AVEC LES ANGLAIS

Rubrique proposée par Philippe Meyer.

AVEC LES ANGLAIS

Philippe Meyer

"Brexit déclenché, les Anglais nous quittent. Mauvais débarras, et qui donne toute sa portée à cette phrase que l’on enseignait à Sciences Po, du temps où y régnait le plan en trois parties : « l’Angleterre est une île, entourée d’eau, de toutes parts » … Sans doute notre union n’avait-elle été que de raison, mais n’avions-nous pas tout ce qu’il fallait pour devenir un indestructible vieux couple ? D’abord, nous pouvions nous jeter à la tête une provision de reproches remontant au 12e siècle et offrant tous les débouchés à cette mauvaise foi sans laquelle il n’est pas de véritables scènes de ménage : peut-être avons-nous perdu à Crécy ou à Azincourt, mais rien ne pourra effacer Bouvines de l’histoire de l’Europe. Et quand leur roi s’appelait Charles le Mauvais, le nôtre régnait sous le nom de Charles le Sage. « Bien sûr, nous eûmes des orages ». Cent ans de disputes au Moyen-âge suivis d’innombrables remontées de fièvre au cours des siècles. Mais malgré ou à cause de ces querelles jamais éteintes, de combien de peuples européens sommes-nous aussi proches que des Britanniques ?
                    Nous avons de l’affection pour les Italiens, les Espagnols et les Portugais. Mais c’est une affection qui ne va pas sans condescendance. Leurs immigrés ont été nos maçons, nos portefaix, nos femmes de ménage. Nous allions en vacances sous leur soleil parce qu’il ne nous coûtait pas plus cher qu’aujourd’hui celui de Zanzibar. Nous en avons gardé l’habitude de prendre ces peuples de haut. Ce n’est pas avec les Anglais que nous nous risquerions au paternalisme. À la moquerie, oui. Nous avons brocardé les grands pieds de leurs femmes, le désastre de leur cuisine, les mœurs de leurs pensionnats de garçons, la vanité de leur vision du monde, l’ennui de leurs dimanches, dont Fernand Raynaud fit un sketch mémorable, la sournoiserie de leurs diplomates, la brutalité de leurs rugbymen, la dégénérescence de leurs aristos, les règles abracadabrantesques de leur cricket, leurs verbes irréguliers, la température de leur bière, la forme et les couleurs des chapeaux de leur reine, leur climat… Aucun peuple ne nous offre autant d’occasions de faire de l’esprit à ses dépens. Abominer les Allemands, ce n’est pas drôle : en trois clichés on en a fait le tour. Honnir les Anglais, c’est le fun…
                   Les porter dans son cœur aussi. De combien de nations européennes partageons-nous à ce point la littérature – de Shakespeare à Harry Potter –, la musique – de Purcell à Amy Winehouse – le cinéma, – de « Noblesse oblige » à « Billy Elliot » –, les séries télévisées – de « The Office » à « Downton Abbey » ? Combien de leurs héros sont aussi les nôtres, de Robin des bois à Winston Churchill ? Combien de peuples que nous croyons connaître gardent-ils une pareille capacité à nous déconcerter ? Quelle autre forme d’humour nous fait-elle autant sourire, avec son sens de l’absurde et son goût de la cruauté ? Et quel civisme pourrait-il mieux nous inspirer que celui de ce chauffeur de taxi, pendant le Blitz, qui déclarait à son passager, l’un des Français de la BBC, après avoir passé trois quarts d’heure à slalomer entre des bombes, « on a eu de la chance, rien que des feux verts » ?
                    Le mathématicien italien Brunacci soutenait que « la principale occupation des Anglais est de jouer à être anglais ». Le jour de l’enterrement de la reine et impératrice Victoria, le 2 février 1901, les balayeurs des rues portaient un crêpe à leurs balais et les prostituées s’étaient toutes habillées de noir. Le 30 janvier 1965, le long de la Tamise, les grues s’inclinèrent au passage du convoi funèbre de Winston Churchill. Et le 31 janvier prochain, on ne m’empêchera pas d’entonner « Ce n’est qu’un au-revoir ».

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