près de 700 000 au Pérou, fait peser sur ces États un risque de déstabilisation grave. Le 28 janvier, Washington a annoncé des sanctions américaines contre le pétrole vénézuélien, avec l'objectif de « paralyser le gouvernement de Nicolás Maduro en le privant de sa principale source de liquidités ».

Kontildondit ?

Béatrice Giblin :
Triste situation que celle du Venezuela. C’est le premier pays en termes de réserves de pétrole, et il semble à ce titre touché par ce qu’on appelle la malédiction pétrolière. Environ 70% de la population se trouve sous le seuil de pauvreté, le taux de mortalité est en hausse, il y a de nombreux cas de malnutrition, il est invraisemblable d’avoir aujourd’hui un pays dans une situation pareille. BG évoque un article d’Eric Le Boucher, disant que « Chávez, c’était « le socialisme pour les nuls », Maduro, c’est « le socialisme pour les encore plus nuls » ». Comment expliquer cette situation ?
Dans l’histoire politique du Venezuela, Bolivar est encore le grand homme mythifié. Son portrait est toujours auprès de Guaidó lors de ses apparitions, c’était aussi le cas pour Chávez. Cette figure de l’homme en armes est capitale, il s’agit pour qui s’en réclame d’avoir l’armée de son côté. La question majeure qu’il faut se poser aujourd’hui est donc : que va faire l’armée ?
La société vénézuélienne, qui n’a jamais été véritablement démocratique (il s’agissait davantage d’une oligarchie de grandes familles), se maintenait au pouvoir en redistribuant la manne pétrolière de façon à contenter le peuple. Ce phénomène a pris avec Chávez des proportions très graves. La nationalisation malheureuse de la compagnie pétrolière vénézuélienne a placé ses cadres dans une situation très difficile. Le pétrole Vénézuélien est difficile à travailler, il est très différent du pétrole Saoudien par exemple. Son extraction nécessite donc des ingénieurs très qualifiés. Or ces derniers sont partis en masse à l’arrivée de Chávez. La production quotidienne de barils du Venezuela est alors rapidement passée de 3,5 millions à 1,5 millions. Tant que le cours du baril se maintenait aux alentours de 80$, les liquidités étaient suffisantes pour redistribuer aux plus pauvres. Quand celui-ci a chuté, cela n’a plus été le cas. Il ne faut pas oublier, malgré le discours très anti-américain, que 40% de la production vénézuélienne est destinée aux USA.
Un dernier point : Chávez puis Maduro se sont considérablement appuyés sur l’armée, ou plus précisément sur les officiers, auxquels ils ont donné des prébendes, dans l’industrie agroalimentaire, dans l’or ou dans les mines. C’est par exemple un général qui dirige aujourd’hui la compagnie pétrolière vénézuélienne. Les officiers ont de grands intérêts économiques à défendre (comme dans le modèle Algérien), et donc beaucoup à perdre. Toutefois aujourd’hui, une grande partie de l’armée ne touchera pas sa solde, par conséquent on peut se demander où ira sa loyauté. Guaidó parviendra-t-il à maintenir l’enthousiasme qu’il a suscité dans la population, afin de faire lâcher prise à Maduro ? BG en doute ; il lui semble que seule l’armée pourrait faire cela en changeant de camp.

