DROIT DE VISITE

Rubrique proposée par Philippe Meyer.

DROIT DE VISITE

Philippe Meyer

"Par un vendredi de soleil, j’ai pris le chemin du Palais de justice de Paris sans autre raison que de le visiter. Sans être matérialiste, on peut croire que le lieu où se rend la justice influe peu ou prou sur la manière dont elle est perçue et rendue. Observons d’abord que son siège est administrativement parisien mais réellement en banlieue, loin de ce qui fait une ville : le mélange des gens et des activités. A vrai dire cette banlieue est, pour le moment, un nulle part où une dizaine de milliers de professionnels et de justiciables se rendent chaque jour. Beaucoup d’entre eux empruntent la ligne 13, celle qui pénètre le plus loin en banlieue, la plus fréquentée, donc, à n’importe quelle heure du jour. Saturée à plus de 25% de ses capacités, elle nécessite depuis des années une modernisation sans doute repoussée à la saint Jamais, puisque tous les efforts de la RATP se concentrent sur la ligne 14, dont la mise en service a été repoussée à l’été 2020. Dans l’ensemble du quartier, on vivra longtemps de promesses. Signés Renzo Piano, les trois parallélépipèdes superposés diminuendo, leurs terrasses et leurs plantations sont hors du sujet de ce billet : ce n’est pas là que la justice est rendue, mais, à leurs pieds, dans une construction dont on ne parvient pas à appréhender la forme en y arrivant depuis le métro. Après le portique de sécurité et la fouille des sacs, on avance vers un vaste et lumineux atrium. Verre, métal et bois dominent ici comme dans toutes les récentes constructions érigées aux limites ouest ou est de la capitale. Rien ne signifie la destination du bâtiment, hormis, sur certains murs, quelques extraits facilement amovibles de la Déclaration des droits ou de la Convention européenne. On n’aura donc aucun mal à revendre ce bâtiment à quelque entreprise du CAC 40 ou à y installer une autre administration. Les salles d’audience pourront elles aussi changer facilement de destination : Thémis, son bandeau, son glaive et sa balance hésitante n’ont ici rien à nous raconter. La Justice n’a plus besoin de symbole, elle a un logo, noir et fluet apposé au mur derrière les juges : deux plateaux bien à l’équilibre. En toute logique, nul ne vient bader au TGI et le peuple n’est présent qu’à travers l’invocation rituelle qui rappelle que c’est en son nom que l’on juge. On accueille les scolaires, on accepte les familles, mais, à chacune de mes entrées dans une salle correctionnelle, un policier m’a demandé ce que je venais y faire. Ma réponse itérative (« Rien, je visite ») m’a valu une pluie d’admonestations : pas de téléphone, pas de photos, pas de note avec mon smartphone, sauf si je suis journaliste. Presse judiciaire ? Non. Du coup le policier me surveille. Les gendarmes étaient meilleurs enfants, qui savaient distinguer le paisible bourgeois de l’éventuel trublion. La blancheur des salles est pesante. Bancs et table sont en Krion©, matériau doté de « particularités clairement exclusives : inexistence de pores, propriétés antibactériennes, sans additif, dureté, résistance, durabilité, facilité de réparation, entretien minime, nettoyage facile. » Ce n’est pas demain qu’on y écrira « Mort aux vaches ». Ce tribunal est un non-lieu."