LE METIER DE MALADE

Rubrique proposée par Philippe Meyer.

LE METIER DE MALADE

Philippe Meyer

"Il n’y a guère que deux générations que le médecin a dû renoncer à tenir le malade à une distance respectueuse, celle qui sépare un homme chargé d’un savoir qu’il juge incontestable du commun de ceux qui ne se sentent jamais aussi mortels que devant lui. Dans la personne du docteur entrait tout ce que le sacré laïc pouvait y mettre. Diafoirus en incarne le ridicule et Knock, l’inquiétant. Leurs poses, leur effronterie et leur morgue rejoignent les portraits incisifs brossés par Léon Daudet (lui-même médecin) dans « Les Morticoles », oligarchie sans conscience dont les billevesées diagnostiques sont aggravées par des lubies thérapeutiques. Dans les mains de ces soi-disant successeurs d’Hippocrate -et, plus encore, à l’hôpital-, le malade devenait une chose et la douleur était son lot. Pour avoir choisi de l’épargner à ses parturientes, le docteur Laurent, obstétricien incarné par Gabin dans un film de 1957, est la cible de la fureur de ses confrères et du conseil de l’ordre. Ce « souffrez, nous ferons le reste » fut définitivement ébranlé pendant l’épidémie de Sida, lorsque l’action de l’association AIDES obligea les médecins à entendre ce que les patients et leurs proches avaient à leur apprendre d’une pathologie apparemment incompréhensible. Finalement, le malade devenait sujet de sa maladie. L’époque était à la désacralisation : les curés chantaient des niaiseries plutôt que les psaumes, les universitaires sabotaient leur chaire pour mieux en dégringoler et, plutôt que d’aller sur le terrain, les journalistes faisaient les trottoirs pour demander aux passants si la pluie était humide. Pour inverser les rapports médecin-malade, il ne manquait plus que l’informatique, la meilleure et la pire des choses. La meilleure, lorsqu’elle donne à ceux qu’inquiète une maladie dont ils ne voient pas le bout le moyen de rencontrer des compagnons de malheur. La meilleure, lorsqu’elle permet à des femmes, moitié de l’humanité à l’encontre de qui la médecine entretient de longue date des préjugés obscurantistes, de partager des informations sur les errances diagnostiques de leur prise en charge. L’hashtag #mydoctorsaid, qui aura sans doute bientôt son équivalent en France, en donne des exemples éloquents : 17 médecins consultés en 11 mois avant que le diagnostic correct ne soit posé ; des pertes de sang abondantes par l’urètre traitées comme des règles compliquées alors qu’elles expriment une tumeur du foie… Mais l’informatique devient la pire des choses, lorsque des patients se diafoirisent, prétendent trouver sur la toile la cause et les remèdes de leurs maux, graves ou légers et, se knockisant, n’attendent rien d’autre de leur praticien que la validation de leur diagnostic et la confirmation du traitement qu’ils entendent se prescrire. Argan contracte sur écran ses maladies imaginaires. Il en a eu connaissance dans les médias. Il s’en découvre les symptômes, comme, l’an passé, il s’était découvert ceux d’une autre pathologie. Il suit la mode. Ces derniers temps, il se persuade qu’il est bipolaire. C’est le mal du siècle de cette année et Argan tient à être original de la même manière que tout le monde. Sur un forum, il échange avec d’autres bipolaires autoproclamés des lamentations sur l’incapacité des médecins à guérir la maladie qu’ils n’ont pas. Leur sévérité est sans appel. Bouvard et Pécuchet ont trouvé un terrain de jeu à leur mesure."