Marc-Olivier Padis s’intéresse à la légalité et la légitimité de la situation vénézuélienne. La rapidité des soutiens européens à Juan Guaidó a pu surprendre. L’Europe avait déjà contesté la réélection de Maduro en 2018. Nicolas Maduro avait été élu une première fois (de justesse) en 2013 après le décès de Chávez. Il avait ensuite perdu les élections législatives en 2015. Son opposition (celle qui siège encore aujourd’hui) avait alors gagné deux tiers des sièges. Il n’a jamais vraiment accepté ce résultat et a fait tout ce qu’il a pu pour passer outre cette assemblée et même lui ôter ses prérogatives. La Cour Suprême, complètement aux mains des chávistes, a tenté à un moment de s’approprier les pouvoirs du Parlement. Comme cette tentative a échoué, Maduro a fait élire en juillet 2017 une assemblée constituante, lors d’élections très douteuses puisque l’opposition n’y a pas participé.
Dès novembre 2017, l’Union Européenne a adopté des sanctions contre le Venezuela, sous la forme notamment d’embargos contre les livraisons d’armes ou de matériel de surveillance des populations. Les deux principaux partis d’opposition n’ont pas été autorisés à participer à l’élection présidentielle de 2018, ce qui est anticonstitutionnel. Maduro a donc totalement outrepassé ses pouvoirs, l’ordre constitutionnel est rompu. Ce n’est pas le Parlement qui vient d’outrepasser ses droits, les raisons de contester Maduro sont fortes et légitimes. D’autant que le projet de cette assemblée de 2015 est d’organiser de nouvelles élections.
Dernière remarque : comme l’a fait remarquer BG, l’armée est cruciale, c’est pourquoi le président du Parlement a immédiatement lancé des signes vers celle-ci (notamment vers sa base). Le pouvoir vénézuélien est corrompu, clientéliste, les officiers y détiennent le pouvoir militaire mais aussi économique, ce sont pour la plupart des ministres de Maduro ; la situation est cadenassée. Il est à espérer qu’elle ne se prolonge pas car c’est le peuple vénézuélien qui en pâtit.

Jean-Louis Bourlanges :
La situation au Venezuela est en effet entrée dans une phase dramatique. Il n’y a semble-t-il qu’une alternative : soit Maduro s’en va, soit on aura une guerre civile, infligée à un peuple qui a déjà subi plus que son lot.
On voit en ce moment un contre-discours qui s’organise. Ceux qui aujourd’hui prennent fait et cause contre Maduro (c’est à dire Trump et Bolsonaro) sont -à juste titre- mal aimés de la presse et de l’opinion publique, ce qui incite à la clémence envers Maduro. Le journal le Monde par exemple a parlé d’un « coup de force de l’opposition », ce qui sous-entend que le droit serait du côté de Maduro. Ce qui est de toute évidence faux, Maduro n’a aucune légitimité démocratique. Il a été réélu dans des conditions absolument non-démocratiques, il a bafoué le suffrage universel lors des Législatives, manipulé la création d’une assemblée constituante, son pouvoir repose sur une Cour Suprême qui est à sa botte, ou des généraux qui lui doivent tout.
Quant à l’opposition, elle n’a fait que son travail. Le Président par intérim (Guaidó) n’est pas issu d’un putsch, il est le président le l’Assemblée Nationale, et des procédures de destitution d’un président indigne de gouverner sont prévues dans la Constitution. Non seulement indigne, mais tout simplement ineffectif ; on ne peut pas dire que Maduro gouverne quand on voit le taux d’inflation délirant qu’a rappelé Philippe Meyer. Maduro est un chef de bande entouré de complices. Quant à Guaidó, il a déjà déclaré qu’il ne veut pas exercer le pouvoir mais organiser des élections libres. D’un point de vue démocratique, la situation est donc on ne peut plus claire. La France et l’Europe ont pris position pour le Président par intérim, c’est aussi le cas du Canada. Il y a donc un certain consensus international de la part des démocraties sur la question du Venezuela. Les « amis » de Maduro sont quant à eux très prudents : la Chine rappelle que Maduro a d’énormes dettes envers elle et la Russie ne semble le soutenir que du bout des lèvres.
Comme l’a dit BG, la variable essentielle c’est l’armée. Le haut de l’armée (les officiers généraux) est gavé et défend son magot, mais à la base, on sent un mécontentement des soldats, qui ne sont pas payés, et souffrent comme le reste du peuple. L’arbitrage se fera sans doute au niveaux des officiers supérieurs. Se désolidariseront-ils des officiers généraux ?

Béatrice Giblin fait remarquer que Guaidó, ingénieur de 35 ans, n’appartient pas à la classe des grandes familles vénézuéliennes. Son père était chauffeur de taxi et sa mère simple employée. Il est issu d’une petite classe moyenne qui espère des jours meilleurs. Il est donc capable de fédérer une large part de la population, allant de la bourgeoisie aisée jusqu’aux classes populaires qui ont longtemps soutenu Chávez. L’armée pourra-t-elle s’opposer très longtemps à un tel soutien ?

