CALEMBOUR EMBOURBÉ

Rubrique proposée par Philippe Meyer.

CALEMBOUR EMBOURBÉ

Philippe Meyer

"Victor Hugo qualifiait le calembour de « fiente de l’esprit » et Claude Tillier, le romancier de « Mon oncle Benjamin » l’appelait  « l’esprit des sots » ? Tel n’est pas notre avis lorsque nous lisons dans Balzac « on a vu des rois épousseter des bergères » ou, sous la plume d’Alphonse Allais, « Pauvre France, où est l’Augias qui te guérira de ton incurie » ? pour ne rien dire du plaisir que nous prenons à écouter Boby Lapointe et, entre autres chefs d’œuvre, son « Tube de toilette ». Toutefois, voici qu’à travers le pays de plus en plus de commerçants se livrent à des concours de jeux de mots pour baptiser leur enseigne et adorner leur devanture…
Les marchands de chaussures font de l’esprit : à Nérac, sur la boutique de celui-ci on peut lire « Le Bonheur est dans le pied », à Grenoble, c’est « Rock’n Groll ». Les bistros ne sont pas en reste : à Paris « Tapas nocturnes », à Duras « Chais et rasades », à Nîmes « Les Fleurs du malt », à Antibes, « La Scie rose », avec dessin à l’appui, « La Bouche des goûts », à Notre Dame du Guildo. Les fleuristes leur emboitent le pas : à Paris, « Vert tige », à Livry-Gargan, Paul’N. Les marchands de vêtements ne sont pas en reste : « Trench connexion » ou « Maille space » à Paris, Ima’jeans à Châtellerault.
La palme revient aux coiffeurs. Pourquoi cette profession tient-elle plus qu’aucune autre à s’illustrer dans et par le calembour, je donne ma langue au chat, mais quel feu d’artifice ! Alterna’tifs à Paimpol, Bigoud’île à Noirmoutier, « Pour coiff’hair », à La Haye du Puits, « Univ’hair », « Abc d’hair », « Hémisp’hair », « Start’hair », « Jok’Hair », « Hair du temps », et « Planète Hair » un peu partout à travers le pays. « Cap’tifs » à Saint Calais, « 2 mèches avec vous » à Beuzeville, « Faudra Tif Hair » à Dijon, L’envie de pl’Hair, » à Clermont Ferrand, « Val’Hair’ie », « Miss’ t’hair » (coiffeur pour dames), « L’épi tête » à La Rochelle, « Détectifs » à Vesoul, « Follicul’hair » à Varrains, « Chambre à Hair » à Paris, « L’Hair du large » à La Rochelle, « Hair’ic Coiffure » ou « Marie Pi’Hair » à Tours « Adult’hair à Grenoble et « Raie création » à Guéméné…Il existe une telle débauche de jeux de mots chez les capilliculteurs qu’un site s’applique à publier les images de ces devantures dont je viens de vous citer quelques-uns des chefs d’œuvre.
On voit par là que le calembour ne supporte guère d’être gravé dans le marbre et qu’il doit être aussi furtif que le sourire qu’il fait naître. Non qu’on doive en avoir honte, mais parce qu’en s’installant, en insistant, en s’affichant, il s’épaissit, il prend de la mauvaise graisse, il s’embourgeoise. Je ne serais d’ailleurs pas surpris que les commerçants qui ont recours au calembour pour baptiser leur échoppe ressemblent à M. Jourdain qui voulait à toutes forces que ses parents n’aient pas été des marchands drapiers mais des gens qui échangeaient du drap contre le l’argent pour obliger leurs amis. Commercial, le calembour serait-il un camouflage ? Une façon de hausser le petit commerce jusqu’aux nobles sphères de la communication ? Après tout, la caractéristique du bourgeois contemporain, gros ou petit, n’est-elle pas d’essayer de se faire passer pour ce qu’il n’est pas ?

Le ciel vous tienne en joie.

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