Les brèves

L’affolement du monde

Béatrice Giblin

"Je voudrais recommander le nouveau livre de Thomas Gomart, le directeur de l’IFRI (Institut français des relations internationales) paru aux éditions Tallandier. C’est un livre que je trouve fort utile. D’abord parce qu’il aborde les questions par grands Etats : la Russie, la Chine, les Etats-Unis allant jusqu’à proposer des scénarios selon la distance temps : à court, moyen et long terme. Je trouve cela assez audacieux et permet au lecteur de se projeter; donc de réfléchir à comment les choses pourraient s’agencer. Il aborde aussi les questions que sont l’environnement, la démographie, le réchauffement climatique… Il y a dix chapitres écrit de façon extrêmement claire et qui peuvent aider à réfléchir à un moment où effectivement il y a un certain affolement du monde "

Emmanuel Macron, pourquoi cette haine ?

Jean-Louis Bourlanges

"Je voudrais signaler que sur le site Telos est paru un article de Dominique Schnapper : Emmanuel Macron, pourquoi cette haine ? C’est une analyse très intéressante sur les mécanismes de la haine dans ce que la sociologue appelle les « sociétés de démocratie extrême » c’est à dire d’égalitarisme forcené. J’aurais plutôt tendance - parce que le mot démocratie est un mot auquel je suis attaché tout comme Dominique Schnapper - à parler de sociétés de ressentiment. Ce qu’elle montre c’est qu’en réalité, le grand reproche qu’on pourrait faire à Emmanuel Macron n’est pas d’être un héritier. On pourrait dire de lui comme Magritte de sa pipe « ceci n’est pas une pipe » , « celui-ci n’est pas un héritier » et c’est précisément ce qui d’après Dominique Schnapper la raison pour laquelle il est si détesté : car il a réussi par un court-circuit absolument inattendu, jeune, tout seul, rien dans les mains au départ ni rien dans les poches. Il a réussi à s’imposer. De ce point de vue la, c’est une sorte de défi à ceux qui comme nous tous, sont dans la société méritocratie, et peine à passer de la misère à la pauvreté. Ce phénomène d’arrogance qui lui est reproché est un phénomène qui renvoie à la méritocratie et non pas à une société de privilèges transmis."

L’Europe : un dessein, un destin

Marc-Olivier Padis

"Je recommande le livre de Michel Foucher, un géographe qui aime beaucoup réaliser des cartes dans le 1 notamment. C’est un livre sur l’Europe paru aux éditions Marie B. Dans cet ouvrage , il défend l’idée que ce qui devient prédominent aujourd’hui pour la situation de l’Europe et le projet européen c’est de partir de la géopolitique et de la manière dont chaque pays se projette à l’échelle mondiale. Il répertorie les problématiques européennes à la lumière de cet enjeu géopolitique et non pas comme souvent cela est fait au prisme des enjeux institutionnels internes. Enfin, il y a, comme toujours, quelques cartes éclairantes. "

La comédie presque française 

Philippe Meyer

"Je vais ouvrir cette séquence des brèves en parlant d’un programme radio. Pendant très longtemps et jusqu’à une date récente, la radio de service public a été épargnée par les considérations d’audience et elle s’est surtout concentrée sur l’idée que ses successifs présidents se faisaient de leur mission. Ça donne un trésor considérable d’archives. Ces archives sont régulièrement sélectionnées et diffusées par les Nuits de France Culture. On peut actuellement y télécharger une émission qui s’appelle « La comédie presque française ». C’est une émission qui avait été enregistrée à Hollywood pour une fin d’année dans laquelle des acteurs d’Hollywood - et pas n’importe lesquels -jouent en français des grandes scènes que l’on identifie au répertoire de la Comédie française. On peut notamment entendre Edward G.Robinson qui joue Monsieur Jourdain ainsi qu’Audrey Hepburn qui joue la fameuse scène d’Agnès dans l’Ecole des femmes. C’est charmant, très touchant et en même temps cela pousse à une réflexion sur la comédie française dans un endroit où l’on attend pas qu’elle soit célébrée; c’est à dire Hollywood. "